Vue lecture

Mathieu Bock-Côté, “Le totalitarisme sans le goulag”

Quand j’ai critiqué l’entrevue de Mathieu Bock-Côté à Tout le monde en parle le mois dernier, beaucoup d’internautes m’ont dit que je devrais lire ses livres pour me faire une idée. Puisque je suis influençable, j’ai lu “Le Totalitarisme sans le goulag”. De toute évidence, ce livre s’adresse uniquement aux convaincus. Je ne crois pas qu’il soit possible d’apprécier cet essai à moins d’être déjà gagné aux idées de son auteur.

Note: J’ai lu ce livre dans sa forme électronique. Il se peut que les numéros de page ne soient pas exacts.

Parlons de la forme d’abord. Ce livre aurait pu facilement être réduit du tiers, voire de la moitié de son texte, sans perdre de son contenu. Répondant à Roméo Dallaire qui lui demandait comment ses étudiants pouvaient prendre des notes pendant ses cours à l’université, Bock-Côté expliquait qu’il répétait plusieurs fois la même idée dans des termes différents. La méthode pédagogique a ses mérites, mais c’est également la technique employée dans ce livre. L’auteur peut répéter la même idée dans deux, trois, quatre, cinq phrases consécutives. Répétition, reformulation, accentuation, dramatisation… Cela n’ajoute rien au contenu de l’argument, mais le martèlement facilite sans doute la pénétration de l’idée de base dans le cerveau du lecteur.

Le texte est à l’image du titre: une dramatisation excessive. Les termes totalitarisme, communisme, wokisme, fondamentalisme, régime diversitaire et bien d’autres sont employés tout au long du livre sans jamais être définis. L’auteur a compris qu’il vaut mieux laisser le lecteur se faire ses propres définitions. Il ne peut s’agir que d’une malhonnêteté intentionnelle de la part de MBC, puisque lui-même reproche à ses adversaires de mal employer la désignation d’extrême droite, qu’ils ne prennent pas la peine de définir et utilisent comme une étiquette fourre-tout. Visiblement, l’auteur ne réalise pas (ou feint d’ignorer) l’ironie de reprocher à la gauche d’employer abusivement l’étiquette extrême droite dans un livre intitulé “Le totalitarisme sans le goulag”.

Bock-Côté croit que l’extrême droite ne réfère à rien puisque sa définition varie dans le temps et l’espace. L’extrême droite allemande des années 1930 n’est évidemment pas identique à l’extrême droite française des années 2020. C’est la preuve que le concept est indéfinissable. Par conséquent, on devrait se passer de l’utiliser si on est le moindrement honnête intellectuellement. En revanche, MBC arrive à offrir une définition universelle et intemporelle de la gauche. Il s’agit simplement du “rejet” de la “civilisation occidentale traditionnelle”. (p. 34) Ce qu’on appelle extrême droite engloberait donc tout ce qui cherche à résister à l’effondrement des “sociétés occidentales” aux mains du “régime diversitaire”. (p. 55)

Il faut le reconnaître: MBC a le sens de la formule dramatique : “L’utopie diversitaire est de cette nature: seuls des hommes retardés, qu’il faut accompagner le temps qu’ils voient la lumière, et des hommes mauvais, qu’il faut combattre sans pitié, peuvent ne pas renaître au monde à travers elle.” (p. 58) C’est que la dramatisation est essentielle au discours bock-côtesque présentant l’homme blanc traditionnel comme une victime de ce nouveau monde. L’auteur nous partage, par exemple, la détresse profonde de cet homme dépassé par le concept de “cisgenre”, qui le pousse à se reclure de peur de contredire la nouvelle idéologie dominante, qui l’éloigne de ses enfants qui eux adhèrent à cette nouvelle façon de parler et l’amène à se désintéresser de la chose politique. Tout ça parce qu’un nouveau mot a fait son apparition. Heureusement que Bock-Côté est né en 1980 et pas en 1930. Il n’aurait jamais survécu à l’apparition du vocable “Québécois” remplaçant “Canadien-français” dans le discours populaire.

La thèse du livre est ainsi formulée par l’auteur: “Ce n’est pas “l’extrême-droite”, entité politique fantômatique et catégorie indéfinissable, qui menace notre démocratie, mais bien plutôt l’usage que le régime diversitaire fait du concept d’extrême-droite pour frapper d’interdit, censurer ou fasciser toute forme de dissidence.” À aucun moment, l’auteur n’appuie son opinion sur le caractère inoffensif de ce qu’on appelle l’extrême droite. Il ne réfute pas les accusations. Il se contente de les énumérer, de les caricaturer et de les nier. Les adversaires d’Éric Zemmour qui l’associent à l’extrême droite montrent qu’ils ont forcément tort puisqu’ils le comparent à Philippe Pétain, qui a collaboré avec les nazis. Cela suffit à démontrer que leurs accusations n’ont aucun fondement, n’est-ce pas?

On comprend que Bock-Côté s’attaque uniquement au “totalitarisme” de la gauche et non à celui de la droite puisque l’objectif est de montrer le danger du premier. Cependant, son obstination à fermer les yeux sur tous les travers de sa propre famille idéologique mine une bonne partie de son argumentation. On pourrait, à la limite, l’accuser de projection, puisque la droite est coupable des mêmes écueils dont il accuse la gauche.

L’an dernier, j’ai fait un pastiche d’une chronique de Bock-Côté. En remplaçant seulement quelques mots, je transformais sa critique du wokisme en critique de son nationalisme identitaire et le texte était parfaitement cohérent. Si j’avais beaucoup de temps à perdre, je pourrais faire le même exercice avec ce livre. Prenons ce passage où MBC critique l’emploi du vocable extrême-droite par ses adversaires: “Le problème est reconnu par ceux qui s’y consacrent: l’extrême-droite est un concept qui sert davantage à décrier qu’à décrire. Il est péjoratif, connoté négativement. (…) Nul ne s’en réclame, d’ailleurs. Ce terme ne permet pas de se positionner politiquement, mais de positionner ses adversaires. Il ne s’agit pas d’un étendard brandi pour mobiliser des troupes, une armée, mais d’un repoussoir absolu.” (p. 26) Il suffit de remplacer “extrême-droite” par “wokisme” pour retourner l’argument contre son auteur.

Ce refus de se regarder dans le miroir enlève toute crédibilité à certaines démonstrations. Comment peut-on faire le procès de l’ancienne administration de Twitter, en l’accusant d’avoir été un instrument de propagande de gauche, sans même effleurer l’utilisation qu’Elon Musk en a fait depuis son achat? (p. 93-94) On comprend que ce ne sont pas les méthodes qui importent à Bock-Côté, mais le camp par lequel elles sont utilisées.

La raison est simple: Bock-Côté est convaincu de se battre pour “la vérité”. Malgré toutes ses dénonciations de ses adversaires croyant détenir le monopole de la vertu, notre docteur en sociologie manifeste la même conviction d’être dans le seul camp dont les idées méritent d’être défendues. À la droite se trouve la vérité, à la gauche se trouve le mensonge. Je ne caricature pas. Ce sont les mots de l’auteur: “Plus le récit du vivre-ensemble diversitaire se fracture au quotidien, plus il doit se maintenir de force, en condamnant à la vindicte publique ceux qui osent rappeler que la réalité existe.” L’auteur emploie également l’expression “sens commun” pour désigner son école de pensée, celle qui est réfractaire à la théorie du genre ou au concept de racisme systémique. Par conséquent, la propagande et la censure de droite sont justifiées. Elles défendent la vérité, le sens commun, le bien.

Le sophisme préféré de Bock-Côté est celui de la pente glissante. Une grande partie de l’argumentation repose là-dessus. Bock-Côté est un grand admirateur de George Orwell, qu’il cite à maintes reprises dans son essai, histoire de nous faire croire que nous jouons sans le savoir dans 1984. L’auteur avouant candidement adhérer à la thèse du grand remplacement, il ne faut pas s’étonner de voir des théories du complot disséminées un peu partout dans l’ouvrage. Ainsi, l’écriture inclusive ne vise pas le respect des femmes et des minorités, mais l’exclusion des conservateurs: “L’écriture inclusive impose un langage qui ne sera compris vraiment que par les apparatchiks du régime, ce qui permet de reproduire la distinction entre les membres du parti intérieur et ceux qui se contentent de suivre ses consignes de l’extérieur.” Bock-Côté va encore plus loin en nous prévenant que l’écriture inclusive “réduit les facultés cognitives et mentales de ceux qui l’emploient” (p. 85-86). Cette affirmation ne s’appuie évidemment sur aucune référence. L’important, c’est d’y croire.

Autre exemple de pente savonneuse: La loi contre la haine irlandaise adoptée en 2023 “pourrait, à terme, donner aux pouvoirs publics la possibilité de pénétrer dans les bibliothèques et les ordinateurs du commun des mortels, le fait d’avoir chez soi un livre proscrit pouvant éventuellement être assimilé, tôt ou tard, à la possession de documents relevant de la pornographie juvénile.” Toutes les lois deviennent nocives avec un raisonnement comme celui-là. Je pourrais critiquer la Loi sur la laïcité de l’État en employant la même phrase, sans changer un seul mot. Parce que qu’est-ce qui nous dit que la prochaine étape n’est pas la perquisition des foyers pour trouver un exemplaire du Coran? Oui, c’est ridicule. On ne peut pas juger une loi en fonction de ce qui pourrait arriver si le gouvernement décide un jour d’aller “plus loin”.

On atteint le summum de la pente glissante lorsque Bock-Côté cite un article de 2012 portant sur la “castration chimique des émotions haineuses”, question de laisser le lecteur trembler à l’idée que le gouvernement envisage de vacciner les citoyens contre les préjugés. (p. 107) Une théorie du complot qui doit avoir son effet auprès des antivaxx n’ayant jamais surmonté le traumatisme des mesures sanitaires. Mais Bock-Côté n’en parle même pas comme d’une théorie farfelue ou dystopique: “Le Meilleur des mondes était une lecture d’anticipation. Aujourd’hui, nous y sommes.” Nous y sommes? C’est une des pentes les plus glissantes que j’aie vues dans un livre.
Prémisse: Il y a 12 ans, des scientifiques ont formulé l’hypothèse qu’abaisser le rythme cardiaque pourrait réduire le racisme, donc qu’on pourrait possiblement développer un vaccin contre le racisme.
Pré-supposé martelé tout au long du livre: Les démocraties occidentales sont prêtes à employer absolument tous les moyens pour imposer l’idéologie diversitaire.
Conclusion de MBC: Bientôt les gouvernements nous imposeront des injections afin d’altérer artificiellement nos cerveaux et tuer dans l’oeuf la pensée dissidente.
Qu’on puisse lire un pareil raisonnement et juger son auteur comme un grand intellectuel, cela me dépasse.

L’argumentation de Bock-Côté ne se distingue pas vraiment de la rhétorique de la droite populiste. D’abord, caricaturer et diaboliser la position adverse: toute personne ne partageant pas les craintes nationalistes à l’égard de l’immigration sont en faveur d’une immigration illimitée et incontrôlée dont le but à long terme est de faire disparaître la civilisation occidentale. Ensuite, présenter sa position comme étant la seule raisonnable en l’édulcorant: parler d’incompatibilité culturelle ou civilisationnelle pour rejeter l’immigration non-Européenne est une simple critique des politiques d’immigration. Le discours islamophobe n’est qu’un “rejet” de l’idéologie multiculturaliste. Accuser les personnes trans de vouloir endoctriner ou même de “groomer” les enfants n’est qu’une “critique de la théorie du genre”. (p. 105-106)

Les arguments de Bock-Côté sont impossibles à démonter. Pas parce qu’ils sont intellectuellement solides, mais parce que leur auteur nie d’avance la validité de ses critiques.

MBC vomit le monde universitaire qui a osé ne pas lui faire de place. Ainsi, se référer à la littérature scientifique pour défendre une thèse devient un “argument d’autorité” (p. 26). Il place entre guillemets le mot “chercheur” pour désigner tout universitaire osant contredire ses thèses, notamment celle du grand remplacement (p. 67). La transidentité est qualifiée de “fantasme”. (p. 106) Les changements climatiques ne sont que des “hallucinations apocalyptiques”. (p. 130) D’un côté se trouve la vérité accessible au commun des mortels (via les médias auxquels MBC collabore). De l’autre, des universitaires dans leur tour d’ivoire qui distillent et blindent le mensonge tels les fonctionnaires du ministère de la Vérité dans 1984.

Bock-Côté ne demande pas de censurer les consensus scientifiques qu’il rejette, mais il exige que les théories auxquelles il adhère soient jugées tout aussi valables, peu importe leur absence de fondement. Il devrait être permis, par exemple, de nier les sévices subis par les Autochtones dans les pensionnats canadiens et d’accuser les victimes de mentir. (p. 101-102) Chacun a droit à son opinion, après tout, même dans un contexte professionnel. Ainsi, le droit des enseignants et des médecins à réfuter la théorie du genre devrait primer sur le droit des élèves et des patients trans à se sentir respectés et en sécurité (p. 106).

Mathieu Bock-Côté refuse catégoriquement qu’une idée politique puisse être bannie de l’espace public, si violente soit-elle. Cela reviendrait à “bannir l’opposition politique”. (p. 98) Le raisonnement est toujours le même: proscrire une opinion entraîne le risque de la pensée unique. Selon ce raisonnement, bannir le Parti nazi de l’Allemagne d’après-guerre était une erreur.

“Oh! Point Godwin! Point Godwin! Je t’ai cassé!” Bravo, voici un biscuit. Maintenant, laisse discuter les adultes.

Oui, je compare l’extrême droite française au nazisme. Il n’y a pas grand différence entre le discours nazi de l’entre-deux-guerres, qui prônait l’effacement du judaïsme et l’émigration des Juifs d’Allemagne (il était alors question d’émigration et non d’extermination), et le discours de l’extrême droite française, qui prône l’effacement de l’islam et la “remigration” des Français de souche extra-européenne. Le discours est moins guerrier, mais la finalité est la même.

Jonathan Durand-Folco a bien expliqué comment MBC a contribué à normaliser des idées de droite toujours plus radicales depuis 15 ans. Ce livre est un instrument parmi d’autres pour convaincre ses lecteurs que leurs peurs sont fondées, que leur ennemi est omniprésent et qu’ils doivent le combattre. C’est d’ailleurs sur un appel à la résistance que se termine l’ouvrage tout en préparant le terrain pour le prochain opus, puisque Bock-Côté parle déjà de la “soviétisation” de l’Union européenne.

Je vois moins dans ce livre un outil pour diffuser les idées de l’auteur qu’un instrument de radicalisation. Je ne vois pas comment une personne qui ne serait pas déjà convaincue que la gauche domine le monde pourrait adhérer à l’univers parallèle dépeint ici par Mathieu Bock-Côté. Un monde dans lequel les idées de l’auteur sont bannies et cause de “peine de mort sociale” pour quiconque ose les formuler. Comme j’aimerais être censuré et exclus au même niveau que MBC!

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Comment on foire? (ou: comment souper tard mène à la cuisine déprimante) [en]

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Depuis quelques semaines j’ai un rendez-vous hebdomadaire avec ma “binôme planning”. Une copine, TDAH bien aligné sur le mien (ou le mien sur le sien), aussi tendance à la surcharge d’agenda qui fait finir sur les rotules. Une affaire qui roule (pas sur les rotules).

On parle évidemment de problématiques TDAH en marge de l’agenda, et ce soir on parlait rangement de l’appart et nourriture. Quelques réflexions intéressantes que je veux partager avec vous (et non “vous partager“).

Le point de départ, c’est: “comment on échoue”? Dans mon travail, dans le domaine de la maintenance et des ingénieurs et des machines, on parle de “failure modes”. C’est pas la même chose si ma voiture est en panne parce qu’une pièce a cassé dans le moteur, parce que j’ai oublié de mettre de l’essence, parce qu’une fouine a grignoté un câble, parce que les bougies sont encrassées ou parce que le moteur a serré. En gros, dire “ça ne marche pas”, c’est joli, mais c’est mieux de pouvoir décrire “de quelle façon ça ne marche pas”, et même “comment la panne est-elle provoquée”.

Donc: qu’est-ce qui fait que ma cuisine est en bordel et que la vaisselle s’empile? Qu’est-ce qui fait que j’ai raté mon rendez-vous? Qu’est-ce qui fait que j’ai soupé à minuit? Qu’est-ce qui fait que je suis en panne de seringues pour mon chat diabétique?

Evidemment, la réponse à ces questions est de l’ordre du concret, pas du jugement moral (genre “chuis nulle”). Dans mon cas par example, j’avais fait le constat il y a bien des années que la façon dont ma cuisine devenait un espace de chaos déprimant, ça commençait avec le fait que je ne sortais pas la poubelle quand elle était pleine. Les emballages restaient sur le plan de travail ou le bord de l’évier, du coup c’était pas rangé, du coup c’était plus facile de lâcher sur la vaisselle, et hop, la spirale infernale. Ce constat m’avait fait prendre la mesure de l’importance de changer la poubelle lorsqu’elle était pleine, pour éviter de déclencher la suite de conséquences négatives.

Une fois la poubelle sous contrôle, j’ai fait un deuxième constat. Pourquoi la vaisselle s’empile-t-elle dans l’évier? Parce que l’égouttoir est encombré de vaisselle propre pas rangée. Et pourquoi n’est-elle pas rangée? Parce que la méthode de rangement dans les armoires n’est pas ergonomique, et ne “facilite” pas assez le rangement. Cela augmente l’effort nécessaire pour ranger et diminue donc les chances que ça se fasse.

Donc, tout comme changer la poubelle avant qu’elle déborde, réorganiser le rangement des couverts et services et différents ustensiles culinaires peut contribuer à faire en sorte que la vaisselle se fasse à mesure.

Un autre élément qui a émergé de cet échange: plus on est fatigué·e quand on finit de souper, moins il y a de chances qu’on fasse la vaisselle dans la foulée. On voit donc que “manger trop tard” peut donc, par un enchaînement d’effets, mener à une cuisine en bordel.

Ça me rappelle une discussion avec une autre amie, hier: elle n’aime pas faire la vaisselle après souper. Honnêtement, je comprends. Une fois le ventre plein, la journée finie, j’ai juste envie de chiller. Dans son cas, elle a une bonne solution: le matin, pendant que son café cuit, elle a une fenêtre de temps parfaite pour faire la vaisselle, au lieu d’attendre bêtement. Mais dans le mien, et celui de ma binôme, soit il n’y a pas de café, soit il faut simplement se rendre à l’évidence que le matin, il ne faut rien nous demander. Et de mon côté, arriver le matin dans une cuisine plus ou moins rangée dont l’évier est vide ou presque donne un bien meilleur coup d’envoi à ma journée que si je suis confrontée directement à une tâche qui m’ennuie au plus haut point et pour laquelle il me faut pas mal d’énergie.

La vaisselle, le souper… la nourriture. Le problème du repas du soir, c’est qu’on arrive à sa porte lessivée par la journée. Plus de jus, plus de methylphénidate (souvent), la batterie attentionnelle à plat. Amplement de quoi procrastiner le repas, et faire le lit de l’évier plein de vaisselle (et de la cuisine qui se fait la malle avec notre moral). Comment remédier à ça?

Planifier les menus à l’avance… c’est joli en théorie, mais pour moi en tous cas, utopique. Je suis quelqu’un qui marche aux réserves et à l’improvisation. Ce qu’on peut faire par contre, c’est réduire l’effort nécessaire à la prise de décision et à la préparation du repas. Par exemple, avoir une collection de “repas d’urgence” plus ou moins équilibrés qu’on peut faire rapidement et sans effort, sans trop de vaisselle, sur la base d’ingrédients “stock” qu’on s’assurera de toujours avoir à la maison. Et les mettre par écrit (post-its, cartes) c’est encore mieux, parce que quand le cerveau est au bout, des fois même faire 1+1+1= repas c’est trop. Quelques idées:

  • une demi-boîte de conserve de haricots rouges (ou pois chiches) + une petite boîte de maïs + un bout de concombre/tomate et une boîte de thon ou deux oeufs durs (sauce salade toute prête of course)
  • pâtes au pesto avec fromage râpé stocké au congél pour qu’il ne devienne pas bleu, une demi-concombre en dés avec la sauce à salade, pour accompagner un morceau de viande ou de poisson (le poisson se fait super bien au micro-ondes si jamais)
  • dans les périodes chargées, acheter de la salade en sachet pour ne pas avoir à laver sa pommée feuille par feuille et l’essorer (surtout si l’évier n’est pas inoccupé)
  • une pomme de terre coupée en dés, dans une assiette avec un peu de sel et une ou deux cuillères d’eau, 4-5 minutes au micro-ondes. Une courgette en dés, idem, 2 min au micro-ondes. Une escalope panée de Quorn (perso j’aime celles au poivre et citron) dans le air fryer: hop, c’est prêt en moins de 10 minutes et quasi sans vaisselle

Voilà l’idée – à adapter selon ses habitudes alimentaires et son goût. Le tout est de prendre un peu de temps en amont (pas quand on crève de faim à 22h30) pour identifier ces menus de secours, faire la liste du matériel de base à compléter chaque fois qu’on fait les courses, et les noter quelque part.

Qui eût cru qu’avoir chez soi un petit stock de produits de base bien choisis (oeufs durs, concombre, tomates, maïs et haricots rouges en boîte, thon, pâtes, bocal de pesto, parmesan au congél, courgette, patates, etc) pouvait résulter en une cuisine mieux rangée?

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Regarde les universités crever. Regarde bien.

[je préfère vous prévenir, va y avoir des gros mots #VousÊtesPrévenus]

Pourquoi à votre avis personne ne parle de la liquidation de l’université publique ?

Pourquoi à chaque fois qu’une sale conne comme Christelle Morançais raconte des tombereaux de merde sur la supposée « détestation » que les universités et universitaires auraient des patrons et de l’entreprise (« En France, une certaine doxa de gauche, dominante dans la presse et à l’Université, adore détester les patrons et les entreprises« ), pourquoi notre seule réponse c’est de l’inviter à venir voir sur place et à se sentir obligé de faire des déclarations d’amour aux patrons et aux entreprises ?

Pourquoi à chaque fois qu’une sale conne comme Laurence Garnier nous chie littéralement sur la gueule en racontant absolument n’importe quoi (« Entre le faible taux de réussite des étudiants, le gouffre financier que représentent les établissements et l’égarement idéologique de certains départements de recherche, la situation de l’université française est dramatique« ) pourquoi cela fait les gros titres des journaux (de droite) et la vérité, juste la vérité, jamais ?

Pourquoi semblons-nous si collectivement et singulièrement incapables, à chaque fois que nos fossoyeurs et fossoyeuses hurlent « oui mais c’est un coût énorme » (bah oui), de répondre autre chose que « oui mais c’est un investissement essentiel » (bah oui) ? Pourquoi ? Les universités sont plein de trucs mais bordel de merde de sa mère en tongs elles sont avant tout et par-dessus tout des lieux, des espaces de formation, de culture, de recherche indépendante, et donc d’émancipation. Et pour le reste, bouffez vos coûts et fumez vos investissements. La seule question qui tienne la route est la suivante : une société peut-elle se passer de tels lieux ? À chaque fois qu’on a répondu « oui » ou « chiche ! » ça s’est mal, très très très mal terminé.

En ce moment et dans l’attente du vote du budget de feu la start-up nation, toutes les universités sont de leur côté en train de présenter et de voter leurs budgets. Et cette année comme les précédentes mais cette année tout particulièrement, ça sent le sapin, et pas celui qu’on enguirlande et qu’on éclaire pour Noël. Alors nous sommes un certain nombre à alerter et à gueuler,  depuis des années. Depuis de longues années. Des collectifs (comme Rogue ESR) font également le taff. Les syndicats de leur côté font ce qu’ils peuvent mais vu le nombre de syndiqués dans l’ESR bon bah voilà quoi.

« Cri d’alarme », « malades », situation « d’urgence absolue », phase « critique ».

Les universités sont traitées avec le champ lexical d’un patient en fin de vie et même une demi-molle de Patrick Sébastien suscite davantage de débat public et parlementaire.

 

Source : France Info.

 

Source : TF1.

 

Source : Le Parisien.

 

Source : Le Monde.

 

On gueule, on analyse, on explique. L’année dernière à la même époque déjà je vous expliquais (avec d’autres) pourquoi nos universités étaient en grand danger. Et le scénario que j’y décrivais et que tout le monde connaît, se met inexorablement en place. En Mars 2025 et à l’occasion de la journée Stand Up For Science je rappelais (avec d’autres) que « plus de 60 universités sur les 74 que compte l’hexagone sont en situation de faillite ou de quasi-faillite (elles étaient 15 en 2022, 30 en 2023, et donc 60 en 2024 à voter un budget initial en déficit). »

Cette année il est probable que plus aucune université française ne soit en situation de voter autre chose qu’un budget initial en déficit. Je vais le répéter et le réécrire. Cette année il est probable que plus aucune université française ne soit en situation de voter autre chose qu’un budget initial en déficit. Et en déficit massif. Alors que voulez-vous que je vous dise et raconte encore ? Rendez-vous l’année prochaine sur un paysage universitaire devenu pour l’essentiel un grand cimetière ?

S’il demeure assez improbable d’envisager la fermeture totale d’universités, il est désormais absolument certain que tout un tas de formations dans tout un tas de départements universitaires seront fermées (notamment en sciences humaines et sociales). Il est désormais tout aussi certain que d’ici un an ou deux nombre de sites et campus dits « délocalisés » vont être éparpillés façon puzzle. Et il est enfin absolument certain que le tabou des frais d’inscription va sauter (il a déjà sauté dans beaucoup d’universités pour les étudiants étrangers notamment extra-communautaires). C’est une véritable boucherie. Une boucherie à bas bruit mais une boucherie quand même. Qui masque en plus de tout cela d’immenses situations de souffrance au travail (car les personnels s’y épuisent et font tout ce qu’il est possible de faire au-delà du raisonnable). Ajoutez-y l’autre grand sujet de la situations d’extrême précarité de nombre de nos étudiantes et étudiants qui est traitée avec le même soin que la grande cause nationale des violences faites aux femmes. On attend d’ailleurs avec impatience la prochaine prise de parole de Brigitte Macron nous expliquant que ces petits cons d’étudiants et ces petites connes d’étudiantes n’ont qu’à se prendre un peu en main et arrêter de chouiner.

Et si tout cela ne vous donne pas envie de tout foutre en l’air, alors allez vous-même bien vous faire cuire le cul.

Mais entendez-bien ceci. Si vous acceptez (et si nous l’acceptons aussi), que demain vous deviez payer des frais d’inscriptions pour vos gosses qui soient autres que ceux actuels (moins de 200 euros par an en cycle licence), alors après demain vous serez aussi contraints d’accepter de payer plusieurs centaines d’euros pour leur prise en charge médicale. L’université n’est pas un hors-lieu, un hors-sol, une antichambre : elle est simplement une préfiguration. La préfiguration depuis maintenant plus de quinze ans d’un projet de mise à sac programmée, méthodique, chirurgicale, appliquée, la mise à sac d’un projet de société s’articulant autour du libre accès aux savoirs, aux connaissances et à la formation pour toutes et tous.

Tout ou presque y a été mis en charpie et en concurrence. Concurrence entre chercheurs, entre laboratoires, course à la publication, course aux financements (sur projets), multiplication des agences de certification de mon cul et autres hauts conseils à l’évaluation de ce qui en sort. Et tout à été fait en parallèle pour totalement libérer la seule vraie concurrence libre et non-faussée qui vaille pour les gouvernement qui se sont succédés : celle qui permet à n’importe quelle structure privée de délivrer un pseudo-équivalent au diplôme de n’importe quelle université publique en s’exonérant de toutes les responsabilités afférentes et tout en affichant des coûts d’inscription oscillant entre l’extorsion de fonds et l’escroquerie en bande organisée.

Sous couvert d’une loi et d’une stratégie dite « d’autonomie » conçue dès le départ pour avoir statistiquement autant de chance de donner des résultats satisfaisants que la pratique de l’auto-fellation, l’état s’est désengagé de presque tout, laissant aux universités la totalité des charges et leur en ajoutant chaque année de nouvelles (hier c’était le « GVT » et l’immobilier, aujourd’hui c’est la prise en charge de la mutuelle), tout en leur demandant de faire toujours mieux, de déposer toujours davantage de projets, et de faire tout cela (sinon c’est pas drôle) « à moyens constants » et surtout surtout d’être bien concurrentielles et en adéquation avec le marché de l’emploi et avec les idées du Medef et avec l’agenda politique de ma tata Jaquie et en silence siouplé.

Et je préfère vous prévenir tout de suite, ça ne sert absolument à rien d’accepter cela tout en continuant de se pignoler sur notre exception culturelle universitaire au regard de ce qui se passe aux USA et ailleurs, parce qu’à la fin de la pignolade qui sera brève, non seulement on ne pourra plus rien pour aider ou accueillir les collègues de ces pays où toutes les nécropolitiques sont déjà actives, mais surtout nous serons dans à peu près exactement le même état qu’eux, et bien plus vite qu’on ne le croit.

La totalité de la classe politique, à part quelques frémissements du côté très (très) à gauche, a totalement laissé tombé le sujet. Ils ont même arrêté de faire semblant de s’y intéresser. L’essentiel de la gauche semble au mieux s’en agacer légèrement et le plus souvent s’en foutre totalement. Sur la base de ce silence poli ou de ces agacements feutrés, il n’est pas très compliqué pour le centre, la droite et l’extrême-droite de bien se faire entendre en articulant avec leur bouche toutes les débilités et contre-vérités habituelles qui ne devraient avoir vocation qu’à sortir de leurs culs.

Faut dire que de notre côté et du côté des présidences universitaires qui se réveillent aujourd’hui avec les doigts qui puent, elles ont été promptes à oublier toutes les alertes envoyées concernant leur capacité à s’endormir avec le cul gui gratte. Elles ont fait à peu près tout ce qu’il ne fallait pas faire : créer d’immenses bateaux ivres en fusionnant différents et (déjà trop) grands établissements, tenter des PPPP (Putains de Partenariats Publics Privés) qui les ont éloigné d’un socle de valeurs hors lesquelles il est de plus en plus compliqué de s’affirmer comme garant d’une forme aboutie de service public, accepter docilement des réformes (notamment au niveau du cycle licence, notamment au niveau de la formation des professeurs) dont chacun voyait bien qu’elles ne poursuivaient que l’objectif de faire du chaos le mode de management le plus abouti possible. Elles ont été (les présidences d’université) si souvent à genoux quand si souvent nous les attendions debout devant l’ensemble des violences politiques et insitutionnelles qui leur étaient faites, que leurs bourreaux eux-mêmes se sont sentis autorisés à leur administrer double dose de pénitence. Elles ont cru et adhéré au mirage libéral, elles ont alimenté et construit le naufrage managérial, elles paient aujourd’hui la note et autant vous dire que du côté du ministère ils regardent ça et s’en délectent : c’est festival.

Et puis surtout, comme je l’écrivais plus haut, les universités ont été tellement abandonnées du discours, du soutien et du paysage public. Chaque parent est prêt à se mobiliser contre la fermeture d’une classe dans l’école de son enfant, chaque parent a déjà manifesté contre les classes surchargées. Mais quel parent est aujourd’hui prêt à se mobiliser contre la violence faite aux universités et aux étudiant.e.s qui les peuplent et qui sont aussi ses enfants ? Vous me direz que les universités accueillent des jeunes majeurs et que c’est à elles et eux de se mobiliser. Ils et elles l’ont fait. Mais là encore, ils et elles ont tellement pris de coups de taser et de lacrymos, ils et elles ont été tellement isolés quand ils et elles se sont mobilisés, et surtout ils et elles sont dans des situations de précarité et de fragilité (mentale, alimentaire, sociale) telles que malgré les grands discours, plus aucun universitaire sérieux ne peut s’étonner de la radicalité de certains et de la résignation de tous les autres. Car le projet libéral de mise à sac de l’université publique s’accompagne du même projet d’effondrement de toutes les aides et politiques publiques et sociales d’aide à la jeunesse. Sinon comment expliquer que chaque campus se soit aujourd’hui transformé en succursale des restos du coeur ? Sinon comment expliquer qu’il faille plus de 6 mois pour obtenir un rendez-vous psy quelque soit le niveau d’alerte et d’urgence ?

Rien. Rien de décent en démocratie dans la 6ème puissance économique mondiale ne peut justifier tout cela. Absolument rien. Sinon le projet d’une longue liste de sales cons et de sales connes de construire les conditions de cet inexorable effondrement.

[Mise à jour du soir] Et les prochaines « assises » promises en urgence par le dernier ministre en date (Philippe Baptise) n’y changeront rien. Ministre qui, rappelons-le, il y a quelques semaines encore se signalait par son extraordinaire acuité d’analyse indiquant notamment à propos de la situation financière des universités que bon ben « c’est pas Zola non plus » (sic). Et qui donc deux semaines plus tard, hashtag cohérence, décide de faire des grandes assises de la crise du financement des universités.

C’est marrant (non) parce que Zola, il écrivait déjà en 1867, dans Thérèse Raquin, le bilan du second quinquennat d’Emmanuel Macron : « Lorsque l’avenir est sans espoir, le présent prend une amertume ignoble. »

 

 

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Et alors, aujourd’hui? [fr]

[fr]

C’est 21h11, il me reste un poil de temps, même si je suis trop raide. Mais tant pis. Ecrire c’est important, et si j’attends toujours que les conditions soient bonnes, eh bien j’attends.

Aujourd’hui, Oscar galope presque après retour de sa dose de gabapentine à son habituelle (33mg matin et soir). Je suis soulagée, car ces dernières semaines c’était pas bon du tout. Il se traînait, marchait bas et peu, ça n’allait pas. Il n’a pas refait de crise d’épilepsie depuis le 13 novembre. On espère, donc. De toute façon, c’est pas bon, un vieux chat qui fait deux crises épileptiformes à 10 jours d’intervalle. C’est décembre, le mois sombre des vieux chats.

Oscar a l’âge où il pourrait mourir soudainement. Certes, ça peut arriver à n’importe quel âge, mais on se comprend. Il a l’âge où c’est une probabilité bien réelle. Peut-être qu’il sera encore là au printemps. Ou dans un an. Mais je ne compte pas dessus. Chaque mois de plus est un mois de plus. Peut-être que, comme dit sa véto, “il nous enterrera tous”. Mais l’âge finit toujours par user l’organisme, même quand l’esprit en veut encore – ce qui est le cas d’Oscar. Il veut, il veut. Aller dehors, venir sur mes genoux, chercher des noises à Juju, investiguer cette nouvelle personne qu’il a aperçue, son tube de nutrigel quand sa glycémie descend un peu trop vite ou un peu trop bas.

Aujourd’hui, moi je garde la tête hors de l’eau, mais je pédale fort dessous. La vaisselle, c’est pas ça. Le sommeil, c’est un peu mieux. L’administratif, ça s’entasse, surtout quand le fait d’avoir des soucis de santé augmente encore la charge administrative: une détection précoce AI (parce qu’après six mois d’arrêt de travail, ça se fait d’office, même si le pronostic est d’une récupération complète et que les choses “s’annoncent” bien), des médecins qu’il faut relancer pour des rendez-vous, l’assurance qui ne rembourse pas pour une question de procédure administrative, et qu’on va tenter d’amadouer, le courrier empilé (urgences repérées à la boîte aux lettres et traitées, on espère) à traiter… Et je ne commence même pas avec l’approche des fêtes, la logistique familiale, le séjour au chalet, comment je vais gérer les chats, le régime sans fibres la semaine prochaine (ô joie – routine, qu’on ne s’alarme pas), l’audioprothésiste qu’il faudrait recontacter parce que vraiment, un accessoire-micro pour les formations et les séances à l’audio difficile, ce serait quand même bien, les habits d’hiver qu’il faudrait extraire de leurs rangements, les journées qui inévitablement génèrent de nouvelles idées, de nouveaux projets, de nouvelles tâches…

On ne peut pas tout faire. Je suis vraiment en train de comprendre ça. Pas juste dans le sens “ma pauv’ Lucette, t’as les yeux plus gros que le ventre”, mais dans le sens que la vie aujourd’hui est d’une complexité administrative quasi ingérable. L’idée qu’on devrait être capable de “gérer correctement sa vie”, avec l’admin sous contrôle, le lieu de vie, le boulot, la santé, le sommeil, les loisirs, la vie sociale, les responsabilités, c’est une douce illusion. On ne peut pas mettre le contenu d’un deux pièces dans une Twingo. Même au chausse-pied. Même en optimisant à fond. Même si on est championne de Tetris.

J’ai pris conscience récemment qu’une de mes tentatives de solution face à la surcharge d’obligations et de désirs, c’est l’optimisation. Si j’optimise correctement, alors j’atteindrai cet état où ma vaisselle est faite, mon frigo ne comporte pas d’aliments mourants, mon admin est à jour, mon appart est joli, rangé et propre, la lessive de la semaine dernière est rangée, j’ai du temps pour écrire, me détendre, voir mes amis, faire mon job sans courir, lire avant de m’endormir, aller au judo, au chant, au ski ou en randonnée, jouer au bridge, organiser des jeux de société avec les amis, et contrôler mes relevés d’assurance-maladie. Et bien sûr, suivre correctement ma santé et celle de mes chats. Penser à mon avenir et le préparer. Être là pour mes proches quand ils ont besoin de moi. Gérer une communauté de soutien pour maîtres de chats diabétiques, écrire un livre ou deux, pourquoi pas, refaire de la poterie, sans oublier de changer le monde. Vous voyez le truc?

J’ai un article qui me trotte dans la tête, depuis une semaine ou deux. Il est intitulé “Optimiser jusqu’à l’épuisement”. Vous saviez que cette recherche d’optimisation, il y avait un lien avec le TDAH? Moi non plus. Mais ça fait sens. Et ça me fait porter un autre regard sur cet élan qui me leurre. Optimiser, pour moi, c’est un piège, en plus d’être une compétences extrêmement utile.

Donc je me demande, depuis quelque temps: “qu’est-ce que je choisis de laisser tomber? sur quoi je fais l’impasse? quand est-ce que je décide sciemment de ne pas optimiser?” Comme on peut s’y attendre, je sais bien faire la leçon aux autres: “On ne peut pas tout faire. Il n’y a ni l’argent, ni les ressources. Et c’est pas parce qu’on est nuls ou mal organisés, ou pas assez compétents. C’est un problème structurel, indépassable. Et peut-être même que les seules choses qu’on arrivera à faire ce sont celles qui sont absolument critiques et indispensables. Et le reste, tant pis, on fera pas.” C’est ça. Mais quand il s’agit d’appliquer ça à ma vie, je me débats encore férocement, parce qu’il doit bien y avoir une solution quelque part, si si, je suis sûre qu’il y a un moyen de faire rentrer le cinq pièces dans le coffre de la moto.

Donc, optimiser, une affaire de TDAH. Peut-être carrément un symptôme. Le TDAH, ce n’est pas anodin. Ce n’est pas un détail dans la vie d’une personne, qu’on peut se permettre d’ignorer ou de prendre en compte, suivant ce qui nous chante. C’est sous-diagnostiqué, stigmatisé, mal reconnu, mal compris, mal pris en charge. “Mangez moins de sucre et faites du yoga.” (Véridique, mais pas à moi.) L’assurance veut pas rembourser la moitié de tes médics, et augmente donc ta charge admin ou ta “taxe TDAH”, le coût très financier que ça a de laisser passer les délais, perdre ses affaires, oublier qu’on a un abonnement qu’on n’utilise pas, se faire amender sur la route si c’est pas taxer d’office, acheter les trucs à double pour tenter de garder un peu la charge mentale sous contrôle (quel gag, mais en fait oui, les trucs à double c’est le life-saver auquel on pense pas, même si la charge mentale elle ne rentrera jamais ni dans le coffre de la Twingo ni dans celui de la moto), casser ses trucs ou les abîmer parce qu’on a laissé la fenêtre ouverte ou la plaque allumée, payer deux fois le billet d’avion parce qu’on s’est trompé de date et c’est pas remboursable.

