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Saint-Augustin-de-Desmaures serait la ville du QuĂ©bec oĂč les gens sont le plus heureux 

15 juillet 2025 Ă  20:53

Selon un sondage LĂ©ger rĂ©alisĂ© au printemps, le QuĂ©bec est la province canadienne oĂč les gens se disent le plus heureux. 

  • Le QuĂ©bec devance le Nouveau-Brunswick et Terre-Neuve-et-Labrador en tĂȘte du classement.  

RĂ©gions quĂ©bĂ©coises oĂč les gens se disent les plus heureux 

  • CĂŽte-Nord 
  • Mauricie 
  • Laurentides

Villes quĂ©bĂ©coises oĂč les gens se disent les plus heureux

  • Saint-Augustin-de-Desmaures (Capitale-Nationale) 
  • Mont-Saint-Hilaire (MontĂ©rĂ©gie)
  • Blainville (Laurentides) 

[L'article Saint-Augustin-de-Desmaures serait la ville du QuĂ©bec oĂč les gens sont le plus heureux  a d'abord Ă©tĂ© publiĂ© dans InfoBref.]

  • ✇Dans les algorithmes
  • Pascal Chabot : CoincĂ©s dans les digitoses
    Pascal Chabot est philosophe et enseigne Ă  l’Institut des hautes Ă©tudes des communications sociales Ă  Bruxelles. Son plus rĂ©cent ouvrage, Un sens Ă  la vie : enquĂȘte philosophique sur l’essentiel (PUF, 2024) fait suite Ă  une riche production de livres, oĂč la question du numĂ©rique est toujours prĂ©sente, lancinante, quand elle n’est pas au cƓur de sa rĂ©flexion. L’occasion de revenir avec lui sur comment les enjeux numĂ©riques d’aujourd’hui questionnent la philosophie. Entretien. Dans les algorith
     

Pascal Chabot : Coincés dans les digitoses

20 mai 2025 Ă  01:00

Pascal Chabot est philosophe et enseigne Ă  l’Institut des hautes Ă©tudes des communications sociales Ă  Bruxelles. Son plus rĂ©cent ouvrage, Un sens Ă  la vie : enquĂȘte philosophique sur l’essentiel (PUF, 2024) fait suite Ă  une riche production de livres, oĂč la question du numĂ©rique est toujours prĂ©sente, lancinante, quand elle n’est pas au cƓur de sa rĂ©flexion. L’occasion de revenir avec lui sur comment les enjeux numĂ©riques d’aujourd’hui questionnent la philosophie. Entretien.

Dans les algorithmes : Dans votre dernier livre, Un sens Ă  la vie, vous vous interrogez sur le meaning washing, c’est Ă  la dire Ă  la fois sur la perte de sens de nos sociĂ©tĂ©s contemporaines et leur rĂ©cupĂ©ration, par exemple par le consumĂ©risme qui nous invite Ă  consommer pour donner du sens Ă  l’existence. Pour vous, notre monde contemporain est saisi d’une “dissonance majeure”, oĂč les sources de sens s’éloignent de nous du fait du dĂ©veloppement d’environnements entiĂšrement artificiels, du monde physique comme du monde numĂ©rique. 

Couverture du livre de Pascal Chabot, Un sens Ă  la vie.

Vous interrogez cette perte de sens ou notre difficultĂ©, frĂ©quente, Ă  retrouver du sens dans les contradictions de la modernitĂ©. Retrouver le sens nĂ©cessite de trouver comment circuler entre les sensations, les significations et les orientations, expliquez-vous, c’est-Ă -dire Ă  trouver des formes de circulations entre ce que l’on ressent, ce qu’on en comprend et lĂ  oĂč l’on souhaite aller. “Vivre, c’est faire circuler du sens”, le dĂ©sirer, se le rĂ©approprier. Mais le sens que tout Ă  chacun cherche est aujourd’hui bouleversĂ© par le numĂ©rique. Le sens “est transformĂ© par les modalitĂ©s de sa transmission” dites-vous. En quoi ces nouvelles modalitĂ©s de transmission modifient-elles notre comprĂ©hension mĂȘme du monde ?  

Pascal Chabot : Une chose qui m’intĂ©resse beaucoup en philosophie, c’est de comprendre comment des questions, anciennes, traditionnelles, sont Ă  la fois toujours actuelles et bouleversĂ©es par ce que nous vivons. Par rapport Ă  la question du sens, qui est un accord entre ce que l’on sent, ce que l’on comprend et ce que l’on devient, les choses ont peu bougĂ©. Un ancien grec ou un humaniste de la Renaissance auraient pu faire des constats sur le sens de la vie proches des miens, pour peu qu’ils aient Ă©tĂ© en dehors des trĂšs grands rĂ©cits de transcendance qui s’imposaient alors, oĂč le sens est donnĂ© par Dieu ou le Salut, c’est Ă  dire oĂč le sens a un nom avec une majuscule. Cette façon de faire circuler du sens dans nos vies, on la partage avec nos lointains prĂ©dĂ©cesseurs dans l’histoire de la philosophie. Il y a une lignĂ©e humaine dans laquelle nous sommes chacun profondĂ©ment inscrits. 

Cela Ă©tant, aprĂšs avoir dit la continuitĂ©, il faut penser la rupture. Et la rupture, selon moi, elle est dans le branchement de nos consciences Ă  ce que j’appelle le surconscient numĂ©rique. La conscience, telle qu’elle est ordinairement dĂ©finie Ă  partir du XXe siĂšcle et bien sĂ»r de Freud, est toujours couplĂ©e Ă  son inconscient. Cette dĂ©couverte, d’un enrichissement inĂ©dit, mĂȘme si l’on ne sait pas toujours trĂšs bien ce qu’est l’inconscient, est restĂ©e d’une grande originalitĂ©, en apportant ce binĂŽme conscience-inconscience qui permet d’enrichir notre comprĂ©hension de la pensĂ©e, en accord avec une nature humaine profonde, allant des grands mythes freudiens Ă  la nature, dans lesquels notre inconscient peut s’exprimer, que ce soit via la sexualitĂ© ou la contemplation. Ce binĂŽme a permis de crĂ©er des sens nouveaux. Cependant, je crois qu’on est de plus en plus dĂ©branchĂ©s de notre inconscient. C’est pourquoi une partie de la psychiatrie et de la psychanalyse ont un mal fou Ă  comprendre ce qu’il se passe avec les nouvelles pathologies. En revanche, on est beaucoup plus branchĂ©, on fait couple, avec ce surconscient auquel on a accĂšs dĂšs qu’on fait le geste de consulter un Ă©cran. Ce mot surconscient, créé par analogie avec l’inconscient, est un mot assez large qui dĂ©signe pour moi un rĂ©seau, un dĂŽme d’information, de communication, de protocoles d’échanges, d’images, qui a une certaine conscience. Une conscience relative comme l’inconscient a lui-mĂȘme une conscience relative. Ce n’est pas une conscience en terme de « JE Â», mais de « NOUS Â». C’est un savoir exploitable par la conscience et l’inconscient et qui est de plus en plus dĂ©terminant sur notre conscience comme sur notre inconscient. 

Dans les algorithmes : Mais on pourrait dire que ce surconscient existait avant le numĂ©rique, non ? Des grands rĂ©cits Ă  la presse, toutes nos formes mĂ©diatiques et culturelles y participaient. Pourquoi le numĂ©rique modifierait-il particuliĂšrement ce rapport ?  

Pascal Chabot : Oui, toute Ɠuvre culturelle, de la presse Ă  la littĂ©rature, crĂ©e des bulles de signification, un cadre de signification, avec lequel nous sommes en dialogue. La graphosphĂšre, comme on l’a parfois appelĂ©, existe. Mais la grande diffĂ©rence, c’est que le monde numĂ©rique propose un monde oĂč les significations ont une vie propre. Ce que TolstoĂŻ a Ă©crit par exemple, a Ă©tĂ© Ă©crit une fois pour toute. On se rĂ©fĂšre Ă  Guerre et Paix Ă  partir des significations qui ont Ă©tĂ© donnĂ©es depuis un Ă©crit stabilisĂ©. Si Guerre et Paix continue Ă  vivre, c’est par l’acte d’enrichissement du livre dans notre imagination, dans nos souvenirs, dans notre mĂ©moire. Dans le monde du surconscient numĂ©rique, il n’y a pas d’inertie. Les informations sont modifiĂ©es, mises Ă  jour, rĂ©pĂ©tĂ©es, dynamiques, avec une personnalisation des contenus continue. Cette personnalisation lĂ  est assez spĂ©cifique, centrĂ©e sur les personnes, calibrĂ©e pour chacun d’entre nous. 

Cette personnalisation est une caractĂ©ristique importante. Il y en a une autre, celle du temps. Quand on se rĂ©fĂšre Ă  un livre Ă©crit Ă  la fin du XIXe siĂšcle, on fait venir dans le temps prĂ©sent un objet du passĂ©. La sphĂšre numĂ©rique est caractĂ©risĂ©e par un temps nouveau, comme je l’évoquais dans Avoir le temps, oĂč j’essayais de dire, qu’il y a eu deux grands temps. Le temps comme destin, c’est le temps de la nature, et le temps du progrĂšs, celui de la construction d’un monde commun. Dans le numĂ©rique on vit un hypertemps. Un temps de synchronisation permanente. Un temps oĂč la nouveautĂ© est tout le temps prĂ©sente. Un temps dĂ©comptĂ©, Ă  rebours. Le temps du surconscient est aussi cet hypertemps. On est de moins en moins dans l’espace et de plus en plus dans des bulles temporelles qui s’ouvrent notamment quand on est dans la consommation de l’écran, oĂč l’on se branche Ă  un hypertemps commun. 

