Mathieu Bock-Côté, “Le totalitarisme sans le goulag”
Quand j’ai critiqué l’entrevue de Mathieu Bock-Côté à Tout le monde en parle le mois dernier, beaucoup d’internautes m’ont dit que je devrais lire ses livres pour me faire une idée. Puisque je suis influençable, j’ai lu “Le Totalitarisme sans le goulag”. De toute évidence, ce livre s’adresse uniquement aux convaincus. Je ne crois pas qu’il soit possible d’apprécier cet essai à moins d’être déjà gagné aux idées de son auteur.

Note: J’ai lu ce livre dans sa forme électronique. Il se peut que les numéros de page ne soient pas exacts.
Parlons de la forme d’abord. Ce livre aurait pu facilement être réduit du tiers, voire de la moitié de son texte, sans perdre de son contenu. Répondant à Roméo Dallaire qui lui demandait comment ses étudiants pouvaient prendre des notes pendant ses cours à l’université, Bock-Côté expliquait qu’il répétait plusieurs fois la même idée dans des termes différents. La méthode pédagogique a ses mérites, mais c’est également la technique employée dans ce livre. L’auteur peut répéter la même idée dans deux, trois, quatre, cinq phrases consécutives. Répétition, reformulation, accentuation, dramatisation… Cela n’ajoute rien au contenu de l’argument, mais le martèlement facilite sans doute la pénétration de l’idée de base dans le cerveau du lecteur.
Le texte est à l’image du titre: une dramatisation excessive. Les termes totalitarisme, communisme, wokisme, fondamentalisme, régime diversitaire et bien d’autres sont employés tout au long du livre sans jamais être définis. L’auteur a compris qu’il vaut mieux laisser le lecteur se faire ses propres définitions. Il ne peut s’agir que d’une malhonnêteté intentionnelle de la part de MBC, puisque lui-même reproche à ses adversaires de mal employer la désignation d’extrême droite, qu’ils ne prennent pas la peine de définir et utilisent comme une étiquette fourre-tout. Visiblement, l’auteur ne réalise pas (ou feint d’ignorer) l’ironie de reprocher à la gauche d’employer abusivement l’étiquette extrême droite dans un livre intitulé “Le totalitarisme sans le goulag”.
Bock-Côté croit que l’extrême droite ne réfère à rien puisque sa définition varie dans le temps et l’espace. L’extrême droite allemande des années 1930 n’est évidemment pas identique à l’extrême droite française des années 2020. C’est la preuve que le concept est indéfinissable. Par conséquent, on devrait se passer de l’utiliser si on est le moindrement honnête intellectuellement. En revanche, MBC arrive à offrir une définition universelle et intemporelle de la gauche. Il s’agit simplement du “rejet” de la “civilisation occidentale traditionnelle”. (p. 34) Ce qu’on appelle extrême droite engloberait donc tout ce qui cherche à résister à l’effondrement des “sociétés occidentales” aux mains du “régime diversitaire”. (p. 55)
Il faut le reconnaître: MBC a le sens de la formule dramatique : “L’utopie diversitaire est de cette nature: seuls des hommes retardés, qu’il faut accompagner le temps qu’ils voient la lumière, et des hommes mauvais, qu’il faut combattre sans pitié, peuvent ne pas renaître au monde à travers elle.” (p. 58) C’est que la dramatisation est essentielle au discours bock-côtesque présentant l’homme blanc traditionnel comme une victime de ce nouveau monde. L’auteur nous partage, par exemple, la détresse profonde de cet homme dépassé par le concept de “cisgenre”, qui le pousse à se reclure de peur de contredire la nouvelle idéologie dominante, qui l’éloigne de ses enfants qui eux adhèrent à cette nouvelle façon de parler et l’amène à se désintéresser de la chose politique. Tout ça parce qu’un nouveau mot a fait son apparition. Heureusement que Bock-Côté est né en 1980 et pas en 1930. Il n’aurait jamais survécu à l’apparition du vocable “Québécois” remplaçant “Canadien-français” dans le discours populaire.
La thèse du livre est ainsi formulée par l’auteur: “Ce n’est pas “l’extrême-droite”, entité politique fantômatique et catégorie indéfinissable, qui menace notre démocratie, mais bien plutôt l’usage que le régime diversitaire fait du concept d’extrême-droite pour frapper d’interdit, censurer ou fasciser toute forme de dissidence.” À aucun moment, l’auteur n’appuie son opinion sur le caractère inoffensif de ce qu’on appelle l’extrême droite. Il ne réfute pas les accusations. Il se contente de les énumérer, de les caricaturer et de les nier. Les adversaires d’Éric Zemmour qui l’associent à l’extrême droite montrent qu’ils ont forcément tort puisqu’ils le comparent à Philippe Pétain, qui a collaboré avec les nazis. Cela suffit à démontrer que leurs accusations n’ont aucun fondement, n’est-ce pas?
On comprend que Bock-Côté s’attaque uniquement au “totalitarisme” de la gauche et non à celui de la droite puisque l’objectif est de montrer le danger du premier. Cependant, son obstination à fermer les yeux sur tous les travers de sa propre famille idéologique mine une bonne partie de son argumentation. On pourrait, à la limite, l’accuser de projection, puisque la droite est coupable des mêmes écueils dont il accuse la gauche.