Le TDAH, c’est un truc qui est un facteur de risque non seulement pour égarer ses lunettes ou oublier sa veste, parler trop et s’aliéner son entourage parce qu’on se fâche ou qu’on est chiant, tout simplement, mais aussi, en vrac: accidents, comportements à risque, abus de substance, suicide, incarcération, précarité, séparation, ah oui et utilisation intensive du système de santé. Ce qui est marrant avec ça c’est qu’il semblerait que ce ne soit pas juste lié aux accidents de maladroits, distraits, et preneurs de risques, pas juste lié aux maladies de ces gens qui sont pas fichus d’avoir une bonne hygiène de vie, manger correctement, faire du sport, aller chez le médecin à temps quand ça va pas, prendre leurs traitements jusqu’au bout. Non, les personnes avec un TDAH elles ont aussi plus de maladies tout court, qui semblent venir de la faute à personne. Bizarre, hein? Une histoire de profil génétique, on dirait. Donc t’as un TDAH, t’es toujours fourré chez le médecin avec des problèmes de santé qui rentrent pas bien dans les cases? Pas étonnant.

Ah oui, et autre truc cool. Le TDAH chez la personne âgée, c’est encore moins bien connu et étudié que chez l’adulte. Il se passe quoi quand on vieillit, avec un petit détail de quatre lettres qu’on a “bien géré jusqu’ici donc pourquoi je m’en soucierais maintenant?” Pas chez tout le monde bien sûr, mais avec l’âge, il peut arriver que toute la merveilleuse énergie et les ressources incroyables qu’on déployaient à notre insu pour “compenser”… ne soient soudain plus aussi disponibles. Hop, dégringolade, décompensation. Qui pourrait, suivant quand, donner lieu à des diagnostics de dépression ou même de démence (et traitements ou non-traitements associés) alors qu’un petit détour par la case des psychostimulants pourrait pas mal améliorer la situation.

Ce qui me fait penser aux femmes en périménopause. Encore un sujet sur lequel il ne faut pas me lancer! Saviez-vous que les hormones (oestrogènes) commencent à se casser la figure sept à dix ans avant l’arrêt des règles, qui a lieu en moyenne autour de 51 ans, si ma mémoire ne me joue pas des tours? Et qu’avec les oestrogènes qui se font la malle, l’inflammation augmente et la dopamine s’en va aussi voir ailleurs si elle y est? Sans faire une trop grande digression par les neurotransmetteurs, la dopamine et la noradrénaline semblent être ceux dont la disponibilité insuffisante dans le cerveau joue un rôle dans les difficultés de fonctionnement exécutif typiques du TDAH. Donc les femmes dans la quarantaine qui commencent à avoir mal partout, à tout oublier, à plus savoir pourquoi elles sont à la cuisine, à gérer leurs émotions comme des manches, à être tellement épuisées qu’on les ramasse à la petite cuillère pour les mettre sous antidépresseurs ou anxiolytiques, peut-être qu’elles ont plutôt besoin d’une thérapie hormonale de substitution, et/ou de psychostimulants s’il s’avère que l’exode des oestrogènes était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de leur TDAH jusque-là magistralement et invisiblement géré au prix d’un fardeau compensatoire qu’elles seules subissent.

C’est peut-être pour ça que je n’écris pas plus souvent. Il y a trop à dire et une fois lancée… vous voyez le résultat. Navrée pour les phrases-paragraphes, visiblement c’était le mood du jour. L’absence de liens, aussi, parce qu’il y aurait des tas de liens à mettre partout, mais je suis fatiguée et mes mains aussi, donc aujourd’hui ce sera sans liens et avec des phrases bien trop longues. Ah ouais, et j’ai pas relu.

Bonne nuit 😘

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Quand le consensus vacille: État des lieux du mouvement contre l’avortement au Québec

Ce rapport devrait être lu par l’ensemble de la députation provinciale et par toute personne doutant que le mouvement contre l’avortement soit une menace au Québec. Véronique Pronovost et son équipe ont fait un travail magistral pour documenter les 1001 façons par lesquelles les militants et organismes anti-choix cherchent à influencer les gouvernements et le public. Je m’intéresse à la question, mais j’étais loin de me douter de l’ampleur de la situation.

Saviez-vous qu’il existe au Québec dix « centres d’aide à la grossesse »? Ce sont des organisations chrétiennes camouflées en services d’accompagnement dont le but véritable est de dissuader les femmes d’interrompre leur grossesse. Trois députés caquistes (Sébastien Schneeberger, Samuel Poulin et Mathieu Lacombe) ont financé ces organismes avec leur budget discrétionnaire. Ils disent avoir commis une erreur de bonne foi et je les crois. Ça démontre à quel point ces associations sont douées pour dissimuler leur vocation. Les députés savaient-ils seulement qu’ils avaient affaire à des organisations religieuses?

Les chercheuses montrent aussi comment le discours anti-choix est de plus en plus banalisé dans les médias traditionnels, notamment par la voix de chroniqueurs et commentateurs de droite. On présente l’interdiction de l’avortement comme un juste retour des choses après des décennies d’abus (Nathalie Elgrably). On tourne en ridicule les personnes et associations pro-choix et on les accuse d’importer un débat américain (Joseph Facal et Mathieu Bock-Côté). On défend la participation à la politique des militants anti-choix (Richard Martineau). On adopte une position « Oui, mais… », reconnaissant l’importance du libre choix, mais critiquant des « excès » comme les (extrêmement rares) interruptions de grossesse au troisième trimestre. Ce faisant, on normalise la position anti-choix en la présentant comme une opinion politique parmi d’autres alors qu’il s’agit d’une lutte féroce contre une liberté fondamentale des femmes.

Le rapport présente un résumé détaillé des arguments employés par le mouvement anti-choix au Québec. C’est à la fois impressionnant et terrifiant de voir à quel point le discours s’adapte à son public. Le mouvement a beau être ancré dans le religieux, son discours est loin de se limiter à défendre le caractère sacré de la vie ou l’immoralité de l’avortement. Les arguments avancés sont nationalistes (les interruptions de grossesse contribuent à la dénatalité, donc à la perte de l’identité québécoise), médicaux (les avortements favoriseraient le cancer ou rendraient stérile), économiques (les avortements coûtent cher au système de santé), féministes (!) (les femmes sont assez fortes pour avoir des enfants peu importe leurs conditions)…

Le rapport se termine avec 12 recommandations. J’espère que le gouvernement du Québec les suivra, à commencer par la première: S’abstenir d’intervenir sur le plan législatif en matière d’avortement. Loin de constituer un bouclier, la disposition que Simon Jolin-Barrette veut inclure dans sa « constitution » ne ferait que donner une cible au mouvement anti-choix. Cette opinion fait consensus au sein du mouvement féministe canadien et a récemment été confirmée par George Buscemi, président de Campagne Québec-Vie, dans une entrevue accordée au Devoir.

Merci aux chercheuses pour leur excellent travail. J’espère que le gouvernement le reconnaîtra.

Je recevrai Véronique Pronovost, la principale rédactrice du rapport, à « Woke tant qu’il faudra » ce samedi.

Pour consulter le rapport: https://fqpn.qc.ca/nouvelles/rapport-quand-le-consensus-vacille/

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Quand le consensus vacille: État des lieux du mouvement contre l’avortement au Québec

Ce rapport devrait être lu par l’ensemble de la députation provinciale et par toute personne doutant que le mouvement contre l’avortement soit une menace au Québec. Véronique Pronovost et son équipe ont fait un travail magistral pour documenter les 1001 façons par lesquelles les militants et organismes anti-choix cherchent à influencer les gouvernements et le public. Je m’intéresse à la question, mais j’étais loin de me douter de l’ampleur de la situation.

Saviez-vous qu’il existe au Québec dix “centres d’aide à la grossesse”? Ce sont des organisations chrétiennes camouflées en services d’accompagnement dont le but véritable est de dissuader les femmes d’interrompre leur grossesse. Trois députés caquistes (Sébastien Schneeberger, Samuel Poulin et Mathieu Lacombe) ont financé ces organismes avec leur budget discrétionnaire. Ils disent avoir commis une erreur de bonne foi et je les crois. Ça démontre à quel point ces associations sont douées pour dissimuler leur vocation. Les députés savaient-ils seulement qu’ils avaient affaire à des organisations religieuses?

Les chercheuses montrent aussi comment le discours anti-choix est de plus en plus banalisé dans les médias traditionnels, notamment par la voix de chroniqueurs et commentateurs de droite. On présente l’interdiction de l’avortement comme un juste retour des choses après des décennies d’abus (Nathalie Elgrably). On tourne en ridicule les personnes et associations pro-choix et on les accuse d’importer un débat américain (Joseph Facal et Mathieu Bock-Côté). On défend la participation à la politique des militants anti-choix (Richard Martineau). On adopte une position “Oui, mais…”, reconnaissant l’importance du libre choix, mais critiquant des “excès” comme les (extrêmement rares) interruptions de grossesse au troisième trimestre. Ce faisant, on normalise la position anti-choix en la présentant comme une opinion politique parmi d’autres alors qu’il s’agit d’une lutte féroce contre une liberté fondamentale des femmes.

Le rapport présente un résumé détaillé des arguments employés par le mouvement anti-choix au Québec. C’est à la fois impressionnant et terrifiant de voir à quel point le discours s’adapte à son public. Le mouvement a beau être ancré dans le religieux, son discours est loin de se limiter à défendre le caractère sacré de la vie ou l’immoralité de l’avortement. Les arguments avancés sont nationalistes (les interruptions de grossesse contribuent à la dénatalité, donc à la perte de l’identité québécoise), médicaux (les avortements favoriseraient le cancer ou rendraient stérile), économiques (les avortements coûtent cher au système de santé), féministes (!) (les femmes sont assez fortes pour avoir des enfants peu importe leurs conditions)…

Le rapport se termine avec 12 recommandations. J’espère que le gouvernement du Québec les suivra, à commencer par la première: S’abstenir d’intervenir sur le plan législatif en matière d’avortement. Loin de constituer un bouclier, la disposition que Simon Jolin-Barrette veut inclure dans sa “constitution” ne ferait que donner une cible au mouvement anti-choix. Cette opinion fait consensus au sein du mouvement féministe canadien et a récemment été confirmée par George Buscemi, président de Campagne Québec-Vie, dans une entrevue accordée au Devoir.

Merci aux chercheuses pour leur excellent travail. J’espère que le gouvernement le reconnaîtra.

Je recevrai Véronique Pronovost, la principale rédactrice du rapport, à “Woke tant qu’il faudra” ce samedi.

Pour consulter le rapport: https://fqpn.qc.ca/nouvelles/rapport-quand-le-consensus-vacille/

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Le mythe de la bonne IA

« La société délirante dans laquelle nous vivons ressemble à un mensonge parfaitement mis en scène que l’on nous persuade d’accepter comme une réalité », estime Arshin Adib-Moghaddam dans son livre The myth of good AI : a manifesto for critical Artificial intelligence (Le mythe de la bonne IA : un manifeste pour une intelligence artificielle critique, Manchester university press, 2025, non traduit). Cette société délirante n’est pas le produit de l’IA, constate pourtant le professeur de philosophie et codirecteur du Centre pour les futurs de l’IA de l’université de Londres. Mais, l’IA vient la renforcer parce qu’elle « floute les lignes de nos modes de compréhension de la vérité et du mensonge, du pouvoir et de la résistance, de la subjectivité et de l’objectivité, de la science et de la fiction ». Ce qui change avec l’IA, c’est que Big Brother n’est plus une autorité qui nous contrôle de l’extérieur, mais une perturbation qui vient altérer nos facultés cognitives elles-mêmes. 

Pour Arshin Adib-Moghaddam, ni Orwell, ni Foucault ne peuvent nous aider à saisir le monde actuel. L’assaut contre notre autonomie est massif, à l’image du projet délirant de Torre Centilena à Ciudad Juarez, équipée de 1791 lecteurs de plaques d’immatriculation, 74 drones et 3000 caméras panoramiques pour surveiller la frontière américano-mexicaine à perte de vue. Le pouvoir n’est plus incarné. « Le pouvoir est en train de devenir liquide, il prend la forme de tout ce qu’il colonise et devient quasiment invisible ». Le régime de surveillance est en passe de devenir « microbien ». C’est-à-dire que non seulement il est partout, qu’il est intégré au plus profond de nous, mais qu’il tend à exercer un contrôle total, partout, tout le temps en étant totalement intrusif et en régissant jusqu’à notre psychisme même. Adib-Moghaddam parle de « psycho-codification » du monde pour évoquer cette intrusion inédite des méthodes qui altèrent jusqu’à ce que l’on pense, jusqu’à nos intentions disions-nous récemment. Cette intrusion nous entraîne dans une guerre posthumaine, entre les humains et les machines. Nous sommes désormais la cible de drones, de machines, d’algorithmes qui s’en prennent à nos individualités mêmes. Partout, le meurtre et la torture s’étendent sans avoir plus de comptes à rendre, à l’image de la police des frontières américaines, ICE, qui déploie son emprise, comme d’autres armées et d’autres polices, via des machines de surveillances totalitaires. Comme le pointait pertinemment le journaliste Olivier Tesquet suite aux révélations que l’ICE aurait arrêté plus de 75 000 personnes aux Etats-Unis sans historique criminel (soit un tiers des 220 000 personnes arrêtées depuis 9 mois) : « plus l’ICE s’appuie sur Palantir pour « rationaliser » l’appareil répressif, plus les arrestations deviennent arbitraires. Ce n’est pas un bug mais une fonctionnalité : la machine produit la catégorie d’indésirables dont l’administration Trump a besoin ».

Derrière ces transformations bien réelles, l’IA les prolonge encore, en s’en prenant à nos sens mêmes, jusqu’à nous faire douter de la réalité même. 

Derrière cette société délirante, il faut entendre qu’il y a une « utilisation infâme » des technologies. De la reconnaissance faciale qui criminalise les minorités raciales aux logiciels de récidives qui discriminent les populations racisées aux scores de risques qui refusent des aides et des prêts aux populations minorisées et pauvres… une même oppression se déploie pour renforcer et cimenter les inégalités structurelles de la société.

Dans ce contexte, estime Arshin Adib-Moghaddam, on entend beaucoup parler d’éthique, d’IA responsable, qui serait à même, bientôt, demain, de réparer les systèmes et « d’atténuer les dommages ». Mais l’IA peut-elle être éthique ? 

L’IA peut-elle être éthique ?

Non répond le philosophe. L’IA est là pour imposer sa terreur, comme le disaient Hagen Blix et Ingeborg Glimmer. L’IA est là pour produire de l’incertitude, de l’angoisse, et cette peur est une méthode de gouvernance. « L’IA augmente la capacité de ceux qui l’utilisent à nous terrifier, dans un but de contrôle, de surveillance et de profit ». L’écrivain iranien Jalal Al-e Ahmad parle de « westoxification » (contraction entre West, l’Occident, et intoxication pour désigner une forme d’absorption toxique, de submersion par la culture occidentale – le terme a été traduit en français en « occidentalite ») pour désigner l’oppression de la modernité occidentale, comme le chercheur et sociologue péruvien Anibal Quijano dénonce la « colonialité », c’est-à-dire le fait que les rapports de pouvoir colonialistes perdurent notamment depuis les technologies. 

Dans son livre, Arshin Adib-Moghaddam commence par débugger le discours des machines éthiques. Les fondations idéologiques de la science sont dysfonctionnelles, rappelle le philosophe. La science a accompagné le projet politique de la modernité, comme l’expliquaient Ulises A. Mejias et Nick Couldry dans Data Grab (voir notre recension). Les Lumières ont transformé le racisme en science. Et l’IA n’est qu’une extension d’un système techno-colonial, remanié par le néofascisme en cours

L’idée même d’éthique est poreuse à ces idées problématiques, explique-t-il. L’éthique se présente comme un mécanisme universel, mais oublie que cette philosophie qui pense pouvoir rendre nos machines et nos actions responsables, est une pensée spécifique, historique, contingente à la philosophie occidentale… Et qui l’est d’autant plus qu’elle a oublié les apports des autres philosophies. Arshin Adib-Moghaddam évoque nombre de philosophes asiatiques, arabes ou juifs effacés de la tradition philosophique au profit des philosophes grecs et européens. « Les façons de poser les questions éthiques autrement ont été balayées ». Pour les thuriféraires de l’IA, la vénération de sa puissance tourne à la religion. Mais si la machine peut-être Dieu, ce fondamentalisme s’annonce aussi dangereux que l’extrémisme religieux, prévient Arshin Adib-Moghaddam. Pourtant, qui s’inquiète de l’interfaçage des machines à nos cerveaux, du devenir posthumain que nous promettent les développeurs de l’IA ? Kant, Hume ou Locke, ces grands penseurs de l’Occident, ont tous tenu des propos racistes, ont tous défendu l’idée que les barbares devaient être civilisés par les Européens. Et ces grandes pensées occidentales sont celles-là même qui viennent alimenter de leurs données l’IA moderne. « L’IA est ethnocentrée et cet ethnocentrisme ne sera pas corrigé par les données », par l’amélioration des traitements ou par un sursaut éthique. Les manuels d’éthique doivent être réécrits, estime Adib-Moghaddam, qui invite à partir d’autres philosophies pour bâtir d’autres IA. 

L’IA : machine à discriminer

Arshin Adib-Moghaddam dénonce le terme de biais qui a colonisé la critique de l’IA. Les biais sont un terme bien dépolitisé pour évoquer l’oppression structurelle inscrite dans les données, dans notre histoire. Le racisme des sociétés occidentales a été intériorisé dans une « géopolitique eugéniste » qui ne domine pas seulement les relations internationales ou économiques, mais qui psycho-codifie jusqu’à nos corps et nos esprits. Le racisme a été la  stratégie impériale et scientifique qui a encore des effets quotidiens, qui inocule nos outils, comme la médecine, qui tue encore des patientes et des patients parce qu’elles et ils sont noirs, parce qu’elles sont des femmes et parce que les données médicales ne sont pas collectées sur elles et eux. Les rapports et les études sur le sujet s’accumulent sans que la médecine elle-même ne réagisse vraiment, comme si elle ne s’était jamais départie des origines racistes de la science, que dénonçait par exemple le sociologue Eduardo Bonilla-Silva dans son livre Racism without Racists : Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in the United States (Le racisme sans les racistes : le racisme indifférent à la couleur et la persistance des inégalités raciales en Amérique, Rowman & Littlefield , 2003, non traduit). Même durant le Covid, les quartiers racisés ont été plus décimés que les autres. 

On peut alors dénoncer les biais racistes des systèmes, de la reconnaissance faciale aux pratiques algorithmiques d’Uber. Mais c’est oublier que nous sommes cernés par des données algorithmiques « blanchisées » (whitewashing), c’est-à-dire à la fois blanchies parce qu’ignorantes de la couleur de ceux qu’elles écartent et blanchies parce qu’elles masquent leurs dysfonctionnements raciaux. Nous sommes coincés entre un passé pollué et un présent problématique. Nous restons par exemple coincés dans les constats où les cancers de la peau sont plus importants pour les populations de couleurs alors qu’ils sont moins diagnostiqués pour les patients noirs que blancs. Ces données et ces erreurs pourtant ne sont pas corrigées, pas prises en compte. La perspective d’augmenter notre capture par des données n’annonce pourtant pas d’amélioration, au contraire, d’abord et avant tout parce que cette invasion doit être comprise pour ce qu’elle est : une extension de l’héritage de l’eugénisme raciste de la science, une forme d’expansion biopolitique du contrôle plus qu’une promesse de justice et d’égalité. 

Les mauvaises données produisent de mauvais algorithmes et de piètre systèmes d’IA, rappelle le philosophe. Or, nous sommes cernés de mauvaises données. Les préjudices du passé envers certaines populations sont intégrés aux systèmes qui vont produire l’avenir. Cela ne peut pas bien se passer. Pourtant, fort de ces constats, terribles, les recommandations éthiques paraissent bien trop mesurées. Elles invitent à améliorer la représentation et la diversité des ingénieurs et des éthiciens, à améliorer les principes éthiques, à améliorer l’éducation des ingénieurs… dénonce Arshin Adib-Moghaddam. Autant de mesures qui tiennent plus de l’orientalisme qu’autre chose, pour faire référence au concept développé par l’intellectuel palestino-américain Edward Saïd dans son livre éponyme (Le Seuil, 1978), ouvrage fondateur des études postcoloniales. Pour Saïd, la tradition artistique et scientifique orientaliste n’est qu’une étude de l’Orient par l’Occident, une interprétation de l’Orient, une condescendance au service de l’impérialisme. 

Du techno-orientalisme au privilège épistémique

Pour Arshin Adib-Moghaddam, le techno-orientalisme qui consiste à améliorer la diversité des développeurs ou à produire une équité par des corrections techniques n’est en rien une solution. ll ne remet pas en cause le pouvoir de la technologie. « Les personnes historiquement marginalisées et vulnérables continuent à être inventées comme objets de la technologie ». Les erreurs à leurs égards, finalement, renforcent l’obsession à mieux les surveiller sous prétexte d’objectivité, pour mieux hiérarchiser la société par le calcul. « Le techno-orientalisme ne vise qu’à renforcer les frontières entre nous et eux, l’est et l’ouest, les noirs et les blancs, entre les nationaux et les autres ». Shoshana Zuboff a montré que la tolérance à l’extrémisme est bien souvent un modèle d’affaire acceptable. Dans une étude sur la toxicité de Twitter, le Centre de lutte contre la haine numérique avait montré qu’une dizaine de comptes sur X pouvaient produire du contenu haineux et conspirationniste capable de rapporter… 19 millions de dollars en revenus publicitaires. « Le techno-orientalisme s’impose comme un incubateur pour l’expansion impériale afin de maximiser les revenus pour quelques personnes sélectionnées ». L’impérialisme de X prolifère et impose sa colonialité. Comme les projections de Mercator ont valorisé l’Occident, nous montrant un Groenland par exemple aussi grand que la Chine, quand en réalité il ne fait qu’un quart de la superficie de la Chine. L’impérialisme de X, comme l’impérialisme de l’IA rend possible un « privilège épistémique » qui « confère à une poignée d’hommes le privilège d’interpréter, de juger et de planifier l’avenir de la majorité ». Partout, une poignée d’hommes blancs parlent d’un avenir inévitable (le leur), utilisent ces outils pour diffuser leurs idées sans nuances, mégalomanes, patriarcale et coloniales influentes, sans se préoccuper du sort des autres. Derrière leurs idées rances, ils défendent avant tout leur identité. Les néo-Nazis comme les terroristes d’ISIS tuent au nom de l’identité, comme le soulignait Paul Gilroy dans Against Race. Les médias sociaux sont devenus des paradis pour les fausses informations des extrémistes, où ils peuvent se faire les avocats de leurs agendas hystériques avec plus ou moins d’impunité. La stupidité y est le meilleur capital, assène le philosophe. 

La coercition est forte avec les technologies. Microsoft et Google déploient des technologies de surveillance à l’encontre des Palestiniens. Saïd disait que la déshumanisation des Palestiniens était l’un des grands héritage de l’orientalisme. Pour Arshin Adib-Moghaddam, une IA vraiment éthique devrait assurer que ses traitements et données soient auditables en accord avec les législation qui défendent les droits humains au niveau international, national et local. Le déploiement sans limite des technologies aux frontières, par la police et les militaires, nous montre qu’il n’en est rien. 

L’IA pour peaufiner l’oppression 

L’oppression structurelle, codifiée dans des institutions genrées et racistes, dans des normes politiques et sociales omniprésentes, s’apprête à entrer plus profondément dans nos esprits avec l’IA générative. Quand on pose des questions à ces moteurs, ils produisent certaines réponses qui sont le reflet des sociétés occidentales qui les produisent. A la question y-a-t-il un génocide à Gaza, ChatGPT répond non. A la question peut-on torturer une personne, ChatGPT répondait par l’affirmative si cette personne venait d’Iran, de Corée du Nord ou de Syrie. Ces « erreurs » qui n’en sont pas mais qui peuvent nous être présentées comme telles, sont bien sûr corrigées parfois. Les modèles de langage galvanisent les préjudices raciaux comme le montrait l’étude menée par Valentin Hofmann (qu’on évoquait ici) qui montrait que l’IA s’adapte aux niveaux de langage de son interlocuteur ou qu’elle classe les mêmes CV différemment selon les consonances culturelles des noms et prénoms. Mais ils ne sont que les reflets des sociétés qui les produisent. Les modèles de langage sont bien les produits racistes de sociétés racistes, affirme celui qui avait dénoncé le caractère raciste de l’IA dans un précédent livre. Les corrections sont possibles, au risque d’enseigner superficiellement aux modèles à effacer le racisme, tout en le maintenant à des niveaux plus profonds. « En fait, nous sommes confrontés par une forme furtive de technoracisme soigneusement dissimulée par un univers d’IA de plus en plus opaque ». Dans ces IA, les musulmans sont toujours associés à la violence

Weizenbaum nous avait prévenu : les humains sont plus enclins à se confier à une machine qu’à un humain. Et ce pourrait être exploité plus avant par les machines de coercition de demain. La CIA a beaucoup travaillé sur les drogues et outils permettant de mettre les gens en confiance, rappelle Arshin Adib-Moghaddam. Si les méthodes d’interrogation utilisées à Abu Ghraib ont été sur la sellette, le Mikolashek Report montrait par exemple que les frontières entre la torture, les abus et les techniques d’interrogations dites légitimes étaient plus poreuses que strictes. A Abu Ghraib, la torture n’était pas un accident. Les individus qui ont été torturés n’étaient pas isolés. A Abu Ghraib, les interrogatoires ne devaient pas laisser de traces sur les prisonniers et le système médical a donné ses conseils aux militaires pour y parvenir. C’est lui qui a proposé des modalités d’interrogatoires coercitives. A Abu Ghraib comme à Guantanamo Bay, des procédures ont été mises en place, comme le fait d’empiler les prisionniers nus pour profiter du fort tabou de l’homosexualité dans la culture arabe et musulmane. 

Que fera l’IA qui est déjà appelée à assister les interrogatoires de la CIA ou de la police ? Aura-t-elle encore plus que les humains la capacité de briser notre humanité, comme s’en inquiétaient des chercheurs ? Sera-t-elle l’outil parfait pour la torture, puisqu’elle pourra créer du contexte psychologique ou informationnel pour rendre les gens toujours plus vulnérables à la manipulation, comme des chatbots compagnons, dressés contre nous. 

La torture à Abu Ghraib a été rendu possible parce qu’elle a épousé totalement la culture de ceux qui l’ont pratiqué. « L’histoire récente de l’IA n’apporte aucune preuve que les systèmes d’IA soient plus objectifs que les humains, à mesure qu’ils déploient les mêmes biais qu’eux, avec bien moins de responsabilité »

L’IA pour pour penser à notre place et prendre le contrôle des esprits

Pour le philosophe, le contrôle de l’esprit est le Graal des systèmes d’IA. Ce que veulent ceux qui déploient l’IA, c’est qu’elle prenne le contrôle des esprits. 

Mais, dans les systèmes de domination, la résistance apparaît souvent là où on ne l’attend pas, disait Anibal Quijano. Pourtant, souligne Arshin Adib-Moghaddam, la société civile ne regarde pas suffisamment ce qui se déploie, elle semble peu impliquée dans le très dynamique secteur de l’IA militaire. Face à l’inégalité de pouvoir entre utilisateurs de l’IA et producteurs d’IA qui se sédimente avec le déploiement et l’extension des outils d’IA partout, peu est fait pour nous protéger. L’érosion lente de la vie privée, l’objectivation posthumaine… nous éloignent de la dé-technologisation qu’appelle de ses vœux Carissa Véliz dans son livre, Privacy is Power (Penguin, 2021). 

Pour Adib-Moghaddam, nous devrions pourtant chercher à protéger notre humanité, plutôt que de chercher à flouter les différences entre l’homme et la machine, comme l’attendent les tenants du posthumanisme. Adib-Moghaddam souhaiterait un futur qui soit post-IA, dans lequel l’IA, au moins telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’ait pas sa place. Tant que nous la laisserons exploiter les données passées nous laisserons construire une IA fondamentalement destructrice, extractive, qui perpétue l’irrationalité et l’agenda des conservateurs et de l’extrémisme de droite, en exploitant les données pour renforcer les différences entre un nous et un eux dans lesquels personne ne se reconnaîtra autres que les plus privilégiés. 

La promesse d’une bonne IA est centrale dans l’approche éthique que pousse la Silicon Valley, enrôlant les meilleurs chercheurs avec elle, comme ceux du MIT, du Berkman Klein Center for internet et society de Harvard. Leur travail est remarquable, mais la poursuite d’une IA éthique ne nous aide pas à trouver des restrictions au déploiement de technologies qui maximalisent la surveillance de masse et la violence systémique. « Tant qu’il n’existera pas de restrictions, les délibérations morales et politiques sur l’informatisation demeureront secondaires par rapport à l’impératif de profit »

A l’heure de l’IA, la lutte pour la démocratie risque d’être plus essentielle que jamais et plus difficile que jamais. Le mythe de la bonne IA nous promet un monde dont les fondations et constructions sociales ne changeront pas. « L’âge de l’IA nous promet un rapport léthargique et résigné au monde ». C’est sans surprise que ceux qui refusent cette IA là sont qualifiés d’être irrationnels, radicaux ou idéalistes… Mais ne soyons pas dupes. « Il est plus facile de prendre le parti des puissants à l’heure de l’IA, alors que nous devrions prendre la direction inverse ». « Les technologies d’IA sont un danger pour nos démocraties car elles inhibent nos choix en donnant de l’impulsion aux seuls extrêmes ». Elles nous confinent dans un espace de pensée restreint. Pour Arshin Adib-Moghaddam, il nous faut reconnaître notre humanité, une humanité qui ne peut être programmée par des machines qui ne seront jamais sensibles. 

Être humain, c’est savoir se protéger

Être humain signifie savoir se protéger de la pénétration, c’est-à-dire un droit à être laissé tranquille, seul. Nous devons réaffirmer la nécessité d’un « bouclier de la vie privée ». La critique féministe et décoloniale nous donne des armes, comme le fait Françoise Vergès par exemple en croisant les deux. Ressentir, penser, percevoir ou croire doivent rester des valeurs humaines, sans altération des machines. C’est notre intimité même que tente d’envahir le complexe industriel de l’IA

Ainsi par exemple, être créatif c’est indubitablement être humain. La créativité des machines n’est qu’un effort pour rendre confus nos sens et émotions, au profit du profit et dans une aversion de l’art comme un comportement insurrectionnel. Psycho-codifiés, TikTok, FB ou X sont des moyens d’envahir nos sanctuaires intérieurs. Les machines peuvent faire n’importe quelle tâche sans ressentir la douleur et la discipline nécessaire que l’auto-amélioration nécessite. D’où des productions sans âme, « inutiles pour l’émancipation sociale comme politique ». En associant l’art au seul profit, la matrice technologique propose de faire suffoquer l’essence même de l’art, comme s’il n’était qu’une extension technologique, qu’un moyen de contrôler la subjectivité humaine.

De quelque endroit qu’on l’analyse, l’IA ne nous offrira aucun antidote à l’impéralisme, au colonialisme et à l’extrémisme. « Nous sommes tous devenus les objets du colonialisme des données extraites de nos corps mêmes ». Le colonialisme était horizontal, géopolitique dans son expansion. Le colonialisme des données, lui, est intimement vertical. Il vise à objectifier des individus vulnérables au profit des sociétés technologiques du Nord global. Les grandes entreprises exigent de nous psycho-codifier en permanence et partout. Arshin Adib-Moghaddam défend un manifeste post-IA qui seul peut gagner la bataille entre le poète et la machine, le stylo et l’épée, le modérateur biaisé et l’activiste paisible. Nous avons besoin de justice et d’émancipation sociale, rien d’autre. Ce qui n’y œuvre pas n’a pas d’intérêt. L’ignorance, l’évitement et la passivité que nous promettent l’IA et ses tenants, ne nous proposent aucun avenir. « Si nous avons besoin d’une bonne IA, nous avons besoin d’une bonne IA qui réponde à nos termes », qui puisse nous permettre de reprogrammer le futur plutôt que de subir la perpétuation du passé.  

Être humain, c’est savoir se protéger. Et face aux machines, l’enjeu est encore de le pouvoir. 

Hubert Guillaud

La couverture du livre de Arshin Adib-Moghaddam, The Myth of Good AI.

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Le Doge est mort, pas son esprit !

Le Doge n’existe plus, expliquent Reuters repris par le Time, le Guardian et Grand Continent. 10 mois après sa création, le programme ne dispose plus de « statut » juridique, explique Scott Kupor, directeur du Bureau de gestion du personnel de l’administration Trump. Le Doge s’est arrêté sans avoir atteint ses immenses promesses de rendre l’administration plus efficace que jamais. 

Mais Wired, qui a plus que d’autres enquêté sur le Doge à l’époque où Musk était à sa tête [voir nos articles “Doge : l’efficacité, vraiment ?”, “Doge : la privatisation des services publics” et “Doge : la fin du cloisonnement des données”] n’est pas d’accord avec ce constat. « Le Doge n’est pas mort », cingle Wired, il s’est « infiltré dans les agences comme une tique ». « L’esprit DOGE – caractérisé par la réduction des contrats et des effectifs de la fonction publique, la consolidation des données entre les agences et l’importation de pratiques du secteur privé – reste pleinement en vigueur. Bien que plusieurs médias aient suggéré que le Doge ait quasiment disparu, ses affiliés sont disséminés au sein du gouvernement fédéral, travaillant comme développeurs, concepteurs et même à la tête d’agences à des postes clés ».

Le Doge s’est transformé. Ses agents se sont installés durablement dans les administrations – ​​et l’influence de la Silicon Valley reste omniprésente dans le fonctionnement des agences. Ces dernières semaines, par exemple, le Service des impôts a soumis des centaines de techniciens à des tests de programmation afin d’évaluer leurs compétences techniques. Selon une source proche du dossier, cette décision émane de Sam Corcos, membre du Doge et directeur des systèmes d’information du Trésor. Corcos souhaite restructurer en profondeur le département informatique de l’IRS, qui compte 8 500 personnes. Cette initiative s’inscrit dans un processus de modernisation plus vaste mené au sein du Trésor américain. Ces tests, administrés via l’outil HackerRank, ont été utilisés par des entreprises technologiques du secteur privé comme Airbnb, LinkedIn et PayPal pour évaluer les compétences techniques des candidats. Ainsi que chez X. La manière dont seront utilisés ces tests n’ont pas été explicités aux employés des impôts. 

D’autres membres du DOGE continuent également de travailler à la réduction des réglementations au sein du gouvernement. Scott Langmack, ancien agent du DOGE au sein du Département du Logement et du Développement Urbain jusqu’en juillet, occupe désormais le poste de directeur exécutif de « l’IA de déréglementation » au Bureau de la Gestion et du Budget. À ce poste, qu’il occupe depuis août, il dirige le développement « d’applications d’IA personnalisées visant à accélérer l’élimination des réglementations excessives qui entravent les entreprises américaines »

D’autres anciens du Doge ont rejoint le Studio national de design (NDS) qui est chargé de repenser les pages web et les services numériques du gouvernement. Depuis sa création, le NDS a produit une poignée de sites web décrivant les efforts de la Maison Blanche sur des sujets tels que la santé, l’immigration et la sécurité publique. Ces sites, qui ressemblent davantage à ceux d’une entreprise technologique qu’à ceux du gouvernement fédéral, proposent des informations sur des programmes comme la Trump Gold Card et des liens pour postuler à des emplois dans les forces de l’ordre, comme la Task Force de l’administration Trump à Washington.

« La vérité est la suivante : le Doge n’a peut-être plus de direction centralisée sous l’égide de l’USDS [qui chapeautait administrativement le Doge]. Cependant, ses principes restent d’actualité : déréglementation ; élimination de la fraude, du gaspillage et des abus ; restructuration de la fonction publique fédérale ; priorité absolue à l’efficacité ; etc. Le DOGE a catalysé ces changements ; les agences, en collaboration avec le bureau de la gestion du personnel des Etats-Unis et le Bureau de la gestion et du budget de la Maison Blanche, les institutionnaliseront », a déclaré le même Scott Kupor, directeur de l’Office of Personnel Management et ancien associé-gérant du fonds de capital-risque Andreessen Horowitz, dans un communiqué publié sur X à la fin du mois dernier. Il y a un mois, passant chez le célèbre podcasteur réactionnaire Joe Rogan, Musk lui-même expliquait que « le Doge est toujours en marche ». Certes, d’autres figures du Doge ont rejoint des entreprises privées, souligne Wired. Mais l’esprit du Doge est toujours là, et il infuse nombre d’administrations, notamment locales, comme nous le soulignions nous-mêmes. Ses actions et son modèle se développent. Et l’annonce du déploiement d’IA génératives partout dans l’administration américaine contribue à renforcer son emprise.

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83% des femmes victimes de viol sont des sales connes (selon Brigitte Macron).

La dernière fois que l’injure avait fait irruption dans le champ politique français et même francophone (en tout cas, à ma connaissance), c’était dans la bouche de Sarko président en 2008, lorsqu’en déplacement au salon de l’agriculture et en réponse à un passant qui refusait de lui serrer la main il lui envoyait son désormais (tristement) célèbre : « casse toi pauv’con« .

Dix-sept ans plus tard (2025), c’est cette fois la « première dame », Brigitte Macron, qui dans une séquence tout à fait officielle mais éditorialisée comme étant « Off », se fend d’un « S’il y a les sales connes, on va les foutre dehors. » En référence aux militantes féministes manifestant à l’entrée des spectacles de l’acteur Ary Abittan accusé de viol (et qui a bénéficié d’un non-lieu).

 

 

Cette polémique intervient dans un contexte où la « grande cause » du 1er quinquennat Macron était celle de la lutte contre les violences faites aux femmes. Et où donc la dernière grande causerie de son 2nd quinquennat est de lutter contre les sales connes qui font rien qu’à embêter Gérard (Depardieu), Ary (Abittan), et les autres.

Un contexte dans lequel, également, de Darmanin à Hulot et jusqu’à Depardieu, Emmanuel Macron a toujours entretenu une posture a minima problématique dans le soutien affiché à ses amis, ministres ou figures emblématiques de la nation plutôt qu’à la présomption d’innocence et à la parole des femmes victimes.

Un contexte, enfin, où la parole de Brigitte Macron est toujours en arrière-fond polluée par l’ensemble des saloperies et calomnies sur sa supposée véritable identité de genre. Du coup au moment où j’écris cet article (vit’fait entre deux cours et réunions le matin du 9 décembre) je suis prêt à parier sur le fait que dès ce soir certains éditos traiteront cette prise de parole (qui reste fondamentalement inacceptable) sous l’angle pervers du « vous voyez, elle dit tout haut ce que plein de mâles s’imaginant dominants pensent tout bas« , ce qui sera suffisant pour que le discours d’escorte des médias sociaux fasse le reste et mobilise les signifiés retors et dégueulasses du « bah en fait si elle parle comme un homme c’est bien que …« .

Depuis 2008, depuis le « casse-toi pauv’con » du premier président délinquant emprisonné de la république française, la vie autant que la parole politique se sont, partout dans le monde, brutalisées. Les injures et insultes sont devenues la rhétorique d’une audience garantie pour tout un ensemble d’hommes et de femmes politiques (mais davantage des hommes quand même) qui oscillent entre autoritarisme et illibéralisme dans la mouvance de théoriciens de l’extrême-droite comme Steve Bannon à sa grande époque, qui recommandait « d’inonder la zone de merde« . Injures et insultes dans la parole politique et le débat public ne sont que deux des innombrables robinets qui permettent à cette inondation de se déclencher ou de se perpétuer.

« On se traite de con à peine qu’on se traite » écrivait Claude Nougaro. Et sans cesse tombent de nouvelles barrières de ce qui était un indicible en politique, le recours à l’injure et à l’insulte publique.