« Dans le monde du surconscient numĂ©rique, il n’y a pas d’inertie. Les informations sont modifiĂ©es, mises Ă  jour, rĂ©pĂ©tĂ©es, dynamiques, avec une personnalisation des contenus continue. Cette personnalisation lĂ  est assez spĂ©cifique, centrĂ©e sur les personnes, calibrĂ©e pour chacun d’entre nous. Â»

Dans les algorithmes : Cette consommation d’écran, ce pas de cĂŽtĂ© dans nos rĂ©alitĂ©s, nĂ©cessite de « faire le geste Â» dites-vous, c’est-Ă -dire d’ouvrir son smartphone. Geste que nous faisons des centaines de fois par jour. « Nous passons nos vies Ă  caresser une vitre Â», ironise l’écrivain Alain Damasio. C’est consulter, nous brancher en permanence, dans un geste qui est dĂ©sormais si prĂ©sent dans notre quotidien, qu’il ne semble nullement le perturber, alors qu’il l’entrecoupe sans arrĂȘt. Or, ce geste nous coupe de nos environnements. Il rĂ©duit nos sensations, limite nos orientations
 Comme si ce geste Ă©tait le symptĂŽme de notre envahissement par ce surconscient
 

Pascal Chabot : C’est effectivement sa matĂ©rialisation. C’est par ce geste que le surconscient colonise nos consciences. On dit beaucoup qu’on vit une mutation anthropologique majeure, mais elle est orchestrĂ©e par des ultraforces, c’est-Ă -dire des moyens qui ne sont pas une fin mais une force en soi, comme le sont la finance ou le numĂ©rique. « Faire le geste Â» nous fait changer de rĂ©alitĂ©, nous fait muter, nous fait passer dans un autre monde. Un monde trĂšs libidinal, un monde qui sait nos intentions, qui satisfait nos dĂ©sirs. Un monde qui nous rend captif mais qui nous permet surtout de quitter une rĂ©alitĂ© qui nous apparaĂźt de moins en moins satisfaisante. Le rapport au prĂ©sent, Ă  la matĂ©rialitĂ©, nous apparaĂźt dĂ©sormais plus pauvre que le voyage dans le surconscient de l’humanitĂ©. La plupart d’entre nous sommes devenus incapables de rester 5 minutes sans « faire le geste Â». Toute addiction est aphrodisiaque : elle nous promet un dĂ©sir qu’on ne peut plus avoir ailleurs. Comme si notre conscience et notre inconscient ne nous suffisaient plus. 

Dans les algorithmes : Vous reconnaissez pourtant que ce surconscient a des vertus : « il fait exploser nos comprĂ©hensions Â», dites-vous. Vous expliquez que le rendement informationnel du temps que l’on passe sur son smartphone – diffĂ©rent de son impact intellectuel ou affectif – est bien supĂ©rieur Ă  la lecture d’un livre ou mĂȘme d’un dialogue avec un collĂšgue. Que notre connexion au rĂ©seau permet de zoomer et dĂ©zoomer en continue, comme disait le sociologue Dominique Cardon, nous permet d’aller du micro au macro. Nous sommes plongĂ©s dans un flux continu de signifiants. “Les sensations s’atrophient, les significations s’hypertrophient. Quant aux orientations, en se multipliant et se complexifiant, elles ouvrent sur des mondes labyrinthiques” qui se reconfigurent selon nos circulations. Nous sommes plongĂ©s dans un surconscient tentaculaire qui vient inhiber notre inconscient et notre conscience. Ce surconscient perturbe certes la circulation du sens. Mais nos Ă©crans ne cessent de produire du sens en permanence


Pascal Chabot : Oui, mais ce surconscient apporte de l’information, plus que du sens. Je parle bien de rendement informationnel. Quand les livres permettent eux de dĂ©ployer l’imagination, la crĂ©ativitĂ©, la sensibilitĂ©, l’émotivité  de les ancrer dans nos corps, de dialoguer avec l’inconscient. En revanche, ce que nous offre le surconscient en terme quantitatif, en prĂ©cision, en justesse est indĂ©niable. Comme beaucoup, j’ai mutĂ© des mondes de la bibliothĂšque au monde du surconscient. Il Ă©tait souvent difficile de retrouver une information dans le monde des livres. Alors que le surconscient, lui, est un monde sous la main. Nous avons un accĂšs de plus en plus direct Ă  l’information. Et celle-ci se rapproche toujours plus de notre conscience, notamment avec ChatGPT. La recherche Google nous ouvrait une forme d’arborescence dans laquelle nous devions encore choisir oĂč aller. Avec les chatbots, l’information arrive Ă  nous de maniĂšre plus directe encore. 

Mais l’information n’est ni le savoir ni la sagesse et sĂ»rement pas le sens. 

Dans les algorithmes : Vous dites d’ailleurs que nous sommes entrĂ©s dans des sociĂ©tĂ©s de la question aprĂšs avoir Ă©tĂ© des sociĂ©tĂ©s de la rĂ©ponse. Nous sommes en train de passer de la rĂ©ponse qu’apporte un article de WikipĂ©dia, Ă  une sociĂ©tĂ© de l’invite, Ă  l’image de l’interface des chatbots qui nous envahissent, et qui nous invitent justement Ă  poser des questions – sans nĂ©cessairement en lire les rĂ©ponses d’ailleurs. Est-ce vraiment une sociĂ©tĂ© de la question, de l’interrogation, quand, en fait, les rĂ©ponses deviennent sans importance ? 

Pascal Chabot : Quand j’évoque les sociĂ©tĂ©s de la question et de la rĂ©ponse, j’évoque les sociĂ©tĂ©s modernes du XVIIe et du XVIIIe siĂšcle, des sociĂ©tĂ©s oĂč certaines choses ne s’interrogent pas, parce qu’il y a des rĂ©ponses partout. La question du sens ne hante pas les grands penseurs de cette Ă©poque car pour eux, le sens est donnĂ©. Les sociĂ©tĂ©s de la question naissent de la mort de Dieu, de la perte de la transcendance et du fait qu’on n’écrit plus le sens en majuscule. Ce sont des sociĂ©tĂ©s de l’inquiĂ©tude et du questionnement. La question du sens de la vie est une question assez contemporaine finalement. C’est Nietzsche qui est un des premiers Ă  la poser sous cette forme lĂ . 

Dans la sociĂ©tĂ© de la question dans laquelle nous entrons, on interroge les choses, le sens
 Mais les rĂ©ponses qui nous sont faites restent dĂ©sincanĂ©es. Or, pour que le sens soit prĂ©sent dans une existence, il faut qu’il y ait un enracinement, une incarnation
 Il faut que le corps soit lĂ  pour que la signification soit comprise. Il faut une parole et pas seulement une information. De mĂȘme, l’orientation, le chemin et son caractĂšre initiatique comme dĂ©routant, produisent du sens. 

Mais, si nous le vivons ainsi c’est parce que nous avons vĂ©cu dans un monde de sensation, de signification et d’orientation relativement classique. Les plus jeunes n’ont pas nĂ©cessairement ces rĂ©flexes. Certains sont dĂ©jĂ  couplĂ©s aux outils d’IA gĂ©nĂ©rative qui leurs servent de coach particuliers en continue
 C’est un autre rapport au savoir qui arrive pour une gĂ©nĂ©ration qui n’a pas le rapport au savoir que nous avons construit. 

Dans les algorithmes : Vous expliquez que cette extension du surconscient produit des pathologies que vous qualifiez de digitoses, pour parler d’un conflit entre la conscience et le surconscient. Mais pourquoi parlez-vous de digitose plutĂŽt que de nouvelles nĂ©vroses ou de nouvelles psychoses ? 

Pascal Chabot : Quand j’ai travaillĂ© sur la question du burn-out, j’ai pu constater que le domaine de la santĂ© mentale devait Ă©voluer. Les concepts classiques, de nĂ©vrose ou de psychose, n’étaient plus opĂ©rants pour dĂ©crire ces nouvelles afflictions. Nous avions des notions orphelines d’une thĂ©orie plus englobante. Le burn-out ou l’éco-anxiĂ©tĂ© ne sont ni des nĂ©vroses ni des psychoses. Pour moi, la santĂ© mentale avait besoin d’un aggiornamento, d’une mise Ă  jour. J’ai cherchĂ© des analogies entre inconscient et surconscient, le ça, le lĂ , le refoulement et le dĂ©foulement
 J’ai d’abord trouvĂ© le terme de numĂ©rose avant de lui prĂ©fĂ©rĂ© le terme de digitose en rĂ©fĂ©rence au digital plus qu’au numĂ©rique. C’est un terme qui par son suffixe en tout cas ajoute un penchant pathologique au digital. Peu Ă  peu, les digitoses se sont structurĂ©es en plusieurs familles : les digitoses de scission, d’avenir, de rivalité  qui m’ont permis de crĂ©er une typologie des problĂšmes liĂ©s Ă  un rapport effrĂ©nĂ© ou sans conscience au numĂ©rique qui gĂ©nĂšre de nouveaux types de pathologies. 