L’an dernier, j’ai fait un pastiche d’une chronique de Bock-Côté. En remplaçant seulement quelques mots, je transformais sa critique du wokisme en critique de son nationalisme identitaire et le texte était parfaitement cohérent. Si j’avais beaucoup de temps à perdre, je pourrais faire le même exercice avec ce livre. Prenons ce passage où MBC critique l’emploi du vocable extrême-droite par ses adversaires: “Le problème est reconnu par ceux qui s’y consacrent: l’extrême-droite est un concept qui sert davantage à décrier qu’à décrire. Il est péjoratif, connoté négativement. (…) Nul ne s’en réclame, d’ailleurs. Ce terme ne permet pas de se positionner politiquement, mais de positionner ses adversaires. Il ne s’agit pas d’un étendard brandi pour mobiliser des troupes, une armée, mais d’un repoussoir absolu.” (p. 26) Il suffit de remplacer “extrême-droite” par “wokisme” pour retourner l’argument contre son auteur.

Ce refus de se regarder dans le miroir enlève toute crédibilité à certaines démonstrations. Comment peut-on faire le procès de l’ancienne administration de Twitter, en l’accusant d’avoir été un instrument de propagande de gauche, sans même effleurer l’utilisation qu’Elon Musk en a fait depuis son achat? (p. 93-94) On comprend que ce ne sont pas les méthodes qui importent à Bock-Côté, mais le camp par lequel elles sont utilisées.
La raison est simple: Bock-Côté est convaincu de se battre pour “la vérité”. Malgré toutes ses dénonciations de ses adversaires croyant détenir le monopole de la vertu, notre docteur en sociologie manifeste la même conviction d’être dans le seul camp dont les idées méritent d’être défendues. À la droite se trouve la vérité, à la gauche se trouve le mensonge. Je ne caricature pas. Ce sont les mots de l’auteur: “Plus le récit du vivre-ensemble diversitaire se fracture au quotidien, plus il doit se maintenir de force, en condamnant à la vindicte publique ceux qui osent rappeler que la réalité existe.” L’auteur emploie également l’expression “sens commun” pour désigner son école de pensée, celle qui est réfractaire à la théorie du genre ou au concept de racisme systémique. Par conséquent, la propagande et la censure de droite sont justifiées. Elles défendent la vérité, le sens commun, le bien.
Le sophisme préféré de Bock-Côté est celui de la pente glissante. Une grande partie de l’argumentation repose là-dessus. Bock-Côté est un grand admirateur de George Orwell, qu’il cite à maintes reprises dans son essai, histoire de nous faire croire que nous jouons sans le savoir dans 1984. L’auteur avouant candidement adhérer à la thèse du grand remplacement, il ne faut pas s’étonner de voir des théories du complot disséminées un peu partout dans l’ouvrage. Ainsi, l’écriture inclusive ne vise pas le respect des femmes et des minorités, mais l’exclusion des conservateurs: “L’écriture inclusive impose un langage qui ne sera compris vraiment que par les apparatchiks du régime, ce qui permet de reproduire la distinction entre les membres du parti intérieur et ceux qui se contentent de suivre ses consignes de l’extérieur.” Bock-Côté va encore plus loin en nous prévenant que l’écriture inclusive “réduit les facultés cognitives et mentales de ceux qui l’emploient” (p. 85-86). Cette affirmation ne s’appuie évidemment sur aucune référence. L’important, c’est d’y croire.
Autre exemple de pente savonneuse: La loi contre la haine irlandaise adoptée en 2023 “pourrait, à terme, donner aux pouvoirs publics la possibilité de pénétrer dans les bibliothèques et les ordinateurs du commun des mortels, le fait d’avoir chez soi un livre proscrit pouvant éventuellement être assimilé, tôt ou tard, à la possession de documents relevant de la pornographie juvénile.” Toutes les lois deviennent nocives avec un raisonnement comme celui-là. Je pourrais critiquer la Loi sur la laïcité de l’État en employant la même phrase, sans changer un seul mot. Parce que qu’est-ce qui nous dit que la prochaine étape n’est pas la perquisition des foyers pour trouver un exemplaire du Coran? Oui, c’est ridicule. On ne peut pas juger une loi en fonction de ce qui pourrait arriver si le gouvernement décide un jour d’aller “plus loin”.
On atteint le summum de la pente glissante lorsque Bock-Côté cite un article de 2012 portant sur la “castration chimique des émotions haineuses”, question de laisser le lecteur trembler à l’idée que le gouvernement envisage de vacciner les citoyens contre les préjugés. (p. 107) Une théorie du complot qui doit avoir son effet auprès des antivaxx n’ayant jamais surmonté le traumatisme des mesures sanitaires. Mais Bock-Côté n’en parle même pas comme d’une théorie farfelue ou dystopique: “Le Meilleur des mondes était une lecture d’anticipation. Aujourd’hui, nous y sommes.” Nous y sommes? C’est une des pentes les plus glissantes que j’aie vues dans un livre.