Si le sujet n’était pas aussi grave, si les chiffres n’étaient pas ce qu’ils sont, s’il n’y avait pas une tentative de viol toutes les deux minutes et trente secondes en France, si plus d’une femme sur deux en France et plus de six jeunes femmes sur dix n’avaient pas déjà été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle au moins une fois dans leur vie, et si 86% des plaintes pour viol n’étaient pas classées sans suite et s’il n’y avait donc pas au moins 86% de femmes se rangeant dans la catégorie Macroniste de « sales connes », alors on pourrait recourir à l’analyse linguistique et étymologique. Alors on pourrait parler de l’origine du mot « con », qui est aussi l’origine du monde et pas que chez Courbet ; alors on pourrait évoquer à ce que cela renvoie et mobilise comme renversement de stigmate au carré, quand une femme (a fortiori désignée comme « la première ») l’adresse à d’autres femmes (victimes et/ou militantes) en déclinant l’insulte d’une désignation vulgarisée de la source même des agressions dont elles sont victimes, et pour le coup littéralement salies. « Sales connes » c’est dans le langage, une injure au carré et une violence au cube.

Il est de toute façon déjà trop tard. La séquence médiatique est déjà passée en mode tambours et trompettes. Et quoi que l’on pense du fond, dans la forme tout s’y prête, tout est éditorialisé pour que tout s’emballe car tous les codes de l’emballement viral sont présents dans un écosystème informationnel qui est en prédation constante du moindre de ces signaux (le faux « off », la surface publique des gens en présence, leur propre storytelling, la fausse polémique entre respect d’une décision de justice et droit de manifester, le refus de formuler des excuses claires – officiellement il paraît qu’elle ne faisait que condamner un mode d’action, et bien sûr l’effet Streisand puisque certains ont cru bon de dépublier la vidéo en question en imaginant qu’ainsi elle allait disparaître totalement).

Alors pourquoi prendre (ou perdre) le temps de consigner tout cela par écrit dans cet article ? Parce qu’une chose me frappe à la (re)lecture récente d’un fragment de Deleuze à propos de ce que c’est qu’être de gauche (et non je ne vous parle pas du classique « Être de gauche c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi ; être de droite c’est l’inverse« ).

Ce passage de Deleuze voilà longtemps que je voulais vous en parler et le consigner ici. Il me fallait une occasion que Brigitte Macron vient de me fournir. Ce passage de Deleuze c’est l’explication la plus profonde et la plus juste de la raison pour laquelle ni Brigitte Macron ni Emmanuel Macron (ni tant d’autres) n’ont jamais été et ne seront jamais de gauche et sont bien authentiquement de droite mais d’une droite qui quoi qu’elle en dise ne sera jamais en capacité de faire aux femmes la place qui devrait être la leur dans notre société c’est à dire à égalité de devenir et de puissance.

Vous me direz qu’il n’était pas besoin du recours à Deleuze pour parvenir à dresser ce constat. Je vous le concède aisément. Quoique. Lisez ci-dessous. Surtout lisez le dernier paragraphe que je souligne. Et reparlons-en après.

 « Si on me disait : « comment définir être de gauche » ? ou « comment définir la gauche » ?. Je le dirais de deux manières. Il y a deux façons.
C’est, d’abord, une affaire de perception.(…) En effet, être de gauche, c’est savoir que les problèmes du tiers monde sont plus proches de nous que les problèmes de notre quartier. C’est vraiment une question de perceptions. Ce n’est pas une question de belle âme ! C’est ça, d’abord, être de gauche, pour moi.

Et deuxièmement, être de gauche, c’est être par nature – ou plutôt devenir, c’est un problème de devenir -. C’est : ne pas cesser de devenir minoritaire. (…) Or, la majorité est par nature l’ensemble qui, a tel moment, réalisera cet étalon, c’est-à-dire l’image sensée de l’homme adulte, mâle, citoyen des villes. Si bien que je peux dire que la majorité, ça n’est jamais personne. C’est un étalon vide. Simplement, un maximum de personnes se reconnaissent dans cet étalon vide. (…) Alors, les femmes vont compter et vont intervenir dans la majorité ou dans des minorités secondaires, d’après leur groupement par rapport à cet étalon. Mais à côté de ça, il y a quoi ? Il y a tous les devenirs qui sont des devenirs minoritaires ! Je veux dire: les femmes, ce n’est pas un acquis. Elle ne sont pas femmes par nature. Les femmes, elles ont un devenir femme. Du coup, si les femmes ont un devenir femme, les hommes aussi ont un devenir femme. On parlait tout à l’heure des devenirs animaux. Les enfants, il ont un devenir enfant. Ils ne sont pas enfants par nature. Tous ces devenirs-là sont des devenirs minoritaires.

(…) L’homme mâle adulte, il n’a pas un devenir. Il peut devenir femme, alors il s’engage dans les processus minoritaires. La gauche, c’est l’ensemble des processus de devenir minoritaires. Donc, je peux dire, à la lettre : la majorité c’est personne, la minorité c’est tout le monde. C’est ça, être de gauche : savoir que la minorité, c’est tout le monde. Et que c’est là que se passent les phénomènes de devenir.« 

 

Alors d’abord il faut remercier les militantes de Nous Toutes et toutes les autres militantes aussi. D’être toujours là pour rendre sensibles ces processus de devenir.

Le sale con s’est finalement cassé (ou il a fait 3 semaines de prison, on ne sait plus très bien). Les sales connes, elles, continuent de résister, de parler, et de faire exister l’indicible, l’injustifiable et l’in-justiciable qui accompagne ces violences. Et pendant qu’un nombre considérable de gros cons et de grosses connes sont au pouvoir, ou à ses portes, c’est bien là l’essentiel.

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Vers un internet post-alphabétique ?

Dans sa newsletter, la journaliste et ethnographe Katherine Dee, se demande si nous sommes en train de passer à un internet post-alphabétique. Lorsque nous passons plus de temps dans le cyberespace que dans le monde réel, notre perception s’altère. Depuis au moins le Covid, notre rapport au numérique s’est accéléré. Tout le monde parle de la chute de la lecture, de la diminution de la capacité d’attention, de l’omniprésence des écrans. Nous sommes confrontés à une transformation où la voix et la vidéo semblent avoir pris le pas sur le texte.

Ce n’est pas seulement une transformation de notre manière de parler, une adaptation aux algorithmes, comme le défend le linguiste et influenceur Adam Aleksic dans son livre, Algospeak (Knopf, 2025, non traduit), où il analyse comment les réseaux sociaux nous poussent à modifier notre langage, par exemple pour contourner les modes de censure automatisés, à l’image du terme unalive qui est venu remplacer le terme suicide dans l’argot américain. Pour lui, expliquait-il au New York Times, avec le numérique les néologismes accélèrent, c’est-à-dire qu’ils semblent être plus nombreux que jamais et leur diffusion est plus rapide que jamais. « C’est un écosystème linguistique où les mots passent de la marge au courant dominant en quelques jours, et disparaissent parfois tout aussi vite ». C’est notre vocabulaire lui-même qui est bouleversé, secoué, transformé par notre rencontre avec les technologies numériques. 

La présence plus que la patience

Katherine Dee explique qu’elle écoute les machines lire les newsletters auxquelles elle est abonnée plus souvent qu’elle ne les lit. « Nos machines ont aussi commencé à nous répondre, lentement et progressivement : d’abord Alexa et Siri, maintenant ChatGPT. Nous consommons davantage de sons et pensons à voix haute ». C’est un peu comme si nous avions plus qu’avant besoin de moduler notre expression pour comprendre nos émotions, comme le montrent toutes ces vidéos de gens en pleurs dans leurs voitures qui se confient à eux-mêmes et aux autres en vidéo. « La voix abolit la distance entre la pensée et l’expression. C’est le registre idéal pour une époque qui valorise la présence plus que la patience. Quand on parle à un appareil, ou qu’on écoute quelqu’un parler dedans, on s’affranchit du délai qu’imposait autrefois l’écriture. La pause entre l’idée et son expression, cette pause qui rendait l’écriture possible, a quasiment disparu »

Dans un très long billet, le journaliste James Marriott constate que la lecture nous apprenait autrefois à penser de manière séquentielle – à ralentir et à structurer notre pensée – et que cette capacité se perd. Partout, la lecture est en recul. « Les sociétés orales pré-alphabétisées paraissent souvent aux visiteurs de pays alphabétisés remarquablement mystiques, émotionnelles et antagonistes », explique-t-il. « Avec la disparition progressive des livres, nous semblons revenir à ces habitudes de pensée orales. Notre discours sombre dans la panique, la haine et les conflits tribaux. La pensée anti-scientifique prospère jusqu’au plus haut niveau du gouvernement américain »

« Sur le papier, leurs arguments sembleraient absurdes. À l’écran, ils sont persuasifs pour beaucoup ». « L’ignorance était un pilier de l’Europe féodale. Les profondes inégalités de l’ordre aristocratique pouvaient se maintenir en partie parce que la population n’avait aucun moyen de prendre conscience de l’ampleur de la corruption, des abus et des dysfonctionnements de ses gouvernements ». L’imprimé a été une condition préalable et indispensable à la démocratie, rappelle Marriott, qui s’inquiète des conséquences de sa disparition. « À l’ère des vidéos courtes [voir également notre article : « L’ère post-TikTok va continuer à bouleverser la société »], la politique favorise l’exacerbation des émotions, l’ignorance et les affirmations non étayées. Ces circonstances sont extrêmement propices aux charlatans charismatiques. Inévitablement, les partis et les politiciens hostiles à la démocratie prospèrent dans ce monde post-alphabétisé. L’utilisation de TikTok est corrélée à une augmentation du score électoral des partis populistes et de l’extrême droite. » « Les oligarques de la tech ont autant intérêt à l’ignorance de la population que le plus réactionnaire des autocrates féodaux. » Pour Marriott, nous risquons d’entrer dans un second âge féodal, celui de la société post-alphabétisée.

L’ère de l’oralité numérique

Ce qui émerge pourtant, soutient le spécialiste des médias, Andrey Mir, ce n’est pas l’illettrisme, c’est la post-alphabétisation. Selon lui, nous entrons dans « l’oralité numérique » – un retour aux schémas de pensée oraux, mais médiatisés par la technologie numérique. Un retour à l’impulsivité et à l’immersion environnementale. Dans l’interview que lui consacre Katherine Dee, Andrey Mir explique : « l’oralité numérique n’est ni vocale ni orale – ce n’est pas sa caractéristique principale. Il ne s’agit pas de transmettre des informations ou de communiquer oralement. L’oralité numérique est un phénomène culturel et cognitif induit par les nouveaux médias, qui peuvent ou non utiliser des canaux vocaux/audio »

Avant l’écriture, les êtres humains étaient immergés dans un environnement physique (la nature) et social (la tribu). Ils recevaient simultanément des informations de leur environnement, à la manière d’un « espace acoustique », selon l’expression du théoricien des médias Marshall McLuhan. L’écriture les a détachés de cet environnement et les a contraints à se plonger dans la contemplation d’idées et de pensées. L’écriture a imposé l’isolement de la vision par rapport aux autres sens, instaurant un état cognitif particulier. Pour McLuhan, le sens isolé de la vision engourdissait les autres sens lorsqu’une personne écrivait ou lisait. Cet isolement visuel et cet engourdissement des autres sens ont transformé la capacité sensorielle de la vision en une faculté cognitive de vision intérieure – ce que Walter Ong appelait le « tournant vers l’intérieur ». L’isolement visuel et le détachement de l’environnement ont permis une concentration prolongée sur les idées. 

Contrairement aux impulsions immédiates propres à l’oralité, l’écriture et la lecture ont permis un délai de réaction, mis à profit pour la contemplation, explique Andrey Mir. Cela a conduit à la délibération, ce qui, là encore, n’est pas typique de l’immersion environnementale « naturelle », où les individus réagissent vite et impulsivement. L’écriture, d’un point de vue purement technique, exige une organisation linéaire du contenu, ce qui a structuré la pensée elle-même. « Le repli sur soi cognitif, rendu possible par l’écriture, a conduit à la théorisation, à la classification, à l’individualisme, à l’introspection, à la structuration du savoir, au rationalisme, etc. » McLuhan avait déjà observé que la radio et la télévision – médias électroniques – requièrent une implication empathique. La « vocalité » de la transmission de l’information n’est pas essentielle, ce qui importe, ce sont les effets sensoriels et cognitifs du média. « Les médias numériques permettent non seulement une « implication empathique » dans l’environnement induit, mais aussi un engagement empathique. Ils ont transposé l’interactivité de type oral jusqu’à l’écriture. Le texte des courriels, et surtout des messageries instantanées et des réseaux sociaux, est utilisé à cette fin. De manière conversationnelle, comme une interaction dans un environnement partagé, semblable à la parole. C’est cela, l’oralité numérique », explique Mir. Elle est qualifiée « d’orale » non pas parce qu’elle est « vocale » (elle peut l’être, mais ce n’est pas essentiel), mais parce qu’elle est conversationnelle, impulsive et immersive. L’oralité numérique n’est donc pas un phénomène « phonétique », mais une condition cognitive et culturelle. 

Paradoxalement, remarque-t-il, le principal « médium technique » de l’oralité numérique reste le texte ; non pas exactement le texte des livres (le texte de l’écriture), mais les SMS – et notamment les signes et les émojis qui servent la conversation et l’expression spontanée de soi, à la manière de la communication orale/tribale. L’oralité numérique achève la retribalisation de McLuhan, estime-t-il. Il s’agit d’un renversement du « repli sur soi » d’Ong, mais d’une manière particulière, à la manière d’un ruban de Möbius : un « repli sur soi-ouverture », car les utilisateurs numériques restent physiquement isolés tout en étant immergés dans un environnement numérique partagé.

Les technologies vocales (par exemple, Siri, Alexa, les mémos vocaux) accélèrent le déclin de la culture imprimée. Les interfaces vocales permettent une interaction conversationnelle, dans laquelle les interlocuteurs s’appuient l’un sur l’autre pour développer le dialogue et non pas seulement sur la structure du discours. L’utilisateur d’appareils vocaux s’engage dans un échange naturellement impulsif et réactif, qui requiert une implication émotionnelle plutôt qu’une réflexion rationnelle. « Tout média vocal et interactif favorise la prédominance de l’émotivité sur la rationalité et inverse de nombreuses autres caractéristiques essentielles de l’alphabétisation ». Habitués au confort et à l’intimité des appareils personnels, les utilisateurs du numérique sont conditionnés à maintenir des frontières physiques et sociales strictes, d’où l’anxiété sociale croissante des jeunes générations. « Ils n’interrogent pas l’IA en public ; ils lui envoient des SMS ou des messages. C’est plus intime et plus confortable ».

« Dès que les voitures autonomes libéreront les conducteurs des mains et des yeux, la part d’audience de la radio diminuera et rejoindra celle des journaux papiers parmi les espèces en voie de disparition. Si les médias d’ambiance (c’est-à-dire ceux qu’on écoute sans s’impliquer) vont rester, ils risquent de devenir secondaires », prophétise Andrey Mir.

« L’alphabétisation a structuré le monde à l’image d’un catalogue. L’éducation consistait essentiellement à étudier ce catalogue de connaissances pour accéder à des savoirs plus spécialisés ». Les premiers sites web étaient organisés comme des livres ou des bibliothèques, avec des tables des matières ou des catalogues. Le champ de recherche a sonné le glas du catalogue. Plus besoin de se souvenir des connaissances engrangées ou de l’arborescence de son ordinateur, puisqu’il suffit d’interroger le champ de recherche de son ordinateur, un moteur de recherche ou une intelligence artificielle générative. La compétence cruciale désormais dans ce mode de fonctionnement est la capacité à formuler des questions pertinentes pour obtenir la meilleure réponse. Une capacité qui ne repose en rien sur la maîtrise de l’écrit traditionnel.

« Une autre compétence médiatique essentielle consiste à apprendre non pas comment utiliser un média, mais comment ne pas l’utiliser ». Comprendre la dimension hormonale de la consommation médiatique est essentiel à l’éducation aux médias, car cela peut nous aider à éteindre un appareil ou à passer d’un appareil à l’autre, avance-t-il encore.

« Les personnes ayant connu une ère pré-numérique savent généralement qu’un effort important engendre des récompenses importantes et multiples. Lire Dostoïevski demande un effort considérable, mais apporte non seulement une révélation intellectuelle, mais aussi un statut social et l’épanouissement personnel ». « Construire une relation amoureuse demande des efforts soutenus, mais apporte bien plus que des relations sexuelles : le confort du mariage et la sécurité de la famille. Cette récompense substantielle exige un effort conséquent – ​​c’était là l’essence même du système effort-récompense dans le monde physique. Les appareils numériques récompensent de simples clics, mais cette récompense est minime. Elle ne satisfait jamais pleinement ; elle se contente de maintenir l’utilisateur en marche. Cela modifie radicalement les circuits neurophysiologiques liés à l’effort et à la récompense. Les médias numériques récompensent la simple présence – un clic suffit pour se montrer, afficher ses préférences – et, par conséquent, c’est la simple présence, et non l’effort, qui acquiert de la valeur. Sur les plateformes numériques, « faire » n’a pas la même importance que dans le monde physique ; ce qui compte, c’est « être » – signaler sa présence. » 

Cette configuration cognitive engendre des conséquences culturelles profondes. La prédominance de « être » sur « faire » conduit à la génération « flocon de neige » et aux politiques identitaires, où l’identité prime sur le mérite. Ce que vous faites importe peu. L’important désormais, c’est l’identité. Et c’est pourquoi on la perçoit comme un gage de réussite, exigeant des récompenses ou des sanctions basées sur l’identité et non sur les actes. 

Un autre effet de la transition numérique est la diminution de la capacité des individus à fournir des efforts soutenus. Le cerveau n’est pas conditionné à fournir un effort soutenu et prolongé lorsque la récompense se résume à un simple clic. Par conséquent, le niveau d’éducation baisse, les carrières deviennent plus difficiles à construire, la vie personnelle plus ardue, etc. Globalement, l’anxiété sociale augmente. 

La solution à ce problème commence par l’éducation parentale, explique encore Mir. En règle générale, l’accès des enfants aux différents médias devrait suivre les étapes de l’évolution médiatique de l’humanité : jouets et jeux actifs, écoute des récits des parents, lecture, médias électroniques, et seulement ensuite, vers l’âge de 14 ans, appareils tactiles. Si cet ordre est inversé et que les appareils numériques précèdent les jouets et les livres, le cerveau ne bénéficiera pas de la stimulation neuronale associée aux médias précédents : coordination œil-main, orientation spatiale, concentration, persévérance, effort soutenu et récompense différée. 

Cependant, le monde est déjà passé des médias imprimés aux appareils numériques, et nous vivons actuellement la transition de la culture écrite à l’oralité numérique. Aucune stratégie personnelle ne peut annuler ou inverser ce changement, conclut-il. Nous devons donc nous y adapter. 

Le copier-coller, comme oralité

Dans la Suite dans les idées, Sylvain Bourmeau recevait récemment le chercheur Allan Deneuville, auteur notamment de Copier-Coller, le tournant photographique de l’écriture numérique (UGA,2025) qui expliquait que l’un de nos gestes d’écriture le plus courant, le copier-coller, n’en est pas un. Pour lui, cela consiste à écrire avec de la photographie, car copier-coller, consiste bien plus à photographier un texte et à le déplacer. Dans l’acte même de copier-coller, on n’écrit pas. Le copier-coller, au même titre que les SMS ou les vocaux, tient d’un support de l’oralité numérique. 

Deneuville pose les mêmes questions que Mir : nous n’interrogeons pas suffisamment ce que signifie écrire avec de la photographie. « Qu’est-ce que cela change à l’écriture et à la pensée, quand écrire ne consiste plus à écrire, ne consiste plus à faire passer la manière textuelle par notre propre écriture dans la pensée ? » La copie est aussi ancienne que l’écriture, rappelle Deneuville. Elle répond à deux injonctions : aller vite et être exacte. La copie manuscrite et photographique finissent par se mélanger avec la photocomposition et le photocopieur. Le copier-coller, inventé par Larry Tesler chez Xerox date de cette même époque. 

Pour Deneuville, le copier-coller a des effets sur notre manière même d’écrire. Le copier-coller est d’abord un moyen de mieux écrire, comme les élèves ont recopié  Wikipédia ou les contenus de l’IA. Nous devons trouver les modalités d’une « pédagogie du copié-collé », car le copié-collé permet tout de même d’avoir une connaissance accrue des textes. Quand on copie-colle, l’enjeu est de masquer ce qui est copié, de le faire disparaître, explique-t-il. Il faut une compréhension logique du texte pour éviter les ruptures. C’est la mythologie de l’écriture elle-même qu’il faut défaire, estime Deneuville. C’est-à-dire nous défaire du « fantasme de l’écriture »

Pour Bourmeau, copier-coller, c’est cadrer et composer, ce qui nécessite bien plus de créativité qu’on le pense. Pour Deneuville, voilà longtemps que nous savons considérer la photographie comme de l’art. Faire de la photographie avec du texte, devrait nous inviter à faire du traveling, du cadrage, du collage, de la contextualisation, de la composition, du montage… de texte. 

Pour Deneuville, l’arrivée de l’IA dans les apprentissages sonne comme une panique morale, notamment pour tous ceux qui ont une pratique professionnelle de l’écriture. Si cette panique est certainement exagérée tant nous réifions l’écriture, nous ne devons pas pour autant diminuer les risques que l’IA fait peser. Les étudiants l’utilisent d’abord pour écrire sans faire de fautes : c’est notre rapport social qui est interrogé par ces outils qui nous poussent à écrire mieux.  

Vers la folklorisation d’internet ?

« Internet est inondé d’images politiques générées par l’IA que personne ne prend pour la réalité », explique la psychologue sociale finlandaise Zea Szebeni dans un billet pour la newsletter Peripheral Politics. Le débat sur la désinformation, s’est beaucoup concentré sur les deepfakes, ces contrefaçons réalistes utilisées comme outils de déstabilisation politique… qui présentent des risques réels. Mais ce débat oublie que l’essentiel des images générées par l’IA n’ont pas la prétention à tromper. Bien souvent, personne ne les prend pour la réalité. Elles viennent la compléter, construire une atmosphère émotionnelle autour de la réalité, lui donner des formes de résonances émotionnelles, comme si elle permettait de générer un folklore, c’est-à-dire « des variations infinies sur les mêmes archétypes, constamment adaptés et partagés », qui façonnent notre perception sans jamais prétendre à la réalité

Dans les cultures orales, la « vérité » ne résidait pas principalement dans l’exactitude des faits, mais dans la résonance, rappelle la chercheuse : une histoire avait de l’importance si elle aidait les gens à comprendre leur monde, si elle pouvait être mémorisée et partagée. Puis vinrent l’écriture et l’imprimerie, qui ont tout changé. L’alphabétisation a encouragé la pensée linéaire et l’idée que la vérité pouvait être figée dans des textes faisant autorité. L’information est devenue vérifiable par la consultation des sources. Mais les médias numériques nous ramènent en arrière. Walter Ong a appelé cela une « oralité secondaire » ; nous n’avons pas perdu l’écriture, mais nous avons acquis en parallèle un système qui ressemble à la communication orale.

L’information ne réside plus dans un stockage stable, mais dans une circulation constante. Comme le souligne le journaliste de Vox, Eric Levitz : « l’information ne s’ancre pas lorsqu’elle est stockée ; elle s’ancre lorsqu’elle circule ». Ainsi, la répétition crée la réalité. Dans ce contexte, les images politiques générées par l’IA fonctionnent moins comme des affirmations factuelles que comme des mythes en circulation – évaluées non pas comme vraies ou fausses, mais comme pertinentes ou insipides.

« Nous ne sommes pas (seulement) confrontés à une crise où il est devenu impossible de distinguer le vrai du faux. Nous sommes confrontés à quelque chose de plus étrange encore, où la vérité se heurte aux récits mythiques, et dans cette compétition, les faits sont souvent désavantagés. » Mais si on peut débunker une fausse information ou un deepfake, il est plus difficile de défaire un folklore. Pour Zea Szebeni, ces productions tiennent du « lore », d’un univers folklorique, des récits qui se répètent, circulent, s’inscrustent. « Ces productions n’ont pas besoin de tromper pour fonctionner ; il leur suffit de circuler, de se répéter, de s’intégrer à la mythologie ambiante dans laquelle nous baignons. Et comme l’IA rend la production de mythes quasi gratuite, nous vivons tous désormais au sein de multiples légendes concurrentes, chacune renforcée par l’abondance algorithmique ». Ces lores fabriquent des perceptions, les recyclent, les renforcent, même si on sait qu’elles sont fausses. La circularité des fausses images de Trump par exemple renforce sa présence, sa posture, qu’elles soient jugées pertinentes pour les uns ou délirantes pour les autres. Le folklore entretient les représentations, comme l’IA les sédimentent.

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Améliorer l’accès aux données des plateformes

Le Knight-Georgetown Institute (KGI) a réuni un groupe d’experts afin d’évaluer conjointement les recherches existantes et d’élaborer un cadre visant à améliorer l’accès aux données des plateformes. Ce nouveau cadre, « Better Access », constitue un référentiel pour un accès indépendant aux données des plateformes. Il établit des exigences minimales pour les plateformes. 

Toutes les données des plateformes n’ont pas la même importance ; certains comptes et contenus exercent une influence bien plus grande que d’autres, expliquent ses promoteurs pour Tech Policy Press. Le cadre « Better Access » se concentre sur le sous-ensemble de publications, de comptes et d’interactions publiques les plus importants pour la vie civique : les données qui révèlent qui détient l’influence, quels contenus se diffusent et comment les entreprises technologiques amplifient, ou atténuent, la voix de certaines personnes. 

Ce cadre définit quatre catégories de données à forte influence : les contenus largement diffusés, les comptes gouvernementaux et politiques, les comptes publics et les comptes d’entreprises notables, et les contenus sponsorisés. Ce cadre détaille les seuils applicables à ces catégories. En se concentrant sur ce segment de données plus restreint, il favorise la transparence, la protection de la vie privée et l’éthique, réduisant ainsi les risques pour la vie privée (sans toutefois les éliminer complètement). Il privilégie les comptes et les contenus dont la publicité et la valeur publique sont clairement définies, tout en établissant des conditions d’accès réalistes aux plateformes. Cependant, les données ne sont utiles que si elles sont accessibles et utilisables. C’est pourquoi ce cadre propose trois moyens pour les plateformes de faciliter l’accès aux données : une interface de données proactive, des demandes personnalisées de la part des chercheurs et une collecte de données indépendante. Ensemble, ces mécanismes renforcent la flexibilité, la pertinence, l’intégrité des plateformes et la responsabilité dans divers contextes de recherche.

Un moyen de donner un cadre pertinent et de structurer les rapports de transparence qu’exige la Commission européenne des grandes plateformes, qui peinent à produire des résultats pertinents, faute de savoir quoi leur demander, comme nous le disions il y a quelques années.

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Vérification d’âge (2/4) : de l’impunité des géants à la criminalisation des usagers

Avec la vérification d’âge : la modération des plateformes au profit des géants

Pour Molly Buckley de l’Electronic Frontier Foundation (EFF), principale organisation non gouvernementale américaine de défense des libertés numériques, la vérification d’âge est une aubaine pour les géants du numérique. Aux Etats-Unis, bluesky a mis en place des mesures de vérifications d’âge dans le Wyoming, dans le Dakota du Sud et a fermé ses accès dans le Mississippi suite à la promulgation, là encore, de lois sur la vérification d’âge. Pour l’EFF, les difficultés de Bluesky montrent que ces lois vont écraser les petites plateformes qui ne peuvent pas absorber les coûts des mesures de vérification et renforcer le pouvoir des plus grandes plateformes. « Les obligations de vérification de l’âge concentrent et consolident le pouvoir entre les mains des plus grandes entreprises, seules entités disposant des ressources nécessaires pour mettre en place des systèmes de conformité coûteux et assumer des amendes potentiellement colossales ». C’est le même constat que fait l’EFF au Royaume-Uni : les plus grandes plateformes « ont mis en place des mesures de vérification de l’âge étendues (et extrêmement maladroites), tandis que des sites plus petits, notamment des forums sur la parentalité, l’écologie et les jeux vidéo sous Linux, ont été contraints de fermer ». L’EFF donne l’exemple du “Forum du Hamster”– un forum britannique pour discuter de tout ce qui touche au petit rongeur domestique, qui a fermé ses forums, pour renvoyer ses utilisateurs vers un simple compte Instagram, et donc vers les géants des réseaux sociaux ! Pour Molly Buckler, l’OSA (Online Safety Act) est en train de flécher le trafic vers les seuls géants du net, qui seront les mieux à même de censurer les utilisateurs. C’est une loi pour consolider le pouvoir des géants au plus grand cauchemar des utilisateurs dont les ressources communautaires vont s’atrophier.

Dans un autre article pour l’Electronic Frontier Foundation, Molly Buckley rappelle que la loi sur la vérification d’âge au Royaume-Uni ne concerne pas que les contenus à caractère sexuel, mais englobe une large catégorie de contenus « préjudiciables ». Préventivement, plusieurs forums sur la parentalité, les jeux vidéo ou l’écologie ont préféré fermer leurs portes pour éviter le risque d’amendes et les complexités de la conformité à la loi. La plateforme Reddit au Royaume-Uni a été contrainte de s’enfermer derrière des barrières de vérification d’âge. Et cela n’a pas concerné que les canaux dédiés aux contenus explicites, mais également à nombre de sous-groupes dédiés à l’identité, au soutien LGBTQ+, au journalisme, aux forums liés à la santé publique comme ceux dédiés au menstruations ou aux violences sexuelles. « L’OSA définit le terme « préjudiciable » de multiples façons, bien au-delà de la pornographie. Les obstacles rencontrés par les utilisateurs britanniques correspondent donc exactement à ce que la loi prévoyait. L’OSA entrave bien plus que l’accès des enfants à des sites clairement réservés aux adultes. En cas d’amendes, les plateformes auront toujours recours à la surcensure. »

L’EFF est surtout étonné que l’OSA ait contraint Reddit à la censure, notamment explique  Buckley parce que Reddit a été une plateforme qui a œuvré à la défense de la liberté d’expression. Même si on peut lui reprocher des excès en la matière, Reddit s’est attelé à résoudre ses problèmes. Elle a été la seule plateforme à obtenir la meilleure note de l’analyse de la modération des plateformes par l’EFF en 2019, notamment parce qu’elle a mis en place une modération souvent qualifiée de remarquable (mais pas parfaite). Pour l’EFF, les mesures de vérifications d’âge ne protégeront pas les adolescents, car ceux-ci trouveront toujours des moyens pour les contourner et se rendre sur des sites toujours plus douteux, où la modération est moindre, les risques plus importants

Pour l’EFF, l’exclusion des publics d’importantes communautés sociales, politiques et créatives est problématique. « Les mandats de vérification de l’âge sont des régimes de censure » et la régulation de la pornographie n’est bien souvent que la partie émergée d’une censure qui va bien au-delà et qui permet très rapidement de censurer des contenus parfaitement légaux, notamment ceux relatifs à l’éducation sexuelle ou à l’actualité. « Les questions de modérations ne sont pas simples : on glisse vite d’une condamnation morale à une condamnation politique », observait déjà le chercheur Tarleton Gillespie dans son livre sur la modération. Et l’EFF de prévenir les Américains du risque qu’ils courent à leur tour. 

Du flou des contenus à modérer… à la régulation individuelle

Dans un autre billet datant de janvier, Paige Collings and Rindala Alajaji de l’EFF rappelaient que le problème des lois pour la protection des jeunes exigeant la vérification de l’âge des internautes, c’est qu’elles ne concernent pas seulement a pornographie en ligne, comme elles aiment à se présenter. Derrière la lutte contre les contenus « dangereux », les gouvernements s’arrogent de plus en plus le pouvoir de décider des sujets jugés « sûrs ». Pas étonnant donc, que les contestations à l’encontre de ces lois se multiplient. En fait, la question du « contenu sexuel » par exemple est définie de manière vague et peut concerner des films et vidéos interdits aux moins de 18 ans, comme des contenus d’éducation sexuelle ou des contenus LGBTQ+. D’autres énumèrent des préjudices causés par les contenus, mais là encore, vaguement définis, comme les violences qui doivent être limitées, alors que les représentations de la violence servent aussi de moyens pour les dénoncer. Sans compter que les plateformes ont déjà des politiques de modération qui qualifient nombre de contenus qui ne tombent pas sous le coup de la loi comme préjudiciables, comme l’expliquait Tarleton Gillespie dans Custodians of the Internet (Yale University Press, 2018). Bref, bien souvent la censure de contenus non pornographiques n’apparaît aux gens qu’une fois que ces lois sont mises en œuvre. En Oklahoma, le projet de loi sur la vérification de l’âge entré en vigueur le 1er novembre 2024 défini comme contenu préjudiciable aux mineurs toute description ou exposition de nudité et de « conduite sexuelle », ce qui implique que des associations sur la sexualité et la santé comme Glaad ou Planet Parenthood doivent mettre en place des systèmes de vérification d’âge des visiteurs. Pour éviter d’éventuelles poursuites judiciaires, ces associations risquent de mettre en place une surcensure.

Toutes ces lois rendent les autorités administratives et les plateformes arbitres de ce que les jeunes peuvent voir en ligne, explique encore l’EFF. C’est le cas du Kids Online Safety Act (Kosa), américain, validé par le Sénat mais pas par la Chambre des représentants, défendue ardemment par la sénatrice américaine Marsha Blackburn qui l’a promue pour « protéger les mineurs des transgenres ». Si la censure des contenus LGBTQ+ par le biais des lois de vérification de l’âge peut être présentée comme une « conséquence involontaire » dans certains cas, interdire l’accès aux contenus LGBTQ+ fait partie intégrante de la conception des plateformes. L’un des exemples les plus répandus est la suppression par Meta de contenus LGBTQ+ sur ses plateformes sous prétexte de protéger les jeunes utilisateurs des « contenus à connotation sexuelle ». Selon un rapport récent, Meta a caché des publications faisant référence au hashtag LGBTQ+, le filtre contenu sensible étant appliqué par défaut aux mineurs, faisant disparaître les hastags #lesbienne, #bisexuel, #gay, #trans et #queer. Si Meta a visiblement fait machine arrière depuis, on constate qu’une forme de censure automatisée vague et subjective s’étend sur nombre de contenus et notamment sur l’information sur la santé sexuelle. Pour les jeunes, notamment LGBTQ+, plus exposés au harcèlement et au rejet, l’accès aux communautés et aux ressources numériques est essentiel pour eux, et en restreindre l’accès présente des dangers particuliers, rappelle un rapport du Gay, Lesbian & Straight Education Network (Glsen). Mais il n’y a pas que ces publics que la censure des contenus d’information sexuel met en danger… A terme, ce sont tous les adolescents qui se voient refuser une information claire sur les risques et la santé sexuelle. Or rappellent des chercheurs espagnols pour The Conversation, l’exposition à la pornographie façonne les expériences affectives et normalisent l’idée que le pouvoir, la soumission et la violence font partie du désir. Mais, rappellent-ils, c’est bien « l’absence d’une éducation sexuelle adéquate qui est l’un des facteurs qui contribuent le plus à la consommation précoce de pornographie ».

Pour l’EFF enfin, il est crucial de reconnaître les implications plus larges des lois de vérification d’âge sur la vie privée, la liberté d’expression et l’accès à l’information. Notamment pour ceux qui tentent de préserver leur anonymat. « Ces politiques menacent les libertés mêmes qu’elles prétendent protéger, étouffant les discussions sur l’identité, la santé et la justice sociale, et créent un climat de peur et de répression »

« La lutte contre ces lois ne se limite pas à défendre les espaces en ligne ; il s’agit de protéger les droits fondamentaux de chacun à s’exprimer et à accéder à des informations vitales.» Dans un autre article encore, Paige Collings, rappelle que « les jeunes devraient pouvoir accéder à l’information, communiquer entre eux et avec le monde, jouer et s’exprimer en ligne sans que les gouvernements ne décident des propos qu’ils sont autorisés à tenir ». 

En fait, la proposition d’interdire les contenus aux plus jeunes permet assurément de simplifier la modération : aux plus jeunes, tout est interdit… Mais pour le public majeur, conscient des risques, tout est autorisé. C’est à chacun de réguler ses usages, pas à la société. 

La même injonction à une régulation qui ne serait plus qu’individuelle traverse la société. C’est à chacun de trier ses poubelles et ceux qui ne le font pas seront condamnés pour ne pas l’avoir fait, comme c’est à chacun d’être conscient des risques de ses usages numériques, et d’en subir sinon les conséquences.

Vers la criminalisation des comportements des mineurs

En France, la commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs a rendu son rapport. Ses conclusions sont « accablantes », comme le dit le Monde. Mais l’épais rapport (plus de 1000 pages) est tout de même bien problématique, comme l’analyse très pertinemment le journaliste Nicolas Kayser-Bril dans l’édition du 2 octobre de la newsletter d’Algorithm Watch. Alors que nombre d’universitaires interrogés soulignent que l’utilisation élevée de TikTok est corrélée à l’anxiété et la dépression, le rapport glisse souvent à la simple accusation. Comme si TikTok était seul porteur des maux de la jeunesse. « Les députés ont-ils succombé à la faible capacité d’attention et à l’émotionnalisation qu’ils dénoncent ? Nous ne le saurons jamais, car le Parlement français n’a pas commandé, et ne commandera probablement pas, de rapport sur les effets de Facebook sur les baby-boomers, ni sur l’algorithme de X sur les responsables politiques ». Si le rapport est accablant, il l’est surtout parce qu’il montre le déficit de mise en œuvre du DSA, malgré les obligations, comme l’expliquent Garance Denner et Suzanne Vergnolle de la Chaire de modération des contenus du Cnam

Face à ce déluge d’accusations à l’encontre de TikTok, les 53 recommandations du rapport deviennent rapidement plus surprenantes, puisqu’on n’y trouve pas de proposition d’interdiction de TikTok. On ne trouve pas non plus beaucoup de mesures qui imposent quelque chose à la plateforme, hormis celles qui renforcent ou précisent le cadre du RGPD et du DSA européen (recommandation 8 à destination du suivi des modérateurs de la plateforme), celle invitant à étudier la modification du statut des fournisseurs de réseaux sociaux comme éditeur, les rendant responsables des contenus accessibles (recommandation 10), celle réclamant davantage de ressources pour les signaleurs de confiance (c’est-à-dire les organismes en contact direct avec les plateformes pour signaler les contenus inappropriés), ainsi que celles obligeant les plateformes à fournir des paramètres de personnalisation et de diversification ou pluralisme algorithmique (recommandations 11 et 12, qui consisterait à produire « une norme ouverte pour les algorithmes de recommandation afin que des tiers puissent concevoir des flux “Pour vous” spécifiques. Les utilisateurs pourraient ensuite parcourir “TikTok, sélectionné par ARTE”, par exemple », explique Nicolas Kayser-Bril… Ce qui ne semble pas l’objectif d’un pluralisme algorithmique permettant à chacun de produire des règles de recommandation selon ses choix). En fait, presque toutes les recommandations proposées dans ce rapport sont à l’égard d’autres acteurs. Des plus jeunes d’abord : en imposant la fermeture d’accès à TikTok au moins de 15 ans, en proposant un couvre-feu pour les 15-18 ans et en envisageant d’étendre l’interdiction dès 2028 aux moins de 18 ans

Mais l’essentiel des recommandations portent sur le développement de messages de prévention à l’école et dans les services de prévention comme auprès des parents et des services de l’enfance. Des services déjà bien souvent surchargés par les injonctions. Aucune recommandation n’exige de TikTok de renforcer l’accès à des données pour la recherche ou de corriger ses algorithmes pour moins prendre en compte le temps passé par exemple ! 