Dans les algorithmes : Le terme de digitose, plus que le lien avec le surconscient, n’accuse-t-il pas plus le messager que le message ? Sur l’éco-anxiĂ©tĂ©, l’information que l’on obtient via le numĂ©rique peut nous amener Ă  cette nouvelle forme d’inquiĂ©tude sourde vis Ă  vis du futur, mais on peut ĂȘtre Ă©co-anxieux sans ĂȘtre connectĂ©. Or, dans votre typologie des digitoses, c’est toujours le rapport au numĂ©rique qui semble mis au banc des accusĂ©s
 

Pascal Chabot : Je ne voudrais pas donner l’impression que je confond le thermomĂštre et la maladie effectivement. Mais, quand mĂȘme : le mĂ©dia est le message. Ce genre de pathologies lĂ , qui concernent notre rapport au rĂ©el, arrivent dans un monde oĂč le rĂ©el est connu et transformĂ© par le numĂ©rique. Pour prendre l’exemple de l’éco-anxiĂ©tĂ©, on pourrait tout Ă  fait faire remarquer qu’elle a existĂ© avant internet. Le livre de Rachel Carson, Le printemps silencieux, par exemple, date des annĂ©es 60. 

Mais, ce qui est propre au monde numĂ©rique est qu’il a permis de populariser une connaissance de l’avenir que le monde d’autrefois ne connaissait absolument pas. L’avenir a toujours Ă©tĂ© le lieu de l’opacitĂ©, comblĂ© par de grands rĂ©cits mythiques ou apocalyptiques. Aujourd’hui, l’apport informationnel majeur du numĂ©rique, permet d’avoir pour chaque rĂ©alitĂ© un ensemble de statistiques prospectives extrĂȘmement fiables. On peut trouver comment vont Ă©voluer les populations d’insectes, la fonte des glaciers, les tempĂ©ratures globales comme locales
 Ce n’est pas uniquement le mĂ©dia numĂ©rique qui est mobilisĂ© ici, mais la science, la technoscience, les calculateurs
 c’est-Ă -dire la forme contemporaine du savoir. Les rapports du Giec en sont une parfaite illustration. Ils sont des Ă©ventails de scĂ©narios chiffrĂ©s, sourcĂ©s, documentĂ©s
 assortis de probabilitĂ©s et validĂ©s collectivement. Ils font partie du surconscient, du dĂŽme de savoir dans lequel nous Ă©voluons et qui Ă©tend sa chape d’inquiĂ©tude et de soucis sur nos consciences. L’éco-anxiĂ©tĂ© est une digitose parce que c’est le branchement Ă  ce surconscient lĂ  qui est important. Ce n’est pas uniquement la digitalisation de l’information qui est en cause, mais l’existence d’un contexte informationnel dont le numĂ©rique est le vecteur. 

« Le numĂ©rique a permis de populariser une connaissance de l’avenir que le monde d’autrefois ne connaissait absolument pas Â»

Dans les algorithmes : Ce n’est pas le fait que ce soit numĂ©rique, c’est ce que ce branchement transforme en nous
 

Pascal Chabot : Oui, c’est la mĂȘme chose dans le monde du travail, par rapport Ă  la question du burn-out
 Nombre de burn-out sont liĂ©s Ă  des facteurs extra-numĂ©riques qui vont des patrons chiants, aux collĂšgues toxiques
 et qui ont toujours existĂ©, hĂ©las. Mais dans la structure contemporaine du travail, dans son exigence, dans ce que les algorithmes font de notre rapport au systĂšme, au travail, Ă  la sociĂ©té  ces nouveaux branchements, ce reporting constant, cette normalisation du travail
 renforcent encore les souffrances que nous endurons. 

« L’éco-anxiĂ©tĂ© est une digitose parce que c’est le branchement Ă  ce surconscient lĂ  qui est important. Ce n’est pas uniquement la digitalisation de l’information qui est en cause, mais l’existence d’un contexte informationnel dont le numĂ©rique est le vecteur. Â»

Dans les algorithmes : Outre la digitose de scission (le burn-out), et la digitose d’avenir (l’éco-anxiĂ©tĂ©) dont vous nous avez parlĂ©, vous Ă©voquez aussi la digitose de rivalitĂ©, celle de notre confrontation Ă  l’IA et de notre devenir machine. Expliquez-nous !

Pascal Chabot : Il faut partir de l’écriture pour la comprendre. Ce que l’on dĂ©lĂšgue Ă  un chatbot, c’est de l’écriture. Bien sĂ»r, elles peuvent gĂ©nĂ©rer bien d’autres choses, mais ce sont d’abord des machines qui ont appris Ă  aligner des termes en suivant les grammaires pour produire des rĂ©ponses sensĂ©es, c’est-Ă -dire qui font sens pour quelqu’un qui les lit. Ce qui est tout Ă  fait perturbant, c’est que de cette sorte de graphogenĂšse, de genĂšse du langage graphique, naĂźt quelque chose comme une psychogenĂšse. C’est simplement le bon alignement de termes qui rĂ©pond Ă  telle ou telle question qui nous donne l’impression d’une intentionnalitĂ©. Depuis que l’humanitĂ© est l’humanitĂ©, un terme Ă©crit nous dit qu’il a Ă©tĂ© pensĂ© par un autre. Notre rapport au signe attribue toujours une paternitĂ©. L’humanitĂ© a Ă©tĂ© créée par les Ecritures. Les sociĂ©tĂ©s religieuses, celles des grands monothĂ©ismes, sont des sociĂ©tĂ©s du livre. Être en train de dĂ©lĂ©guer l’écriture Ă  des machines qui le feront de plus en plus correctement, est quelque chose d’absolument subjuguant. Le problĂšme, c’est que l’humain est paresseux et que nous risquons de prendre cette voie facile. Nos consciences sont pourtant nĂ©es de l’écriture. Et voilĂ  que dĂ©sormais, elles se font Ă©crire par des machines qui appartiennent Ă  des ultraforces qui ont, elles, des visĂ©es politiques et Ă©conomiques. Politique, car Ă©crire la rĂ©ponse Ă  la question « la dĂ©mocratie est-elle un bon rĂ©gime ? Â» dĂ©pendra de qui relĂšvent de ces ultraforces. Économique, comme je m’en amusait dans L’homme qui voulait acheter le langage
 car l’accĂšs Ă  ChatGPT est dĂ©jĂ  payant et on peut imaginer que les accĂšs Ă  de meilleures versions demain, pourraient ĂȘtre plus chĂšres encore. La capitalisme linguistique va continuer Ă  se dĂ©velopper. L’écriture, qui a Ă©tĂ© un outil d’émancipation dĂ©mocratique sans commune mesure (car apprendre Ă  Ă©crire a toujours Ă©tĂ© le marqueur d’entrĂ©e dans la sociĂ©tĂ©), risque de se transformer en simple outil de consommation. Outre la rivalitĂ© existentielle de l’IA qui vient dĂ©valuer notre intelligence, les impacts politiques et Ă©conomiques ne font que commencer. Pour moi, il y dans ce nouveau rapport quelque chose de l’ordre de la dĂ©possession, d’une dĂ©possession trĂšs trĂšs profonde de notre humanitĂ©. 

Dans les algorithmes : Ecrire, c’est penser. Être dĂ©possĂ©der de l’écriture, c’est ĂȘtre dĂ©possĂ©dĂ© de la pensĂ©e.

Pascal Chabot : Oui et cela reste assez vertigineux. Notamment pour ceux qui ont appris Ă  manier l’écriture et la pensĂ©e. Ecrire, c’est s’emparer du langage pour lui injecter un rythme, une stylistique et une heuristique, c’est-Ă -dire un outil de dĂ©couverte, de recherche, qui nous permet de stabiliser nos relations Ă  nous-mĂȘmes, Ă  autrui, au savoir
 Quand on termine un mail, on rĂ©flĂ©chit Ă  la formule qu’on veut adopter en fonction de la relation Ă  l’autre que nous avons
 jusqu’à ce que les machines prennent cela en charge. On a l’impression pour le moment d’ĂȘtre au stade de la rivalitĂ© entre peinture et photographie vers 1885. Souvenons-nous que la photographie a balayĂ© le monde ancien. 

Mais c’est un monde dont il faut reconnaĂźtre aussi les limites et l’obsolescence. Le problĂšme des nouvelles formes qui viennent est que le sens qu’elles proposent est bien trop extĂ©rieur aux individus. On enlĂšve l’individu au sens. On est dans des significations importĂ©es, dans des orientations qui ne sont pas vĂ©cues existentiellement. 

Dans les algorithmes : Pour répondre aux pathologies des digitoses, vous nous invitez à une thérapie de civilisation. De quoi avons-nous besoin pour pouvoir répondre aux digitoses ?

Pascal Chabot : La conscience, le fait d’accompagner en conscience ce que nous faisons change la donne. RĂ©flĂ©chir sur le temps, prendre conscience de notre rapport temporel, change notre rapport au temps. RĂ©flĂ©chir Ă  la question du sens permet de prendre une hauteur et de crĂ©er une sĂ©rie de filtres permettant de distinguer des actions insensĂ©es qui relĂšvent Ă  la fois des grandes transcendance avec une majuscule que des conduites passives face au sens. La thĂ©rapie de la civilisation, n’est rien d’autre que la philosophie. C’est un plaidoyer pro domo ! Mais la philosophie permet de redoubler ce que nous vivons d’une sorte de conscience de ce que nous vivons : la rĂ©flexivitĂ©. Et cette façon de rĂ©flĂ©chir permet d’évaluer et garder vive la question de l’insensĂ©, de l’absurde et donc du sens. 