Prémisse: Il y a 12 ans, des scientifiques ont formulé l’hypothèse qu’abaisser le rythme cardiaque pourrait réduire le racisme, donc qu’on pourrait possiblement développer un vaccin contre le racisme.
Pré-supposé martelé tout au long du livre: Les démocraties occidentales sont prêtes à employer absolument tous les moyens pour imposer l’idéologie diversitaire.
Conclusion de MBC: Bientôt les gouvernements nous imposeront des injections afin d’altérer artificiellement nos cerveaux et tuer dans l’oeuf la pensée dissidente.
Qu’on puisse lire un pareil raisonnement et juger son auteur comme un grand intellectuel, cela me dépasse.
L’argumentation de Bock-Côté ne se distingue pas vraiment de la rhétorique de la droite populiste. D’abord, caricaturer et diaboliser la position adverse: toute personne ne partageant pas les craintes nationalistes à l’égard de l’immigration sont en faveur d’une immigration illimitée et incontrôlée dont le but à long terme est de faire disparaître la civilisation occidentale. Ensuite, présenter sa position comme étant la seule raisonnable en l’édulcorant: parler d’incompatibilité culturelle ou civilisationnelle pour rejeter l’immigration non-Européenne est une simple critique des politiques d’immigration. Le discours islamophobe n’est qu’un “rejet” de l’idéologie multiculturaliste. Accuser les personnes trans de vouloir endoctriner ou même de “groomer” les enfants n’est qu’une “critique de la théorie du genre”. (p. 105-106)
Les arguments de Bock-Côté sont impossibles à démonter. Pas parce qu’ils sont intellectuellement solides, mais parce que leur auteur nie d’avance la validité de ses critiques.
MBC vomit le monde universitaire qui a osé ne pas lui faire de place. Ainsi, se référer à la littérature scientifique pour défendre une thèse devient un “argument d’autorité” (p. 26). Il place entre guillemets le mot “chercheur” pour désigner tout universitaire osant contredire ses thèses, notamment celle du grand remplacement (p. 67). La transidentité est qualifiée de “fantasme”. (p. 106) Les changements climatiques ne sont que des “hallucinations apocalyptiques”. (p. 130) D’un côté se trouve la vérité accessible au commun des mortels (via les médias auxquels MBC collabore). De l’autre, des universitaires dans leur tour d’ivoire qui distillent et blindent le mensonge tels les fonctionnaires du ministère de la Vérité dans 1984.
Bock-Côté ne demande pas de censurer les consensus scientifiques qu’il rejette, mais il exige que les théories auxquelles il adhère soient jugées tout aussi valables, peu importe leur absence de fondement. Il devrait être permis, par exemple, de nier les sévices subis par les Autochtones dans les pensionnats canadiens et d’accuser les victimes de mentir. (p. 101-102) Chacun a droit à son opinion, après tout, même dans un contexte professionnel. Ainsi, le droit des enseignants et des médecins à réfuter la théorie du genre devrait primer sur le droit des élèves et des patients trans à se sentir respectés et en sécurité (p. 106).
Mathieu Bock-Côté refuse catégoriquement qu’une idée politique puisse être bannie de l’espace public, si violente soit-elle. Cela reviendrait à “bannir l’opposition politique”. (p. 98) Le raisonnement est toujours le même: proscrire une opinion entraîne le risque de la pensée unique. Selon ce raisonnement, bannir le Parti nazi de l’Allemagne d’après-guerre était une erreur.
“Oh! Point Godwin! Point Godwin! Je t’ai cassé!” Bravo, voici un biscuit. Maintenant, laisse discuter les adultes.
Oui, je compare l’extrême droite française au nazisme. Il n’y a pas grand différence entre le discours nazi de l’entre-deux-guerres, qui prônait l’effacement du judaïsme et l’émigration des Juifs d’Allemagne (il était alors question d’émigration et non d’extermination), et le discours de l’extrême droite française, qui prône l’effacement de l’islam et la “remigration” des Français de souche extra-européenne. Le discours est moins guerrier, mais la finalité est la même.
Jonathan Durand-Folco a bien expliqué comment MBC a contribué à normaliser des idées de droite toujours plus radicales depuis 15 ans. Ce livre est un instrument parmi d’autres pour convaincre ses lecteurs que leurs peurs sont fondées, que leur ennemi est omniprésent et qu’ils doivent le combattre. C’est d’ailleurs sur un appel à la résistance que se termine l’ouvrage tout en préparant le terrain pour le prochain opus, puisque Bock-Côté parle déjà de la “soviétisation” de l’Union européenne.
Je vois moins dans ce livre un outil pour diffuser les idées de l’auteur qu’un instrument de radicalisation. Je ne vois pas comment une personne qui ne serait pas déjà convaincue que la gauche domine le monde pourrait adhérer à l’univers parallèle dépeint ici par Mathieu Bock-Côté. Un monde dans lequel les idées de l’auteur sont bannies et cause de “peine de mort sociale” pour quiconque ose les formuler. Comme j’aimerais être censuré et exclus au même niveau que MBC!

