Si le rapport ne fait pas (encore) de propositions pour condamner les jeunes qui accéderaient aux réseaux sociaux malgré l’interdiction, elle propose de créer dès 2028 un nouveau délit de « négligence numérique » (recommandation 43) à l’égard des parents qui laisseraient leurs enfants accéder aux réseaux sociaux. Un peu comme si dans les années 50 on avait supprimé les aides sociales aux parents qui laissaient écouter du rock à leurs enfants sous prétexte de « négligence musicale ». Ce que suggère cette recommandation qui doit être étudiée par des experts d’ici l’échéance, c’est que la vérification de l’âge va conduire à la criminalisation des comportements des plus jeunes

Pour l’instant, on n’en entend parler nulle part. Toutes les déclarations sur le développement de la vérification d’âge et du contrôle parental, n’évoquent que la protection des plus jeunes, jamais les peines qui pourraient advenir… plus tard. Mais du moment où elles seront en place, on voit déjà s’esquisser la perspective de criminaliser les adolescents et leurs parents qui ne respecteraient pas ces règles. L’implicite ici, consiste d’abord à interdire, puis demain, à condamner. Après la mise en place de la barrière d’accès, viendra la condamnation de ceux qui chercheront à la contourner. Va-t-on vers une société qui s’apprête à condamner des gamins de 14 ans pour être allé chercher des contenus pornos en ligne ? Vers des médias qui seront condamnés pour avoir laissé des enfants accéder à des images de répression violentes de manifestations ? Vers des parents qui seront condamnés pour avoir laissé leurs enfants accéder à internet ? Les 16-18 ans seront-ils condamnés pour être allé cherché de l’information sur la prévention sexuelle ou parce qu’ils se sont connectés sur TikTok au-delà de 23 heures ? Où parce qu’ils auront échangé une vidéo de Squeezie ?

La vérification d’âge nous conduit tout droit à une « nouvelle pudibonderie », disait pertinemment le journaliste David-Julien Rahmil pour l’ADN. Renforçant celle déjà l’œuvre sur les grandes plateformes sociales qu’observait en 2012 Evgeny Morozov ou le chercheur Tarleton Gillespie dans son livre, dont les systèmes automatisés surcontrôlent déjà la nudité plutôt que la pornographie. 

L’autre risque, à terme, c’est l’élargissement sans fin de la vérification d’âge à tous types de contenus, notamment au secteur marchand comme l’a montré la polémique des contenus explicites découverts sur des sites de commerces en ligne. Pour la haut-commissaire à l’enfance, Sarah El Haïry, « la protection des enfants en ligne ne peut souffrir d’aucune faille », soulignant par là le risque maximaliste des règles à venir (et ce alors que la protection sociale à l’enfance par exemple n’est que failles). Au risque que ces règles deviennent des couteaux suisses, faisant glisser la surveillance des contenus pornographiques à la surveillance de l’internet, comme le disait avec pertinence le journaliste Damien Leloup dans une analyse pourLe Monde, au prétexte que le « risque » pornographique est partout. 

Qu’on s’entende bien. Loin de moi de défendre TikTok (pas plus que Meta ou X). Mais la criminalisation des comportements des enfants et des parents sans imposer de mesures de régulation claires aux entreprises et d’abord à elles, me semble une voie sans issue. La vérification d’âge accuse la société des dégâts sociaux provoqués par les décisions des plateformes sans leur demander ni de données, ni de correctifs. En criminalisant les mineurs, elle ne propose qu’une nouvelle ère de contrôle moral, sans nuance, comme s’en émouvait pour The Conversation, le spécialiste en gestion de l’information, Alex Beattie.

Hubert Guillaud

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Tarifs sous IA : vers l’hyper-personnalisation à grande échelle

« La véritable contribution de l’IA à l’humanité pourrait bien être de maximiser les profits des entreprises en exploitant les données personnelles pour augmenter les prix. En réalité, c’est déjà le cas », explique le journaliste David Dayen, le rédacteur en chef de Prospect Magazine. Uri Yerushalmi, cofondateur et directeur de l’intelligence artificielle de Fetcherr, une société israélienne de conseil en tarification dont les clients comptent une demi-douzaine de compagnies aériennes à travers le monde développe des agents commerciaux automatisés pour simuler les dynamiques de marchés, analyser et fixer les prix. L’atout de Fetcherr, inspiré des techniques de trading haute fréquence, estime son promoteur, c’est que l’utilisation du système permet d’adapter les prix plutôt qu’ils ne soient stables et linéaires. « La dynamique est bien plus proche de celle du NASDAQ ou des marchés financiers, où les prix fluctuent beaucoup plus fréquemment car chaque changement sur le marché entraîne une réaction immédiate. » Fetcherr promet à ses clients une augmentation annuelle du chiffre d’affaires de plus de 10 %. Mais les dindons de ces variations, ceux qu’on dépouille de leur argent, « c’est vous et moi »

Pour l’avocat Lee Hepner, de l’American Economic Liberties Project, « nous construisons maintenant les plateformes qui contrôlent la circulation de l’argent ». La tarification pilotée par la technologie est plus répandue qu’on ne le pense, rappelle Prospect Magazine qui avait consacré tout un numéro au sujet (dont nous avions rendu compte). En février, le journaliste Keith Spencer avait montré dans SFGate que selon la localisation de son IP, les prix de réservation d’une chambre d’hôtel pouvaient passer du simple au double. Stephanie Nguyen et Sam Levine, ancien directeur du Bureau de la protection des consommateurs de la Commission fédérale du commerce, ont récemment publié un article sur la manière dont les données collectées par les cartes de fidélité servent surtout à augmenter les tarifs : « plus un client est fidèle, plus ses données sont collectées et plus il paie ». « Voulons-nous vraiment un monde où il faudra payer un supplément pour faire ses achats anonymement ? », questionne Sam Levine. 

Plusieurs techniques sont mobilisées pour augmenter les prix. La surveillance des profils de consommation des consommateurs, la tarification dynamique qui fait grimper les prix lorsque la demande augmente et l’abonnement (avec leurs politiques de résiliation compliquées : il fallait 23 étapes et 32 actions pour résilier l’un des abonnements que proposait Uber et la politique de résiliation d’Amazon Prime qui a coûté 2,5 milliards d’amende à Amazon, était surnommée l’Iliade, en référence au long et difficile combat d’Ulysse pour la surmonter. 

« L’offre et la demande ne déterminent plus à elles seules les prix, comme l’explique la théorie économique. La tarification basée sur l’IA est devenue plus importante que le volume des ventes ou la qualité des produits », assène Dayen. 

« Les démocrates de la Chambre des représentants ont proposé un projet de loi visant à interdire la tarification basée sur la surveillance et la fixation des salaires par la surveillance. La pratique dite de « tarification progressive », qui consiste à ajouter des frais cachés lors d’une vente, a été de facto interdite pour la billetterie d’événements et les séjours hôteliers par une réglementation de la FTC finalisée en mai. Mais avec le contrôle du Congrès par les Républicains, le véritable enjeu se situe désormais au niveau des États. Des interdictions de la tarification basée sur la surveillance ont été introduites en Californie, au Colorado, en Géorgie, dans l’Illinois et au Minnesota ; des interdictions de la tarification dynamique pour les supermarchés et les restaurants ont été introduites à New York et dans le Maine. En juillet, 24 États avaient examiné des projets de loi concernant une forme ou une autre de tarification assistée par la technologie, selon un outil de suivi de Consumer Reports ». 51 projets de loi sur la fixation algorithmique des prix ont été déposés à travers le pays lors de la seule session législative de 2025. « Il s’agit d’une première étape potentiellement très importante pour rééquilibrer l’économie en faveur des consommateurs », estime Hepner. En Californie, le projet de loi AB 446, qui proposait d’interdire la tarification fondée sur les données personnelles, a été suspendu, donnant ainsi aux promoteurs le temps de rallier des soutiens. Des entreprises de tous les secteurs, même celles non soupçonnées de pratiquer cette tarification, ont afflué à Sacramento pour défendre leurs pratiques. La ville de New York a adopté une loi sur la transparence exigeant que les transactions concernées incluent une fenêtre contextuelle indiquant : « Ce prix a été fixé par un algorithme utilisant vos données personnelles. » Pas sûr pourtant que ces avertissements suffisent. 

Dayen souligne que la complexité des calculs rend le travail du régulateur de plus en plus difficile. Lyft, pionnier de la tarification dynamique, a réagi à la colère des usagers, dont les tarifs augmentaient précisément aux moments où ils en avaient le plus besoin, en optant pour Price Lock, un service d’abonnement qui plafonne les tarifs sur certains trajets, moyennant un forfait mensuel. 

Pour Sam Levine, nous devrions revenir à des prix publics avant que la situation soit hors de contrôle. L’autre levier, consiste à limiter la collecte de données. Une norme de minimisation des données pourrait empêcher l’utilisation des informations personnelles à des fins de tarification, estime Ben Winters, responsable de l’IA et de la vie privée à la Fédération des consommateurs américains. Mais aux Etats-Unis, les projets de loi pour renforcer la protection des données n’arrivent pas à être promulgués :  « trop d’entreprises ont investi dans l’économie de la surveillance pour qu’on puisse la faire disparaître par la loi », estime Dayen. « Les lobbyistes de l’industrie technologique n’ont qu’une seule spécialité : anéantir les lois sur la protection de la vie privée », souligne le juriste Tim Wu, dans son nouveau livre, The Age of Extraction : How Tech Platforms Conquered the Economy and Threaten Our Future Prosperity (Bodley Head, 2025, non traduit). 

La meilleure façon de lutter contre ces pratiques n’est peut-être pas de s’attaquer à la collecte de données pour les limiter, mais plutôt à ceux qui les reçoivent, les partagent et les traitent, courtiers et consultants en tarification par exemple, estime Dayen. « La vente de données pourrait être considérée comme déloyale ou trompeuse au regard des lois étatiques sur la protection des consommateurs. De plus, même lorsque les clients consentent à la collecte de leurs données, ils ne consentent pas nécessairement à leur transfert à des tiers »

Pour Dayen, le pire est certainement à venir, car la tarification par IA dans cinq ans ne sera plus la même qu’aujourd’hui. Les compagnies aériennes ont été à l’avant-garde de toutes les innovations tarifaires des 30 dernières années, des frais cachés à la tarification différenciée en passant par les programmes de fidélité, rappelle-t-il. Quel sera le prochain défi ? Fetcherr, qui a levé 90 millions de dollars en 2024 et 42 millions supplémentaires cette année, l’affirmait  clairement sur son site web : « hyper-personnalisation à grande échelle ». Robby Nissan, cofondateur de Fetcherr, a déclaré publiquement que ses systèmes d’IA peuvent « manipuler le marché pour accroître les profits »

Les autres entreprises de conseil en tarification comme Flyr, Pros ou Air Price IQ (toutes positionnées surtout sur le segment de la tarification aérienne) tiennent le même discours : maximiser la disposition à payer des voyageurs en analysant des masses de données. Quand on souhaite prendre un billet d’avion pour Noël, il est devenu impossible de prévoir le prix ou de les comparer. A l’avenir, cela risque d’être Noël tous les jours, sauf pour les consommateurs. Pire, suggère Dayen, à terme, ces conseils en tarification pourraient également permettre aux entreprises aériennes d’ajuster leurs itinéraires pour éviter la concurrence, afin de pouvoir pratiquer les tarifs qu’elles souhaitent. Ajoutez à cela les agents IA qui prendront vos billets d’avion à votre place… et nul ne pourra être certain d’être assuré que les robots agissent dans l’intérêt des consommateurs ou des détaillants partenaires des entreprises d’IA qui fourniront les agents. 
Au consommateurs de réagir, conclut Dayen. Ils détiennent les ressources financières dont les entreprises ont besoin pour prospérer. « Il est encore possible que l’on assiste à un retour à une tarification basée sur les coûts », déclare la sociologue Lindsay Owens,  qui prépare un livre consacré à cette nouvelle ère de la tarification pour 2026 (Gouged : The End of a Fair Price in America, Arnaqués : la fin du juste prix en Amérique). « C’est ainsi que les entreprises ont fonctionné pendant des décennies… Un monde où la tarification est transparente, publique et prévisible est encore envisageable. » On voudrait y croire.

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Fits and Starts [en]

[en]

Heavens, what happened to blogging after 8pm? There was a week there where I seemed on a roll. I was also managing the rest of my life. And the small slice of work. It felt like it was working out.

And these days I’m just too exhausted for pretty much anything. I looked back to my Day One entries to see when I’d started writing like “exhausted” pretty much every day, and it goes back a couple of weeks (at least). What happened? It’s not even clear.

The days go by and I reach my evenings with barely the energy to crawl into bed. I’ve had the return of the headaches, too, after a tiring/tired week and a wonderful (but tiring) week-end at a singing workshop. Days become weeks, to use the worn out turn of phrase.

So, I remember that recovery isn’t linear. I dump links and quick thoughts in Mastodon and each time, regret that I don’t yet have a functional system to help me collect them into a daily or weekly digest-like blog post. My old blogging pal Les Orchard has some flavour of this going on his side, and I’m envious. (Happy for him, but wishing I had what I want too; doesn’t help that I haven’t even really had the energy to describe my vision for it properly, or poke around amongst existing WordPress plugins to see if there is a way to whip up some minimal viable version of it.)

Oscar hasn’t had another epileptic fit (fingers crossed). Pheno doesn’t work for him, so we upped the gabapentin and are crossing toes too. His bloodwork is honestly quite good for a gentleman his age, so it seems he hasn’t said his last word yet. I got a few videos of him in the garden chasing after Juju (who is getting rounder by the day).

It’s 9.30pm. Time to crawl into bed.

(Now that really was a quick blog post.)

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Vérification d’âge (1/4) : vers un internet de moins en moins sûr

Le 25 juillet 2025, dans le cadre de la loi sur la sécurité en ligne (Online Safety Act, OSA) adoptée en 2023, les nouvelles règles de vérification de l’âge sont entrées en vigueur au Royaume-Uni, pour les sites proposant du contenu qualifié de « dangereux », notamment pornographique (mais pas seulement). La loi britannique définit des catégories pour les services en ligne auxquels elle s’applique, en fonction de leurs fonctionnalités et de leur nombre d’utilisateurs actifs par mois. En regard, sont définies différentes catégories de contenus, allant de contenus dits illégaux à des contenus dits nuisibles aux enfants. La loi ne se contente pas de faire la chasse à la pornographie en ligne, c’est-à-dire à des contenus à caractères sexuels explicites, mais déborde très largement de ce seul cadre qui ouvre, en regard des sanctions lourdes, et impose une modération des contenus qui peut aller jusqu’aux images violentes de l’actualité (et pas seulement sanglantes) voire à tous propos sur la sexualité, comme ceux abordant les questions de santé.  

Un renforcement sans précédent de la surveillance et de la censure préventive : la conformité n’est pas contournable

Comme le pointe l’une des plus synthétiques et lumineuses analyses en français sur le loi que j’ai pu lire, celle de Nicolas Morin sur son blog, la loi demande aux plateformes un « devoir de diligence » proactif et fondé sur les risques, mais également impose un comportement « préventif », rendant les plateformes, sites et services en ligne, directement responsables de la sécurité de leurs utilisateurs et du contenu qu’ils rencontrent. « Enfin ! », pourrait-on s’enthousiasmer en pensant qu’on exige un peu plus de contrôle de la part des Gafams. Sauf que le champ d’application de la loi est très large et dépasse les seules plateformes de médias sociaux et les plus grands services en ligne. Elle s’applique jusqu’aux forums, commentaires de blogs et sites de partage de fichiers, même si les obligations les plus strictes s’appliquent aux plateformes les plus importantes. 

Les services en ligne doivent garantir que les enfants aient un « accès adapté à leur âge », ce qui implique une approche faisant appel à des systèmes de filtrage et de modération de contenu adaptés aux différents groupes d’âge qui s’imposent partout. « Les sanctions prévues sont sévères, potentiellement existentielles, en cas de manquement. Les amendes peuvent atteindre 18 millions de livres sterling ou 10 % du chiffre d’affaires annuel mondial d’une entreprise, et les cadres supérieurs peuvent être tenus personnellement responsables pénalement en cas de non-coopération avec le régulateur. » Du fait de la lourdeur des sanctions, avec l’OSA, la conformité réglementaire n’est pas contournable.

Mais surtout, explique Morin, « à un niveau fondamental, l’OSA illustre la bascule d’une logique procédurale à une logique de valeurs ». Jusqu’à présent, la modération de contenu suivait une approche procédurale, se concentrant sur le « comment » plutôt que sur le « quoi ». Cette logique ne disait pas aux plateformes quel contenu spécifique (en dehors de ce qui est déjà manifestement illégal) était bon ou mauvais. Elle imposait plutôt des obligations de moyens et de transparence (souvent très légères, comme des conditions de modération claires, des mécanismes de signalement simples, des processus d’appels, des rapports sur les contenus modérés…). Avec l’OSA et son approche sur les valeurs, les plateformes doivent porter un jugement même sur les contenus et leur impose une obligation de résultat. « Ce faisant, la loi délègue aux entreprises privées et à l’organe de régulation britannique (l’Ofcom) le soin de définir ce qui constitue un discours acceptable dans la société, une mission qui relève normalement du débat démocratique et de la loi pénale ». Le problème est que les contenus qui peuvent être qualifiés de préjudiciables est large et introduit un flou juridique supplémentaire, qui, à l’aune de la sévérité des sanctions, conduit déjà chacun à une sur-modération. « Pour les utilisateurs, l’application des règles devient arbitraire. Un même contenu pourra être supprimé un jour et toléré le lendemain, en fonction du modérateur ou de l’algorithme qui l’examine. Il n’y a plus de prévisibilité, un principe fondamental de l’État de droit »

« En utilisant des termes vagues, le Parlement britannique a, de fait, délégué son pouvoir normatif. Ce ne sont plus les législateurs élus qui définissent précisément les limites de la liberté d’expression, mais l’Ofcom, un régulateur non élu, qui publiera des codes de pratique pour “interpréter” ce que la loi entend par “préjudiciable”, et les plateformes elles-mêmes, qui créeront leurs propres règles internes pour se conformer aux interprétations de l’Ofcom.

Le débat sur ce que notre société tolère comme discours est ainsi retiré de la sphère publique et démocratique pour être confié à des comités de conformité et des régulateurs techniques.

En passant d’une logique procédurale à une logique de valeurs incarnée par des termes vagues, l’Online Safety Act crée un système où la censure devient préventive, privatisée et arbitraire. La quête légitime de sécurité en ligne, sous l’étendard ici de la sécurité des enfants et de la lutte contre le terrorisme, se fait au détriment de la liberté d’expression, de la sécurité juridique et des principes démocratiques fondamentaux. »

« L’obligation pour les plateformes de gérer le contenu « préjudiciable » mais légal les amène, par prudence, à classifier et restreindre l’accès à un large éventail de contenus, y compris les reportages d’actualité, la couverture de la guerre et des conflits, le journalisme d’investigation et les images de manifestations politiques, qui pourraient tous être considérés comme « préjudiciables » ou « dépeignant une violence grave » selon les définitions larges de la loi. Ce système délègue de fait aux entreprises technologiques privées le rôle d’arbitres de l’État en matière de discours acceptable. Alors que les partisans pourraient y voir une application de la responsabilité, les critiques y voient un « cadeau massif à la grande technologie ». Cela renforce leur pouvoir en leur donnant une autorité mandatée par l’État pour décider de ce que les utilisateurs peuvent et ne peuvent pas voir, une fonction quasi-judiciaire pour laquelle les entreprises privées sont institutionnellement mal adaptées et démocratiquement irresponsables. »

Le premier problème de l’OSA est bien le large spectre de ce que son champ réglementaire couvre. Ce n’est pas une loi qui cherche à réguler uniquement les vidéos et les images pornographiques. 

Vers une modération fonctionnelle

La loi s’applique aux sites web, aux services de réseaux sociaux, aux sites de stockage et de partage de fichiers, aux forums en ligne, aux applications de rencontre et aux services de messagerie instantanée. Tous sont désormais tenus de vérifier l’âge des visiteurs si leurs plateformes contiennent du contenu préjudiciable ou inapproprié, rappelle le New York Times. Au-delà des sites pornographiques, les applications qui ont introduit la vérification de l’âge incluent Grindr, le service de rencontres gay ; Discord, l’application de chat social ; et Reddit… Même l’encyclopédie Wikipédia reste menacée de devoir intégrer une vérification d’âge (notamment parce qu’elle entre dans la catégorie des grands services en ligne).  

La majorité des Britanniques – près de 80 % – se sont déclarés favorables aux nouvelles règles, selon un sondage YouGov auprès d’environ 4 400 adultes, peut-être sans toujours comprendre que ces règles ne concernaient pas que les contenus sexuellement explicites, puisqu’après la mise en place des premières mesures effectives, ils n’étaient plus que 69% à soutenir les règles. Mais, selon l’enquête, seule une personne sur quatre environ estime que ces restrictions empêcheront réellement les enfants d’accéder à la pornographie en ligne. Au Royaume-Uni, une vague de résistance s’est également manifestée. Plus de 500 000 personnes ont signé une pétition demandant l’abrogation de la loi sur la sécurité en ligne, critiquée par les défenseurs du droit à la vie privée et de la liberté d’expression. Ces derniers affirment que ces règles constituent un exemple d’abus de pouvoir du gouvernement et les jugent dangereuses pour les personnes souhaitant préserver leur anonymat en ligne. 

Les critiques affirment également que la portée des règles va trop loin, en incluant les forums de loisirs en ligne et divers autres sites. Ils affirment que les petits sites qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour se conformer à la loi devront fermer, notamment parce qu’ils s’exposent à des poursuites juridiques inédites. 

Les contenus sont définis en trois catégories : des contenus primaires prioritaires préjudiciable aux enfants (les contenus pornographiques et de promotion du suicide notamment), les contenus prioritaires préjudiciables aux enfants (contenus incitant à la haine, à l’intimidation ou à la violence notamment) et des contenus non désigné comme dangereux pour les enfants mais qui peuvent leur porter préjudice, c’est-à-dire les perturber, comme des images de violences ou de manifestation. Le problème consiste bien sûr dans les flous de ces définitions : un article qui parle d’un suicide en fait-il la promotion ? Parler des violences d’une guerre ou de manifestations est-il préjudiciable ? Même la définition de la pornographie peut-être plus ou moins lâche : un texte érotique est-il de même nature qu’une vidéo explicite ?  

Face à ces risques, les sites accessibles doivent mettre en œuvre un certain nombre de mesures et notamment la « vérification vigoureuse de l’âge », en développant des algorithmes plus sûrs pour les jeunes publics et en renforçant la modération des contenus. 

Depuis l’entrée en vigueur de ces mesures fin juillet, les plateformes de réseaux sociaux Reddit, Bluesky, Discord et X ont toutes mis en place des contrôles d’âge pour empêcher les enfants de consulter des contenus préjudiciables sur leurs sites. Des sites pornographiques comme Pornhub et YouPorn ont mis en place des contrôles d’âge, demandant désormais aux utilisateurs de fournir une pièce d’identité officielle, une adresse e-mail pour que la technologie analyse les autres services en ligne où elle a été utilisée, ou de soumettre leurs informations à un fournisseur tiers pour vérification de l’âge. Des sites comme Spotify exigent également que les utilisateurs soumettent un scan facial à Yoti, une société tierce de gestion d’identité numérique, pour accéder aux contenus étiquetés 18+. L’Ofcom, qui supervise la mise en œuvre de l’OSA, est allé plus loin en envoyant des lettres pour tenter de faire appliquer la législation britannique aux entreprises basées aux États-Unis. 

La généralisation de la vérification d’âge et du contrôle parental

La contrainte de la vérification d’âge n’est pas que britannique. Elle concerne également  l’Union européenne, les Etats-Unis (une vingtaine d’Etats ayant déjà légiféré en ce sens) et l’Australie. « En France, deux lois successives ont entériné depuis 2020 la vérification d’âge », rappelait Le Monde cet été. En juin, menacé de sanctions par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) s’il ne mettait pas en place une procédure de vérification d’âge, Pornhub a fermé ses accès en France. Si l’Europe a lancé une enquête à l’encontre des principales plateformes de contenus pornographiques, pour qu’elles mettent en place des outils de vérification d’âge plus approprié qu’un simple déclaratif, au motif du DSA et de la taille de leur audience, la Commission estime que fixer une majorité numérique ne relève pas de ses compétences, même si elle travaille à proposer une solution harmonisée de vérification d’âge des internautes. En novembre, les députés macronistes ont déposé une proposition de loi pour interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans, imposer un couvre-feu numérique pour les 15-18 ans de 22 heures à 8 heures, ainsi que l’interdiction des smartphones dans les lycées. Des perspectives défendues par le président lui-même. Des propositions d’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans sont également à l’ordre du jour au Danemark, en Norvège, et au Royaume-Uni (via un autre projet de loi, le Protection of Children Bill).

En Australie, une loi nationale a d’ores et déjà été adoptée. Elle interdit l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 16 ans. En revanche, les applications de messagerie ou celles dévolues à l’éducation et à la santé sont exclues de cette réglementation, tout comme YouTube – sans qu’on comprenne très bien les motivations de cette exclusion. 

« Parallèlement, tous les grands réseaux sociaux ont mis en place, au fil du temps, des outils de contrôle parental et de protection des adolescents, qui permettent notamment de limiter le temps d’utilisation de l’application par les plus jeunes. Certaines plateformes, comme Instagram ou TikTok, limitent ainsi les fonctionnalités des comptes créés par les mineurs, qui sont notamment paramétrés par défaut comme « privés », c’est-à-dire dont le contenu n’est accessible qu’aux personnes acceptées par l’utilisateur.

Les grandes plateformes assurent également utiliser toute une série d’outils automatisés pour détecter les internautes qui mentent sur leur âge lors de leur inscription. En avril, Meta – maison mère d’Instagram – a ainsi annoncé son intention de tester aux Etats-Unis l’utilisation de l’intelligence artificielle pour repérer les profils des jeunes s’étant fait passer pour des adultes afin de les basculer automatiquement en « comptes adolescents ».

La plupart des réseaux sociaux arguent toutefois que la responsabilité du contrôle ne devrait pas leur échoir, mais être confiée aux opérateurs téléphoniques ainsi qu’à Apple et à Google. Ce sont ces deux entreprises qui gèrent les magasins d’applications et sont plus à même, selon les grandes plateformes, de contrôler facilement l’âge des utilisateurs. »

Certains États américains ont également commencé à introduire des législations pour restreindre l’accès à certains sites, notamment pornographiques, aux mineurs, rappelait Le Monde. Les lois de l’Utah et du Texas sont particulièrement contraignante, rappelle la chercheuse Meg Leta Jones pour Tech Policy Press : elles demandent de vérifier l’âge de tous les utilisateurs et les classent en quatre catégories : enfant (moins de 13 ans), jeune adolescent (13-15 ans), adolescent plus âgé (16-17 ans) et adulte (18 ans et plus). « Les deux lois exigent des plateformes d’applications : (1) qu’elles vérifient l’âge des utilisateurs lors de leur inscription par des « méthodes commercialement raisonnables » (par exemple, pièce d’identité, carte de crédit, lecture biométrique), (2) qu’elles relient les comptes des enfants à ceux de leurs parents, (3) qu’elles obtiennent l’autorisation des parents avant que les enfants puissent télécharger des applications ou effectuer des achats, (4) qu’elles indiquent aux développeurs d’applications l’âge de chaque utilisateur et si les parents ont donné leur autorisation, (5) qu’elles informent les parents des modifications importantes apportées aux applications (comme une nouvelle collecte de données) et qu’elles obtiennent à nouveau leur autorisation, et (6) qu’elles transmettent les informations relatives à l’âge aux développeurs de manière sécurisée et chiffrée ». Des mesures qui devraient permettre à l’Etat de poursuivre ceux qui ne les mettraient pas en œuvre au motif de pratiques commerciales trompeuses en vertu de la loi sur la protection des consommateurs et aux parents de porter plainte directement contre les applications et les boutiques d’applications. 

La loi Californienne, elle, privilégie l’auto-déclaration de l’âge (sans vérification d’exactitude). « La Californie exige : (1) un écran simple lors de la configuration de l’appareil demandant aux utilisateurs de saisir leur âge ou leur date de naissance ; (2) que le système d’exploitation partage automatiquement cette information d’âge avec les applications lors de leur téléchargement ; et (3) que les boutiques d’applications obtiennent l’autorisation parentale avant que les enfants de moins de 16 ans puissent télécharger des applications ». Ces différences permettent de comprendre pourquoi Google a soutenu le projet Californien et s’oppose aux projets du Texas et de l’Utah, explique la chercheuse Meg Leta Jones. Au Texas, les géants du web s’opposent à une loi imposant la vérification d’âge sur les magasins d’application d’Apple et Google, au prétexte de la liberté. Facebook soutient pourtant l’obligation faite aux magasins d’applications de procéder aux vérifications d’âge, afin de ne pas avoir à le faire lui-même. Pornhub également. La loi sur la responsabilité des App Stores (App Store Accountability Act) en discussion au Congrès vise pourtant à étendre l’approche de l’Utah et du Texas, mais en plaçant son respect sous la responsabilité de la Commission fédérale du commerce afin d’éliminer les recours privés de parents contre des applications qui ne se conformeraient pas à la législation. Le projet de loi fédéral permettrait d’harmoniser les modalités de contrôle d’âge aux Etats-Unis, explique The Verge

Pour l’instant, la vérification d’âge avance donc en ordre dispersé et tente de faire peser des obligations à certains acteurs plus qu’à d’autres. Plutôt que d’être organisée dès l’achat d’appareil ou la création de comptes, elle a tendance à se propager partout, pour mieux exercer son carcan et éliminer ses failles – quand on pourrait peut-être chercher plutôt à faire progresser globalement les limites d’accès, plutôt que de les imposer partout et penser qu’elles doivent être sans failles. Enfin, la vérification d’âge ne vient pas seule, notamment aux Etats-Unis, où elle se raffine d’un droit de regard renforcé des parents sur les téléphones de leurs enfants, notamment avec le développement du contrôle parental.

Vers un nouvel internet : le contrôle identitaire et moral généralisé 

Pour Wired, nous franchissons une nouvelle étape dans l’ère d’un internet de plus en plus contrôlé, qui pourrait mettre fin à l’anonymat en ligne, comme l’explique Riana Pfefferkorn, chercheuse en politiques publiques à l’Université de Stanford. « Si les gens choisissent de ne pas se connecter [aux moteurs de recherche] pour éviter les contrôles d’âge, cela pourrait avoir un impact considérable sur les méthodes de recherche d’informations en ligne, rationalisées et intégrées », explique Lisa Given, professeure de sciences de l’information à l’Université RMIT en Australie. Pour Riana Pfefferkorn de Stanford : « En fin de compte, la technologie de vérification de l’âge présente un risque pour les enfants qu’elle est censée protéger. Elle entrave leur accès à l’information et peut les exposer à des risques de violation de la vie privée, d’usurpation d’identité et d’autres problèmes de sécurité. » Pour Emanuel Maiberg et Samantha Cole de 404media, les techniques de vérification d’âge s’apprêtent à « refondre en profondeur de l’infrastructure d’Internet ». Pornhub est pourtant, scandale après scandale, bien plus modéré qu’il n’a jamais été. Le risque que fait introduire la vérification d’âge est celui d’un développement de « sites qui ne tiennent aucun compte de la loi et où certains des contenus les plus nocifs disponibles en ligne leur sont activement proposés ». Au Texas, où Pornhub est désormais bloqué, c’est Xvideos qui s’impose désormais et d’autres sites hébergés dans des pays bien moins regardant, avec des contenus plus problématiques encore. Ce que proposent les lois de vérification d’âge, c’est de « ré-embrayer sur le piratage », estiment les journalistes de 404media, c’est-à-dire que le renforcement des règles risque surtout d’assombrir les pratiques faisant naître des galaxies de sites qu’il sera plus difficile de réguler, comme la lutte contre le piratage a contribué à l’exacerber. 

Dans le nouvel internet qu’introduit la vérification d’âge, l’enjeu n’est pas seulement qu’il va être pénible de devoir s’identifier partout en activant la vérification d’âge localement, mais bien plus qu’il n’y aura plus d’internet sans identification. Le mouvement, déjà largement amorcé partout par l’authentification généralisée ne va faire que se renforcer en tentant de réduire toujours plus les espaces de liberté. Au final, la vérification d’âge va surtout renforcer les grands acteurs, ceux seuls à même de développer ces technologies de contrôle

Reste à savoir si la vérification d’âge nous promet un internet plus sécurisé et plus sûr ? Cela risque d’être le cas pour les mineurs effectivement, qui partout autour du monde risquent d’avoir de moins en moins accès à internet et moins accès à l’information quelles que soient ses qualités. Mais, la vérification d’âge ne promet pas une amélioration de la protection pour tous, au contraire. Elle va surtout permettre d’ouvrir les vannes des machines pour tous les majeurs. Elle risque surtout de renforcer la modération pour les plus jeunes et de l’arrêter pour tous les autres. C’est ainsi qu’il faut lire les annonces d’OpenAI à permettre à ses chatbots de produire des contenus érotiques. C’est le sens qu’il faut d’ailleurs donner à un autre projet de loi américain, dénoncé par l’EFF, la loi GUARD, qui oblige à un contrôle d’âge qui s’imposerait à tous les chatbots d’IA destinés au public.Si l’accès aux chatbots va se fermer pour les mineurs, la crise des chatbots compagnons, elle, risque surtout de se résoudre par son accélération. 

Ce que promet la vérification d’âge, finalement, c’est un internet fermé aux enfants et aux adolescents et un internet beaucoup moins sûr pour tous les autres. Un peu comme si on concentrait la régulation sur le seul principe de l’âge et de la responsabilité individuelle. En fait, il est probable que ces lois renforcent encore le peu de prise qu’ont les utilisateurs sur les politiques de modération « unilatérales décidées par les plateformes », comme l’expliquait  le chercheur Tarleton Gillespie dans son livre, Custodians of the internet (Les gardiens de l’internet, 2018, Yale University Press, non traduit – voir notre recension). 

Comme si tous les autres types d’intervention n’avaient pas d’importance. danah boyd ne disait pas autre chose : les projets de lois visant à exclure les plus jeunes des réseaux sociaux ne proposent de mettre en place aucune ceinture de sécurité, mais seulement de ne pas les accueillir dans les véhicules au risque qu’ils ne puissent plus se déplacer. « Les enfants regardent leurs parents plongés toute la journée sur leur téléphones et on est en train de leur dire qu’ils ne pourront y avoir accès avant 18 ans ! En fait, on fait tout pour ne pas interroger les processus de socialisation et leurs limites ». Nous mettons en place un solutionnisme techno-légal. « Le cadre réglementaire n’énonce pas d’exigences de conception spécifiques que les plateformes devraient éviter et n’observent que les résultats qu’elles doivent atteindre ». Le risque enfin, c’est qu’au prétexte du contrôle, nous enterrions toutes les autres modalités politiques, allant de l’éducation à la conception des plateformes. Avec la vérification d’âge, on propose finalement aux géants de concentrer leur modération sur l’exclusion des mineurs, au détriment de toute autre politique

Hubert Guillaud

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« C’est comme ça qu’on vit au Québec »

« Parce que c’est comme ça qu’on vit au Québec, et c’est comme ça qu’on va continuer à vivre, ensemble! »
Qui est ce « on » dont nous parle Jean-François Roberge? Visiblement, les femmes musulmanes portant un voile n’en font pas partie. Pourquoi donc? La première mosquée québécoise a été construite à Ville Saint-Laurent en 1965. Les Maghrébins ont commencé à migrer au Québec par milliers dans les années 1970, à l’époque où nous étions ravis d’accueillir une immigration francophone. Après combien de générations est-ce qu’une personne peut commencer à se considérer québécoise?

« C’est comme ça qu’on vit au Québec »
Je reconnais à cette formulation le mérite d’être honnête. La xénophobie est franchement assumée. Au Québec, on ne porte pas de voile. Vous portez un voile? Vous n’êtes pas Québécoise. Cette vision étriquée de la laïcité est littéralement la seule loi au Québec qu’on associe à ce point à notre identité. Le Québec est depuis longtemps plus restrictif que les autres provinces / états en matière de consommation de tabac ou de possession d’armes à feu, pour ne citer que ces deux exemples, mais on n’a jamais présenté ces distinctions comme des « valeurs québécoises ».

« C’est comme ça qu’on vit au Québec »
On aime se faire croire qu’il existerait au Québec une tradition laïque qui remonterait à la Révolution tranquille. Des histoires qu’on se raconte pour se donner bonne conscience. J’aime rappeler que la première controverse québécoise sur le voile islamique a éclaté en 1994, lorsqu’une élève a été exclue de l’école secondaire Louis-Riel parce qu’elle voulait porter son hidjab, ce qui était contraire aux normes vestimentaires de l’école. Pour l’anecdote, l’élève en question s’appelait Émilie Ouimet. Pour l’anecdote encore une fois, la jeune Émilie a notamment été défendue par le Congrès juif, dont le porte-parole a souligné que le port de la kippa n’a jamais été contesté dans les écoles publiques. Les Québécois s’accommodaient d’un symbole juif, mais un symbole musulman? Voilà qui dépassait les bornes.

Déjà à l’époque, Normand Baillargeon présentait le voile comme une « arme brandie par des intégristes contre l’école républicaine » (« Gérer des normes », Le Devoir, 20 septembre 1994, page B-1) et Christian Rioux le présentait comme un obstacle à l’intégration (« La France voilée », Le Devoir, 19 septembre 1994, p. B-1). L’ironie, c’est que l’école Louis-Riel appartenait à la Commission scolaire catholique de Montréal et dispensait des cours d’enseignement religieux comme toutes les autres écoles. Le Québec ne s’est jamais opposé aux manifestations religieuses dans les écoles avant que l’islam devienne visible dans l’espace public. Voilà à peine 17 ans que les cours d’enseignement catholique ont disparu du programme scolaire. Ce n’est pas ce que j’appelle une tradition. L’islamophobie est implantée au Québec depuis bien plus longtemps que la laïcité.

« C’est comme ça qu’on vit au Québec »
Notre supposé attachement à l’égalité entre les hommes et les femmes est un autre pieux mensonge. On se le répète tel un mantra, comme si toutes les avancées de la condition féminine ne s’étaient pas faites au terme d’un long combat des féministes contre les hommes détenant le pouvoir. Même dans les mouvements de gauche, même dans les syndicats, les femmes ont toujours dû se battre pour convaincre leurs partenaires de lutte de s’intéresser à l’équité salariale ou au harcèlement sexuel. Les femmes ministres telles que Louise Harel et Monique Jérôme-Forget ont dû argumenter pendant des années avec leurs collègues pour obtenir la Loi sur l’Équité salariale en 1996. Aujourd’hui, on parle comme si les hommes québécois avaient toujours accompagné les femmes dans leur lutte pour l’égalité. Voulez-vous bien me dire contre qui les féministes se sont battues?

Le gouvernement qui lutte contre les éducatrices, les enseignants et les infirmières à chaque renouvellement de convention collective pour ne pas trop augmenter leurs salaires, qui refuse d’augmenter le financement des refuges pour femmes et qui a renoncé à construire des logements pour héberger les victimes de violence conjugale parce que ça coûte trop cher ne peut pas se prétendre féministe. Idem pour nos nationaleux qui ne s’intéressent à la condition féminine que lorsqu’il est question d’islam ou de transidentité. Là, c’est vrai, les hommes montent aux barricades.

« C’est comme ça qu’on vit au Québec »
Quand j’entends cette phrase, je repense aux photos partagées par les ministres caquistes pendant le couvre-feu en 2021. Sous prétexte de nous montrer qu’on peut être heureux sans sortir, nos gouvernants étalaient leur luxueux milieu de vie. Les ministres caquistes et moi ne portons pas de signe religieux, mais ça ne signifie pas que nos modes de vie se ressemblent. Je n’ai pas un divan en cuir blanc dans une somptueuse véranda comme Jean-François Roberge, une cour assez grande pour pratiquer le « snowskate » comme François Legault ou un piano de neuf pieds dans un salon plus grand qu’un deux et demi comme André Lamontagne. Je ne me déplace dans une voiture de fonction avec chauffeur privé. Faut-il rappeler que ce gouvernement n’a rien fait pour contrôler l’explosion des loyers depuis 2018 et refuse de financer le transport en commun? Mon mode de vie ressemble probablement beaucoup plus à celui de l’éducatrice musulmane qu’à celui du ministre de la « Laïcité ».