Dans les algorithmes : Dans ce surconscient qui nous aplatit, comment vous situez-vous face aux injonctions Ă  dĂ©brancher, Ă  ne plus Ă©couter la tĂ©lĂ©vision, la radio, Ă  dĂ©brancher les Ă©crans ? Cela relĂšve d’un levier, du coaching comportemental ou est-ce du meaning washing ?

Pascal Chabot : Je n’y crois pas trop. C’est comme manger des lĂ©gumes ou faire pipi sous la douche. Les mouvements auxquels nous sommes confrontĂ©s sont bien plus profonds. Bien sĂ»r, chacun s’adapte comme il peut. Je ne cherche pas Ă  ĂȘtre jugeant. Mais cela nous rappelle d’ailleurs que la civilisation du livre et de l’écrit a fait beaucoup de dĂ©gĂąts. La conscience nous aide toujours Ă  penser mieux. Rien n’est neutre. ConfrontĂ©s aux ultraforces, on est dans un monde qui dĂ©veloppe des anti-rapports, Ă  la fois des dissonnances, des dĂ©nis ou des esquives pour tenter d’échapper Ă  notre impuissance. 

Dans les algorithmes : Vous ĂȘtes assez alarmiste sur les enjeux civilisationnels de l’intelligence artificielle que vous appelez trĂšs joliment des « communicants artificiels Â». Et de l’autre, vous nous expliquez que ces outils vont continuer la dĂ©mocratisation culturelle Ă  l’Ɠuvre. Vous rappelez d’ailleurs que le protestantisme est nĂ© de la gĂ©nĂ©ralisation de la lecture et vous posez la question : « que naĂźtra-t-il de la gĂ©nĂ©ralisation de l’écriture ? Â» 

Mais est-ce vraiment une gĂ©nĂ©ralisation de l’écriture Ă  laquelle nous assistons ? On parle de l’écriture de et par des machines. Et il n’est pas sĂ»r que ce qu’elles produisent nous pĂ©nĂštrent, nous traversent, nous Ă©mancipent. Finalement, ce qu’elles produisent ne sont que des rĂ©ponses qui ne nous investissent pas nĂ©cessairement. Elles font Ă  notre place. Nous leur dĂ©lĂ©guons non seulement l’écriture, mais Ă©galement la lecture
 au risque d’abandonner les deux. Est-ce que ces outils produisent vraiment une nouvelle dĂ©mocratisation culturelle ? Sommes-nous face Ă  un nouvel outil interculturel ou assistons-nous simplement Ă  une colonisation et une expansion du capitalisme linguistique ?

Pascal Chabot : L’écriture a toujours Ă©tĂ© une sorte de ticket d’entrĂ©e dans la sociĂ©tĂ© et selon les types d’écritures dont on Ă©tait capable, on pouvait pĂ©nĂ©trer dans tel ou tel milieu. L’écriture est trĂšs clairement un marqueur de discrimination sociale. C’est le cas de l’orthographe, trĂšs clairement, qui est la marque de niveaux d’éducation. Mais au-delĂ  de l’orthographe, le fait de pouvoir rĂ©diger un courrier, un CV
 est quelque chose de trĂšs marquĂ© socialement. Dans une formation Ă  l’argumentation dans l’équivalent belge de France Travail, j’ai Ă©tĂ© marquĂ© par le fait que pour les demandeurs d’emploi, l’accĂšs Ă  l’IA leur changeait la vie, leur permettant d’avoir des CV, des lettres de motivation adaptĂ©es. Pour eux, c’était un boulet de ne pas avoir de CV corrects. MĂȘme chose pour les Ă©tudiants. Pour nombre d’entre eux, Ă©crire est un calvaire et ils savent trĂšs bien que c’est ce qu’ils ne savent pas toujours faire correctement. Dans ces nouveaux types de couplage que l’IA permet, branchĂ©s sur un surconscient qui les aide, ils ont accĂšs Ă  une assurance nouvelle. 

Bien sĂ»r, dans cette imitation, personne n’est dupe. Mais nous sommes conditionnĂ©s par une sociĂ©tĂ© qui attribue Ă  l’auteur d’un texte les qualitĂ©s de celui-ci, alors que ses productions ne sont pas que personnelles, elles sont d’abord le produit des classes sociales de leurs auteurs, de la sociĂ©tĂ© dont nous sommes issus. Dans ce nouveau couplage Ă  l’IA, il me semble qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une dĂ©mocratisation. 

Dans les algorithmes : Le risque avec l’IA, n’est-il pas aussi, derriĂšre la dĂ©possession de l’écriture, notre dĂ©possession du sens lui-mĂȘme ? Le sens nous est dĂ©sormais imposĂ© par d’autres, par les rĂ©sultats des machines. Ce qui m’interroge beaucoup avec l’IA, c’est cette forme de dĂ©lĂ©gation des significations, leur aplatissement, leur moyennisation. Quand on demande Ă  ces outils de nous reprĂ©senter un mexicain, ils nous livrent l’image d’une personne avec un sombrero ! Or, faire sociĂ©tĂ©, c’est questionner tout le temps les significations pour les changer, les modifier, les faire Ă©voluer. Et lĂ , nous sommes confrontĂ©s Ă  des outils qui les figent, qui excluent ce qui permet de les remettre en cause, ce qui sort de la norme, de la moyenne
 

Pascal Chabot : Oui, nous sommes confrontĂ©s Ă  un « Bon gros bon sens Â» qui n’est pas sans rappeler Le dictionnaire des idĂ©es de reçues de Flaubert
 

Dans les algorithmes : 
mais le dictionnaire des idĂ©es reçues Ă©tait ironique, lui !

Pascal Chabot : Il est ironique parce qu’il a vu l’humour dans le « Bon gros bon sens Â». Dans la sociĂ©tĂ©, les platitudes circulent. C’est la tĂąche de la culture et de la crĂ©ativitĂ© de les dĂ©passer. Car le « Bon gros bon sens Â» est aussi trĂšs politique : il est aussi un sens commun, avec des assurances qui sont rabachĂ©es, des slogans rĂ©pĂ©tĂ©s
. Les outils d’IA sont de nouveaux instruments de bon sens, notamment parce qu’ils doivent plaire au plus grand monde. On est trĂšs loin de ce qui est subtil, de ce qui est fin, polysĂ©mique, ambiguĂ«, plein de doute, raffinĂ©, Ă©trange, surrĂ©aliste
 C’est-Ă -dire tout ce qui fait la vie de la culture. On est plongĂ© dans un pragmatisme anglo-saxon, qui a un rapport au langage trĂšs peu polysĂ©mique d’ailleurs. Le problĂšme, c’est que ce « Bon gros bon sens Â» est beaucoup plus invasif. Il a une force d’autoritĂ©. Le produit de ChatGPT ne nous est-il pas prĂ©sentĂ© d’ailleurs comme un summum de la science ? 

« Les outils d’IA sont de nouveaux instruments de bon sens, notamment parce qu’ils doivent plaire au plus grand monde. On est trĂšs loin de ce qui est subtil, de ce qui est fin, polysĂ©mique, ambiguĂ«, plein de doute, raffinĂ©, Ă©trange, surrĂ©aliste
 C’est-Ă -dire tout ce qui fait la vie de la culture. Â»

Dans les algorithmes : Et en mĂȘme temps, ce calcul laisse bien souvent les gens sans prise, sans moyens d’action individuels comme collectifs. 

Le point commun entre les diffĂ©rentes digitoses que vous listez me semble-t-il est que nous n’avons pas de rĂ©ponses individuelles Ă  leur apporter. Alors que les nĂ©vroses et psychoses nĂ©cessitent notre implication pour ĂȘtre rĂ©parĂ©es. Face aux digitoses, nous n’avons pas de clefs, nous n’avons pas de prises, nous sommes sans moyen d’action individuels comme collectifs. Ne sommes nous pas confrontĂ©s Ă  une surconscience qui nous dĂ©munie ? 

Pascal Chabot : Il est certain que le couplage des consciences au surconscient, en tant qu’elle est un processus de civilisation, apparaĂźt comme un nouveau destin. Il s’impose, pilotĂ© par des ultraforces sur lesquelles nous n’avons pas de prise. En ce sens, il s’agit d’un nouveau destin, avec tout ce que ce terme charrie d’imposition et d’inexorabilitĂ©. 

En tant que les digitoses expriment le versant problĂ©matique de ce nouveau couplage, elles aussi ont quelque chose de fatal. BranchĂ©e Ă  une rĂ©alitĂ© numĂ©rique qui la dĂ©passe et la dĂ©termine, la conscience peine souvent Ă  exprimer sa libertĂ©, qui est pourtant son essence. La rivalitĂ© avec les IA, l’eco-anxiĂ©tĂ©, la scission avec le monde sensible : autant de digitoses qui ont un aspect civilisationnel, presque indĂ©pendant du libre-arbitre individuel. Les seules rĂ©ponses, en l’occurrence, ne peuvent ĂȘtre que politiques. Mais lĂ  aussi, elles ne sont pas faciles Ă  imaginer. 

Or on ne peut pourtant en rester lĂ . Si ce seul aspect nĂ©cessaire existait, toute cette thĂ©orie ne serait qu’une nouvelle formulation de l’aliĂ©nation. Mais les digitoses ont une composante psychologique, de mĂȘme que les nĂ©vroses et psychoses. Cette composante recĂšle aussi des leviers de rĂ©sistance. La prise de conscience, la luciditĂ©, la reappropriation, l’hygiĂšne mentale, une certaine dĂ©sintoxication, le choix de brancher sa conscience sur des rĂ©alitĂ©s extra-numĂ©riques, et tant d’autres stratĂ©gies encore, voire tant d’autres modes de vies, peuvent trĂšs clairement tempĂ©rer l’emprise de ces digitoses sur l’humain. C’est dire que l’individu, face Ă  ce nouveau destin civilisationnel, garde des marges de rĂ©sistance qui, lorsqu’elles deviennent collectives, peuvent ĂȘtre puissantes. 