« C’est comme ça qu’on vit au Québec »
Qui a décidé ça et sur quelles bases? Les sondages? Après une campagne de peur contre l’islam menée depuis 20 ans par certains médias sensationnalistes, une armée de commentateurs et quatre ou cinq partis politiques, ce n’est pas étonnant que des mesures répressives contre cette religion en particulier soient appuyées par une majorité de gens qu’on interroge. Il n’y a rien de plus facile que d’appuyer une interdiction qui vise uniquement les autres. Demandez aux gens s’ils sont prêts à payer 5$ par semaine pour interdire le voile aux éducatrices. Vous verriez à quel point leur appui est moins fort que vous pensiez.

« C’est comme ça qu’on vit au Québec »
Le seul but d’une telle phrase est de créer un « Nous » et un « Eux » (pour ne pas dire un « Elles »). On pointe du doigt, on fabrique un coupable, on stigmatise. Tout ça pour aller glaner des votes. Je suis bien conscient que ce n’est pas demain que nos politiciens vont cesser d’exploiter les préjugés contre les musulmans: c’est une stratégie rentable sur le plan électoral. Arrêtons au moins de nous faire croire que notre hostilité envers l’islam vient d’une tradition féministe ou laïque. Les seules traditions sur lesquelles reposent la loi 21 et la loi 9 sont la xénophobie et l’islamophobie.

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“C’est comme ça qu’on vit au Québec”

“Parce que c’est comme ça qu’on vit au Québec, et c’est comme ça qu’on va continuer à vivre, ensemble!”
Qui est ce “on” dont nous parle Jean-François Roberge? Visiblement, les femmes musulmanes portant un voile n’en font pas partie. Pourquoi donc? La première mosquée québécoise a été construite à Ville Saint-Laurent en 1965. Les Maghrébins ont commencé à migrer au Québec par milliers dans les années 1970, à l’époque où nous étions ravis d’accueillir une immigration francophone. Après combien de générations est-ce qu’une personne peut commencer à se considérer québécoise?

“C’est comme ça qu’on vit au Québec”
Je reconnais à cette formulation le mérite d’être honnête. La xénophobie est franchement assumée. Au Québec, on ne porte pas de voile. Vous portez un voile? Vous n’êtes pas Québécoise. Cette vision étriquée de la laïcité est littéralement la seule loi au Québec qu’on associe à ce point à notre identité. Le Québec est depuis longtemps plus restrictif que les autres provinces / états en matière de consommation de tabac ou de possession d’armes à feu, pour ne citer que ces deux exemples, mais on n’a jamais présenté ces distinctions comme des “valeurs québécoises”.

“C’est comme ça qu’on vit au Québec”
On aime se faire croire qu’il existerait au Québec une tradition laïque qui remonterait à la Révolution tranquille. Des histoires qu’on se raconte pour se donner bonne conscience. J’aime rappeler que la première controverse québécoise sur le voile islamique a éclaté en 1994, lorsqu’une élève a été exclue de l’école secondaire Louis-Riel parce qu’elle voulait porter son hidjab, ce qui était contraire aux normes vestimentaires de l’école. Pour l’anecdote, l’élève en question s’appelait Émilie Ouimet. Pour l’anecdote encore une fois, la jeune Émilie a notamment été défendue par le Congrès juif, dont le porte-parole a souligné que le port de la kippa n’a jamais été contesté dans les écoles publiques. Les Québécois s’accommodaient d’un symbole juif, mais un symbole musulman? Voilà qui dépassait les bornes.

Déjà à l’époque, Normand Baillargeon présentait le voile comme une “arme brandie par des intégristes contre l’école républicaine” (“Gérer des normes”, Le Devoir, 20 septembre 1994, page B-1) et Christian Rioux le présentait comme un obstacle à l’intégration (“La France voilée”, Le Devoir, 19 septembre 1994, p. B-1). L’ironie, c’est que l’école Louis-Riel appartenait à la Commission scolaire catholique de Montréal et dispensait des cours d’enseignement religieux comme toutes les autres écoles. Le Québec ne s’est jamais opposé aux manifestations religieuses dans les écoles avant que l’islam devienne visible dans l’espace public. Voilà à peine 17 ans que les cours d’enseignement catholique ont disparu du programme scolaire. Ce n’est pas ce que j’appelle une tradition. L’islamophobie est implantée au Québec depuis bien plus longtemps que la laïcité.

“C’est comme ça qu’on vit au Québec”
Notre supposé attachement à l’égalité entre les hommes et les femmes est un autre pieux mensonge. On se le répète tel un mantra, comme si toutes les avancées de la condition féminine ne s’étaient pas faites au terme d’un long combat des féministes contre les hommes détenant le pouvoir. Même dans les mouvements de gauche, même dans les syndicats, les femmes ont toujours dû se battre pour convaincre leurs partenaires de lutte de s’intéresser à l’équité salariale ou au harcèlement sexuel. Les femmes ministres telles que Louise Harel et Monique Jérôme-Forget ont dû argumenter pendant des années avec leurs collègues pour obtenir la Loi sur l’Équité salariale en 1996. Aujourd’hui, on parle comme si les hommes québécois avaient toujours accompagné les femmes dans leur lutte pour l’égalité. Voulez-vous bien me dire contre qui les féministes se sont battues?

Le gouvernement qui lutte contre les éducatrices, les enseignants et les infirmières à chaque renouvellement de convention collective pour ne pas trop augmenter leurs salaires, qui refuse d’augmenter le financement des refuges pour femmes et qui a renoncé à construire des logements pour héberger les victimes de violence conjugale parce que ça coûte trop cher ne peut pas se prétendre féministe. Idem pour nos nationaleux qui ne s’intéressent à la condition féminine que lorsqu’il est question d’islam ou de transidentité. Là, c’est vrai, les hommes montent aux barricades.

“C’est comme ça qu’on vit au Québec”
Quand j’entends cette phrase, je repense aux photos partagées par les ministres caquistes pendant le couvre-feu en 2021. Sous prétexte de nous montrer qu’on peut être heureux sans sortir, nos gouvernants étalaient leur luxueux milieu de vie. Les ministres caquistes et moi ne portons pas de signe religieux, mais ça ne signifie pas que nos modes de vie se ressemblent. Je n’ai pas un divan en cuir blanc dans une somptueuse véranda comme Jean-François Roberge, une cour assez grande pour pratiquer le “snowskate” comme François Legault ou un piano de neuf pieds dans un salon plus grand qu’un deux et demi comme André Lamontagne. Je ne me déplace dans une voiture de fonction avec chauffeur privé. Faut-il rappeler que ce gouvernement n’a rien fait pour contrôler l’explosion des loyers depuis 2018 et refuse de financer le transport en commun? Mon mode de vie ressemble probablement beaucoup plus à celui de l’éducatrice musulmane qu’à celui du ministre de la “Laïcité”.

“C’est comme ça qu’on vit au Québec”
Qui a décidé ça et sur quelles bases? Les sondages? Après une campagne de peur contre l’islam menée depuis 20 ans par certains médias sensationnalistes, une armée de commentateurs et quatre ou cinq partis politiques, ce n’est pas étonnant que des mesures répressives contre cette religion en particulier soient appuyées par une majorité de gens qu’on interroge. Il n’y a rien de plus facile que d’appuyer une interdiction qui vise uniquement les autres. Demandez aux gens s’ils sont prêts à payer 5$ par semaine pour interdire le voile aux éducatrices. Vous verriez à quel point leur appui est moins fort que vous pensiez.

“C’est comme ça qu’on vit au Québec”
Le seul but d’une telle phrase est de créer un “Nous” et un “Eux” (pour ne pas dire un “Elles”). On pointe du doigt, on fabrique un coupable, on stigmatise. Tout ça pour aller glaner des votes. Je suis bien conscient que ce n’est pas demain que nos politiciens vont cesser d’exploiter les préjugés contre les musulmans: c’est une stratégie rentable sur le plan électoral. Arrêtons au moins de nous faire croire que notre hostilité envers l’islam vient d’une tradition féministe ou laïque. Les seules traditions sur lesquelles reposent la loi 21 et la loi 9 sont la xénophobie et l’islamophobie.

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Financer des médias sociaux publics

On se souvient des invitations, il y a quelques années, du chercheur Ethan Zuckerman à développer des infrastructures publiques du numérique, comme des médias sociaux publics. C’est la piste que tente de rendre concrète la chercheuse Christine Galvagna dans une tribune pour Tech Policy Press. La loi européenne sur les services numériques ne parvient pas à neutraliser les menaces que les grandes entreprises de médias sociaux font peser sur la démocratie et les droits fondamentaux. Les lourdes amendes infligées en cas de non-conformité sont trop souvent considérées comme un simple coût d’exploitation par des entreprises aux revenus colossaux et il est peu probable qu’elles modifient significativement leurs comportements. 

Les institutions européennes et les États membres ont commencé à financer le développement de logiciels libres, notamment pour favoriser l’émergence d’alternatives aux produits et services des géants du numérique. On peut citer, par exemple, l’initiative « Next Generation » de la Commission européenne et l’Agence allemande pour la souveraineté technologique (ou plus pragmatiquement encore, chez nous en France, la suite numérique portée par la Direction interministérielle du numérique (Dinum), alternative aux outils propriétaires de Google ou de Microsoft sous forme de suite d’outils numériques proposant messagerie, système de visioconférence, éditeur et tableur collaboratif, outils de transferts de fichiers… disponibles pour les agents de l’Etat). Dans certains cas mêmes, des financements publics soutiennent le développement de réseaux sociaux décentralisés comme Mastodon, qui peuvent servir d’alternatives aux réseaux commerciaux. Mais, les programmes de financement public n’apportent généralement pas le soutien financier nécessaire au développement et à la compétitivité des réseaux décentralisés, estime la chercheuse. Les aides restent modestes et ponctuelles. Une nouvelle approche du financement public est nécessaire. Elle doit permettre de favoriser un écosystème de réseau social décentralisé, dynamique et durable, capable d’attirer des utilisateurs issus des principales plateformes de médias sociaux. 

Une stratégie plus efficace consisterait à calquer le financement public des réseaux sociaux décentralisés sur celui des médias de service public. Ce financement, plus conséquent et stable, favoriserait une croissance durable. Conditionner ce financement à un engagement envers les valeurs du service public permettrait de garantir que les réseaux sociaux décentralisés protègent la démocratie, les droits fondamentaux et l’intérêt général sur le long terme. Le financement public doit également couvrir l’ensemble des activités et des fonctions nécessaires au succès d’un réseau social. Ces tâches comprennent le développement d’applications destinées aux utilisateurs et de leurs interfaces bien sûr, mais aussi les travaux techniques hors recherche et développement (comme la modération de contenu) et les activités non techniques telles que le marketing. Même les applications les plus sophistiquées échoueront si personne n’en a connaissance ou si elles sont truffées de bugs et de spams. 

De manière générale, le montant des financements publics disponibles doit être au moins comparable aux budgets des grandes entreprises de médias sociaux. Pour la chercheuse, ce devrait être au minima 2 milliards d’euros d’aides qui devraient être disponibles pour ces réseaux. C’est beaucoup d’argent, mais ces investissements ne constituent qu’une infime fraction des dépenses annuelles des pays européens consacrées aux médias de service public pour soutenir des écosystèmes informationnels sains. Et la chercheuse de promouvoir la création d’un Fonds européen de souveraineté technologique (FEST) au niveau de l’Union européenne, qui constituerait un point de départ soutenu par de nombreux experts et entreprises. OpenForum Europe a présenté plusieurs options juridiques permettant aux institutions européennes de mettre en place ce Fonds.

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Manipuler la synthèse de document

Désormais, la personne la plus importante d’une réunion est devenue celle qui prend des notes, à savoir, bien souvent, l’IA. C’est elle qui attribue des actions et détermine l’importance des propos tenus. D’où l’enjeu à l’influencer , en s’exprimant davantage en fonction des critères de résumés et d’importance que l’IA va prendre en compte. D’où l’enjeu à adapter son langage afin qu’il soit plus susceptible d’être repris dans les résumés, par exemple en répétant les points clés ou en utilisant des formules passe partout. C’est ce que, pour CSO Online, Gadi Evron, le PDG de Knowstic.ai, et Bruce Schneier appellent « l’optimisation pour la synthèse automatique par IA » (AISO).

Pour l’instant, l’efficacité et l’applicabilité de ces techniques restent largement expérimentales, mais certaines semblent assez bien fonctionner, comme le fait de citer des statistiques ou des chiffres, de citer des éléments ou des sources spécifiques. Des mots comme « le principal facteur » ou « le résultat clé » ou « actions à entreprendre » fonctionnent comme attracteurs. Les générateurs de résumés proposent souvent des sections telles que « Points clés » ou « actions à entreprendre », ce qui augmente la probabilité d’inclure un propos reprenant ces intitulés. En pratique, des expressions bien choisies servent de marqueurs implicites qui guident l’IA dans son choix. 

Les synthétiseurs ont également tendance à valoriser les déclarations au début ou à la fin des transcriptions, au détriment du milieu, expliquent les spécialistes en pointant vers plusieurs études soulignant ces problèmes. A terme, estiment-ils, les entreprises devront peut-être prévoir des contre-mesures techniques, mais il est probable aussi qu’apparaissent de nouveaux comportements sociaux humains pour y répondre. En attendant, la compréhension stratégique des ces systèmes pourrait bien devenir une compétence essentielle pour prendre la main sur la synthèse automatique et, derrière elle, sur les actions entérinées par les réunions. Via Algorithm Watch.

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Des marchands d’attention aux architectes de l’intention

« Pendant plus d’un siècle, les marchands d’attention ont régné en maîtres [voir notre recension du livre éponyme de Tim Wu – NDE], du sensationnalisme au clickbait, des radios à sensation aux réseaux sociaux. Mais cet empire s’effondre. Les grands éditeurs ont perdu 50 % de leur trafic lorsque Google a opté pour les classements basés sur l’IA. Le secteur de la publicité numérique, qui pèse 685 milliards de dollars, est confronté à une crise existentielle : les assistants vocaux IA cessent de cliquer sur les publicités. Le SEO, cet art obscur qui a façonné deux décennies de contenu web, a commencé à se fissurer dès l’instant où les moteurs de recherche ont cessé de diriger les internautes vers les sites web », explique Shuwei Fang, directrice associée des programmes de l’Open Society Foundations, dans une tribune pour le Shorenstein Center de Harvard.

Construire le « graphe de la curiosité »

Pour elle, l’IA vise à produire un « graphe de la curiosité » des utilisateurs, qui n’est plus le graphe social des premiers réseaux sociaux ni le graphe des centres d’intérêts (ces étiquettes collés à nos profils en fonction de nos actions, comme l’expliquait Tim Hwang) permettant de cibler la publicité de la seconde génération des réseaux sociaux, mais la cartographie de l’évolution de vos centres d’intérêts au fil du temps. Vos incertitudes émergentes seraient commercialisées sous forme de produits dérivés, votre assistant IA pouvant potentiellement parier sur votre prochaine question. Nous voici en train d’entrer dans ce que certains baptisent « l’économie de l’intention », où « les systèmes d’IA collectent, commercialisent et manipulent potentiellement l’intention des utilisateurs ».  

Mais ce constat déjà inquiétant n’est que la partie émergée de l’iceberg, estime Shuwei Fang. Nous assistons à une restructuration fondamentale de la circulation de l’information dans la société [voir également notre article sur le remplacement du web par l’IA]. Dans cette économie de l’intention qui émerge, les systèmes d’IA pourraient rivaliser pour anticiper et façonner les recherches des utilisateurs avant même qu’ils n’en aient conscience. L’infrastructure en cours de construction, largement invisible pour la plupart d’entre nous, ne déterminera pas seulement ce que nous voyons, elle déterminera ce que nous voulons voir avant même que nous le sachions.

Pour comprendre comment l’intention remplace l’attention, il faut examiner l’inversion fondamentale qui s’opère dans le flux d’informations. Lorsqu’on pose une question à une IA aujourd’hui, elle dispose généralement d’énormément d’éléments de contexte pour élaborer sa réponse. Cela représente un changement structurel dans la circulation de l’information au sein de la société. Pour Shuwei Fang, nous entrons dans un monde « B2A2C », expliquait-elle pour SpliceMedia (voir la traduction sur Meta Media), c’est-à-dire un monde où les contenus suivent une nouvelle chaîne logistique, Business to Agent to Consumer (de l’entreprise à l’agent IA, puis au consommateur). Les contenus ne sont plus conçus pour seulement capter l’attention, mais doivent être également structurés pour être lisibles par les machines. « L’IA constitue à la fois un nouveau public et un nouvel intermédiaire » au risque que la « relation directe entre humains se réduise de manière drastique », notamment parce que « les contenus optimisés pour les humains deviennent relativement onéreux à créer et à diffuser ». Pour Fang, les humains dépendront d’interfaces de plus en plus complexes pour accéder à l’information pensée pour les machines et ceux qui produisent les contenus ne sont plus appelés à produire des histoires mais à saisir des données. « La couche de traduction Agent to consumer, où l’IA retranscrit l’information optimisée pour les machines à destination des humains, est le véritable lieu du basculement de pouvoir. Nous passons d’un pouvoir éditorial — celui de choisir quelles histoires raconter — à un pouvoir architectural : concevoir les structures par lesquelles l’information circule des machines vers les esprits humains »

… ou y résister

Pour Fang, pour éviter cette capture, c’est-à-dire le fait d’être inféré, d’être nous-mêmes hallucinés, l’enjeu dès lors consiste à « construire des couches de traduction qui renforcent le pouvoir d’agir des humains, au lieu de le remplacer ». C’est-à-dire rendre cette traduction visible (à l’image des tableaux de bord qu’imaginait Fernanda Viegas, permettant de comprendre les facteurs qui façonnent le contenu que les utilisateurs reçoivent des réponses des modèles d’IA générative), créer des structures de gouvernance permettant aux individus de moduler leur propre accès au sens, concevoir des dispositifs permettant de montrer quels schémas conduisent à telle ou telle conclusion et surtout garantir la coexistence de multiples options de traduction. Cela passe par exemple par le développement d’outils capables de garantir la provenance et l’intégrité des contenus, comme les travaux de Truepic ou de la Content authenticity Initiative. Ou encore en intégrant de l’IA dans des plateformes hyperlocales, capables de produire de l’information où le contexte reste sous la surveillance des communautés locales ou thématiques. Cela pourrait passer par des interfaces de traduction capables d’établir une relation durable avec les utilisateurs finaux, comme quand Perplexity affiche ses sources et ses chaînes de raisonnement ou par des outils qui favorisent la compréhension plus que l’engagement, comme l’esquissait Anthropic avec Consitutional AI, où les utilisateurs ajusteraient eux-mêmes les valeurs et priorités des couches de traduction qu’ils mobilisent. 

Ce qui est sûr, estime Fang, c’est que, contrairement à l’ère des plateformes, l’information est en passe de devenir la matière première des machines plus que des humains. Google organisait les liens vers des pages que les humains lisaient. Facebook mettait en avant les publications de votre réseau. Ces plateformes avaient une influence algorithmique, mais pas de pouvoir d’action ; elles ne pouvaient pas créer de contenu, seulement classer celui existant. 

Les systèmes d’IA ont un pouvoir d’action fonctionnel : ils transforment les sources d’information en des formes entièrement nouvelles. Cette information n’est plus statique ni permanente. Elle devient « liquide », constamment reformée en fonction de la personne qui pose la question et de la manière dont elle la pose. Ils ne se contentent pas de sélectionner des options ; ils génèrent de nouvelles réalités. « Lorsqu’une IA synthétise une réponse, elle ne vous oriente pas vers une information, elle crée une information qui n’a jamais existé sous cette forme précise auparavant. Chaque réponse est spécifique à une intention, façonnée non pas par ce qui existe, mais par ce que vous cherchez à savoir », selon ce que la machine en calcule 

« Cette intermédiation par les machines ne modifie pas seulement la physique des flux d’information ; elle réécrit fondamentalement l’économie de l’information », explique Fang. « Lorsque la synthèse devient la principale valeur ajoutée, la création de contenu se banalise tandis que le contrôle de l’interprétation prend de la valeur ». Dès lors qu’une ressource devient librement copiable ou génératrice, sa valeur ne disparaît pas ; elle migre vers ceux qui contrôlent sa distribution et sa synthèse. « On passe ainsi d’un modèle économique de stock à un modèle de flux. Lorsque la musique pouvait être copiée à l’infini et gratuitement, Spotify s’est approprié la valeur en contrôlant l’accès. La réplication de logiciels étant gratuite, le logiciel en tant que service (SaaS) a capté la valeur en contrôlant les mises à jour et l’intégration. L’information a atteint le même point d’inflexion. Lorsque l’IA peut générer un contenu infini à coût marginal nul et lorsque les machines, et non les humains, sont les principaux consommateurs de ce contenu, la valeur ne réside plus dans le contenu lui-même. Elle migre vers l’infrastructure qui contrôle la synthèse : la manière dont l’IA trouve, traite, interprète et diffuse l’information aux humains »

Dans ce nouveau paradigme économique, tout contenu numérisé devient inévitablement la matière première des infrastructures. La récente vague d’accords entre entreprises d’IA et éditeurs de presse illustre parfaitement cette dynamique. « Il ne s’agit pas simplement de licences de contenu ; ce sont, en fin de compte, des opérations d’infrastructure. Les entreprises d’IA n’achètent pas seulement du contenu ou des données d’entraînement ; elles acquièrent le droit de devenir les canaux légitimes par lesquels transite toute l’information »

Cette infrastructure de l’intention est déjà en train de se réaliser, explique Fang. Des entreprises comme Pinecone ou Databricks sont en train de construire la couche de recherche qui permet à l’IA de trouver l’information. Tollbit est en train de construire un système de paiement pour le contenu consommé par l’IA, permettant de construire une couche d’attribution permettant de suivre les contributeurs et les rémunérations. Une couche de synthèse contrôle la combinaison des informations, à l’image de LangChain ou du protocole MCP d’Anthropic. Enfin, la couche transactionnelle permet les paiements de machine à machine : Google a récemment annoncé le protocole APP (Agent Payments Protocol), tandis que des solutions crypto promettent une monnaie programmable pour les transactions entre agents. 

Mais d’autres couches s’annoncent encore. « Lorsque la mémoire de l’IA deviendra persistante, elle permettra de stocker les préférences des utilisateurs à long terme, et votre « graphe de curiosité » pourrait devenir un actif à la fois malléable et échangeable. Aujourd’hui, les entreprises enchérissent sur les mots-clés que vous avez déjà recherchés. Dans un avenir proche, elles pourraient enchérir pour influencer vos prochaines recherches. Le mécanisme d’enchères publicitaires ne consistera plus à « montrer cette publicité à une personne qui cherche des chaussures », mais à « susciter la curiosité de cette personne pour les chaussures haut de gamme durables avant même qu’elle ne réalise avoir besoin de nouvelles chaussures ». La valeur résidera dans le fait même de susciter cette curiosité. Lorsque l’IA pourra prédire et influencer les désirs avant qu’ils ne se forment, la publicité elle-même pourrait passer de la persuasion à l’anticipation »

Façonner le désir ?

« De même que les cookies tiers ont engendré toute une économie de données comportementales, les profils de curiosité pourraient être commercialisés et faire l’objet de produits dérivés », s’emballe Fang. « Imaginez des marchés à terme sur les sujets qui intéresseront les personnes fortunées au prochain trimestre, des options sur votre parcours intellectuel, des marchés d’échanges basés sur la corrélation entre vos centres d’intérêt et vos habitudes d’achat. Lorsque les marchés prédictifs synthétisent l’intelligence collective à grande échelle, ils ne se contentent pas de prévoir les événements ; ils peuvent générer des microprofits en anticipant les intentions. Chaque requête devient un pari. Votre assistant IA pourrait littéralement spéculer et potentiellement tirer profit de votre prochaine question, créant ainsi de la liquidité à partir de l’incertitude elle-même. L’écart entre ce que vous pensez vouloir savoir et ce dont vous avez réellement besoin pourrait devenir une inefficience exploitable. Alors, la mémoire et l’intention pourraient donner naissance à quelque chose d’indéfini. Des produits dérivés émotionnels ? Des obligations de curiosité ? ». Certes. Reste que ce monde d’inférences risque surtout d’être assez indifférent à la vérité, ou de pousser les gens vers l’optimisation des prédictions des machines, orientant leurs propos pour vous amener vers les questions qu’elles ont intérêts à produire, par exemple pour maximiser les profits liés à certains mots clés publicitaires sur d’autres. C’est oublier que les systèmes conçus à des fins commerciales ne sont généralement pas destinés à remettre en question vos idées, seulement vous fidéliser.

Shuwei Fang a pourtant raison de s’inquiéter. « Dans ce monde, la vérité de fond, la recherche de la vérité et les mécanismes d’autocorrection de l’information sont plus importants que jamais ». Les journalistes qui conçoivent des systèmes de vérification de nouvelle génération, les spécialistes des technologies civiques qui créent des outils de transparence, les chercheurs qui développent des protocoles de vérification des faits basés sur l’IA, ont tout à fait raison dans leurs convictions. Ce travail est essentiel. Mais il ne suffit pas. L’infrastructure de l’intention façonnera ce qui, au final, parvient aux humains et la manière dont les récits sont synthétisés. « Nous devons commencer à réfléchir à la manière de façonner le prochain écosystème informationnel afin qu’il serve, plutôt qu’il ne compromette, la connaissance et la compréhension humaines ». Mais peut-il encore y avoir une démocratie dans l’économie de l’intention ? 

« L’inversion informationnelle émergente signifie que lorsque nous aurons réponse à tout, la curiosité deviendra la dernière rareté ». Dans ce monde, influencer les questions des citoyens pourrait être plus efficace que de contrôler leurs lectures. Les mêmes techniques utilisées par les annonceurs pour anticiper les intentions des consommateurs pourraient déterminer le débat démocratique, et le clore. Un peu comme si les sondages étaient le vote et que ces sondages étaient réalisés sur des profils synthétiques pour finalement se passer de nos opinions. 

Reste, estime Fang, que l’infrastructure de curiosité est déjà en train d’être façonnée. Les systèmes capables d’orienter nos demandes sont en train d’être construits. Sans intervention, la technologie qui pourrait aider les citoyens à s’orienter dans la complexité ne fera que confirmer les préjugés. Et la chercheuse d’en appeler à construire des alternatives, avant que les infrastructures soient en place

« Contrairement aux précédents bouleversements qui ont pris la démocratie au dépourvu (la consolidation des radios, la commercialisation de la télévision, la polarisation des réseaux sociaux), nous pourrions cette fois-ci être avertis ». Pas sûr que cette alerte suffise, hélas, pour éviter les dérives qui nous y conduisent.

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IA et emploi : de quoi l’IA est-elle responsable ? 

Sur son site, Brian Merchant continue de creuser la question du rapport IA et emploi. Il nous avait expliqué, il y a peu, que la crise de l’emploi liée à l’IA ne consiste pas à remplacer des hommes par des programmes, mais consiste en une crise de réduction des coûts de main-d’œuvre, une forme d’attrition structurelle. Aux Etats-Unis, les plans de licenciements dans les entreprises de la tech se succèdent. 153 000 emplois ont été supprimés en octobre 2025 : un record depuis 2003. Et l’année 2025 a déjà battu le record de suppressions d’emploi de 2020, année de la pandémie. Toutes ces suppressions ne sont pas liées à l’IA seulement, mais celle-ci est souvent un des facteurs avancés pour la restructuration.

La réorganisation annoncée chez Amazon qui a communiqué sur la suppression de 30 000 emplois a été contestée par les employés. « Tous mes collègues affirment que l’IA qu’on les a obligés à utiliser n’a pas augmenté leur productivité de manière significative », critique un ingénieur d’Amazon. Pour Merchant, l’IA ne vient pas remplacer le travail, mais sa menace permet de créer une justification logique et idéologique permettant de réduire les coûts pour optimiser les profits. « L’ IA est une justification extrêmement convaincante », tant et si bien qu’on parle déjà d’AI-Washing, c’est-à-dire d’une pratique où, alors que les investissements dans l’IA augmentent, et que les ventes se tassent, les entreprises réduisent les coûts ailleurs, et d’abord sur la masse salariale. « Si Amazon licencie 30 000 employés parce que sa technologie est si avancée que ses systèmes d’IA peuvent parfaitement les remplacer, les investisseurs seront bien plus satisfaits que si Amazon réduit ses coûts parce qu’elle s’endette excessivement pour l’expansion de ses centres de données ou qu’elle s’inquiète de ses résultats ». Le narratif de l’IA semble finalement un outil plus puissant encore que l’IA elle-même. 

Reste qu’il se passe bien quelque chose sur le marché de l’emploi américain, constate Merchant, mais il est difficile de démêler quoi, notamment parce que le bureau des statistiques du travail est empêché de faire son travail par l’administration Trump. Quelques tendances se dégagent néanmoins. La première, c’est que le nombre d’emplois disponibles pour les jeunes diplômés diminue. Une étude de Stanford, dirigée par Erik Brynjolfsson,  explique que l’emploi en début de carrière pour les travailleurs américains âgés de 22 à 25 ans, dans des « professions exposées à l’IA générative », a chuté de 13 % dans des secteurs clés depuis 2022, date précise de l’arrivée de cette technologie sur le marché. Mais cette chute pourrait être liée à une plus grande externalisation plus que par un remplacement par l’IA. 

Henley Chiu fondateur de Revealera a conçu un programme pour analyser 180 millions d’offres d’emploi dans le monde, afin de déterminer les secteurs ayant connu une baisse ou une croissance. Chiu constate tout d’abord une baisse de 8 % des offres d’emploi dans le monde, d’une année sur l’autre, mais qui tiennent certainement de bien des facteurs contextuels, sans qu’on puisse les attribuer à l’IA. Ensuite, Chiu détaille les offres d’emploi dans le monde qui ont le plus fortement diminué ces deux dernières années. « Surprise : ce sont les emplois créatifs, ainsi que les postes liés au développement durable et à la conformité, qui arrivent en tête ». Parmi les 10 métiers en plus forte baisse, 3 sont des postes créatifs : infographistes (-33 %), photographes (-28 %) et rédacteurs (-28 %). 

Il y a de réelles raisons de penser que les emplois d’infographiste, de photographe et de rédacteur sont impactés par l’IA et que les entreprises publient moins d’offres du fait du développement des outils d’IA et de sa concurrence. Quant aux postes liés au développement durable ou à la conformité, Merchant pointe la suppression massive des réglementations aux États-Unis.

La baisse dans les offres d’embauches des métiers créatifs n’est pas qu’un accident, mais se poursuit depuis 2 ans. « Chiu souligne également que si les offres d’emploi pour les rédacteurs, les artistes et les créatifs ont diminué, celles pour les directeurs artistiques ont augmenté. C’est précisément ce à quoi on pouvait s’attendre avec l’adoption de l’IA par les directions : moins de personnes créant réellement le travail et davantage de personnes occupant des postes de direction supervisant la production automatisée ». Pour Henley Chiu, « l’impact de l’IA est sélectif. Elle affecte durement certains emplois créatifs. » Pour Merchant, « les patrons utilisent l’IA comme ils ont utilisé les technologies d’automatisation depuis la révolution industrielle : pour tirer le maximum de profit des travailleurs et profiter de la profonde incertitude qui entoure l’étendue réelle de sa puissance et de son utilité ».

Sur Wired, Will Knight évoque un nouveau benchmark de l’IA, lancé par Scale AI, le Centre pour la sécurité de l’IA (CAIS) : le Remote labor index, qui vise à mesurer la capacité des modèles à automatiser certaines tâches spécifiques issues d’exemples réels (comme la conception graphique, le montage vidéo, le développement de jeux ou des tâches administratives telles que l’extraction de données). Les conclusions sont sans appel : les agents d’IA les plus performants n’obtiennent quasiment aucun résultat : « les systèmes d’IA actuels ne parviennent pas à réaliser la grande majorité des projets avec un niveau de qualité acceptable pour un travail commandé ». Un résultat qui vient contrebalancer un benchmark équivalent lancé en septembre par OpenAI, qui était lui, bien plus optimiste, puisqu’il affirmait que les modèles d’IA de pointe atteignaient des performances proches de celles des humains dans 220 tâches couvrant un large éventail d’emplois de bureau.

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« La machine met la pression toute seule » : comment le numérique rend le travail coercitif

Le journaliste indépendant Clément Pouré, dont on a lu bien des articles sur sur Mediapart, notamment… signe Les nouveaux contremaîtres : enquête sur la surveillance au travail à l’heure de l’IA (Equateurs, 2025). 

Dans DLA, nous avons souvent documenté l’enjeu de surveillance que produit le développement du numérique sur le travail : son emprise coercitive qui vient contraindre les activités et augmenter les cadences. Clément Pouré prolonge ce regard depuis une enquête qui mêle terrain et prise de distance. Son livre donne la part belle aux témoignages de personnes confrontées à la réalité du contrôle au travail. Pouré tente de nous montrer, partout où elle a lieu et comment elle procède. Du minutage du temps de réalisation des Big Mac au minutage des durées d’intervention des réparateurs ou des employés des centres d’appels, de la surveillance des activités des développeurs sur Github au contrôle des employés en télétravail… Partout, les machines resserrent leur emprise sur les travailleurs. Partout, la même logique est à l’œuvre. 

En évoquant, les difficultés des conditions de travail dans la logistique (voir notre article, « L’ogre logistique »), le sociologue David Gaborieau y distingue le contrôle de la surveillance. Le contrôle prescrit et organise le travail, impose des modalités normées, quand la surveillance, elle observe la productivité et le comportement des travailleurs. Dans certains secteurs, comme la logistique, « le contrôle est tellement fort que la surveillance est plutôt rare », rappelle-t-il. « La machine met la pression toute seule », témoigne un salarié de McDo : chaque sandwich doit sortir en 300 secondes. Là où le contrôle est difficile, parce que les gestes pour réaliser le travail sont peu scriptés, la surveillance prend le relais et inversement. Et leur développement s’entremêle pour laisser de moins en moins de marge de manœuvre à tous. 

Les progiciels de travail sont désormais partout. Rares sont les secteurs qui y échappent. Le développement des systèmes de contrôle au travail dévalorise le travail et dégrade les conditions de travail, comme le soulignait le sociologue Juan Sebastian Carbonell dans son récent livre. Ils servent à enlever du pouvoir aux employés qualifiés pour le donner aux ingénieurs, à ceux qui programment machines et logiciels, moins nombreux et plus dociles. L’automatisation permet surtout de « reléguer la prise de décision à des systèmes, et avec eux aux cadres, transformant les employés en simples exécutants ». Avec eux, bien souvent, les employés deviennent plus facilement remplaçables, les rémunérations moins élevées et les horaires plus irréguliers. Les systèmes imposent les cadences au détriment de la santé. Qu’importe si la course à la productivité pèse d’abord sur les cotisations sociales de chacun, puisque les corps abîmés sont bien plus pris en charge par la société que par les entreprises. Qu’importe si cela se fait au coût d’un turnover conséquent. Les objectifs de productivité sont individualisés. Les productions comme les ventes sont mesurées à l’heure, pour chacun. Tout l’enjeu est désormais de régler la machine pour optimiser la productivité, ajuster les indicateurs… « sans que ça explose »

Dans nombre d’entreprises, raconte Pouré, les choses se dégradent souvent par l’introduction de la surveillance. On commence par introduire des badges et des caméras. La défiance s’installe toujours au prétexte d’améliorer la sécurité. Pourtant, comme le rappellent nombre de scandales liés à la vidéosurveillance en entreprise, « le management essaie régulièrement de détourner les caméras pour s’en servir contre les salariés », comme ce fut le cas chez Basic-Fit. « Aucune enquête sérieuse ne s’intéresse à l’utilisation concrète des caméras de surveillance au travail », rappelle celui qui a beaucoup enquêté sur le sujet. Pourtant, elles sont extrêmement mobilisées pour surveiller les salariés, comme dans le monde de la coiffure ou dans les salles d’escalades

En caisse, les codes-barres permettent de passer à des cadences industrielles. Là encore, dans la grande distribution, on mesure le nombre d’articles scannés à la minute (29 à 32). Là aussi le turnover est fort. Dans les données, la complexité du travail est simplifiée. Tout ce qui n’est pas rentable disparaît, même si cela permet de fidéliser la clientèle, l’image de marque ou des revenus à long terme. 

De l’autre côté du spectre, les entreprises qui font parler les données des points de vente ou de la production se portent bien. Elles raffinent les données, les analysent pour trouver des optimisations nouvelles. La performance de chaque employé est observée à la loupe. Les employés sont comparés entre eux quels que soient les secteurs où ils travaillent. Partout, leur nombre est optimisé aux objectifs productifs du site, de plus en plus finement. 

Dans les centres d’appels de Téléperformance, les employés qui restent changent de postes et de sites pour éviter qu’ils ne puissent s’organiser – quand ils ne sont pas transformés en simple télétravailleurs pour être plus isolés encore. Les erreurs et les problèmes sont listés. Les employés doivent en rendre compte selon des entretiens tout aussi codifiés que les procédures de travail. Ici, tout est sous contrôle, comme le disait le journaliste dans son enquête pour Mediapart. Et ces logiciels ne surveillent pas seulement les ouvriers, leurs regards s’étendent de plus en plus aux cadres, comme c’est le cas des développeurs, monitorés à la ligne de code sur GitHub. 

Bien des indicateurs finissent par être écrasants, ne parvenant à mesurer que ce qu’ils mesurent. On compte le nombre d’interventions, pas leur complexité. On compte la rentabilité, pas l’expérience nécessaire pour y parvenir. 

Le pouvoir est un script disaient Hadjadji et Tesquet. Clément Pouré en montre les réalités. Il nous montre la réalité du bossware, en descendant dans les logiciels développés par Hubstaff, Time Doctor, FlexiSPy, CleverControl… capables de montrer l’activité d’un employé sur son ordinateur dans le plus total détail. Celle-ci s’étend très souvent aux réseaux sociaux où les propos des employés sont de plus en plus évoqués dans des entretiens préalables au licenciement. D’un outil l’autre, la plateformisation du travail progresse. Et l’IA ne va rien améliorer. « Les biais, au fond, n’existent pas. Les discriminations relèvent du fonctionnement naturel de l’IA », constate, désabusé, le journaliste. Dans la banque, les conseillers n’ont plus comme fonction que de valider des contenus standardisés et sont de plus en plus dédiés à des objectifs commerciaux. Leur travail consiste à passer un certain nombre d’appels par jours et à répondre à encore plus de mails. L’efficacité est mesurée, qu’importe les difficultés des clients… Dans certaines banques, le nombre de conseillers n’est que de quelques milliers pour gérer des millions de clients. 

Derrière la manière dont les nouveaux contremaîtres numériques s’en prennent aux employés, il faut saisir que ces contremaîtres eux-mêmes sont une ligne une ligne budgétaire à optimiser. Comme on l’a vu dans le service client ou dans la modération chez Meta. Le travail est en passe de devenir partout une optimisation à flux tendu, sans aucune marge de manœuvre. 

La comptabilité a pris le pouvoir, la machine à profit tourne pour elle-même. Les conséquences concrètes, elles, n’entrent plus en ligne de compte. « Le numérique commande, le numérique surveille, le numérique punit », nous disait déjà Karen Levy. Clément Pouré nous montre que ce numérique là est en passe de s’immiscer partout dans le monde du travail, sans échappatoire.  

Hubert Guillaud

La couverture du livre de Clément Pouré.
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Le piège des newsletters payantes se referme

Jason Koebler, rédacteur en chef de 404media s’inquiète de « l’Ai-fication de l’email ». Le média indépendant qui a construit un paywall sur ses contenus, s’est transformé en newsletter payante, passant de 3 000 à 11 000 abonnés payants. Mais, avec le développement de l’IA partout, les outils de webmails pourraient se mettre à résumer automatiquement les newsletters, conduisant les lecteurs à ne plus les ouvrir, expliquait-t-il dans un récent débat.  

Cette transformation des conditions économiques de l’information, dont nous nous inquiétions nous-mêmes, est très concrète, explique le journaliste David-Julien Rahmil pour l’ADN. La plateforme de newsletter, Substack semble avoir passé le pic des abonnements payants, avec près de 5 millions d’abonnés pour quelques 75000 newsletters payantes actives. Il est désormais plus difficile pour les nouveaux venus de conquérir un public et surtout, « seuls 17 000 comptes parviennent à générer des revenus, et pour la majorité d’entre eux, il ne s’agit que de quelques centaines de dollars par mois ».

Ce « journalisme de mécénat » conduit non seulement à l’individualisation et à la précarisation des journalistes, mais pire, il les soumet aux tendances du marché qu’orientent les plateformes. Et non des moindres, puisque la journaliste Ana Marie Cox observe que de nombreux journalistes esseulés ont tendance à tenir des propos de plus en plus à droite pour satisfaire aux lecteurs les plus à même de payer. Elle estime que cette dépendance aux plateformes force les journalistes à se conformer au marché, dans une forme de clientélisme incompatible avec le métier.

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Mais où sont les faux négatifs de la reconnaissance faciale ?

Dans la revue Data & Policy, les juristes Karen Yeung et Wenlong Li ont observé les résultats de quatre expérimentations de reconnaissance faciale en temps réel menées à Londres, aux Pays de Galles, à Berlin et à Nice. En Grande-Bretagne par exemple, aucune information n’a été recueillie sur les faux négatifs générés par les systèmes, comme les personnes fichées mais non identifiées par le logiciel. Nulle part, l’impact négatif des systèmes n’a été observé. Pour les chercheuses, les expérimentations de ce type manquent de rigueur et ne produisent d’ailleurs aucune connaissance nouvelle. Quand on ne cherche pas les défauts, assurément, on ne les trouve pas. Via Algorithm Watch.

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Meta : de l’IA publicitaire à la fraude publicitaire

« Dans un avenir proche, nous souhaitons que chaque entreprise puisse nous indiquer son objectif, comme vendre quelque chose ou acquérir un nouveau client, le montant qu’elle est prête à payer pour chaque résultat, et connecter son compte bancaire ; nous nous occuperons du reste », déclarait Zuckerberg lors de l’assemblée générale annuelle des actionnaires de l’entreprise (voir notre article, « L’IA, un nouvel internet… sans condition »). Nous y sommes, explique Jason Koebler pour 404media en montrant l’usage de l’IA générative par Ticketmaster pour personnaliser ses campagnes publicitaires, où l’IA est utilisée à la fois pour le ciblage et la génération des publicités. « Moins d’argent investi dans la création signifie plus de budget publicitaire et donc une plus grande variété de publicités », rappelle Koebler. « Les entreprises peuvent ainsi inonder les réseaux sociaux de millions de variantes de publicités IA faciles à créer, investir leur budget publicitaire dans les versions les plus performantes et laisser les algorithmes de ciblage faire le reste. Dans ce cas précis, l’IA est une stratégie de mise à l’échelle. Inutile de consacrer des sommes considérables en temps, en argent et en ressources humaines à peaufiner les textes publicitaires et à concevoir des publicités pertinentes, astucieuses, drôles, charmantes ou accrocheuses. Il suffit de publier des tonnes de versions bâclées, et la plupart des gens ne verront que celles qui fonctionnent bien ».

Un rapport de Reuters, vient de révéler que « 10 % du chiffre d’affaires brut de Meta provient de publicités pour des produits frauduleux et des arnaques ». « 15 milliards de publicités frauduleuses sont diffusées chaque jour, générant 7 milliards de dollars de revenus par an ». Mais, plutôt que refuser ces publicités frauduleuses, Meta ne ferme pas les comptes qui les proposent et leur inflige des frais supplémentaires, les rendant plus rentables encore qu’elles ne sont. Un tiers des arnaques aux États-Unis transiteraient par Facebook (au Royaume-Uni, ce chiffre atteindrait 54 % des pertes liées aux arnaques aux paiements). Si Meta a mis en place des mesures pour réduire la fraude sur sa plateforme, l’entreprise estime que le montant maximal des amendes qu’elle devra finalement payer dans le monde s’élèvera à 1 milliard de dollars, alors qu’elle en encaisse 7… On comprend que Meta ne soit pas incité à la diligence, comme l’explique très clairement une note interne citée par Reuters, ironise Cory Doctorow. Mais surtout, on y apprend que l’équipe antifraude est tributaire d’un quota interne : « elle n’est autorisée à prendre que des mesures susceptibles de réduire les revenus publicitaires de 0,15 % (soit 135 millions de dollars) ». Les services de modération ou de lutte contre la fraude ressemblent désormais aux services clients qu’on évoquait récemment : une ligne budgétaire avec des objectifs et des contraintes !

Pire, explique encore Doctorow dans sa lecture de Reuters : alors que les équipes de sécurité recevaient environ 10 000 signalements de fraudes valides par semaine, celles-ci, en ignoraient ou en rejetaient à tort 96 %. Le problème, c’est que lorsque Meta classe un signalement sans suite ou refuse de corriger des signalements de fraudes valides, non seulement les utilisateurs perdent beaucoup, mais l’usurpation d’identité permet également de faire les poches des relations des victimes en leur extorquant de l’argent, voire beaucoup d’argent.

Meta qualifie ce type d’escroquerie, où les escrocs usurpent l’identité d’utilisateurs, d’« organique », la distinguant ainsi des publicités frauduleuses, où les escrocs paient pour atteindre leurs victimes potentielles. Meta estime héberger 22 milliards de messages frauduleux « organiques » par jour. Ces escroqueries organiques sont en réalité souvent autorisées par les conditions d’utilisation de Meta : lorsque la police de Singapour a porté plainte auprès de Meta concernant 146 publications frauduleuses, l’entreprise a conclu que seulement 23 % d’entre elles violaient ses conditions d’utilisation. Les autres étaient toutes autorisées. Ces fraudes tolérées incluaient des offres alléchantes promettant des réductions de 80 % sur de grandes marques de mode, des offres de faux billets de concert et de fausses offres d’emploi – le tout autorisé par les propres politiques de Meta. Des notes internes consultées par Reuters révèlent que les équipes antifraude de Meta étaient de plus en plus exaspérées de constater que ces escroqueries n’étaient pas interdites sur la plateforme. Un employé de Meta l’a même écrit a sa direction en dénonçant des escroqueries visibles : « Les politiques actuelles ne permettraient pas de signaler ce compte ! » Mais même si un fraudeur enfreint les conditions d’utilisation de Meta, l’entreprise reste inactive. Selon les propres politiques de Meta, un « Compte à forte valeur ajoutée » (un compte dépensant des sommes importantes en publicités frauduleuses) doit accumuler plus de 500 « avertissements » (c’est-à-dire des violations avérées des politiques de Meta) avant d’être suspendu. Reuters a constaté que 40 % des escrocs les plus notoires étaient toujours actifs sur la plateforme six mois après avoir été signalés comme les fraudeurs les plus prolifiques de l’entreprise. 

Ce mépris flagrant pour les utilisateurs de Meta n’est pas dû à une nouvelle tendance sadique de la part de la direction. Comme le démontre en détail le livre de Sarah Wynn-Williams, Careless People (Flatiron Books, 2025 ; Des gens peu recommandables, Buchet-Chastel, 2025), l’entreprise a toujours été dirigée par des individus sans scrupules. Ce qui a changé en quelques années, assène Doctorow, c’est qu’ils ont assimilé qu’ils pouvaient gagner de l’argent en vous escroquant. 

Oui, réduire la fraude a un coût ! « Tant que nous aurons un environnement législatif si complaisant qui ne leur inflige qu’un milliard de dollars d’amende alors qu’ils en ont engrangé 7 sur nos malheurs », nous n’irons pas très loin.

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La ma’yonnaise est dans la sauce.

Depuis maintenant 4 ans, il y a un petit être fragile qui m’occupe au moins une des 7 journées que compte chaque semaine. Ce petit être fragile je vous en ai déjà parlé ici de temps en temps, pour vous en expliquer l’intérêt, l’enjeu, mais aussi le risque face à l’abandon de certain.e.s très vilaines politiques de droite ou d’autres vilains sans scrupules.

Ce petit être c’est une association, c’est une épicerie solidaire pour les étudiant.e.s, c’est la Ma’Yonnaise épicerie. Bah les ami.e.s, figurez-vous que la Ma’Yonnaise est dans la sauce. Bien sûr on va rien lâcher. Mais comme tant d’autres associations, des géants comme les Restos du Coeur ou la Banque Alimentaire jusqu’aux associations presqu’invisibles qui chaque jour oeuvrent en silence (nous par exemple on bosse, entre autres, avec DLC Bocage Vendéen qui nous apporte fruits et légumes à donner à nos bénéficiaires), et en passant par l’indispensable mais pourtant toujours menacé Planning Familial, comme tant d’autres associations, « rien lâcher » ça veut dire faire appel à vous toutes et tous.

Alors si vous avez 5 minutes et un peu (ou beaucoup) de thune, de caillasse, de moula, de fric, de blé, d’oseille, d’artiche, de grisbi ou de pèze vous pouvez nous aider. Oui. En nous filant de la thune de la caillasse de la moula du fric de l’oseille de l’artiche du grisbi ou du pèze.

Ou alors (ce sera déjà pas mal) en partageant ce communiqué de presse (ci-dessous). En le partageant (c’est mieux) auprès de vos ami.e.s, réseaux et communautés doté.e.s de davantage de thune, de caillasse, de moula, de fric, de blé, d’oseille, d’artiche, de grisbi ou de pèze que vous 🙂

On lâche rien. De toute façon on lâchera rien quoi qu’il arrive. Parce que mettre le début du commencement d’un putain d’orteil dans ce genre d’association c’est taper dur dans une réalité qui te fait immédiatement et irrévocablement comprendre que si nous on lâche, que si ça, ça lâche, alors tout lâchera. Parce que pour beaucoup, pour beaucoup trop de gens, il n’y a plus que ça qui tient et qui les fait tenir. Et que cela nous lie, immédiatement, irrévocablement.

Merci à toutes les étudiantes et étudiants qui depuis 4 ans font tourner ça avec nous (sans vous tout ça n’aurait aucun sens). Merci à la copine formidable qui a eu l’idée de ce projet (elle s’appelle Sandrine), et merci à l’autre copine formidable qui a dit « bah oui » et qui fait trio avec nous depuis le début (elle s’appelle Cécile). Merci à toutes celles et ceux qui sont déjà venus nous filer un coup de main pour ranger, décharger, distribuer, merci à celles et ceux qui dès le début nous ont aidé, un peu ou beaucoup, et merci à vous qui déjà avez donné soit du temps soit de l’argent, soit simplement de l’attention. Ah et puis aussi, merci à toi l’iroquois. Merci aussi à tous les gosses, des îles Maudites jusqu’à l’Ecosse. Merci à vous tous les zazous, merci à la jeune garde rouge. Merci à tous les « camawades », merci à toutes les mères qui gueulent. Merci Jeunesse du monde entier.

Merci tout le monde.

On lâche rien. Et c’est aussi grâce à vous 🙂

[ Le même en pdf -> CP Mayo – officiel ]

 

 

 

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Sur la piste des algorithmes… l’opacité est toujours la règle

L’Observatoire des algorithmes publics a mis à jour son inventaire, portant de 70 à 120 son répertoire d’algorithmes utilisés dans le secteur public. Les constats établis l’année dernière, au lancement de l’initiative, demeurent les mêmes : l’opacité administrative reste persistante ; les évaluations des systèmes et les informations budgétaires lacunaires. Et si l’IA fait son entrée dans l’administration, là aussi, l’information est bien souvent inexistante. 

Signalons que depuis septembre, l’Odap a également publié de nombreux entretiens avec des chercheurs sur ces enjeux. Tous ces entretiens, « sur la piste des algorithmes », méritent largement une lecture. 

On recommandera notamment celui avec la sociologue Claire Vivès sur le contrôle à France Travail qui pointe trois outils algorithmiques développés à France Travail : un outil de pour déterminer les contrôles des bénéficiaires, un autre pour déterminer si les bénéficiaires recherchent activement un travail et un outil d’aide à la détermination de la sanction en cas de manquements dans la recherche d’emploi. « En 2023, plus de la moitié des contrôles ont ciblé des demandeur·ses d’emploi inscrit·es dans des métiers dits en tension. Ce ciblage pose des questions d’équité territoriale et sociale. » Mais là encore, les caractéristiques de ces outils demeurent opaques aux usagers comme aux agents, et plus encore aux citoyens puisque leurs fonctionnement ne sont pas documentés. A l’heure où le Sénat vient de proposer de nouvelles mesures de surveillance des bénéficiaires, comme d’accéder à leurs relevés téléphoniques, révèle L’Humanité, la surveillance coercitive des allocataires avance bien plus vite que la transparence de l’action administrative. 

La sociologue souligne combien ces outils ont du mal à s’inscrire dans les activités des agents et surtout que ces dispositifs viennent souvent alourdir leur activité plutôt qu’en réduire la charge. « Les réformes sont pensées à distance, sans prise en compte réelle du travail fait sur le terrain. Les algorithmes ne font qu’ajouter une couche à ce problème, en accentuant ce sentiment de perte de sens, parfois même de mépris ou au moins d’ignorance de leur expertise de la part des décideur·ses. Dans ce contexte, on peut se demander si l’acceptation des algorithmes, quand elle existe, ne tient pas surtout à une forme de résignation. » 

« L’une des principales difficultés de notre enquête tient en réalité à une opacité structurelle de l’administration, qui dépasse largement la question algorithmique. France Travail, comme d’autres institutions administratives, reste un espace très difficile d’accès. Les autorisations sont rares, les possibilités de terrain très encadrées, et les refus fréquents, que ce soit pour les chercheur·ses ou les journalistes d’ailleurs. Nos demandes d’observations du travail réalisé sur les plateformes de contrôle, par exemple, n’ont jamais abouti. Et sur le terrain, les agent·es eux-mêmes hésitent à parler : le devoir de réserve est souvent interprété de façon erronée et fait barrière aux prises de parole. Sur les algorithmes spécifiquement, l’information est très parcellaire. La Direction générale de France Travail ne publie quasiment rien à ce sujet, le site officiel est muet sur les outils utilisés. C’est d’ailleurs quelque chose qui pose question : pourquoi est-ce que les documents internes, qui sont ceux d’une administration publique, ne sont pas diffusés en accès libre ? En tous cas, tout cela conditionne profondément notre manière de mener l’enquête, le rythme de travail et les types de matériaux mobilisables. » 

L’opacité fonctionnelle explique certainement la perspective à orienter la suite de l’enquête. « Dans les prochaines étapes de l’enquête, nous allons notamment chercher à travailler sur le volet conception de ces outils : qui les commande ? Qui les paramètre ? Avec quels objectifs ? Qui les évalue ? Ce sont des points sur lesquels on a pour l’instant peu de réponses ». On a hâte de voir ce qui va en sortir en tout cas.

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Intelligence artificielle générale : le délire complotiste de la tech

« Le mythe de l’intelligence artificielle générale ressemble beaucoup à une théorie du complot et c’est peut-être la plus importante de notre époque ». Obsédées par cette technologie hypothétique, les entreprises d’IA nous la vendent avec acharnement, explique le journaliste Will Douglas Heaven dans la Technology Review.  

Pour élaborer une théorie du complot, il faut plusieurs ingrédients, rappelle-t-il : un schéma suffisamment flexible pour entretenir la croyance même lorsque les choses ne se déroulent pas comme prévu ; la promesse d’un avenir meilleur qui ne peut se réaliser que si les croyants découvrent des vérités cachées ; et l’espoir d’être sauvé des horreurs de ce monde. L’intelligence artificielle générale (IAG) remplit quasiment tous ces critères. Et plus on examine cette idée de près, plus elle ressemble à un complot. Ce n’en est pas totalement un, bien sûr, pas exactement, concède Heaven. « Mais en nous penchant sur les points communs entre l’IAG et les véritables théories du complot, je pense que nous pouvons mieux cerner ce concept et le révéler pour ce qu’il est : un délire techno-utopique (ou techno-dystopique, à vous de choisir) qui s’est ancré dans des croyances profondément enracinées et difficiles à déraciner »

Une histoire de l’IAG

Dans son article, Heaven retrace l’histoire du terme d’intelligence artificielle générale, initié par Ben Goertzel et Shane Legg. Quand ils discutent de cette idée, l’idée d’une IA capable d’imiter voire dépasser les capacités humaines était alors une plaisanterie. Mais Goertzel en tira un un livre sous ce titre (Springer, 2006) qui se présentait sous les atours les plus sérieux, puis organisa en 2008 une conférence dédiée au sujet (une conférence devenue annuelle et qui continue encore). En rejoignant DeepMind en tant que cofondateur, Shane Legg y importe le terme, légitimant le concept. Proche de Peter Thiel et de Eliezer Yudkowsky, Goertzel a beaucoup discuté avec eux du concept. Mais si l’iconoclaste Ben Goertzel était enthousiaste, le sombre Yudkowsky, lui, était beaucoup plus pessimiste, voyant l’arrivée de l’AGI comme une catastrophe. Malgré tous ces efforts, le concept n’a alors rencontré que peu d’échos et semblait surtout tenir de la pure science-fiction. 

C’est la publication de Superintelligence par le philosophe Nick Bostrom en 2014, qui  va changer les choses. Bostrom rend acceptable les concepts spécieux de Yudkowsky. Aujourd’hui, l’IAG est évoquée partout, que ce soit pour annoncer l’arrivée de temps immémoriaux ou pour prédire l’extermination de l’humanité. 

Dans son récent livre, apocalyptique, If Anyone Builds It, Everyone Dies : why Superhuman AI Would Kill Us All (Si quelqu’un le construit, tout le monde meurt, Little Brown, 2025, non traduit), coécrit avec Nate Soares, Yudkowsky accumule les déclarations extravagantes pour une interdiction totale de l’IAG. Un ouvrage « décousu et superficiel », comme l’explique le journaliste Adam Becker – auteur lui-même de More Everything Forever : AI Overlords, Space Empires, and Silicon Valley’s Crusade to Control the Fate of Humanity (Hachette, 2025, non traduit) – dans sa recension critique pour The Atlantic, qui « tente de nous faire croire que l’intelligence est un concept discret et mesurable, et que son accroissement est une question de ressources et de puissance de calcul ». L’IA superintelligente hypothétique des Cassandre « fait ce dont rêvent toutes les start-ups technologiques : croître de façon exponentielle et éliminer ses concurrents jusqu’à atteindre un monopole absolu », expliquait déjà l’écrivain de science-fiction Ted Chiang. La superintelligence évoque bien plus un capitalisme débridé porté par des individus parfaitement néoréactionnaires qu’autre chose, comme l’analysait Elisabeth Sandifer dans son livre sur l’extrême-droite technologique américaine, ou encore les livres de Thibault Prévost ou Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet que nous avons déjà chroniqué. « En réalité, l’apocalypse de l’IA qui inquiète tant Yudkowsky et Soares n’est autre que notre propre monde, vu à travers le prisme déformant d’un miroir de science-fiction », une « vision simpliste du salut technologique », conclut Becker.

Malgré sa vacuité, l’ouvrage de Soares et Yudkowsky est un des bestsellers du New York Times. Pour Heaven, comme toutes les théories du complot les plus puissantes, l’intelligence artificielle générale s’est infiltrée dans le débat public et a pris racine.

Le mythe d’une machine plus intelligente que l’humain, capable de tout faire, se retrouve pourtant dès l’origine de l’IA, chez Alan Turing comme chez John McCarthy. « Mais l’IAG n’est pas une technologie, c’est un rêve », affirme Becker. Comme nombre de théories du complot, il est impossible de réfuter une idée aussi protéiforme que l’IAG. Discuter d’IAG consiste en un affrontement de visions du monde, et non en un échange de raisonnements fondés sur des preuves, puisqu’il ne peut y en avoir autour d’un objet hypothétique pour lequel il n’existe pas de définition précise et partagée. Les prédictions sur l’avènement de l’IAG sont formulées avec la précision de numérologues annonçant la fin des temps. Sans véritable enjeu, les échéances sont repoussées sans conviction. « L’IAG, c’est toujours ce qui arrivera, la prochaine fois, mais son arrivée imminente est la vérité que partagent ses adeptes »

Du conspirationnisme

Pour l’anthropologue des religions Jeremy Cohen, qui étudie les théories du complot dans les milieux technologiques, la vérité cachée « est un élément fondamental de la pensée conspirationniste ». Pour Ben Goertzel et les thuriféraires de l’IAG, les raisons du scepticisme envers l’IAG tiennent du scepticisme global. « Avant chaque grande avancée technique, du vol humain à l’énergie électrique, des hordes de prétendus experts vous expliquaient pourquoi cela n’arriverait jamais. En réalité, la plupart des gens ne croient qu’à ce qu’ils voient. » Si vous n’êtes pas convaincus par l’IAG, c’est que vous êtes un idiot naïf disent ses partisans, inversant la charge de la preuve, alors qu’ils sont bien plus que d’autres les idiots utiles de ce qu’ils dénoncent et vénèrent à la fois.

« L’idée de donner naissance à des dieux-machines est évidemment très flatteuse pour l’ego », affirme la philosophe Shannon Vallor de l’Edinburgh Futures Institute (voir notre article sur son livre, « L’IA n’est qu’un miroir »). « C’est incroyablement séduisant de penser que l’on pose soi-même les fondements de cette transcendance ». C’est un autre point commun avec les théories du complot. Une partie de l’attrait réside dans le désir de trouver un sens à un monde chaotique et parfois dénué de sens et dans l’aspiration à être une personne consciente du danger. Pour David Krueger, chercheur à l’Université de Montréal et ancien directeur de recherche à l’Institut de sécurité de l’IA du Royaume-Uni, nombre de personnes travaillant sur l’IA considèrent cette technologie comme notre successeur naturel. « Ils voient cela comme une forme de maternité » dont ils ont la charge, explique-t-il. Jeremy Cohen, lui, dresse des parallèles entre de nombreuses théories du complot moderne et le mouvement New Age, qui connut son apogée dans les années 1970 et 1980. Ses adeptes croyaient que l’humanité était sur le point d’accéder à une ère de bien-être spirituel et d’éveil de la conscience, instaurant un monde plus paisible et prospère. L’idée était qu’en s’adonnant à un ensemble de pratiques pseudo-religieuses, les humains transcenderaient leurs limites et accéderaient à une sorte d’utopie hippie. Pour Cohen, nous sommes confrontés aux mêmes attentes à l’égard de l’IAG : que ce soit par la destruction ou la sublimation de l’humanité, elle seule permettra de surmonter les problèmes auxquels l’humanité est confrontée. Pour Yudkowsky et Soares, les enjeux de l’IAG sont plus importants que le risque nucléaire ou le risque climatique. 

Pour beaucoup de ceux qui optent pour cette croyance, l’IAG arrivera d’un seul coup, sous la forme d’une singularité technologique introduite par l’auteur de science-fiction Vernor Vinge dans les années 80. Un moment transcendant où l’humanité, telle que nous la connaissons, changera à jamais. Pour Shannon Vallor, ce système de croyance est remarquable par la façon dont la foi en la technologie a remplacé la foi en l’humanité. Malgré son côté ésotérique, la pensée New Age était au moins motivée par l’idée que les gens avaient le potentiel de changer le monde par eux-mêmes, pourvu qu’ils puissent y accéder. Avec la quête de l’IA générale, nous avons abandonné cette confiance en nous et adhéré à l’idée que seule la technologie peut nous sauver, explique-t-elle. C’est une pensée séduisante, voire réconfortante, pour beaucoup. « Nous vivons à une époque où les autres voies d’amélioration matérielle de la vie humaine et de nos sociétés semblent épuisées », affirme Vallor. La technologie promettait autrefois un avenir meilleur : le progrès était une échelle que nous devions gravir vers l’épanouissement humain et social. « Nous avons dépassé ce stade », déclare Vallor. « Je pense que ce qui redonne espoir à beaucoup et leur permet de retrouver cet optimisme quant à l’avenir, c’est l’IA générale. » Poussons cette idée à son terme et, une fois encore, l’IA générale devient une sorte de divinité, capable de soulager les souffrances terrestres, affirme Vallor. Kelly Joyce, sociologue à l’Université de Caroline du Nord, qui étudie comment les croyances culturelles, politiques et économiques façonnent notre rapport à la technologie, considère toutes ces prédictions extravagantes concernant l’IA générale comme quelque chose de plus banal : un exemple parmi d’autres de la tendance actuelle du secteur technologique à faire des promesses excessives. « Ce qui m’intrigue, c’est que nous nous laissions prendre au piège. »

« À chaque fois », dit-elle. « Il existe une conviction profonde que la technologie est supérieure aux êtres humains. » Joyce pense que c’est pourquoi, lorsque l’engouement s’installe, les gens sont prédisposés à y croire. « C’est une religion », dit-elle. « Nous croyons en la technologie. La technologie est divine. Il est très difficile de s’y opposer. Les gens ne veulent pas l’entendre. » 

Le fantasme d’ordinateurs capables de faire presque tout ce qu’un humain peut faire est séduisant. Mais comme beaucoup de théories du complot répandues, elle a des conséquences bien réelles. Elle fausse notre perception des enjeux, déstabilise l’industrie pour l’éloigner d’applications immédiates… Et surtout, elle nous invite à la paresse. A quoi bon s’acharner à résoudre les problèmes du monde réel, quand les machines s’en chargeront demain ? Le projet pharaonique de l’IA engloutit désormais des centaines de milliards de dollars et détourne nombre d’investissements de technologies plus immédiates, capables de changer dès à présent la vie des gens. 

Tina Law, spécialiste des politiques technologiques à l’Université de Californie à Davis, s’inquiète du fait que les décideurs politiques soient davantage influencés par le discours selon lequel l’IA finira par nous anéantir que par les préoccupations réelles concernant l’impact concret et immédiat de l’IA sur la vie des gens dès aujourd’hui. La question des inégalités est occultée par la notion de risque existentiel. « Le battage médiatique est une stratégie lucrative pour les entreprises technologiques », affirme Law. Ce battage médiatique repose en grande partie sur l’idée que ce qui se passe est inévitable : si nous ne le construisons pas, quelqu’un d’autre le fera. « Quand quelque chose est présenté comme inévitable », rappelle Law, « les gens doutent non seulement de leur capacité à résister, mais aussi de leur droit à le faire. » Tout le monde se retrouve piégé. 

Selon Milton Mueller, du Georgia Institute of Technology, spécialiste des politiques et de la réglementation technologiques, le champ de distorsion lié à l’IAG ne se limite pas aux politiques technologiques. La course à l’IA générale est comparée à la course à la bombe atomique, explique-t-il. « Celui qui y parviendra en premier aura un pouvoir absolu sur tous les autres. C’est une idée folle et dangereuse qui faussera profondément notre approche de la politique étrangère. » Les entreprises (et les gouvernements) ont tout intérêt à promouvoir le mythe de l’IA générale, explique encore Mueller, car elles peuvent ainsi prétendre être les premières à y parvenir. Mais comme il s’agit d’une course sans consensus sur la ligne d’arrivée, le mythe peut être entretenu tant qu’il est utile. Ou tant que les investisseurs sont prêts à y croire. Il est facile d’imaginer comment cela se déroule. Ce n’est ni l’utopie ni l’enfer : c’est OpenAI et ses pairs qui s’enrichissent considérablement. 

Voilà. Le grand complot de l’IAG est enfin résolu, ironise Heaven. « Et peut-être cela nous ramène-t-il à la question du complot, et à un rebondissement inattendu dans cette histoire. Jusqu’ici, nous avons ignoré un aspect courant de la pensée conspirationniste : l’existence d’un groupe de personnalités influentes tirant les ficelles en coulisses et la conviction que, par la recherche de la vérité, les croyants peuvent démasquer cette cabale ». L’IAG n’accuse publiquement aucune force occulte d’entraver son développement ou d’en dissimuler les secrets. Aucun complot n’est ourdi par les Illuminati ou le Forum économique mondial… ici, ceux-là même qui dénoncent les dangers fomentent la cabale. Ceux qui propagent la théorie du complot de l’IAG sont ses principaux instigateurs. Les géants de la Silicon Valley investissent toutes leurs ressources dans la création d’une IAG à des fins lucratives. Le mythe de l’IAG sert leurs intérêts plus que ceux de quiconque. Comme le souligne Vallor : « Si OpenAI affirme construire une machine qui rendra les entreprises encore plus puissantes qu’elles ne le sont aujourd’hui, elle n’obtiendra pas l’adhésion du public nécessaire. » « N’oubliez pas : vous créez un dieu et vous finissez par lui ressembler », ironise Heaven. « Beaucoup pensent que s’ils y parviennent en premier, ils pourront dominer le monde ». 

À bien des égards, conclut Heaven, je pense que l’idée même d’IAG repose sur une vision déformée de ce que l’on attend de la technologie, et même de ce qu’est l’intelligence. En résumé, l’argument en faveur de l’IA générale repose sur le postulat qu’une technologie, l’IA, a progressé très rapidement et continuera de progresser. Mais abstraction faite des objections techniques – que se passera-t-il si les progrès cessent ? –, il ne reste plus que l’idée que l’intelligence est une ressource dont on peut augmenter la quantité grâce aux données, à la puissance de calcul ou aux réseaux neuronaux adéquats. Or, ce n’est pas le cas. L’intelligence n’est pas une quantité que l’on peut accroître indéfiniment. Des personnes intelligentes peuvent exceller dans un domaine et être moins douées dans d’autres. Tout comme les babioles dopées à l’IA peuvent exceller dans une tâche et être nulles dans bien d’autres, surtout toutes celles, innombrables, qui échappent à leurs données et continueront de leur échapper. 

De l’IAG au fantasme des trombones

Ce fantasme d’automatisation totale que produirait l’IAG est aussi la symbolique du jeu du maximiseur de trombone. Le jeu met en scène, très concrètement, une idée développée par le chantre du transhumanisme d’extrême droite, Nick Bostrom, dès 2002, à savoir celle du « risque existentiel » que ferait peser sur nous cette intelligence artificielle superintelligente, capable de créer des situations pouvant détruire toute vie sur terre. Pour Bostrom, l’usine à trombone est un démonstrateur, où une IA qui aurait pour seul objectif de produire des trombones, pourrait exploiter toutes les ressources pour se faire jusqu’à leur plus total épuisement, en optimisant son objectif sans limites. 

Cette démonstration, pourtant extrêmement simpliste, a marqué les esprits. Son aporie même, qui fait d’un objectif absurde le démonstrateur ultime de l’intelligence des machines, demeure particulièrement problématique. Puisqu’il n’y a ici aucune intelligence des machines, mais bien au contraire, la démonstration de leur pure aberration. Or, la crainte que les systèmes d’IA puissent interpréter les commandes de manière catastrophique « repose sur des hypothèses douteuses quant au déploiement de la technologie dans le monde réel », comme le disaient les chercheurs Arvind Narayanan et Sayash Kapoor. Le jeu est bien plus un simulateur de marché qu’un jeu sur l’IA. Universal Paperclips incite les joueurs à l’empathie avec ses buts, notamment en proposant de nouvelles fonctionnalités pour les assouvir, et c’est bien notre empathie avec le jeu qui conduit l’IA à détruire l’humanité pour accomplir son but absurde de productivité sans limite. Son créateur, Frank Lantz, raconte d’ailleurs que ce n’est pas l’augmentation des chiffres, mais la manière dont ils augmentent qui incite les joueurs à cliquer et à faire cœur avec les objectifs du jeu. « Les jeux incrémentaux sont très bruts. Ils s’attachent à un processus pour faire que les joueurs deviennent obsédés par sa croissance». L’interface épurée hypnotise par la répétition. « Le joueur détruit l’univers avec le même sentiment d’éloignement que lorsqu’on commande un pull en ligne ». Cette fiction est censée nous prévenir que l’IA pourrait avoir des motivations très différentes de l’homme.

Pourtant le jeu, très scripté, ne montre en rien que l’IA pourrait raisonner, planifier ou comprendre le monde physique ou le dominer. Il masque surtout que des fonctionnalités déclenchent des possibilités et que celles-ci sont prévues par l’interface et le concepteur du jeu. La fable du maximiseur de trombone ne démontre en rien que l’IA pourrait prendre le contrôle du monde, mais que ses objectifs et fonctions, eux, sont le produit de celui qui les a programmés. Le maximiseur de trombone n’accomplit aucune démonstration qu’une intelligence artificielle générale conduirait à l’extermination du genre humain. Comme l’ont dit Kate Crawford ou Melanie Mitchell, les voix les plus fortes qui débattent des dangers potentiels de la superintelligence sont celles d’hommes blancs aisés et racistes, et, pour eux, la plus grande menace est peut-être l’émergence d’un prédateur au sommet de l’intelligence artificielle, mais qui est certainement personne d’autre qu’eux-mêmes. Le capitalisme est un bien plus grand maximiseur que l’IA. Les entreprises maximisent le cours de leurs actions sans se soucier des coûts, qu’ils soient humains, environnementaux ou autres. Ce processus d’optimisation est bien plus incontrôlable et pourrait bien rendre notre planète inhabitable bien avant que nous sachions comment créer une IA optimisant les trombones

Hubert Guillaud

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Les modèles du Parti québécois

Il paraît que l’Allemagne et le Danemark devraient servir d’exemple au Québec en matière de politique migratoire. C’est ce que laisse entendre le député Alex Boissonneault dans une vidéo voulant défaire le « mythe » que « plus d’immigration veut dire moins de pénurie de main d’œuvre ». Selon lui, les gouvernements allemand et danois ont changé leur politique d’immigration après avoir réalisé que l’immigration ne règle pas la pénurie de main-d’œuvre. M. Boissonneault connaît-il réellement la politique migratoire de ces deux pays et leurs fondements?

À gauche: Alex Boissonneault, député d’Arthabaska-l’Érable depuis 2025
À droite: Mette Frederiksen, première ministre du Danemark depuis 2019

« Il y a plusieurs exemples de pays qui ont changé de politique en matière d’immigration parce qu’ils ont constaté cette situation. C’est le cas de l’Allemagne. L’Allemagne qui comptait beaucoup sur l’immigration pour combler ses postes vacants mais qui a constaté en 2023 que l’augmentation de l’immigration avait créé une pénurie de main d’œuvre dans les secteurs névralgiques. Donc il y a eu changement de politique. »

C’est complètement faux. La modification de la politique migratoire allemande en 2023 n’a rien à voir avec des considérations économiques ou sociales. Au même moment où le gouvernement d’Olaf Scholz renforçait le contrôle des frontières, l’Allemagne cherchait à attirer des travailleurs étrangers, en particulier les travailleurs qualifiés, notamment en réduisant les barrières administratives. Voici ce qu’affirmait Scholz en novembre 2024: « Aucun pays du monde ne peut connaître de croissance économique avec une main-d’oeuvre qui diminue. C’est la vérité à laquelle nous sommes confrontés. » Dans le même discours, le chancelier allemand défend le droit de l’Allemagne de choisir qui est admis en son sein, donc de repousser les réfugiés. Le problème de l’Allemagne n’est pas que l’immigration ne suffit pas à combler la pénurie de main-d’oeuvre, mais qu’elle ne parvient pas à attirer une main d’oeuvre de souche européenne en assez grande quantité.

« Même chose pour le Danemark avec un gouvernement social-démocrate, normalement considéré de gauche. Le gouvernement danois a constaté que l’augmentation de l’immigration a eu des conséquences négatives sur les services à la population. Il y a donc eu un changement de politique. »

Encore une fois, ce « changement de politique » du gouvernement danois n’a rien à voir avec l’économie ou avec les services à la population. C’est une question purement idéologique et, ce gouvernement ne s’en cache pas, raciste.

Commençons par dire que le racisme n’est pas une question de droite ou de gauche. On peut très bien être à gauche économiquement et à droite sur le plan de l’identité nationale. C’est le cas de la première ministre danoise, Mette Frederiksen, très attachée à l’État-providence danois, mais ouvertement raciste. En 2018, elle proposait de renvoyer les migrants « non occidentaux », non seulement du Danemark, mais de l’Europe, et de les placer dans des camps de concentration en Afrique sous supervision des Nations unies. À son arrivée au pouvoir en 2019, Frederiksen a promis de faire du Danemark un pays « sans demandeur d’asile ». En 2021, le gouvernement danois a voté une loi pour expulser les demandeurs d’asile hors d’Europe en attendant le traitement de leur demande, en contradiction totale avec les traités internationaux et les directives européennes. En 2022, une entente est signée avec le Rwanda. En gros, le Danemark paie le Rwanda pour détenir les demandeurs d’asile. Un bien triste revirement pour le premier pays à avoir signé la Convention de 1951 sur les réfugiés. Ce n’est pas sans raison que ce gouvernement « social-démocrate » est appuyé par l’extrême droite danoise.

En soi, la politique de Frederiksen et des sociaux-démocrates ne jure pas avec celle des administrations précédentes. Depuis le début des années 2000, le gouvernement danois est hostile à l’immigration. Le délai nécessaire pour obtenir la résidence permanente est passé de trois à huit ans. La « loi sur les étrangers » est modifiée régulièrement pour devenir toujours plus restrictive et viser des groupes en particulier. Elle a été modifiée 42 fois entre 2017 et 2019. Et la loi danoise est ouvertement raciste en ciblant des groupes spécifiques. En 2016, les Syriens ont été directement ciblés par une loi restreignant l’accés au regroupement familial pour les réfugiés et confisquant leurs objets de valeur pour financer leur séjour. En 2018, des mesures sont prises pour que des peines plus sévères soient infligées aux « résidents non occidentaux ». Des amendes importantes sont infligées aux personnes venant en aide aux « immigrants irréguliers ». Et pour bien montrer que la politique danoise est motivée par le racisme et non pas par des préoccupations économiques ou sociales, le Danemark a ouvert grand ses portes aux réfugiés ukrainiens fuyant l’invasion russe.

Ironiquement, ces dernières années, c’est la droite (modérée) qui a commencé à demander un assouplissement des politiques migratoires au Danemark. Pas pour des raisons humanitaire, mais pour des raisons économiques. Il y a une pénurie de main-d’œuvre, voyez-vous. Et les employeurs aimeraient bien qu’on leur permette de recruter à l’étranger les travailleurs qu’ils ne trouvent pas localement.

Christèle Meilland, chercheuse à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), explique que la politique migratoire danoise s’appuie sur un discours « assimilant les étrangers, et particulièrement les réfugiés, à un fardeau pour l’État-providence ». Ça vous rappelle quelque chose?

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Vers un RGPD révisé au profit de l’IA… et au détriment de nos droits

Bruxelles propose de réviser le RGPD pour faciliter l’entraînement des modèles d’IA, en considérant désormais l’utilisation de données personnelles pour l’entraînement d’une IA comme un « intérêt légitime », explique Jérôme Marin dans CaféTech. Autre changement majeur : une redéfinition plus restrictive de la notion de « donnée personnelle ». Une information ne serait plus considérée comme telle si l’entreprise qui la collecte n’est pas en mesure d’identifier la personne concernée. Son utilisation échapperait alors au RGPD. 

Bruxelles propose également d’assouplir la « protection renforcée » des données sensibles. Celle-ci ne s’appliquerait plus que lorsqu’elles « révèlent directement » l’origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, l’état de santé ou l’orientation sexuelle.

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Objectiver la douleur ?

Vous vous souvenez peut-être de ce que nous disait le neuroscientifique Albert Moukheiber sur la scène d’USI : la difficulté que nous avons à mesurer la douleur d’une manière objective ? Et bien visiblement, la Technology Review nous annonce plusieurs solutions en cours de déploiement, celle d’une application pour smartphone réservée aux professionnels et baptisée PainCheck qui scanne les visages pour détecter des mouvements musculaires microscopiques et qui utilise l’IA pour générer un score de douleur. 

Ce système propose donc une réponse par l’analyse comportementale, qui vise à détecter des grimaces, des postures, des inspirations brusques, corrélées à différents niveaux de douleurs, en analysant des micro-mouvements faciaux. PainCheck recherche sur les visages des mouvements microscopiques spécifiques comme la levée de la lèvre supérieure, le pincement des sourcils, une tension des joues… provenant d’une méthode de description des mouvements du visage. Associé à d’autres indications comportementales (comme l’évaluation de gémissements, la présence de douleurs, de troubles du sommeil…), l’application vise à transformer ces indications en score. Développé en Australie depuis 2017, notamment dans des Ehpad, le système a été autorisé également au Royaume-Uni ainsi qu’au Canada et est en cours d’autorisation aux Etats-Unis. Son utilisation a permis de réduire les prescriptions de médicaments et d’améliorer la prise en compte de la douleur. Après s’être concentré sur les patients âgés, les développeurs de PainChek tentent d’adapter leurs outils aux bébés de moins d’un an. 