Les digitoses sont donc un dĂ©fi et un repoussoir  : une occasion de chercher et d’affirmer des libertĂ©s nouvelles dans un monde oĂč s’inventent sous nos yeux de nouveaux dĂ©terminismes. 

Dans les algorithmes : DerriĂšre le surconscient, le risque n’est-il pas que s’impose une forme de sur-autoritĂ©, de sur-vision
 sur lesquelles, il sera difficile de crĂ©er des formes d’échappement, de subtilitĂ©, d’ambiguitĂ©. On a l’impression d’ĂȘtre confrontĂ© Ă  une force politique qui ne dit pas son nom mais qui se donne un nouveau moyen de pouvoir


Pascal Chabot : C’est clair que la question est celle du pouvoir, politique et Ă©conomique. Les types de rĂ©sistances sont extrĂȘmement difficiles Ă  inventer. C’est le propre du pouvoir de rendre la rĂ©sistance Ă  sa force difficile. On est confrontĂ© Ă  un tel mĂ©lange de pragmatisme, de facilitation de la vie, de crĂ©ation d’une bulle de confort, d’une enveloppe oĂč les rĂ©ponses sont faciles et qui nous donnent accĂšs Ă  de nouveaux mondes, comme le montrait la question de la dĂ©mocratisation qu’on Ă©voquait Ă  l’instant
 que la servitude devient trĂšs peu apparente. Et la perte de subtilitĂ© et d’ambiguĂŻtĂ© est peu vue, car les gains Ă©conomiques supplantent ces pertes. Qui se rend compte de l’appauvrissement ? Il faut avoir un pied dans les formes culturelles prĂ©cĂ©dentes pour cela. Quand les choses seront plus franches, ce que je redoute, c’est que nos dĂ©mocraties ne produisent pas de rĂ©cits numĂ©riques pour faire entendre une autre forme de puissance. 

Dans les algorithmes : En 2016 vous avez publiĂ©, ChatBot le robot, une trĂšs courte fable Ă©crite bien avant l’avĂšnement de l’IA gĂ©nĂ©rative, qui met en scĂšne un jury de philosophes devant dĂ©cider si une intelligence artificielle est capable de philosopher. Ce petit drame philosophique oĂč l’IA fomente des rĂ©ponses Ă  des questions philosophiques, se rĂ©vĂšle trĂšs actuel 9 ans plus tard. Qualifieriez vous ChatGPT et ses clones de philosophes ?

Pascal Chabot : Je ne suis pas sĂ»r. Je ne suis pas sĂ»r que ce chatbot lĂ  se le dĂ©cernerait Ă  lui, comme il est difficile Ă  un artiste de se dire artiste. Mon Chatbot Ă©tait un rĂ©calcitrant, ce n’est pas le cas des outils d’IA d’aujourd’hui. Il leur manque un rapport au savoir, le lien entre la sensation et la signification. La philosophie ne peut pas ĂȘtre juste de la signification. Et c’est pour cela que l’existentialisme reste la matrice de toute philosophie, et qu’il n’y a pas de philosophie qui serait non-existentielle, c’est-Ă -dire pure crĂ©ation de langage. La graphogenĂšse engendre une psychogenĂšse. Mais la psychogenĂšse, cette imitation de la conscience, n’engendre ni philosophie ni pensĂ©e humaine. Il n’y a pas de conscience artificielle. La conscience est liĂ©e Ă  la naissance, la mort, la vie. 

Dans les algorithmes : La question de l’incalculabitĂ© est le sujet de la confĂ©rence USI 2025 Ă  laquelle vous allez participer. Pour un un philosophe, qu’est-ce qui est incalculable ? 

Pascal Chabot : L’incalculable, c’est le subtil ! L’étymologie de subtil, c’est subtela, littĂ©ralement, ce qui est en-dessous d’une toile. En dessous d’une toile sur laquelle on tisse, il y a Ă©vidĂ©mment la trame, les fils de trame. Le subtil, c’est les fils de trame, c’est-Ă -dire nos liens majeurs, les liens Ă  nous-mĂȘmes, aux autres, au sens, Ă  la culture, nos liens amoureux, amicaux
 Et tout cela est profondĂ©ment de l’ordre de l’incalculable. Et tout cela est mĂȘme profanĂ© quand on les calcule. Ces liens sont ce qui rĂ©siste intrinsĂšquement Ă  la calculabilitĂ©, qui est pourtant l’un des grands ressort de l’esprit humain et pas seulement des machines. Le problĂšme, c’est qu’on est tellement dans une idĂ©ologie de la calculabilitĂ© qu’on ne perçoit mĂȘme plus qu’on peut faire des progrĂšs dans le domaine du subtil. DĂ©sormais, le progrĂšs semble liĂ© Ă  la seule calculabilitĂ©. Le progrĂšs est un progrĂšs du calculable et de l’utile. Or, je pense qu’il existe aussi un progrĂšs dans le domaine du subtil. Dans l’art d’ĂȘtre ami par exemple, dans l’art d’ĂȘtre liĂ© Ă  soi-mĂȘme ou aux autres, il y a moyen de faire des progrĂšs. Il y a lĂ  toute une zone de dĂ©veloppement, de progrĂšs (nous ne devons pas laisser le terme uniquement Ă  la civilisation techno-Ă©conomique), de progrĂšs subtil. Un progrĂšs subtil, incalculable, mais extrĂȘmement prĂ©cieux. 

Propos recueillis par Hubert Guillaud. 

Pascal Chabot sera l’un des intervenants de la confĂ©rence USI 2025 qui aura lieu lundi 2 juin Ă  Paris et dont le thĂšme est « la part incalculable du numĂ©rique » et pour laquelle Danslesalgorithmes.net est partenaire.

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  • Pascal Chabot : CoincĂ©s dans les digitoses
    Pascal Chabot est philosophe et enseigne Ă  l’Institut des hautes Ă©tudes des communications sociales Ă  Bruxelles. Son plus rĂ©cent ouvrage, Un sens Ă  la vie : enquĂȘte philosophique sur l’essentiel (PUF, 2024) fait suite Ă  une riche production de livres, oĂč la question du numĂ©rique est toujours prĂ©sente, lancinante, quand elle n’est pas au cƓur de sa rĂ©flexion. L’occasion de revenir avec lui sur comment les enjeux numĂ©riques d’aujourd’hui questionnent la philosophie. Entretien. Dans les algorith
     

Pascal Chabot : Coincés dans les digitoses

20 mai 2025 Ă  01:00

Pascal Chabot est philosophe et enseigne Ă  l’Institut des hautes Ă©tudes des communications sociales Ă  Bruxelles. Son plus rĂ©cent ouvrage, Un sens Ă  la vie : enquĂȘte philosophique sur l’essentiel (PUF, 2024) fait suite Ă  une riche production de livres, oĂč la question du numĂ©rique est toujours prĂ©sente, lancinante, quand elle n’est pas au cƓur de sa rĂ©flexion. L’occasion de revenir avec lui sur comment les enjeux numĂ©riques d’aujourd’hui questionnent la philosophie. Entretien.

Dans les algorithmes : Dans votre dernier livre, Un sens Ă  la vie, vous vous interrogez sur le meaning washing, c’est Ă  la dire Ă  la fois sur la perte de sens de nos sociĂ©tĂ©s contemporaines et leur rĂ©cupĂ©ration, par exemple par le consumĂ©risme qui nous invite Ă  consommer pour donner du sens Ă  l’existence. Pour vous, notre monde contemporain est saisi d’une “dissonance majeure”, oĂč les sources de sens s’éloignent de nous du fait du dĂ©veloppement d’environnements entiĂšrement artificiels, du monde physique comme du monde numĂ©rique. 

Couverture du livre de Pascal Chabot, Un sens Ă  la vie.

Vous interrogez cette perte de sens ou notre difficultĂ©, frĂ©quente, Ă  retrouver du sens dans les contradictions de la modernitĂ©. Retrouver le sens nĂ©cessite de trouver comment circuler entre les sensations, les significations et les orientations, expliquez-vous, c’est-Ă -dire Ă  trouver des formes de circulations entre ce que l’on ressent, ce qu’on en comprend et lĂ  oĂč l’on souhaite aller. “Vivre, c’est faire circuler du sens”, le dĂ©sirer, se le rĂ©approprier. Mais le sens que tout Ă  chacun cherche est aujourd’hui bouleversĂ© par le numĂ©rique. Le sens “est transformĂ© par les modalitĂ©s de sa transmission” dites-vous. En quoi ces nouvelles modalitĂ©s de transmission modifient-elles notre comprĂ©hension mĂȘme du monde ?  

Pascal Chabot : Une chose qui m’intĂ©resse beaucoup en philosophie, c’est de comprendre comment des questions, anciennes, traditionnelles, sont Ă  la fois toujours actuelles et bouleversĂ©es par ce que nous vivons. Par rapport Ă  la question du sens, qui est un accord entre ce que l’on sent, ce que l’on comprend et ce que l’on devient, les choses ont peu bougĂ©. Un ancien grec ou un humaniste de la Renaissance auraient pu faire des constats sur le sens de la vie proches des miens, pour peu qu’ils aient Ă©tĂ© en dehors des trĂšs grands rĂ©cits de transcendance qui s’imposaient alors, oĂč le sens est donnĂ© par Dieu ou le Salut, c’est Ă  dire oĂč le sens a un nom avec une majuscule. Cette façon de faire circuler du sens dans nos vies, on la partage avec nos lointains prĂ©dĂ©cesseurs dans l’histoire de la philosophie. Il y a une lignĂ©e humaine dans laquelle nous sommes chacun profondĂ©ment inscrits. 