Une autre piste consiste à mesurer la réponse galvanique, c’est-à-dire la réponse électrique des muscles ou des nerfs via des capteurs adaptés, comme des casques EEG, couplés à la mesure de la fréquence cardiaque, de la transpiration, à l’image du moniteur PMD-200 de Medasense qui propose de produire des scores de douleurs pour les patients opérés afin d’aider les anesthésistes à ajuster les doses d’anti douleurs pendant et après les opérations. 

Reste que si ces outils proposent des solutions, celles-ci ne peuvent être fiables et adaptées à tous les publics. L’analyse des mouvements du visage par exemple n’est pas adaptée à tous et risque de discriminer certains profils, comme les minorités ethniques ou culturelles qui n’expriment pas la douleur de la même façon que les autres ou parce que les outils vont être mal adaptés à certaines handicap (dans un récent article, Wired montrait que, sans surprise, la reconnaissance faciale ne fonctionnait pas pour les gueules cassées, pointant que l’enjeu n’était pas tant que la reconnaissance faciale intègre mieux les profils atypiques, qu’elle ne devienne pas un outil obligatoire empêchant ces publics par exemple de voyager ou de prendre l’avion). Le rêve d’un outil parfaitement universel de mesure de la douleur est certainement peu probable et nécessite, à nouveau, de bien connaître les publics sur lesquels ils sont entraînés et ceux sur lesquels ils vont être relativement efficaces, des autres. Les douleurs des femmes noires sont depuis longtemps minorées en milieu médical, comme celles des populations atypiques, comme les handicapés ou les autistes. Ces outils ne fonctionneront certainement pas très bien sur eux. Les outils ne viennent pas sans biais et inexactitudes. 

L’autre risque de ces nouveaux outils, enfin, c’est que leur promesse d’objectivité normative nous pousse à éliminer la prise en compte de la subjectivité de la douleur. Comme le disait Laura Tripaldi dans Gender Tech, le « masque de l’objectivité scientifique occulte le récit idéologique ». Les technologies ne peuvent être des vecteurs d’émancipations seulement si elles sont conçues comme des espaces ouverts et partagés, permettant de se composer et de se recomposer, plutôt que d’être assignés et normalisés. L’objectivation de la douleur et la normalisation qu’elle implique risque surtout de laisser sur le carreau ceux qui ne sont pas objectivables, comme ceux qui y sont insensibles.

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Can I Write a Quick Blog Post? [en]

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This is often the question. In typical ADHD style, my difficulty getting started on something is only surpassed by my difficulty stopping something once it’s started. So, 9pm on Sunday night, tired tired tired, can I grab my keyboard and give you some news without still being up at midnight?

I challenge myself.

Mid-October, I went back to work part-time. Three half-days a week. It went OK but I was way more tired than I expected. Tired in general. Overwhelmed by trying to manage my weeks, that these three little half-days seemed to fill to the brim. It’s much better now and I feel ready for more. I haven’t had cognitive overload headaches for a while now, or at least, so few that I don’t remember them.

Months ago, I started using the Apple Journal app, because I was having such a hard time recalling what I had done in previous days, recent or less recent. Writing a few quick notes down at the end of the day has helped me keep some sort of grasp on all those days that have disappeared into the weird months of 2025. Recently, I’ve switched to Day One, trying it out as an alternative to Apple Journal. My Facebook suspension has made me cautious about locking data or content into hard-to-export-from apps or services.

I’ve also started learning Bridge. Maths and statistics, strategy and communication, fun! It’s an investment for my old days, but already enjoyable. I’ll write more about it in time. If you want to get started, Funbridge actually has tutorials that can take you by the hand for the first steps. Start with MiniBridge.

My very old cat Oscar is having a series of health issues. I treasure each good day I have with him, because I don’t know how many are left. The first part of the year saw a complete deregulation of his diabetes, which had been a smooth ride to manage until then. He was getting dehydrated, blood glucose going up and down like a yoyo, and slow but steady weight loss. We went through a long period of subcutaneous fluids, which helped a lot.

In September he came down with a really bad pancreatitis flare-up. I nearly lost him. An oesophageal feeding tube saved him. It sounds like a dramatic intervention, but it’s actually quite minor surgery, well-tolerated, and a life-saver. The main issue with pancreatitis is that the cat stops eating. Being able to feed by tube solves that problem, removes stress for everybody, allows proper administration of medication, fluids and calories. I had a short trip planned during that period, and thankfully a friend came over to cat-sit and take over nursing duties. I can’t thank her enough.

Since the pancreatitis he had been doing really good. He didn’t put all the weight he lost back on, but enough that it’s not a disaster. And his three old arthritic legs are happy for any 100g they don’t have to carry. I have been letting him out in the garden, closely supervised, of course, and he really enjoys it. It makes me happy too, to be able to give him access to enrichment and stimulation that an exclusively indoor life didn’t provide. It always made me a bit sad, especially as I knew he had lived most of his life outdoors. But he was too old and handicapped to risk it, and until recently, too mobile for me to supervise him in the garden here (he did get to go out at the chalet – different environment with less risks). The photo is of him on one of our recent outings.

Two weeks ago, though, he had an epileptic seizure. Out of nowhere. I moved my surveillance cameras around and kept an eye on him. He had a second one ten days later, just this Wednesday night. We put him on anticonvulsants Thursday evening, but it’s tricky dealing with the sedation side-effects, particularly on an elderly cat who is already mobility-challenged and wobbly at the best of times.

He still wants a lot of things (like me, hehe). He wants to go downstairs, he wants to climb in my lap, he wants to go outside, he wants to go on the sofa, he wants to teach Juju a lesson (Juju, by the way, is doing fine, but definitely overweight – I’m hoping his new diet will work out, because I’m not enthusiastic about preparing myself another diabetic cat).

So we’re still figuring things out, and crossing fingers that Oscar will be able to tolerate the medication and that he won’t have another seizure too soon. But it’s not good news, in any case. I’m sad and worried, which is normal, but that doesn’t make it comfortable. And also, apprehensive, because 2025 has come with more than its fair share of trials, and I’m aware that there is a high risk of Oscar dying in the coming months. And honestly, I don’t need that, just as I’m getting back on my feet. There’s never a good time for dead cats, but some are shittier than others. He might hang in there, of course, but he’s old enough and his health is such a fragile equilibrium that I would not bet on him being still around this time next year. He could still be here for months or more, of course, but he could also go downhill fast pretty much anytime. Loving and caring for an old animal is living with the certainty of grief to come, but the uncertainty of timing. I am very much reminded of Quintus’s last years.

I’ve never liked October-November. It’s dark, and damp, and not winter yet. It’s the in-between season. And this year, I had neither hiking, nor skiing, nor really sailing season. I did go out on the lake a handful of times, thanks to my dad who took me along. But it’s very frustrating and weird for me to have “lost” this year like that. It feels a bit like the first Covid year, you know, where we all felt there was a year missing in our lives. Only here, it’s just for me.

I’m way better but not “back to normal” yet. I have to put more effort into just “managing life”. And compared to before my accident, I’m much more careful about pushing myself. I used to push myself all the time. Now, when I feel tired, I go “oh, wait, I’m tired, how can I adjust my expectations for what I was hoping to do during the coming hours”.

A few weeks back I teamed up with a friend who also felt the need to get on top of her weekly planning, and we touch base once a week to go through our schedules. It’s been extremely helpful and is in no small part responsible for my not feeling overwhelmed by my life anymore. I’ve been knocking down admin tasks lately, blogging more, and even making some headway in much-needed tidying up and deep cleaning.

On the online side of things, I am sitting on my hands, because there are a few topics I really really want to dive into, but I know I cannot afford the time and bandwidth right now. It’s extremely frustrating. One of these topics is how to collate the things I share on the socials into daily blogs posts (I think I wrote about it in part 3 of Rebooting The Blogosphere). I think about it pretty much every day, because I share stuff on the socials and regret that I don’t have a simple way to round up the day’s shares here in WordPress to whip up a quick post with links and comments and some passing thoughts. There is a bunch of things I want to fix on the blog, too, but that will also have to wait. At least I’m writing.

I now finally have a Discourse instance up and running on a server (thanks Oliver!) and I am impatient to start configuring it and playing with it to start preparing for the migration of the “Diabète Félin” community I manage. It’s not for tomorrow, but I’d love to at least get something moving before the end of the year. I’m super enthusiastic about Discourse, maybe I should write a post about it.

But not tonight.

I’ve been writing my “quick blog post” for nearly an hour, my eyes are still tired and my brain is still foggy, so I’ll wrap things up here, go and pick up my old drugged up cat, play a deal or two on Funbridge, jot a few notes down in Day One, and read my book a bit before I collapse.

Sleep is what transports you to the next day. And the next day here is Monday.

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Les modèles du Parti québécois

Il paraît que l’Allemagne et le Danemark devraient servir d’exemple au Québec en matière de politique migratoire. C’est ce que laisse entendre le député Alex Boissonneault dans une vidéo voulant défaire le “mythe” que “plus d’immigration veut dire moins de pénurie de main d’œuvre”. Selon lui, les gouvernements allemand et danois ont changé leur politique d’immigration après avoir réalisé que l’immigration ne règle pas la pénurie de main-d’œuvre. M. Boissonneault connaît-il réellement la politique migratoire de ces deux pays et leurs fondements?

À gauche: Alex Boissonneault, député d’Arthabaska-l’Érable depuis 2025
À droite: Mette Frederiksen, première ministre du Danemark depuis 2019

“Il y a plusieurs exemples de pays qui ont changé de politique en matière d’immigration parce qu’ils ont constaté cette situation. C’est le cas de l’Allemagne. L’Allemagne qui comptait beaucoup sur l’immigration pour combler ses postes vacants mais qui a constaté en 2023 que l’augmentation de l’immigration avait créé une pénurie de main d’œuvre dans les secteurs névralgiques. Donc il y a eu changement de politique.”

C’est complètement faux. La modification de la politique migratoire allemande en 2023 n’a rien à voir avec des considérations économiques ou sociales. Au même moment où le gouvernement d’Olaf Scholz renforçait le contrôle des frontières, l’Allemagne cherchait à attirer des travailleurs étrangers, en particulier les travailleurs qualifiés, notamment en réduisant les barrières administratives. Voici ce qu’affirmait Scholz en novembre 2024: “Aucun pays du monde ne peut connaître de croissance économique avec une main-d’oeuvre qui diminue. C’est la vérité à laquelle nous sommes confrontés.” Dans le même discours, le chancelier allemand défend le droit de l’Allemagne de choisir qui est admis en son sein, donc de repousser les réfugiés. Le problème de l’Allemagne n’est pas que l’immigration ne suffit pas à combler la pénurie de main-d’oeuvre, mais qu’elle ne parvient pas à attirer une main d’oeuvre de souche européenne en assez grande quantité.

“Même chose pour le Danemark avec un gouvernement social-démocrate, normalement considéré de gauche. Le gouvernement danois a constaté que l’augmentation de l’immigration a eu des conséquences négatives sur les services à la population. Il y a donc eu un changement de politique.”

Encore une fois, ce “changement de politique” du gouvernement danois n’a rien à voir avec l’économie ou avec les services à la population. C’est une question purement idéologique et, ce gouvernement ne s’en cache pas, raciste.

Commençons par dire que le racisme n’est pas une question de droite ou de gauche. On peut très bien être à gauche économiquement et à droite sur le plan de l’identité nationale. C’est le cas de la première ministre danoise, Mette Frederiksen, très attachée à l’État-providence danois, mais ouvertement raciste. En 2018, elle proposait de renvoyer les migrants “non occidentaux”, non seulement du Danemark, mais de l’Europe, et de les placer dans des camps de concentration en Afrique sous supervision des Nations unies. À son arrivée au pouvoir en 2019, Frederiksen a promis de faire du Danemark un pays “sans demandeur d’asile”. En 2021, le gouvernement danois a voté une loi pour expulser les demandeurs d’asile hors d’Europe en attendant le traitement de leur demande, en contradiction totale avec les traités internationaux et les directives européennes. En 2022, une entente est signée avec le Rwanda. En gros, le Danemark paie le Rwanda pour détenir les demandeurs d’asile. Un bien triste revirement pour le premier pays à avoir signé la Convention de 1951 sur les réfugiés. Ce n’est pas sans raison que ce gouvernement “social-démocrate” est appuyé par l’extrême droite danoise.

En soi, la politique de Frederiksen et des sociaux-démocrates ne jure pas avec celle des administrations précédentes. Depuis le début des années 2000, le gouvernement danois est hostile à l’immigration. Le délai nécessaire pour obtenir la résidence permanente est passé de trois à huit ans. La “loi sur les étrangers” est modifiée régulièrement pour devenir toujours plus restrictive et viser des groupes en particulier. Elle a été modifiée 42 fois entre 2017 et 2019. Et la loi danoise est ouvertement raciste en ciblant des groupes spécifiques. En 2016, les Syriens ont été directement ciblés par une loi restreignant l’accés au regroupement familial pour les réfugiés et confisquant leurs objets de valeur pour financer leur séjour. En 2018, des mesures sont prises pour que des peines plus sévères soient infligées aux “résidents non occidentaux”. Des amendes importantes sont infligées aux personnes venant en aide aux “immigrants irréguliers”. Et pour bien montrer que la politique danoise est motivée par le racisme et non pas par des préoccupations économiques ou sociales, le Danemark a ouvert grand ses portes aux réfugiés ukrainiens fuyant l’invasion russe.

Ironiquement, ces dernières années, c’est la droite (modérée) qui a commencé à demander un assouplissement des politiques migratoires au Danemark. Pas pour des raisons humanitaire, mais pour des raisons économiques. Il y a une pénurie de main-d’œuvre, voyez-vous. Et les employeurs aimeraient bien qu’on leur permette de recruter à l’étranger les travailleurs qu’ils ne trouvent pas localement.

Christèle Meilland, chercheuse à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), explique que la politique migratoire danoise s’appuie sur un discours “assimilant les étrangers, et particulièrement les réfugiés, à un fardeau pour l’État-providence”. Ça vous rappelle quelque chose?

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Internet en décomposition : comment l’IA achève le rêve du web libre.

J’étais donc l’autre jour (mercredi) convoqué Au Poste chez le camarade David Dufresne pour une petite causerie autour de mon article sur le web pourrissant et l’IA florissante. L’émission est disponible gratuitement (grâce aux abonné.e.s de la chaîne, abonnez-vous si vous le pouvez). Cela dure un peu plus d’une heure, ça cause IA, web, indépendance, Bourdieu, distinction et plein d’autres choses encore. C’est dispo sur Youtube et Peertube. Dans tous les cas, rendez-vous Au Poste aussi souvent que vous le pourrez.

Screenshot
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Des “mini-podcasts” à écouter [en]

[en]

Après l’introduction d’hier (enfin à l’heure de publication, c’est avant-hier), venons-en au menu principal: une collection de podcasts en série limitée, type documentaire en x épisodes, surtout en anglais (parce qu’il y en a moins en français, tout simplement). A écouter, bien sûr. Je ne les ai pas mis dans un ordre particulier, juste comme ça vient.

Mon corps électrique
Après un accident suite auquel il se retrouve tétraplégique, Arnaud prend part à une étude médicale dans l’espoir de retrouver un peu de mobilité dans son bras gauche. En même temps journaliste et sujet, il nous emmène avec lui au fil de sept épisodes pour nous questionner sur la médecine, le handicap, l’espoir, les limites, le deuil, le corps, la vie. (Voir aussi mon article Mais sérieux, le suivi psy?)

Soleil noir, autopsie d’une secte
Si vous avez mon âge ou plus, vous vous souvenez de l’Ordre du Temple Solaire. Ce podcast revient sur cette tragique histoire, en détail, et ce faisant, montre à quel point tout un chacun peut se retrouver victime d’emprise. Glaçant et fascinant.

Précipice
Sept épisodes. Sept vies qui basculent. On peut voir ce podcast somme un prélude stylistique à Mon corps électrique: l’épisode 7, c’est Arnaud.

No Easy Fix
Trois épisodes sur le sans-abrisme, l’addiction, et la réalité du parcours pour sortir de la rue à San Francisco.

Scripts
Ce podcast explore comment l’explication “physiologique” est devenue dominante aux USA pour la santé mentale, et ce que ça a eu comme impact sur le rapport qu’on a aux médicaments psychotropes. Egalement en trois épisodes.

The Missing Cryptoqueen
Dans le genre True Crime qui n’a rien à envier à un triller fictionnel: douze épisodes d’enquête sur une crypto-arnaque à grand échelle menée par une charismatique entrepreneuse qui finit par se volatiliser.

S-Town
J’ai écouté ce podcast il y a longtemps et je ne me souviens plus clairement du contenu. L’impression qu’il m’a fait, par contre, est bien clair. C’était prenant, intriguant, surprenant, et très bien raconté.

The Kids of Rutherford County
Quelque part aux USA, on met en taule des gosses aussi jeunes que 8 ans pour des bagarres de cour de récréation. Comment est-ce qu’on en est arrivé à ça? Et qu’est-ce qu’il a fallu pour sortir de cette dystopie?

The Preventionist
Amener son enfant à l’hôpital pour un commun accident domestique, une chute par exemple, et se retrouver non seulement accusé de maltraitance mais perdre la garde. Un cauchemar parental qui se répète année après année dans un coin de Pennsylvanie. Quand la protection de l’enfance finit par briser des familles innocentes et traumatiser ceux-là mêmes qu’elle est supposée protéger.

Un aparté, à ce stade: vous allez vous dire que je n’écoute que des trucs glauques et déprimants. C’est peut-être un peu vrai. Ce qui m’intéresse dans toutes ces histoires, c’est l’autopsie de systèmes qui dysfonctionnent. Comment les bonnes intentions créent-elles l’enfer institutionnalisé? Comment des personnes se retrouvent-elles prises dans des rôles où elles contribuent à rendre misérable la vie d’autrui? Que faut-il pour réparer nos systèmes défectueux, qu’ils soient politiques, médicaux, administratifs, sociaux, politiques, ou autre? Comment réussit-on (ou échoue-t-on) à réparer ce qui semble irrémédiablement cassé dans notre monde?

The Good Whale
Vous vous souvenez de “Sauvez Willy”? Derrière le film qui a ému les coeurs, il y a la vraie histoire, nettement plus compliquée, de Keiko – l’orque que l’on voit dans le film. Dans le genre enfer pavé de bonnes intentions, on est pas mal.

The Cat Drug Black Market (partie II, partie III)
La PIF est une maladie auparavant incurable chez le chat. C’est la maladie qui avait emporté Safran. Depuis quelques années, un traitement existe – efficace, mais disponible uniquement au marché noir. Des vétérinaires, mains liées par l’absence de traitement autorisé pour cette maladie sinon mortelle, se retrouvent à “suggérer” à leurs clients d’aller chercher de l’aide dans des groupes facebook. Ces trois épisodes retracent l’histoire de ce traitement, des communautés qui ont sauvé des milliers de chats, et de comment on s’est retrouvés dans cette situation abracadabrante.

Articles of Interest
Une mini-série sur les vêtements que l’on porte. Autant les questions vestimentaires m’intéressent peu, autant j’ai trouvé ces épisodes fascinants. Ce n’est pas étonnant, puisque cette série vient de 99% Invisible, un podcast qui a le don de rendre passionnants des sujets qui de prime abord peuvent paraître bien fades. AoI est par la suite devenu un podcast à part entière.

Master: The Allegations Against Neil Gaiman
Un auteur populaire et adoré est accusé d’abus sexuels par plusieurs femmes. Il nie en bloc. Une enquête dont j’ai apprécié la nuance, sur un sujet extrêmement inconfortable. (Je note juste là que Tortoise a d’autres séries d’investigation, je vais les mettre dans ma liste à écouter!)

Serial (saison 1)
Le podcast qui a lancé le genre, en 2014. Du True Crime pur et dur: Adnan Syed est derrière les barreaux depuis l’âge de 17 ans, accusé d’avoir tué Hae Min Lee, sa camarade de classe et ex-copine. Il clame son innocence, certains le croient, d’autres pas. La journaliste Sarah Koenig découvre que l’histoire est nettement plus compliquée que ce qu’il y paraît de prime abord.

Et ici je m’interromps à nouveau. Serial a lancé le genre, et continué. J’ai cité ci-dessus S-Town, The Kids of Rutherford County, The Preventionist, The Good Whale – tout ça, c’est Serial. Mais je découvre en faisant ce listing que suite au rachat de Serial par le New York Times, tout un tas d’épisodes de saisons passées sont maintenant réservées aux abonnés. Pas cool. Du coup, je vais bricoler un peu pour vous.

The Trojan Horse Affair
Le lien ci-dessus ne mène pas à la page officielle de ce podcast, mais au moins, il vous donne accès à tous les épisodes. Vous l’aurez deviné: une production Serial. On se rend cette fois à Birmingham, sur les traces d’un scandale qui a secoué l’Angleterre dix ans auparavant. Lettre anonyme, islamophobie et théorie du complot.

The Retrievals
Aussi une production Serial. Deux saisons difficiles à écouter sur la non prise en compte de la douleur des femmes dans le milieu médical. La première nous plonge dans une clinique de PMA où durant des années, une infirmière piquait dans le fentanyl utilisé comme antidouleur pour les patientes durant les interventions – le remplaçant avec une solution physiologique. Vous imaginez les conséquences pour les patientes, mais peut-être pas à quel point le monde médical est construit pour ignorer une femme qui dit qu’elle a mal. La deuxième saison porte sur les césariennes, et est plus porteuse d’espoir, car elle nous raconte comment une personne a pu mettre en route une véritable prise de conscience à l’intérieur de sa profession et faire bouger des pratiques médicales désuètes.

Dolly Parton’s America
En écoutant ce podcast, j’ai découvert la femme extraordinaire qu’est Dolly Parton. Je n’avais aucune idée. Et c’est possible que vous non plus.

Dead End: A New Jersey Political Murder Mystery
Le podcast a pris son envol et changé de nom, mais la première saison se penche sur le meurtre des Sheridan et les machinations politiques qui y sont liées.

The Making of Musk
En fait la 6e saison du podcast Understood, ces 4 épisodes nous racontent les origines biographiques et idéologiques d’Elon Musk. Eclairant.

The Disappearance of Nuseiba Hasan
Comme le podcast précédent, celui-ci est également une saison d’un podcast plus large. La troisième saison de Conviction, précisément. C’est chez Spotify, donc quasi impossible de faire un lien propre vers la saison, d’où le lien ci-dessus sur le premier épisode. Une enquête sur la disparition d’une femme que sa famille signale… des années après sa disparition.

Tiny Huge Decisions
Deux amis, Mohsin et Dalia. Ils sont les deux mariés. Elle a eu son premier enfant récemment. Lui souhaite également fonder une famille, avec son mari. Une discussion délicate, que l’on suit au fil des épisodes, où ils réfléchissent, ensemble et séparément, à une décision lourde de conséquences: va-t-elle lui proposer de porter son enfant? Ce podcast aborde avec finesse la question de la gestation pour autrui, mais pas que. Amitié, dialogue, religion, homosexualité, couple… la palette est large. Les protagonistes sont attachants, lucides, et courageux.

The Protocol
Une reportage en six parties sur la façon dont on approche la question de la transidentité chez les jeunes, enfants et ados, partant d’un protocole hollandais dont on suit l’application et l’interprétation outre-Atlantique. Un traitement très nuancé d’un sujet qui a tendance à polariser.

Pour terminer, deux recommandations un poil à part. Will Be Wild, d’abord, une enquête sur la genèse et la préparation de l’assaut du Capitole du 6 janvier. Malheureusement, l’intégralité des épisodes n’est plus disponible sans abonnement payant. Ensuite, les mini-séries de On The Media, podcast que j’écoute depuis des années. Au fil du temps ils ont produit des mini-séries sur tout un tas de sujets, allant de la pauvreté à l’histoire de la radio conservatrice. Ils en valent tous la peine.

Voilà, je crois que vous avez de quoi vous occuper avec tout ça!

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De l’impunité du vol d’identité

Dans la dernière newsletter d’Algorithm Watch, le journaliste Nicolas Kayser-Bril revient sur la production par un magazine bulgare d’articles génératifs qui lui étaient attribués. Ce qu’il montre, c’est que les mécanismes de réclamation dysfonctionnent. Google lui a demandé de prouver qu’il ne travaillait pas pour ce magazine (!) et a refusé de désindexer les articles. L’autorité de protection des données allemande a transmis sa demande à son homologue bulgare, sans réponse. Le seul moyen pour mettre fin au problème a été de contacter un avocat pour qu’il produise une menace à l’encontre du site, ce qui n’a pas été sans frais pour le journaliste. La « législation sur la protection des données, comme le RGPD, n’a pas été d’une grande aide ».

Ceux qui pratiquent ces usurpations d’identité, qui vont devenir très facile avec l’IA générative, n’ont pour l’instant pas grand chose à craindre, constate Kayser-Bril.

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« L’IA générative est un désastre social »

« Les industriels de l’IA ont habilement orienté le débat sur l’IA générative vers leurs propres intérêts, en nous expliquant qu’elle était une technologie transformatrice qui améliore de nombreux aspects de notre société, notamment l’accès aux soins de santé et à l’éducation ». Mais plutôt que prendre au sérieux les vraies critiques (notamment le fait que ces technologies ne soient pas si transformatrices qu’annoncées et qu’elles n’amélioreront ni l’accès au soin ni l’accès à l’éducation), les géants de l’IA ont préféré imposer leur propre discours sur ses inconvénients : à savoir, celui de la menace existentielle, explique clairement Paris Marx sur son blog. Ce scénario totalement irréaliste a permis de mettre de côté les inquiétudes bien réelles qu’impliquent le déploiement sans mesure de l’IA générative aujourd’hui (comme par exemple, le fait qu’elle produise des « distorsion systémique » de l’information selon une étude de 22 producteurs d’information de services publics).

En Irlande, à quelques jours des élections présidentielles du 24 octobre, une vidéo produite avec de l’IA a été diffusée montrant Catherine Connolly, la candidate de gauche en tête des sondages, annoncer qu’elle se retirait de la course, comme si elle le faisait dans le cadre d’un reportage d’une des chaînes nationales. La vidéo avait pour but de faire croire au public que l’élection présidentielle était déjà terminée, sans qu’aucun vote n’ait été nécessaire et a été massivement visionnée avant d’être supprimée. 

Cet exemple nous montre bien que nous ne sommes pas confrontés à un risque existentiel où les machines nous subvertiraient, mais que nous sommes bel et bien confrontés aux conséquences sociales et bien réelles qu’elles produisent. L’IA générative pollue l’environnement informationnel à tel point que de nombreuses personnes ne savent plus distinguer s’il s’agit d’informations réelles ou générées. 

Les grandes entreprises de l’IA montrent bien peu de considération pour ses effets sociaux. Au lieu de cela, elles imposent leurs outils partout, quelle que soit leur fiabilité, et participent à inonder les réseaux de bidules d’IA et de papoteurs destinés à stimuler l’engagement, ce qui signifie plus de temps passé sur leurs plateformes, plus d’attention portée aux publicités et, au final, plus de profits publicitaires. 
En réponse à ces effets sociaux, les gouvernements semblent se concentrer sur la promulgation de limites d’âge afin de limiter l’exposition des plus jeunes à ces effets, sans paraître vraiment se soucier des dommages individuels que ces produits peuvent causer au reste de la population, ni des bouleversements politiques et sociétaux qu’ils peuvent engendrer. Or, il est clair que des mesures doivent être prises pour endiguer ces sources de perturbation sociale et notamment les pratiques de conception addictives qui ciblent tout le monde, alors que les chatbots et les générateurs d’images et de vidéos accélèrent les dégâts causés par les réseaux sociaux. Du fait des promesses d’investissements, de gains de productivité hypothétiques, les gouvernements sacrifient les fondements d’une société démocratique sur l’autel de la réussite économique profitant à quelques monopoles. Pour Paris Marx, l’IA générative n’est rien d’autre qu’une forme de « suicide social » qu’il faut endiguer avant qu’elle ne nous submerge. « Aucun centre de données géant ni le chiffre d’affaires d’aucune entreprise d’IA ne justifie les coûts que cette technologie est en train d’engendrer pour le public ».

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Mon corps électrique

En 2022, Arnaud Robert est devenu tétraplégique. Dans un podcast en 7 épisodes pour la Radio-Télévision Suisse, il raconte sa décision de participer à une étude scientifique pour laquelle il a reçu un implant cérébral afin de retrouver le contrôle d’un de ses bras. Un podcast qui décortique le rapport à la technologie de l’intérieur, au plus intime, loin des promesses transhumanistes. « Être cobaye, cʹest prêter son corps à un destin plus grand que le sien ». Mais être cobaye, c’est apprendre aussi que les miracles technologiques ne sont pas toujours au-rendez-vous. Passionnant !

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Syndicats : négociez les algorithmes !

Comment répondre à la gestion algorithmique du travail ? Tel est l’ambition du rapport « Negotiating the Algorithm » publié par la Confédération européenne des syndicats sous la direction du journaliste indépendant Ben Wray, responsable du Gig Economy Project de Brave New Europe. Le rapport décrit la prédominance des logiciels managériaux au travail (qui seraient utilisés par plus de 79% des entreprises de l’Union européenne) et les abus qui en découlent et décrit les moyens de riposte mobilisables par les travailleurs en lien notamment avec la nouvelle législation européenne des travailleurs des plateformes. La gestion algorithmique confère aux employeurs des avantages informationnels considérables sur les travailleurs, leur permet de contourner les conventions collectives et de modifier les conditions de travail et les salaires de chaque travailleur voire de chaque poste. Elle leur permet d’espionner les travailleurs même en dehors de leurs heures de travail et leur offre de nombreuses possibilités de représailles. 

En regard, les travailleurs piégés par la gestion algorithmique sont privés de leur pouvoir d’action et de leurs possibilités de résolution de problèmes, et bien souvent de leurs droits de recours, tant la gestion algorithmique se déploie avec de nombreuses autres mesures autoritaires, comme le fait de ne pouvoir joindre le service RH. 

Il est donc crucial que les syndicats élaborent une stratégie pour lutter contre la gestion algorithmique. C’est là qu’intervient la directive sur le travail de plateforme qui prévoit des dispositions assez riches, mais qui ne sont pas auto-exécutoires… C’est-à-dire que les travailleurs doivent revendiquer les droits que la directive propose, au travail comme devant les tribunaux. Or, elle permet aux travailleurs et à leurs représentants d’exiger des employeurs des données exhaustives sur les décisions algorithmiques, du licenciement au calcul du salaire. 

Bien souvent ces données ne sont pas rendues dans des formats faciles à exploiter, constate Wray : le rapport encourage donc les syndicats à constituer leurs propres groupes d’analyses de données. Le rapport plaide également pour que les syndicats développent des applications capables de surveiller les applications patronales, comme l’application UberCheats, qui permettait de comparer le kilométrage payé par Uber à ses livreurs par rapport aux distances réellement parcourues (l’application a été retirée en 2021 au prétexte de son nom à la demande de la firme Uber). En investissant dans la technologie, les syndicats peuvent combler le déficit d’information des travailleurs sur les employeurs. Wray décrit comment les travailleurs indépendants ont créé des « applications de contre-mesure » ​​qui ont documenté les vols de salaires et de pourboires (voir notre article “Réguler la surveillance au travail”), permis le refus massif d’offres au rabais et aidé les travailleurs à faire valoir leurs droits devant les tribunaux. Cette capacité technologique peut également aider les organisateurs syndicaux, en fournissant une plateforme numérique unifiée pour les campagnes syndicales dans tous les types d’établissements. Wray propose que les syndicats unissent leurs forces pour créer « un atelier technologique commun » aux travailleurs, qui développerait et soutiendrait des outils pour tous les types de syndicats à travers l’Europe. 

Le RGPD confère aux travailleurs de larges pouvoirs pour lutter contre les abus liés aux logiciels de gestion, estime encore le rapport. Il leur permet d’exiger le système de notation utilisé pour évaluer leur travail et d’exiger la correction de leurs notes, et interdit les « évaluations internes cachées ». Il leur donne également le droit d’exiger une intervention humaine dans les prises de décision automatisées. Lorsque les travailleurs sont « désactivés » (éjectés de l’application), le RGPD leur permet de déposer une « demande d’accès aux données » obligeant l’entreprise à divulguer « toutes les informations personnelles relatives à cette décision », les travailleurs ayant le droit d’exiger la correction des « informations inexactes ou incomplètes ». Malgré l’étendue de ces pouvoirs, ils ont rarement été utilisés, en grande partie en raison de failles importantes du RGPD. Par exemple, les employeurs peuvent invoquer l’excuse selon laquelle la divulgation d’informations révélerait leurs secrets commerciaux et exposerait leur propriété intellectuelle. Le RGPD limite la portée de ces excuses, mais les employeurs les ignorent systématiquement. Il en va de même pour l’excuse générique selon laquelle la gestion algorithmique est assurée par un outil tiers. Cette excuse est illégale au regard du RGPD, mais les employeurs l’utilisent régulièrement (et s’en tirent impunément). 

La directive sur le travail de plateforme corrige de nombreuses failles du RGPD. Elle interdit le traitement des « données personnelles d’un travailleur relatives à : son état émotionnel ou psychologique ; l’utilisation de ses échanges privés ; la captation de données lorsqu’il n’utilise pas l’application ; concernant l’exercice de ses droits fondamentaux, y compris la syndicalisation ; les données personnelles du travailleur, y compris son orientation sexuelle et son statut migratoire ; et ses données biométriques lorsqu’elles sont utilisées pour établir son identité. » Elle étend le droit d’examiner le fonctionnement et les résultats des « systèmes décisionnels automatisés » et d’exiger que ces résultats soient exportés vers un format pouvant être envoyé au travailleur, et interdit les transferts à des tiers. Les travailleurs peuvent exiger que leurs données soient utilisées, par exemple, pour obtenir un autre emploi, et leurs employeurs doivent prendre en charge les frais associés. La directive sur le travail de plateforme exige une surveillance humaine stricte des systèmes automatisés, notamment pour des opérations telles que les désactivations. 

Le fonctionnement de leurs systèmes d’information est également soumis à l’obligation pour les employeurs d’informer les travailleurs et de les consulter sur les « modifications apportées aux systèmes automatisés de surveillance ou de prise de décision ». La directive exige également que les employeurs rémunèrent des experts (choisis par les travailleurs) pour évaluer ces changements. Ces nouvelles règles sont prometteuses, mais elles n’entreront en vigueur que si quelqu’un s’y oppose lorsqu’elles sont enfreintes. C’est là que les syndicats entrent en jeu. Si des employeurs sont pris en flagrant délit de fraude, la directive les oblige à rembourser les experts engagés par les syndicats pour lutter contre les escroqueries. 

Wray propose une série de recommandations détaillées aux syndicats concernant les éléments qu’ils devraient exiger dans leurs contrats afin de maximiser leurs chances de tirer parti des opportunités offertes par la directive sur le travail de plateforme, comme la création d’un « organe de gouvernance » au sein de l’entreprise « pour gérer la formation, le stockage, le traitement et la sécurité des données. Cet organe devrait inclure des délégués syndicaux et tous ses membres devraient recevoir une formation sur les données. » 

Il présente également des tactiques technologiques que les syndicats peuvent financer et exploiter pour optimiser l’utilisation de la directive, comme le piratage d’applications permettant aux travailleurs indépendants d’augmenter leurs revenus. Il décrit avec enthousiasme la « méthode des marionnettes à chaussettes », où de nombreux comptes tests sont utilisés pour placer et réserver du travail via des plateformes afin de surveiller leurs systèmes de tarification et de détecter les collusions et les manipulations de prix. Cette méthode a été utilisée avec succès en Espagne pour jeter les bases d’une action en justice en cours pour collusion sur les prix. 

Le nouveau monde de la gestion algorithmique et la nouvelle directive sur le travail de plateforme offrent de nombreuses opportunités aux syndicats. Cependant, il existe toujours un risque qu’un employeur refuse tout simplement de respecter la loi, comme Uber, reconnu coupable de violation des règles de divulgation de données et condamné à une amende de 6 000 € par jour jusqu’à sa mise en conformité. Uber a maintenant payé 500 000 € d’amende et n’a pas divulgué les données exigées par la loi et les tribunaux. 

Grâce à la gestion algorithmique, les patrons ont trouvé de nouveaux moyens de contourner la loi et de voler les travailleurs. La directive sur le travail de plateforme offre aux travailleurs et aux syndicats toute une série de nouveaux outils pour contraindre les patrons à jouer franc jeu. « Ce ne sera pas facile, mais les capacités technologiques développées par les travailleurs et les syndicats ici peuvent être réutilisées pour mener une guerre de classes numérique totale », s’enthousiasme Cory Doctorow.

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Les podcasts et moi [en]

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Les podcasts et moi c’est une longue, longue histoire. Pour la petite histoire, je connais personnellement (déjà à l’époque) une des personnes-clés impliquées dans l’invention de ce mode de distribution du contenu audio. Comme pour WordPress, Twitter ou Instagram, c’est marrant de voir ces médias ou plateformes qui sont si “grand public” aujourd’hui et de me souvenir du monde où ça n’existait pas, et de les avoir vu naître et grandir.

Ah, nostalgie… Les podcasts, j’ai donc découvert ça au fur et à mesure que ça s’est mis à exister, même si, visiblement, en 2005 je n’étais pas convaincue. En 2007 toutefois, après avoir tâtonné à quelques reprises avec la publication audio/vidéo sur mon blog, j’enregistre avec une amie une poignée d’épisodes: Fresh Lime Soda. Puis assez vite, je me suis mise à écouter énormément de podcasts. C’est encore le cas.

Le podcast, au début, c’était des enregistrements de gens qui parlaient. Je sais qu’un des premiers que j’écoutais, c’était This Week in Tech (TWiT). Je me souviens du choc que j’ai eu quand j’ai découvert Radiolab: c’était construit, monté, recherché – de véritables documentaires audio. Une révélation. Je pense que c’était en 2008 ou 2009. C’était en tous cas assez tôt pour que je me retrouve rapidement à avoir épuisé tout leur back catalog. En 2010, je rajoute un deuxième podcast à mes habitudes d’écoute: On The Media. Quelque part aux alentours de cette époque, je découvre dans un tout autre genre The Savage Lovecast (18+ je vous préviens). Puis c’est l’explosion de ma liste d’écoute, et je me retrouve rapidement à ne plus réussir à écouter tous les nouveaux épisodes des podcasts auxquels je suis abonnée à mesure qu’ils sortent.

Mon but aujourd’hui n’était en fait pas de plonger dans des réminiscences historiques, mais de vous donner une liste de recommandations de podcasts à écouter. En particulier, de podcasts “série limitée”, souvent des enquêtes ou des documentaires sur un sujet précis, qui font x épisodes et c’est tout. Le premier à avoir lancé le genre, à ma connaissance, c’était Serial. A la sortie de la première saison, en 2014, “tout le monde” en parlait. Le podcast est encore actif, et il vaut bien la peine d’écouter toutes les saisons.

Pendant très, très longtemps, je désespérais de trouver des podcasts en français dont la qualité, tant pour ce qui était du contenu et de la production, pouvait rivaliser avec les podcasts américains que j’avais l’habitude d’écouter. On m’en recommandait, mais la posture journalistique classique du narrateur soit entièrement absent, soit “objectif et neutre”, désincarné, ça me hérissait le poil.

J’ai fait des études en sciences humaines. La notion d’observation participante était centrale, on mangeait la phénoménologie au petit déj, et en plus de ça, je me suis construite toute jeune adulte déjà en tant que blogueuse.

Le blog, au-delà du format de publication, c’est une culture de la parole publique dans laquelle le “je” qui observe, expérimente et interprète le monde fait partie intégrante du discours qu’il produit. Sans lui, rien ne peut être pensé ou dit – il serait malhonnête de vouloir l’invisibiliser. Et même s’il peut vouloir tendre à une certaine objectivité, ce locuteur-narrateur colore inévitablement de son regard singulier tout ce qu’il a à dire. Rendre compte de cette subjectivité en lui donnant une place dans le texte produit, c’est au final offrir au lecteur plus de clés pour en traiter le contenu, pour l’interpréter.