Cela Ă©tant, aprĂšs avoir dit la continuitĂ©, il faut penser la rupture. Et la rupture, selon moi, elle est dans le branchement de nos consciences Ă  ce que j’appelle le surconscient numĂ©rique. La conscience, telle qu’elle est ordinairement dĂ©finie Ă  partir du XXe siĂšcle et bien sĂ»r de Freud, est toujours couplĂ©e Ă  son inconscient. Cette dĂ©couverte, d’un enrichissement inĂ©dit, mĂȘme si l’on ne sait pas toujours trĂšs bien ce qu’est l’inconscient, est restĂ©e d’une grande originalitĂ©, en apportant ce binĂŽme conscience-inconscience qui permet d’enrichir notre comprĂ©hension de la pensĂ©e, en accord avec une nature humaine profonde, allant des grands mythes freudiens Ă  la nature, dans lesquels notre inconscient peut s’exprimer, que ce soit via la sexualitĂ© ou la contemplation. Ce binĂŽme a permis de crĂ©er des sens nouveaux. Cependant, je crois qu’on est de plus en plus dĂ©branchĂ©s de notre inconscient. C’est pourquoi une partie de la psychiatrie et de la psychanalyse ont un mal fou Ă  comprendre ce qu’il se passe avec les nouvelles pathologies. En revanche, on est beaucoup plus branchĂ©, on fait couple, avec ce surconscient auquel on a accĂšs dĂšs qu’on fait le geste de consulter un Ă©cran. Ce mot surconscient, créé par analogie avec l’inconscient, est un mot assez large qui dĂ©signe pour moi un rĂ©seau, un dĂŽme d’information, de communication, de protocoles d’échanges, d’images, qui a une certaine conscience. Une conscience relative comme l’inconscient a lui-mĂȘme une conscience relative. Ce n’est pas une conscience en terme de « JE Â», mais de « NOUS Â». C’est un savoir exploitable par la conscience et l’inconscient et qui est de plus en plus dĂ©terminant sur notre conscience comme sur notre inconscient. 

Dans les algorithmes : Mais on pourrait dire que ce surconscient existait avant le numĂ©rique, non ? Des grands rĂ©cits Ă  la presse, toutes nos formes mĂ©diatiques et culturelles y participaient. Pourquoi le numĂ©rique modifierait-il particuliĂšrement ce rapport ?  

Pascal Chabot : Oui, toute Ɠuvre culturelle, de la presse Ă  la littĂ©rature, crĂ©e des bulles de signification, un cadre de signification, avec lequel nous sommes en dialogue. La graphosphĂšre, comme on l’a parfois appelĂ©, existe. Mais la grande diffĂ©rence, c’est que le monde numĂ©rique propose un monde oĂč les significations ont une vie propre. Ce que TolstoĂŻ a Ă©crit par exemple, a Ă©tĂ© Ă©crit une fois pour toute. On se rĂ©fĂšre Ă  Guerre et Paix Ă  partir des significations qui ont Ă©tĂ© donnĂ©es depuis un Ă©crit stabilisĂ©. Si Guerre et Paix continue Ă  vivre, c’est par l’acte d’enrichissement du livre dans notre imagination, dans nos souvenirs, dans notre mĂ©moire. Dans le monde du surconscient numĂ©rique, il n’y a pas d’inertie. Les informations sont modifiĂ©es, mises Ă  jour, rĂ©pĂ©tĂ©es, dynamiques, avec une personnalisation des contenus continue. Cette personnalisation lĂ  est assez spĂ©cifique, centrĂ©e sur les personnes, calibrĂ©e pour chacun d’entre nous. 

Cette personnalisation est une caractĂ©ristique importante. Il y en a une autre, celle du temps. Quand on se rĂ©fĂšre Ă  un livre Ă©crit Ă  la fin du XIXe siĂšcle, on fait venir dans le temps prĂ©sent un objet du passĂ©. La sphĂšre numĂ©rique est caractĂ©risĂ©e par un temps nouveau, comme je l’évoquais dans Avoir le temps, oĂč j’essayais de dire, qu’il y a eu deux grands temps. Le temps comme destin, c’est le temps de la nature, et le temps du progrĂšs, celui de la construction d’un monde commun. Dans le numĂ©rique on vit un hypertemps. Un temps de synchronisation permanente. Un temps oĂč la nouveautĂ© est tout le temps prĂ©sente. Un temps dĂ©comptĂ©, Ă  rebours. Le temps du surconscient est aussi cet hypertemps. On est de moins en moins dans l’espace et de plus en plus dans des bulles temporelles qui s’ouvrent notamment quand on est dans la consommation de l’écran, oĂč l’on se branche Ă  un hypertemps commun. 

« Dans le monde du surconscient numĂ©rique, il n’y a pas d’inertie. Les informations sont modifiĂ©es, mises Ă  jour, rĂ©pĂ©tĂ©es, dynamiques, avec une personnalisation des contenus continue. Cette personnalisation lĂ  est assez spĂ©cifique, centrĂ©e sur les personnes, calibrĂ©e pour chacun d’entre nous. Â»

Dans les algorithmes : Cette consommation d’écran, ce pas de cĂŽtĂ© dans nos rĂ©alitĂ©s, nĂ©cessite de « faire le geste Â» dites-vous, c’est-Ă -dire d’ouvrir son smartphone. Geste que nous faisons des centaines de fois par jour. « Nous passons nos vies Ă  caresser une vitre Â», ironise l’écrivain Alain Damasio. C’est consulter, nous brancher en permanence, dans un geste qui est dĂ©sormais si prĂ©sent dans notre quotidien, qu’il ne semble nullement le perturber, alors qu’il l’entrecoupe sans arrĂȘt. Or, ce geste nous coupe de nos environnements. Il rĂ©duit nos sensations, limite nos orientations
 Comme si ce geste Ă©tait le symptĂŽme de notre envahissement par ce surconscient
 

Pascal Chabot : C’est effectivement sa matĂ©rialisation. C’est par ce geste que le surconscient colonise nos consciences. On dit beaucoup qu’on vit une mutation anthropologique majeure, mais elle est orchestrĂ©e par des ultraforces, c’est-Ă -dire des moyens qui ne sont pas une fin mais une force en soi, comme le sont la finance ou le numĂ©rique. « Faire le geste Â» nous fait changer de rĂ©alitĂ©, nous fait muter, nous fait passer dans un autre monde. Un monde trĂšs libidinal, un monde qui sait nos intentions, qui satisfait nos dĂ©sirs. Un monde qui nous rend captif mais qui nous permet surtout de quitter une rĂ©alitĂ© qui nous apparaĂźt de moins en moins satisfaisante. Le rapport au prĂ©sent, Ă  la matĂ©rialitĂ©, nous apparaĂźt dĂ©sormais plus pauvre que le voyage dans le surconscient de l’humanitĂ©. La plupart d’entre nous sommes devenus incapables de rester 5 minutes sans « faire le geste Â». Toute addiction est aphrodisiaque : elle nous promet un dĂ©sir qu’on ne peut plus avoir ailleurs. Comme si notre conscience et notre inconscient ne nous suffisaient plus. 

Dans les algorithmes : Vous reconnaissez pourtant que ce surconscient a des vertus : « il fait exploser nos comprĂ©hensions Â», dites-vous. Vous expliquez que le rendement informationnel du temps que l’on passe sur son smartphone – diffĂ©rent de son impact intellectuel ou affectif – est bien supĂ©rieur Ă  la lecture d’un livre ou mĂȘme d’un dialogue avec un collĂšgue. Que notre connexion au rĂ©seau permet de zoomer et dĂ©zoomer en continue, comme disait le sociologue Dominique Cardon, nous permet d’aller du micro au macro. Nous sommes plongĂ©s dans un flux continu de signifiants. “Les sensations s’atrophient, les significations s’hypertrophient. Quant aux orientations, en se multipliant et se complexifiant, elles ouvrent sur des mondes labyrinthiques” qui se reconfigurent selon nos circulations. Nous sommes plongĂ©s dans un surconscient tentaculaire qui vient inhiber notre inconscient et notre conscience. Ce surconscient perturbe certes la circulation du sens. Mais nos Ă©crans ne cessent de produire du sens en permanence


Pascal Chabot : Oui, mais ce surconscient apporte de l’information, plus que du sens. Je parle bien de rendement informationnel. Quand les livres permettent eux de dĂ©ployer l’imagination, la crĂ©ativitĂ©, la sensibilitĂ©, l’émotivité  de les ancrer dans nos corps, de dialoguer avec l’inconscient. En revanche, ce que nous offre le surconscient en terme quantitatif, en prĂ©cision, en justesse est indĂ©niable. Comme beaucoup, j’ai mutĂ© des mondes de la bibliothĂšque au monde du surconscient. Il Ă©tait souvent difficile de retrouver une information dans le monde des livres. Alors que le surconscient, lui, est un monde sous la main. Nous avons un accĂšs de plus en plus direct Ă  l’information. Et celle-ci se rapproche toujours plus de notre conscience, notamment avec ChatGPT. La recherche Google nous ouvrait une forme d’arborescence dans laquelle nous devions encore choisir oĂč aller. Avec les chatbots, l’information arrive Ă  nous de maniĂšre plus directe encore. 

Mais l’information n’est ni le savoir ni la sagesse et sĂ»rement pas le sens. 

Dans les algorithmes : Vous dites d’ailleurs que nous sommes entrĂ©s dans des sociĂ©tĂ©s de la question aprĂšs avoir Ă©tĂ© des sociĂ©tĂ©s de la rĂ©ponse. Nous sommes en train de passer de la rĂ©ponse qu’apporte un article de WikipĂ©dia, Ă  une sociĂ©tĂ© de l’invite, Ă  l’image de l’interface des chatbots qui nous envahissent, et qui nous invitent justement Ă  poser des questions – sans nĂ©cessairement en lire les rĂ©ponses d’ailleurs. Est-ce vraiment une sociĂ©tĂ© de la question, de l’interrogation, quand, en fait, les rĂ©ponses deviennent sans importance ? 

Pascal Chabot : Quand j’évoque les sociĂ©tĂ©s de la question et de la rĂ©ponse, j’évoque les sociĂ©tĂ©s modernes du XVIIe et du XVIIIe siĂšcle, des sociĂ©tĂ©s oĂč certaines choses ne s’interrogent pas, parce qu’il y a des rĂ©ponses partout. La question du sens ne hante pas les grands penseurs de cette Ă©poque car pour eux, le sens est donnĂ©. Les sociĂ©tĂ©s de la question naissent de la mort de Dieu, de la perte de la transcendance et du fait qu’on n’écrit plus le sens en majuscule. Ce sont des sociĂ©tĂ©s de l’inquiĂ©tude et du questionnement. La question du sens de la vie est une question assez contemporaine finalement. C’est Nietzsche qui est un des premiers Ă  la poser sous cette forme lĂ . 

Dans la sociĂ©tĂ© de la question dans laquelle nous entrons, on interroge les choses, le sens
 Mais les rĂ©ponses qui nous sont faites restent dĂ©sincanĂ©es. Or, pour que le sens soit prĂ©sent dans une existence, il faut qu’il y ait un enracinement, une incarnation
 Il faut que le corps soit lĂ  pour que la signification soit comprise. Il faut une parole et pas seulement une information. De mĂȘme, l’orientation, le chemin et son caractĂšre initiatique comme dĂ©routant, produisent du sens. 

Mais, si nous le vivons ainsi c’est parce que nous avons vĂ©cu dans un monde de sensation, de signification et d’orientation relativement classique. Les plus jeunes n’ont pas nĂ©cessairement ces rĂ©flexes. Certains sont dĂ©jĂ  couplĂ©s aux outils d’IA gĂ©nĂ©rative qui leurs servent de coach particuliers en continue
 C’est un autre rapport au savoir qui arrive pour une gĂ©nĂ©ration qui n’a pas le rapport au savoir que nous avons construit. 

Dans les algorithmes : Vous expliquez que cette extension du surconscient produit des pathologies que vous qualifiez de digitoses, pour parler d’un conflit entre la conscience et le surconscient. Mais pourquoi parlez-vous de digitose plutĂŽt que de nouvelles nĂ©vroses ou de nouvelles psychoses ? 

Pascal Chabot : Quand j’ai travaillĂ© sur la question du burn-out, j’ai pu constater que le domaine de la santĂ© mentale devait Ă©voluer. Les concepts classiques, de nĂ©vrose ou de psychose, n’étaient plus opĂ©rants pour dĂ©crire ces nouvelles afflictions. Nous avions des notions orphelines d’une thĂ©orie plus englobante. Le burn-out ou l’éco-anxiĂ©tĂ© ne sont ni des nĂ©vroses ni des psychoses. Pour moi, la santĂ© mentale avait besoin d’un aggiornamento, d’une mise Ă  jour. J’ai cherchĂ© des analogies entre inconscient et surconscient, le ça, le lĂ , le refoulement et le dĂ©foulement
 J’ai d’abord trouvĂ© le terme de numĂ©rose avant de lui prĂ©fĂ©rĂ© le terme de digitose en rĂ©fĂ©rence au digital plus qu’au numĂ©rique. C’est un terme qui par son suffixe en tout cas ajoute un penchant pathologique au digital. Peu Ă  peu, les digitoses se sont structurĂ©es en plusieurs familles : les digitoses de scission, d’avenir, de rivalité  qui m’ont permis de crĂ©er une typologie des problĂšmes liĂ©s Ă  un rapport effrĂ©nĂ© ou sans conscience au numĂ©rique qui gĂ©nĂšre de nouveaux types de pathologies. 

Dans les algorithmes : Le terme de digitose, plus que le lien avec le surconscient, n’accuse-t-il pas plus le messager que le message ? Sur l’éco-anxiĂ©tĂ©, l’information que l’on obtient via le numĂ©rique peut nous amener Ă  cette nouvelle forme d’inquiĂ©tude sourde vis Ă  vis du futur, mais on peut ĂȘtre Ă©co-anxieux sans ĂȘtre connectĂ©. Or, dans votre typologie des digitoses, c’est toujours le rapport au numĂ©rique qui semble mis au banc des accusĂ©s
 

Pascal Chabot : Je ne voudrais pas donner l’impression que je confond le thermomĂštre et la maladie effectivement. Mais, quand mĂȘme : le mĂ©dia est le message. Ce genre de pathologies lĂ , qui concernent notre rapport au rĂ©el, arrivent dans un monde oĂč le rĂ©el est connu et transformĂ© par le numĂ©rique. Pour prendre l’exemple de l’éco-anxiĂ©tĂ©, on pourrait tout Ă  fait faire remarquer qu’elle a existĂ© avant internet. Le livre de Rachel Carson, Le printemps silencieux, par exemple, date des annĂ©es 60. 

Mais, ce qui est propre au monde numĂ©rique est qu’il a permis de populariser une connaissance de l’avenir que le monde d’autrefois ne connaissait absolument pas. L’avenir a toujours Ă©tĂ© le lieu de l’opacitĂ©, comblĂ© par de grands rĂ©cits mythiques ou apocalyptiques. Aujourd’hui, l’apport informationnel majeur du numĂ©rique, permet d’avoir pour chaque rĂ©alitĂ© un ensemble de statistiques prospectives extrĂȘmement fiables. On peut trouver comment vont Ă©voluer les populations d’insectes, la fonte des glaciers, les tempĂ©ratures globales comme locales
 Ce n’est pas uniquement le mĂ©dia numĂ©rique qui est mobilisĂ© ici, mais la science, la technoscience, les calculateurs
 c’est-Ă -dire la forme contemporaine du savoir. Les rapports du Giec en sont une parfaite illustration. Ils sont des Ă©ventails de scĂ©narios chiffrĂ©s, sourcĂ©s, documentĂ©s
 assortis de probabilitĂ©s et validĂ©s collectivement. Ils font partie du surconscient, du dĂŽme de savoir dans lequel nous Ă©voluons et qui Ă©tend sa chape d’inquiĂ©tude et de soucis sur nos consciences. L’éco-anxiĂ©tĂ© est une digitose parce que c’est le branchement Ă  ce surconscient lĂ  qui est important. Ce n’est pas uniquement la digitalisation de l’information qui est en cause, mais l’existence d’un contexte informationnel dont le numĂ©rique est le vecteur. 

« Le numĂ©rique a permis de populariser une connaissance de l’avenir que le monde d’autrefois ne connaissait absolument pas Â»

Dans les algorithmes : Ce n’est pas le fait que ce soit numĂ©rique, c’est ce que ce branchement transforme en nous
 

Pascal Chabot : Oui, c’est la mĂȘme chose dans le monde du travail, par rapport Ă  la question du burn-out
 Nombre de burn-out sont liĂ©s Ă  des facteurs extra-numĂ©riques qui vont des patrons chiants, aux collĂšgues toxiques
 et qui ont toujours existĂ©, hĂ©las. Mais dans la structure contemporaine du travail, dans son exigence, dans ce que les algorithmes font de notre rapport au systĂšme, au travail, Ă  la sociĂ©té  ces nouveaux branchements, ce reporting constant, cette normalisation du travail
 renforcent encore les souffrances que nous endurons. 

« L’éco-anxiĂ©tĂ© est une digitose parce que c’est le branchement Ă  ce surconscient lĂ  qui est important. Ce n’est pas uniquement la digitalisation de l’information qui est en cause, mais l’existence d’un contexte informationnel dont le numĂ©rique est le vecteur. Â»

Dans les algorithmes : Outre la digitose de scission (le burn-out), et la digitose d’avenir (l’éco-anxiĂ©tĂ©) dont vous nous avez parlĂ©, vous Ă©voquez aussi la digitose de rivalitĂ©, celle de notre confrontation Ă  l’IA et de notre devenir machine. Expliquez-nous !