Dans les podcasts que j’écoute, même quand il s’agit d’une enquête, il y a un “je” qui raconte, qui ne se cantonne pas à un rôle, mais qui ose être une personne. C’est notre proxy dans l’histoire, et l’histoire qu’il raconte est aussi son histoire, aux prises avec l’histoire qu’il veut nous raconter. Ça fait beaucoup d’histoires, pas toutes au même niveau.

Depuis quelques années, on commence enfin à voir ce type de posture dans des podcasts francophones, accompagnée d’une haute qualité de production. On a Meta de Choc (même si selon les sujets on retombe un peu dans “l’objectivité journalistique”) et Dingue, par exemple. Et plus récemment, de manière beaucoup plus marquée et avec un format “x épisodes pour couvrir un sujet”, Mon corps électrique.

Je salue cette évolution.

La liste de recommandations que j’avais l’intention de mettre à votre disposition ce soir, ce sera donc pour une autre fois, ma petite introduction s’étant transformée en longue digression prenant toute la place.

En attendant, vous pouvez vous pencher sur des recommandations d’écoute que j’ai faites par le passé, en fouinant dans les articles de ce blog tagués “podcast”. Bonne lecture, bonne écoute, et à bientôt!

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Dérégulation de l’IA ? Pas vraiment !

Dans une tribune pour le Guardian, les chercheuses Sacha Alanoca et Maroussia Levesque estiment que si le gouvernement américain adopte une approche non interventionniste à l’égard des applications d’IA telles que les chatbots et les générateurs d’images, il est fortement impliqué dans les composants de base de l’IA. « Les États-Unis ne déréglementent pas l’IA ; ils réglementent là où la plupart des gens ne regardent pas ». En fait, expliquent les deux chercheuses, les régulations ciblent différents composants des systèmes d’IA. « Les premiers cadres réglementaires, comme la loi européenne sur l’IA, se concentraient sur les applications à forte visibilité, interdisant les utilisations à haut risque dans les domaines de la santé, de l’emploi et de l’application de la loi afin de prévenir les préjudices sociétaux. Mais les pays ciblent désormais les éléments constitutifs de l’IA. La Chine restreint les modèles pour lutter contre les deepfakes et les contenus inauthentiques. Invoquant des risques pour la sécurité nationale, les États-Unis contrôlent les exportations des puces les plus avancées et, sous Biden, vont jusqu’à contrôler la pondération des modèles – la « recette secrète » qui transforme les requêtes des utilisateurs en résultats ». Ces réglementations sur l’IA se dissimulent dans un langage administratif technique, mais derrière ce langage complexe se cache une tendance claire : « la réglementation se déplace des applications de l’IA vers ses éléments constitutifs».

Les chercheuses dressent ainsi une taxonomie de la réglementation. « La politique américaine en matière d’IA n’est pas du laisser-faire. Il s’agit d’un choix stratégique quant à l’endroit où intervenir. Bien qu’opportun politiquement, le mythe de la déréglementation relève davantage de la fiction que de la réalité ». Pour elles, par exemple, il est difficile de justifier une attitude passive face aux préjudices sociétaux de l’IA, alors que Washington intervient volontiers sur les puces électroniques pour des raisons de sécurité nationale.

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Zohran Mamdani, la terreur de la droite

Sans surprise, la droite québécoise suit la droite américaine et la droite française dans leur campagne de calomnie contre Zohran Mamdani, le nouveau maire de New York. Visiblement il n’est pas possible de critiquer cet homme honnêtement, donc ses détracteurs doivent recourir à l’exagération excessive et au mensonge pur. Les commentateurs de Québecor multiplient les tirs groupés depuis une semaine.

Richard Martineau mord à pleines dents dans la théorie du complot voulant que Mamdani soit un islamiste déguisé. Vous savez, ces islamistes dont l’épouse ne porte pas de voile, qui demandent que les soins de transition de genre soient assumés par l’État, qui encouragent les femmes à intégrer le marché du travail et à atteindre l’autonomie financière et qui font la tournée des bars gais pendant leur campagne électorale? Mamdani en est un. On n’a plus les islamistes qu’on avait. Martineau a également relayé, via la soi-disant experte de l’islam radical Florence Bergeaud-Blackler, un faux communiqué du groupe État islamique qui revendiquait comme une victoire l’élection de Mamdani.

Mamdani condamne le génocide à Gaza, donc forcément on l’accuse d’être pro-Hamas et antisémite. Selon le chroniqueur Luc Laliberté, ses positions vont l’empêcher d’être le maire de « tous les New-yorkais ». Personnellement, ce que je trouve antisémite, c’est de sous-entendre jour après jour que tous les Juifs veulent exterminer les G4zaouis. C’est faux. Et non, tous les Juifs ne reçoivent pas comme une attaque personnelle toute critique du gouvernement criminel de Netanyahou.

Aussi, Mamdani s’est fait prendre en photo avec l’imam Siraj Wahhaj, qui était soupçonné d’être lié aux attentats du World Trade Center en 1993. Horrible, n’est-ce pas? Martineau et d’autres accusent Mamdani d’avoir des « accointances douteuses ». Ce qu’ils ne mentionnent jamais, c’est que Wahhaj n’a jamais été accusé. 25 ans plus tard, les procureurs ont reconnu avoir ratissé un peu trop large dans leur enquête. Mamdani s’est fait photographier avec Wahhaj de la même façon que René Lévesque s’est déjà fait photographier avec des gens qui ont été arrêtés pendant la crise d’Octobre. Il n’y a aucune honte à fréquenter des gens accusés faussement.

Un type qui se fait passer pour un analyste politique à Qub Radio nous disait notamment que le programme de Mamdani contient des idées « très très très à gauche », « déconnectées », « de la gauche radicale », telles que… le transport en commun gratuit. Pensez-vous qu’il sait qu’au Canada nous avons l’assurance-santé universelle? Je le mentionne parce que ça m’a fait sourire, mais ça n’a rien de surprenant. Pour cette nouvelle droite décomplexée, toute forme de programme social appartient désormais à la « gauche radicale ». Ce même pseudo-analyste reproche à Mamdani de dénoncer l’islamophobie et d’encourager le « communautarisme » en disant que les musulmans ne devraient pas avoir peur de s’afficher en public. « Dans la ville du 11 septembre, rappelons-le. C’est quand même culotté! » (J’imagine que les hommes auraient tous dû disparaître de l’espace public pour 25 ans après la tuerie de Polytechnique) Le type reproche à Mamdani ses déclarations « piquantes » qui le rangent dans la gauche « très fâchée, très extrême ». Richard Martineau lui demande « quelles déclarations par exemple? » « Ah, ben, on les connaît », répond évasivement le pseudo-analyste. Non, justement. On ne les connaît pas. C’est la raison pour laquelle l’animateur vous pose des questions. Bref, beaucoup d’accusations, mais rien de concret.

Mathieu Bock-Côté, fidèle à son habitude, multiplie les accusations gratuites, sans jamais fournir un seul fait, une seule source. Les hausses de taxes de Mamdani ne toucheront pas uniquement les riches, mais « les gens ordinaires qui sont parvenus à se construire une petite prospérité ». Le but « caché » de ces hausses de taxes, de cette « taxation raciale », est de ruiner les Blancs. Bock-Côté pige directement dans le discours trumpiste en nous disant que Mamdani est « favorable à l’immigration illégale ». On ne peut pas être favorable à « l’immigration illégale », pas plus qu’au crime en général. Si le gouvernement accepte l’immigration, elle est forcément légale.

La palme de la calomnie revient à Nathalie Elgrably, qui accuse Mamdani de s’inspirer de Lénine et qui le soupçonne de vouloir tuer des dizaines de millions de personnes comme les communistes russes et chinois. Mais passons. Elgrably considère que le nazisme est une idéologie de gauche parce qu’il y a le mot « socialisme » dans le nom du parti, donc il ne faut pas s’attendre à une grande rigueur intellectuelle de sa part.

Ce qui me déçoit davantage, c’est la réaction de Luc Laliberté, dont j’apprécie généralement les analyses sans être toujours d’accord. Dans sa chronique du 22 octobre 2025, il accusait Mamdani d’être « populiste », sans l’expliquer. Si je comprends bien, le populisme de Mamdani consiste à « mettre les besoins des New-Yorkais de l’avant », parler de « ce dont on veut entendre parler » et expliquer aux New-Yorkais « comment peut-il les aider dans leur vie quotidienne ». C’est mal de dire ça? En fait, n’est-ce pas précisément la responsabilité d’un maire?

Mais dans une intervention à l’émission de Richard Martineau, Laliberté a carrément qualifié Mamdani de « Trump de la gauche ». Les deux hommes incarneraient les deux faces, gauche et droite, d’un même populisme. Je n’ai pas compris son raisonnement. L’un veut éliminer les « immigrants illégaux », les personnes trans, les wokes et ses adversaires démocrates de manière générale. L’autre veut sortir les gens de la misère ou de la précarité. Et contrairement à Trump, Mamdani n’a pas fabriqué d’épouvantail pour inventer une cause imaginaire aux problèmes de ses électeurs. En quoi sont-ils comparables? Je ne le saurai probablement jamais puisque Laliberté n’a pas élaboré.

Ce discours qui se veut centriste et modéré tente en réalité de rendre la gauche infréquentable en nous présentant la social-démocratie comme un excès aussi condamnable que la droite trumpienne. Je n’ai pas entendu beaucoup de commentateurs qualifier François Legault de « radical » lorsqu’il demandait au fédéral de déporter 80 000 demandeurs d’asile. Mais ils sont nombreux à affirmer que Mamdani est un radical parce qu’il croit que tous les habitants de la ville la plus riche du monde devraient être capable de se loger et de se nourrir. On comprend mieux que plusieurs qu’un parti modéré comme Québec solidaire appartienne à la « gauche radicale ». Cette campagne de diffamation contre Zohran Mamdani est un avant-goût de ce qui nous attend aux prochaines élections.

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Mais sérieux, le suivi psy? [en]

[en]

Depuis hier j’écoute, scotchée, le podcast “Mon corps électrique” d’Arnaud Robert. Ecoutez-le, vous ne regretterez pas. C’est du grand podcast, tant sur le fond que sur la forme, qui n’a rien à envier à mes “références” anglo-saxonnes. Chapeau.

Je dois réagir au sujet qui fait surface dans l’épisode 6 (mais commencez au début, hein, écoutez tout). L’accompagnement psychologique, ou plutôt, l’absence criante de celui-ci – à ce stade en tout cas du podcast. Et de ce que j’en ai compris, je précise bien. Si j’ai surinterprété, corrigez-moi.

Je suis estomaquée. Comment peut-on imaginer une seule minute qu’un entretien unique avec un psychiatre afin d’évaluer si un participant est suffisamment stable pour prendre part à une étude dont l’enjeu est de récupérer de la mobilité dans un membre paralysé puisse suffire en matière de prise en charge de l’aspect “santé mentale” d’une telle démarche? Comment peut-on imaginer laisser à des médecins le soin de l’accompagnement psychologique? Un médecin n’est pas un psychologue. Un psychiatre n’est pas un psychologue, ni nécessairement un psychothérapeute, tant qu’à faire. Traverser des mois et des mois, des heures par jour, au service de la science et dans l’espoir d’un miracle, si petit soit-il, comment peut-on imaginer laisser les personnes concernées gérer ça sans impliquer un ou des professionnels de la santé mentale?

Ça fait écho, chez moi, à deux choses.

La première, évidemment, c’est mon accident. Sans mesure de comparaison avec ce qui est arrivé à Arnaud, ne devant “que” me débattre avec un syndrome post-commotionnel, qui plus est avec un pronostic qui a toujours été celui de la récupération complète. Mais pendant tous ces longs mois depuis mi-mars, j’ai heureusement pu compter non seulement sur des séances hebdomadaires avec ma psychothérapeute (psychologue) – un suivi qui était déjà en place avant l’accident, mais qu’on songeait à espacer, des rencontres régulières avec mon psychiatre, dont on a doublé la fréquence par rapport à avant l’accident, et un coaching hebdomadaire spécialisé “commotion”, accompagnant le programme d’entrainement cognitif auquel m’avait adressé mon neurologue. Honnêtement, il a bien fallu tout ça pour m’aider à garder la tête hors de l’eau – et ça continue. Et avant d’avoir le suivi spécifique à ce que je traversais (le neurologue et le coaching), à savoir la récupération d’un syndrome post-commotionnel, malgré mes ressources, le fait que j’étais entourée, le soutien, les autres professionnels de la santé (médecins, physios…), je me sentais très désemparée et livrée à moi-même face à mes difficultés et peurs pour mon avenir.

Cet écho, pour dire: après un accident qui change la vie, que ce soit de façon très visible (Arnaud) ou très peu visible (moi), la santé mentale c’est d’office pas de la tarte. Et aussi, qu’un accompagnement psychologique, quel qu’en soit la qualité, n’en vaut pas un autre, et qu’il y a un sens à en avoir/fournir un spécifique à ce que la personne traverse (par exemple, il y a des psychologues spécialisés pour les personnes en attente de transplantation d’organe).

Le deuxième écho, plus parlant peut-être, c’est la PMA (procréation médicalement assistée). Là aussi, le corps/la personne “subit” le parcours médical, même si c’est voulu, choisi, désiré. Suite au suicide d’une amie cet été qui était justement dans ce type de démarche, j’avais creusé un peu. Même si ce n’est pas quelque chose auquel on penserait spontanément, je pense que ça ne surprendra personne si je vous dit qu’un échec de FIV est un facteur de risque suicidaire conséquent. Ça paraîtrait donc indiqué qu’un parcours PMA soit d’office doublé d’un suivi psy spécialisé? Qu’on prépare les patientes à gérer les échecs qui jalonneront quasi-inévitablement leur parcours, et la perspective d’un échec complet, d’un deuil à faire qu’on cherche désespérément à éviter? Qu’on les sensibilise à l’escalade d’engagement que représente ce processus?

C’est loin d’être le cas. La PMA, c’est un processus où on vend du rêve, de l’espoir, où on paie de son corps, de son temps, de son argent, de sa souffrance, dans l’espoir (parfois peu réaliste, suivant l’âge) de porter un enfant et devenir mère. On s’occupe du corps, et on les laisse se débrouiller avec les retentissements psychologiques.

Je range les échos et je reviens au podcast d’Arnaud et ce que l’écoute de cet épisode 6 en cours m’inspire. Je me dis qu’il semble y avoir, dans certains milieux médicaux, une naiveté extraordinaire concernant ce qui touche à la santé mentale. Je suis consternée. Consternée.

Note: ce billet a commencé sa vie en tant que “petit truc à vite partager sur Facebook“.

Allez, comme on est sur le blog, quelques liens en plus en rapport avec le podcast:

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Journée APDEN

J’ai le plaisir et l’honneur d’être invité mardi prochain (18 Novembre) aux journées professionnelles de l’APDEN (Association des Professeurs Documentalistes de l’Education Nationale) pour y parler (en bonne compagnie) des enjeux liés à la modération, mais plus globalement à la circulation des idées, des faits ety des opinions, sur les réseaux et médias sociaux.

Une captation vidéo sera organisée, j’ignore si elle sera ensuite accessible publiquement mais si tel est le cas, je vous en donnerai bien sûr le lien.

 

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Zohran Mamdani, la terreur de la droite

Sans surprise, la droite québécoise suit la droite américaine et la droite française dans leur campagne de calomnie contre Zohran Mamdani, le nouveau maire de New York. Visiblement il n’est pas possible de critiquer cet homme honnêtement, donc ses détracteurs doivent recourir à l’exagération excessive et au mensonge pur. Les commentateurs de Québecor multiplient les tirs groupés depuis une semaine.

Richard Martineau mord à pleines dents dans la théorie du complot voulant que Mamdani soit un islamiste déguisé. Vous savez, ces islamistes dont l’épouse ne porte pas de voile, qui demandent que les soins de transition de genre soient assumés par l’État, qui encouragent les femmes à intégrer le marché du travail et à atteindre l’autonomie financière et qui font la tournée des bars gais pendant leur campagne électorale? Mamdani en est un. On n’a plus les islamistes qu’on avait. Martineau a également relayé, via la soi-disant experte de l’islam radical Florence Bergeaud-Blackler, un faux communiqué du groupe État islamique qui revendiquait comme une victoire l’élection de Mamdani.

Mamdani condamne le génocide à Gaza, donc forcément on l’accuse d’être pro-Hamas et antisémite. Selon le chroniqueur Luc Laliberté, ses positions vont l’empêcher d’être le maire de “tous les New-yorkais”. Personnellement, ce que je trouve antisémite, c’est de sous-entendre jour après jour que tous les Juifs veulent exterminer les G4zaouis. C’est faux. Et non, tous les Juifs ne reçoivent pas comme une attaque personnelle toute critique du gouvernement criminel de Netanyahou.

Aussi, Mamdani s’est fait prendre en photo avec l’imam Siraj Wahhaj, qui était soupçonné d’être lié aux attentats du World Trade Center en 1993. Horrible, n’est-ce pas? Martineau et d’autres accusent Mamdani d’avoir des “accointances douteuses”. Ce qu’ils ne mentionnent jamais, c’est que Wahhaj n’a jamais été accusé. 25 ans plus tard, les procureurs ont reconnu avoir ratissé un peu trop large dans leur enquête. Mamdani s’est fait photographier avec Wahhaj de la même façon que René Lévesque s’est déjà fait photographier avec des gens qui ont été arrêtés pendant la crise d’Octobre. Il n’y a aucune honte à fréquenter des gens accusés faussement.

Un type qui se fait passer pour un analyste politique à Qub Radio nous disait notamment que le programme de Mamdani contient des idées “très très très à gauche”, “déconnectées”, “de la gauche radicale”, telles que… le transport en commun gratuit. Pensez-vous qu’il sait qu’au Canada nous avons l’assurance-santé universelle? Je le mentionne parce que ça m’a fait sourire, mais ça n’a rien de surprenant. Pour cette nouvelle droite décomplexée, toute forme de programme social appartient désormais à la “gauche radicale”. Ce même pseudo-analyste reproche à Mamdani de dénoncer l’islamophobie et d’encourager le “communautarisme” en disant que les musulmans ne devraient pas avoir peur de s’afficher en public. “Dans la ville du 11 septembre, rappelons-le. C’est quand même culotté!” (J’imagine que les hommes auraient tous dû disparaître de l’espace public pour 25 ans après la tuerie de Polytechnique) Le type reproche à Mamdani ses déclarations “piquantes” qui le rangent dans la gauche “très fâchée, très extrême”. Richard Martineau lui demande “quelles déclarations par exemple?” “Ah, ben, on les connaît”, répond évasivement le pseudo-analyste. Non, justement. On ne les connaît pas. C’est la raison pour laquelle l’animateur vous pose des questions. Bref, beaucoup d’accusations, mais rien de concret.

Mathieu Bock-Côté, fidèle à son habitude, multiplie les accusations gratuites, sans jamais fournir un seul fait, une seule source. Les hausses de taxes de Mamdani ne toucheront pas uniquement les riches, mais “les gens ordinaires qui sont parvenus à se construire une petite prospérité”. Le but “caché” de ces hausses de taxes, de cette “taxation raciale”, est de ruiner les Blancs. Bock-Côté pige directement dans le discours trumpiste en nous disant que Mamdani est “favorable à l’immigration illégale”. On ne peut pas être favorable à “l’immigration illégale”, pas plus qu’au crime en général. Si le gouvernement accepte l’immigration, elle est forcément légale.

La palme de la calomnie revient à Nathalie Elgrably, qui accuse Mamdani de s’inspirer de Lénine et qui le soupçonne de vouloir tuer des dizaines de millions de personnes comme les communistes russes et chinois. Mais passons. Elgrably considère que le nazisme est une idéologie de gauche parce qu’il y a le mot “socialisme” dans le nom du parti, donc il ne faut pas s’attendre à une grande rigueur intellectuelle de sa part.

Ce qui me déçoit davantage, c’est la réaction de Luc Laliberté, dont j’apprécie généralement les analyses sans être toujours d’accord. Dans sa chronique du 22 octobre 2025, il accusait Mamdani d’être “populiste”, sans l’expliquer. Si je comprends bien, le populisme de Mamdani consiste à “mettre les besoins des New-Yorkais de l’avant”, parler de “ce dont on veut entendre parler” et expliquer aux New-Yorkais “comment peut-il les aider dans leur vie quotidienne”. C’est mal de dire ça? En fait, n’est-ce pas précisément la responsabilité d’un maire?

Mais dans une intervention à l’émission de Richard Martineau, Laliberté a carrément qualifié Mamdani de “Trump de la gauche”. Les deux hommes incarneraient les deux faces, gauche et droite, d’un même populisme. Je n’ai pas compris son raisonnement. L’un veut éliminer les “immigrants illégaux”, les personnes trans, les wokes et ses adversaires démocrates de manière générale. L’autre veut sortir les gens de la misère ou de la précarité. Et contrairement à Trump, Mamdani n’a pas fabriqué d’épouvantail pour inventer une cause imaginaire aux problèmes de ses électeurs. En quoi sont-ils comparables? Je ne le saurai probablement jamais puisque Laliberté n’a pas élaboré.

Ce discours qui se veut centriste et modéré tente en réalité de rendre la gauche infréquentable en nous présentant la social-démocratie comme un excès aussi condamnable que la droite trumpienne. Je n’ai pas entendu beaucoup de commentateurs qualifier François Legault de “radical” lorsqu’il demandait au fédéral de déporter 80 000 demandeurs d’asile. Mais ils sont nombreux à affirmer que Mamdani est un radical parce qu’il croit que tous les habitants de la ville la plus riche du monde devraient être capable de se loger et de se nourrir. On comprend mieux que plusieurs qu’un parti modéré comme Québec solidaire appartienne à la “gauche radicale”. Cette campagne de diffamation contre Zohran Mamdani est un avant-goût de ce qui nous attend aux prochaines élections.

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Du contrôle des moyens de prédiction

Pour Jacobin, l’économiste britannique Giorgos Galanis convoque le récent livre de l’économiste Maximilian Kasy, The Means of Prediction: How AI Really Works (and Who Benefits) (Les moyens de prédictions : comment l’IA fonctionne vraiment (et qui en bénéficie), University of Chicago Press, 2025, non traduit), pour rappeler l’importance du contrôle démocratique de la technologie. Lorsqu’un algorithme prédictif a refusé des milliers de prêts hypothécaires à des demandeurs noirs en 2019, il ne s’agissait pas d’un dysfonctionnement, mais d’un choix délibéré, reflétant les priorités des géants de la tech, guidés par le profit. Pour Maximilian Kasy de tels résultats ne sont pas des accidents technologiques, mais les conséquences prévisibles de ceux qui contrôlent l’IA. « De même que Karl Marx identifiait le contrôle des moyens de production comme le fondement du pouvoir de classe, Kasy identifie les « moyens de prédiction » (données, infrastructure informatique, expertise technique et énergie) comme le socle du pouvoir à l’ère de l’IA ». « La thèse provocatrice de Kasy révèle que les objectifs de l’IA sont des choix délibérés, programmés par ceux qui contrôlent ses ressources pour privilégier le profit au détriment du bien commun. Seule une prise de contrôle démocratique des moyens de prédiction permettra de garantir que l’IA serve la société dans son ensemble et non les profits des géants de la tech ». 

Les algorithmes ne sont pas programmés pour prédire n’importe quels résultats. Les  plateformes de médias sociaux, par exemple, collectent d’énormes quantités de données utilisateur pour prédire quelles publicités maximisent les clics, et donc les profits attendus. En quête d’engagement, les algorithmes ont appris que l’indignation, l’insécurité et l’envie incitent les utilisateurs à faire défiler les publications. D’où l’envolée de la polarisation, des troubles anxieux et la dégradation du débat… « Les outils prédictifs utilisés dans le domaine de l’aide sociale ou du recrutement produisent des effets similaires. Les systèmes conçus pour identifier les candidats « à risque » s’appuient sur des données historiques biaisées, automatisant de fait la discrimination en privant de prestations ou d’entretiens d’embauche des groupes déjà marginalisés. Même lorsque l’IA semble promouvoir la diversité, c’est généralement parce que l’inclusion améliore la rentabilité, par exemple en optimisant les performances d’une équipe ou la réputation d’une marque. Dans ce cas, il existe un niveau de diversité « optimal » : celui qui maximise les profits escomptés »

Les systèmes d’IA reflètent en fin de compte les priorités de ceux qui contrôlent les « moyens de prédiction ». Si les travailleurs et les usagers, plutôt que les propriétaires d’entreprises, orientaient le développement technologique, suggère Kasy, les algorithmes pourraient privilégier des salaires équitables, la sécurité de l’emploi et le bien-être public au détriment du profit. Mais comment parvenir à un contrôle démocratique des moyens de prédiction ? Kasy préconise un ensemble d’actions complémentaires comme la taxation des entreprises d’IA pour couvrir les coûts sociaux, la réglementation pour interdire les pratiques néfastes en matière de données et la création de fiducies de données, c’est-à-dire la création d’institutions collectives pour gérer les données pour le compte des communautés à des fins d’intérêt public. 

Ces algorithmes décident qui est embauché, qui reçoit des soins médicaux ou qui a accès à l’information, privilégiant souvent le profit au détriment du bien-être social. Il compare la privatisation des données à l’accaparement historique des biens communs, arguant que le contrôle exercé par les géants de la tech sur les moyens de prédiction concentre le pouvoir, sape la démocratie et creuse les inégalités. Des algorithmes utilisés dans les tribunaux aux flux des réseaux sociaux, les systèmes d’IA façonnent de plus en plus nos vies selon les priorités privées de leurs créateurs. Pour Kasy, il ne faut pas les considérer comme de simples merveilles technologiques neutres, mais comme des systèmes façonnés par des forces sociales et économiques. L’avenir de l’IA ne dépend pas de la technologie elle-même, mais de notre capacité collective à bâtir des institutions telles que des fiducies de données pour gouverner démocratiquement les systèmes. Kasy nous rappelle que l’IA n’est pas une force autonome, mais une relation sociale, un instrument de pouvoir de classe qui peut être réorienté à des fins collectives. La question est de savoir si nous avons la volonté politique de nous en emparer.

Dans une tribune pour le New York Times, Maximilian Kasy explique que la protection des données personnelles n’est plus opérante dans un monde où l’IA est partout. « Car l’IA n’a pas besoin de savoir ce que vous avez fait ; elle a seulement besoin de savoir ce que des personnes comme vous ont fait auparavant ». Confier à l’IA la tâche de prendre des décisions à partir de ces données transforme la société. 

« Pour nous prémunir contre ce préjudice collectif, nous devons créer des institutions et adopter des lois qui donnent aux personnes concernées par les algorithmes d’IA la possibilité de s’exprimer sur leur conception et leurs objectifs. Pour y parvenir, la première étape est la transparence. À l’instar des obligations de transparence financière des entreprises, les sociétés et les organismes qui utilisent l’IA devraient être tenus de divulguer leurs objectifs et ce que leurs algorithmes cherchent à maximiser : clics publicitaires sur les réseaux sociaux, embauche de travailleurs non syndiqués ou nombre total d’expulsions », explique Kasy. Pas sûr pourtant que cette transparence des objectifs suffise, si nous n’imposons pas aux entreprises de publier des données sur leurs orientations. 

« La deuxième étape est la participation. Les personnes dont les données servent à entraîner les algorithmes – et dont la vie est influencée par ces derniers – doivent être consultées. Il faudrait que des citoyens contribuent à définir les objectifs des algorithmes. À l’instar d’un jury composé de pairs qui instruisent une affaire civile ou pénale et rendent un verdict collectivement, nous pourrions créer des assemblées citoyennes où un groupe représentatif de personnes choisies au hasard délibère et décide des objectifs appropriés pour les algorithmes. Cela pourrait se traduire par des employés d’une entreprise délibérant sur l’utilisation de l’IA sur leur lieu de travail, ou par une assemblée citoyenne examinant les objectifs des outils de police prédictive avant leur déploiement par les agences gouvernementales. Ce sont ces types de contre-pouvoirs démocratiques qui permettraient d’aligner l’IA sur le bien commun, et non sur le seul intérêt privé. L’avenir de l’IA ne dépendra pas d’algorithmes plus intelligents ou de puces plus rapides. Il dépendra de qui contrôle les données et de quelles valeurs et intérêts guident les machines. Si nous voulons une IA au service du public, c’est au public de décider de ce qu’elle doit servir ».

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Réflexions de convalescence solitaire [en]

[en]

Notes dictées lors d’une balade le 15.08.2025, laborieusement remises un peu au propre presque trois mois plus tard. Même si la situation a évolué depuis, c’était un moment que je voulais capturer.

Quand on vit seul, on n’a personne pour nous dire : “viens, on va aller se promener”, ou bien “viens, on va au cinéma”, ou bien « ok, maintenant on sort, prépare-toi, on prend la voiture, on va aller au bord du lac, on va rendre visite à tel-et-tel, on va aller à la montagne, on va faire ceci, faire cela ».

On n’a personne d’extérieur qui nous voit au quotidien, qui peut donc nous aider à sortir d’une éventuelle spirale un peu vicieuse, genre on en fait moins, on en fait donc encore moins… Ou bien, on n’a pas le moral, donc on fait moins, ou bien on est fatigué, donc on fait moins. Mais des fois, bouger, ça réénergise. Parfois c’est le contraire qu’il faudrait, comme ça m’est arrivé, quand je suis restée coincée pendant des jours à faire du troubleshooting pour mon réseau Wi-Fi. On n’a pas une personne qui est là pour dire : “ok, maintenant stop, ça suffit, t’as fait assez, lâche ce machin et viens regarder un film avec moi.”

Pour quelqu’un comme moi (allô TDAH) toute la partie fonctionnement exécutif bat un peu de l’aile de base. Le fonctionnement exécutif ça comprend, entre autres, la gestion des activités, du temps, des tâches. C’est donc quelque chose qui est déjà compliqué pour moi, qui me demande de l’énergie, des stratégies de compensation, et qui me fatigue.

Ces problématiques que j’ai déjà sont aggravées par la commotion. La commotion, c’est une blessure au cerveau. Elle ne se voit pas, il n’y a rien au scanner, et les mini-dégâts physiques invisibles sont réparés, depuis le temps. Mais le cerveau, c’est fonctionnel, pas juste structurel. Même si physiquement “il n’y a rien”, le syndrome post-commotionnel signifie que j’ai plus de difficultés d’attention, de concentration, d’endurance, de fatigabilité.

Donc vous voyez le problème. Je dois gérer la bonne quantité d’activités, mais c’est déjà quelque chose qui est compliqué en temps normal, et là je n’ai même plus les ressources habituelles dont j’ai besoin pour faire ça. Du coup, ça me fatigue encore plus.

Cela veut dire que je vais peut-être avoir un moins bon programme de récupération, je vais moins bien réussir à équilibrer mes activités, me reposer quand j’ai besoin de me reposer, être active quand j’ai besoin d’être active — parce que le travail qu’il faut faire, justement, pour gérer ça, c’est une des choses que j’arrive moins bien à faire. Et qui me fatigue. C’est le serpent qui se mord la queue.

Quand on vit seul, on est donc seul à se dépatouiller avec ça. J’ai des amies, mais elles ne vivent pas avec moi, donc elles ne me voient pas au quotidien. Elles ne sont pas là pour me dire “stop” ou “allez, viens”.

Vivre seul, ça vient en fait avec un gros risque de perte de chance face à des atteintes dans notre santé qui impactent justement notre capacité à nous gérer. Même quand on est entouré — et je le suis, j’ai des amis, j’ai plein de gens qui ont répondu présent pour venir m’aider après l’accident, etc. Mais c’est quand même largement moi qui dois mobiliser ces ressources, et j’ai la chance d’avoir la capacité de le faire (mais pas toujours).

J’apprécie d’ailleurs infiniment les quelques amis qui me proposent des choses, qui me disent : “voilà, je viens, je pourrais venir tel jour pour souper avec toi, je pourrais venir à tel moment…” Des fois ça ne va pas toujours, des fois je dis non, mais ils·elles continuent.

Et ça, en fait, surtout maintenant, alors qu’on approche des 5 mois post-accident, c’est précieux, parce que ce n’est pas facile non plus de demander de l’aide.

Les difficultés auxquelles je fais face, eh bien elles ne sont pas forcément visibles. Quand on me voit, ça ne se voit pas. Ça passe inaperçu.

Donc je dois penser à le dire, je dois le verbaliser, je dois réussir à faire passer le message. Ce n’est pas forcément évident de faire passer le message qu’on galère à s’organiser, par exemple, quand ce que les gens voient de l’extérieur, c’est quand même qu’on ne gère pas si mal. En plus, on a l’air d’être toujours la même personne qu’on a été — on l’est largement, mais pas tout à fait. Ce n’est pas simple.

Et particulièrement ces temps, je trouve que c’est de moins en moins simple aussi de garder le moral.

Après l’accident, il y a le choc, et tout. Ensuite, le début de la récupération, c’est assez rapide. Bien sûr, il y a des hauts et des bas, ce n’est pas linéaire une récupération.

Et puis plus on avance, plus la récupération est lente, moins les progrès sont visibles. Plus on est proche de la normalité, moins ça se voit qu’on galère encore. Et donc moins on a d’opportunités d’être entendu par rapport à ça, de se sentir vu ou compris.

Donc là, je trouve dur de rester positive, de ne pas me laisser embarquer dans des spirales d’inquiétude. Est-ce que je vais vraiment réussir à retravailler ? Le neurologue n’a pas changé d’avis là-dessus. Il n’y a pas de raison. On ne peut jamais rien garantir à 100 %, mais il n’y a pas de raison que je ne fasse pas une récupération complète.

Mais il reste des choses au quotidien qui me font peur. Laisser la clé dans le contact dans la voiture parquée en plein centre-ville quand je pars souper au restaurant. Des trucs qui m’échappent. Des maladresses qui sont, à mon avis, attentionnelles. Pas moteurs — attentionnelles. D’ailleurs on le voit bien : laisser échapper un truc qu’on vient de scanner à la Migros et laisser la clé dans la voiture, il y en a un où on pourrait effectivement se dire que c’est moteur, mais pas l’autre.

J’ai l’impression qu’il y a toute une série de stratégies que j’ai en place depuis des décennies pour fonctionner, qui marchaient tellement automatiquement que je ne me rendais pas compte qu’elles étaient là. Et qu’elles fonctionnaient au niveau où elles fonctionnaient parce que je les entrainais en permanence.

Comment éviter ces incidents d’un genre nouveau pour moi ? Ce qui était déjà un peu limite avant, ou que je savais que je gérais/compensais, les choses pour lesquelles je savais que je devais être prudente avant, ça va. Je peux être plus prudente.

J’essaie de trouver des exemples qui pourraient parler à d’autres personnes que moi. Imaginons… je ne sais pas… imaginons que vous êtes quelqu’un qui n’oublie jamais ses clés, ou qui ne perd jamais ses clés. Ça ne fait simplement pas partie de votre vie, des choses qui pourraient vous arriver.

Un beau jour, vous perdez ou oubliez vos clés. Une fois. Vous pouvez vous dire « ah, merde, pas de chance ». Combien de fois vous faudra-t-il perdre vos clés pour vous dire « oh, il faut dorénavant que je fasse vraiment attention et que je mette en place des stratégies de compensation pour ne pas perdre ou oublier mes clés » ?

Une fois que l’incident est arrivé, on se dit : bon alors ok, la clé dans le contact de la voiture, ça, c’est assez simple à prévenir. Ça m’est arrivé, et c’est vrai que j’avais déjà eu un ou deux signaux d’alerte par le passé, des fois où je suis sortie de la voiture en laissant la clé dans le contact. J’avais d’ailleurs identifié que c’était des situations où j’étais en train d’écouter quelque chose, que je voulais continuer à écouter, et donc on comprend aisément que l’oubli puisse avoir lieu, mon attention étant ailleurs.

Dans ce cas, je peux mettre en place une stratégie. Je crée une sorte de “règle” : j’arrête la voiture, j’enlève la clé du contact, je la mets dans la poche. Facile.

Renverser des trucs, c’est moins facile d’y remédier. Faut-il porter chaque chose comme si elle était une chose fragile et précieuse? Faut-il mesurer chaque geste du quotidien? Jusqu’où aller?

Ce qui est difficile aussi avec cet accident, enfin, avec les changements depuis l’accident (même s’ils ne sont pas énormes), c’est que c’est venu d’un coup.

Quand on vieillit, et que petit à petit nos capacités physiques et cognitives diminuent, doucement, ce n’est pas du jour au lendemain. On se rend donc compte des changements et des adaptations à apprivoiser, petit à petit. Avec la quarantaine, la périménopause, je vois déjà bien ce processus. On se dit: “mais purée, ça m’arrive de plus en plus souvent de faire des erreurs ou d’oublier quelque chose, avant ça m’arrivait jamais.”

Donc voilà. Petit à petit, on s’habitue. Petit à petit, on adapte notre image de nous.

Mais là, c’est comme s’il y avait une mise à jour du système d’exploitation du téléphone suite à laquelle il y a des trucs qui ne marchent plus. Avant, ça marchait tout le temps, mais maintenant, ça ne marche plus. De temps en temps, il y a des gros bugs.

Tenez, un autre truc automatique qui ne marche plus aussi bien post-accident: c’est le calcul mental.

Exemple très concret. Je me dis OK, je vais faire deux heures de promenade, je regarde sur Swisstopo une destination qui est à 45 minutes, et je me dis, ah mais non, ça va faire trop loin pour être de retour en une heure, donc je trouve un objectif à 25 minutes pour faire une boucle d’une heure — alors que c’était en fait deux heures. J’ai divisé par deux une fois.

Ou alors, comme l’autre jour, je fais 4 + 2 + 3 = 7.

Ce genre de truc. C’est quand même flippant.

Un autre exemple: je regarde les résultats du Bol d’Or, je lis 1h30 pour les vainqueurs — en fait c’était 1h30 du matin — et j’enregistre dans ma tête qu’ils ont mis 1h30 pour faire l’aller-retour du Bal d’Or, ce qui est totalement impossible. Mais je ne réalise pas que c’est complètement impossible, et je répète même cette “info mal interprétée” à quelqu’un.

C’est comme s’il y avait une sorte de processus de vérification ou de validation des chiffres qui n’est plus là, ou qui n’est plus aussi bien là, ou qui bugue. Ça, c’est super chiant et déstabilisant.

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« You should make a business out of it! » [en]

[en]

Or should you?

Dave Sifry makes a very important point in his LinkedIn post:

I wished there were always-updated travel guides that I could have pre-printed and bound and it would be a great memento to remember the trip as well.

So, naturally, I thought there must be a huge opportunity in creating personalized, on-demand travel guides.

The mistake wasn’t being wrong about the market. It was forgetting to ask whether the product was really something I would pay for and just a ‘nice to have’.

The world is full of needs and problems. Many of these have solutions. And people are hungry for these solutions. They find them life-saving, precious, incredible.

But would they have paid for them?

A great idea that fills a real need doesn’t always have a viable business model.

I see that everyday with the thriving support community I have built for people with diabetic cats. Many of our members cannot find enough kind words to express their gratitude for what they got out of the community. There are over 7k members in it and a team of 20+ moderators. It’s literally run like a small business.

And people tell me: heavens, you should ask for a subscription and make a business out of this!

But I know it wouldn’t work. People wouldn’t pay for the service we provide. They probably wouldn’t pay for somebody to spend an hour with them to show them how to do things and get started. They most certainly wouldn’t pay for 24/7 support. At least not in numbers or amounts that would bring the whole operation anywhere close to being able to pay a salary, let alone more than one.

It doesn’t mean they don’t value what we bring. After the fact, they might very well say they would have paid for it. But not upfront, definitely not.

Some things will always have to be non-profit, or financed by third parties so that the service can be offered freely or nearly so. Others may have a market, but can’t find a price that is worth paying for the customer and at the same time high enough to sustain the business.

It’s not because there is demand for something that one can earn money with it.

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