Pascal Chabot : Il faut partir de l’écriture pour la comprendre. Ce que l’on dĂ©lĂšgue Ă  un chatbot, c’est de l’écriture. Bien sĂ»r, elles peuvent gĂ©nĂ©rer bien d’autres choses, mais ce sont d’abord des machines qui ont appris Ă  aligner des termes en suivant les grammaires pour produire des rĂ©ponses sensĂ©es, c’est-Ă -dire qui font sens pour quelqu’un qui les lit. Ce qui est tout Ă  fait perturbant, c’est que de cette sorte de graphogenĂšse, de genĂšse du langage graphique, naĂźt quelque chose comme une psychogenĂšse. C’est simplement le bon alignement de termes qui rĂ©pond Ă  telle ou telle question qui nous donne l’impression d’une intentionnalitĂ©. Depuis que l’humanitĂ© est l’humanitĂ©, un terme Ă©crit nous dit qu’il a Ă©tĂ© pensĂ© par un autre. Notre rapport au signe attribue toujours une paternitĂ©. L’humanitĂ© a Ă©tĂ© créée par les Ecritures. Les sociĂ©tĂ©s religieuses, celles des grands monothĂ©ismes, sont des sociĂ©tĂ©s du livre. Être en train de dĂ©lĂ©guer l’écriture Ă  des machines qui le feront de plus en plus correctement, est quelque chose d’absolument subjuguant. Le problĂšme, c’est que l’humain est paresseux et que nous risquons de prendre cette voie facile. Nos consciences sont pourtant nĂ©es de l’écriture. Et voilĂ  que dĂ©sormais, elles se font Ă©crire par des machines qui appartiennent Ă  des ultraforces qui ont, elles, des visĂ©es politiques et Ă©conomiques. Politique, car Ă©crire la rĂ©ponse Ă  la question « la dĂ©mocratie est-elle un bon rĂ©gime ? Â» dĂ©pendra de qui relĂšvent de ces ultraforces. Économique, comme je m’en amusait dans L’homme qui voulait acheter le langage
 car l’accĂšs Ă  ChatGPT est dĂ©jĂ  payant et on peut imaginer que les accĂšs Ă  de meilleures versions demain, pourraient ĂȘtre plus chĂšres encore. La capitalisme linguistique va continuer Ă  se dĂ©velopper. L’écriture, qui a Ă©tĂ© un outil d’émancipation dĂ©mocratique sans commune mesure (car apprendre Ă  Ă©crire a toujours Ă©tĂ© le marqueur d’entrĂ©e dans la sociĂ©tĂ©), risque de se transformer en simple outil de consommation. Outre la rivalitĂ© existentielle de l’IA qui vient dĂ©valuer notre intelligence, les impacts politiques et Ă©conomiques ne font que commencer. Pour moi, il y dans ce nouveau rapport quelque chose de l’ordre de la dĂ©possession, d’une dĂ©possession trĂšs trĂšs profonde de notre humanitĂ©. 

Dans les algorithmes : Ecrire, c’est penser. Être dĂ©possĂ©der de l’écriture, c’est ĂȘtre dĂ©possĂ©dĂ© de la pensĂ©e.

Pascal Chabot : Oui et cela reste assez vertigineux. Notamment pour ceux qui ont appris Ă  manier l’écriture et la pensĂ©e. Ecrire, c’est s’emparer du langage pour lui injecter un rythme, une stylistique et une heuristique, c’est-Ă -dire un outil de dĂ©couverte, de recherche, qui nous permet de stabiliser nos relations Ă  nous-mĂȘmes, Ă  autrui, au savoir
 Quand on termine un mail, on rĂ©flĂ©chit Ă  la formule qu’on veut adopter en fonction de la relation Ă  l’autre que nous avons
 jusqu’à ce que les machines prennent cela en charge. On a l’impression pour le moment d’ĂȘtre au stade de la rivalitĂ© entre peinture et photographie vers 1885. Souvenons-nous que la photographie a balayĂ© le monde ancien. 

Mais c’est un monde dont il faut reconnaĂźtre aussi les limites et l’obsolescence. Le problĂšme des nouvelles formes qui viennent est que le sens qu’elles proposent est bien trop extĂ©rieur aux individus. On enlĂšve l’individu au sens. On est dans des significations importĂ©es, dans des orientations qui ne sont pas vĂ©cues existentiellement. 

Dans les algorithmes : Pour répondre aux pathologies des digitoses, vous nous invitez à une thérapie de civilisation. De quoi avons-nous besoin pour pouvoir répondre aux digitoses ?

Pascal Chabot : La conscience, le fait d’accompagner en conscience ce que nous faisons change la donne. RĂ©flĂ©chir sur le temps, prendre conscience de notre rapport temporel, change notre rapport au temps. RĂ©flĂ©chir Ă  la question du sens permet de prendre une hauteur et de crĂ©er une sĂ©rie de filtres permettant de distinguer des actions insensĂ©es qui relĂšvent Ă  la fois des grandes transcendance avec une majuscule que des conduites passives face au sens. La thĂ©rapie de la civilisation, n’est rien d’autre que la philosophie. C’est un plaidoyer pro domo ! Mais la philosophie permet de redoubler ce que nous vivons d’une sorte de conscience de ce que nous vivons : la rĂ©flexivitĂ©. Et cette façon de rĂ©flĂ©chir permet d’évaluer et garder vive la question de l’insensĂ©, de l’absurde et donc du sens. 

Dans les algorithmes : Dans ce surconscient qui nous aplatit, comment vous situez-vous face aux injonctions Ă  dĂ©brancher, Ă  ne plus Ă©couter la tĂ©lĂ©vision, la radio, Ă  dĂ©brancher les Ă©crans ? Cela relĂšve d’un levier, du coaching comportemental ou est-ce du meaning washing ?

Pascal Chabot : Je n’y crois pas trop. C’est comme manger des lĂ©gumes ou faire pipi sous la douche. Les mouvements auxquels nous sommes confrontĂ©s sont bien plus profonds. Bien sĂ»r, chacun s’adapte comme il peut. Je ne cherche pas Ă  ĂȘtre jugeant. Mais cela nous rappelle d’ailleurs que la civilisation du livre et de l’écrit a fait beaucoup de dĂ©gĂąts. La conscience nous aide toujours Ă  penser mieux. Rien n’est neutre. ConfrontĂ©s aux ultraforces, on est dans un monde qui dĂ©veloppe des anti-rapports, Ă  la fois des dissonnances, des dĂ©nis ou des esquives pour tenter d’échapper Ă  notre impuissance. 

Dans les algorithmes : Vous ĂȘtes assez alarmiste sur les enjeux civilisationnels de l’intelligence artificielle que vous appelez trĂšs joliment des « communicants artificiels Â». Et de l’autre, vous nous expliquez que ces outils vont continuer la dĂ©mocratisation culturelle Ă  l’Ɠuvre. Vous rappelez d’ailleurs que le protestantisme est nĂ© de la gĂ©nĂ©ralisation de la lecture et vous posez la question : « que naĂźtra-t-il de la gĂ©nĂ©ralisation de l’écriture ? Â» 

Mais est-ce vraiment une gĂ©nĂ©ralisation de l’écriture Ă  laquelle nous assistons ? On parle de l’écriture de et par des machines. Et il n’est pas sĂ»r que ce qu’elles produisent nous pĂ©nĂštrent, nous traversent, nous Ă©mancipent. Finalement, ce qu’elles produisent ne sont que des rĂ©ponses qui ne nous investissent pas nĂ©cessairement. Elles font Ă  notre place. Nous leur dĂ©lĂ©guons non seulement l’écriture, mais Ă©galement la lecture
 au risque d’abandonner les deux. Est-ce que ces outils produisent vraiment une nouvelle dĂ©mocratisation culturelle ? Sommes-nous face Ă  un nouvel outil interculturel ou assistons-nous simplement Ă  une colonisation et une expansion du capitalisme linguistique ?

Pascal Chabot : L’écriture a toujours Ă©tĂ© une sorte de ticket d’entrĂ©e dans la sociĂ©tĂ© et selon les types d’écritures dont on Ă©tait capable, on pouvait pĂ©nĂ©trer dans tel ou tel milieu. L’écriture est trĂšs clairement un marqueur de discrimination sociale. C’est le cas de l’orthographe, trĂšs clairement, qui est la marque de niveaux d’éducation. Mais au-delĂ  de l’orthographe, le fait de pouvoir rĂ©diger un courrier, un CV
 est quelque chose de trĂšs marquĂ© socialement. Dans une formation Ă  l’argumentation dans l’équivalent belge de France Travail, j’ai Ă©tĂ© marquĂ© par le fait que pour les demandeurs d’emploi, l’accĂšs Ă  l’IA leur changeait la vie, leur permettant d’avoir des CV, des lettres de motivation adaptĂ©es. Pour eux, c’était un boulet de ne pas avoir de CV corrects. MĂȘme chose pour les Ă©tudiants. Pour nombre d’entre eux, Ă©crire est un calvaire et ils savent trĂšs bien que c’est ce qu’ils ne savent pas toujours faire correctement. Dans ces nouveaux types de couplage que l’IA permet, branchĂ©s sur un surconscient qui les aide, ils ont accĂšs Ă  une assurance nouvelle. 

Bien sĂ»r, dans cette imitation, personne n’est dupe. Mais nous sommes conditionnĂ©s par une sociĂ©tĂ© qui attribue Ă  l’auteur d’un texte les qualitĂ©s de celui-ci, alors que ses productions ne sont pas que personnelles, elles sont d’abord le produit des classes sociales de leurs auteurs, de la sociĂ©tĂ© dont nous sommes issus. Dans ce nouveau couplage Ă  l’IA, il me semble qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une dĂ©mocratisation. 

Dans les algorithmes : Le risque avec l’IA, n’est-il pas aussi, derriĂšre la dĂ©possession de l’écriture, notre dĂ©possession du sens lui-mĂȘme ? Le sens nous est dĂ©sormais imposĂ© par d’autres, par les rĂ©sultats des machines. Ce qui m’interroge beaucoup avec l’IA, c’est cette forme de dĂ©lĂ©gation des significations, leur aplatissement, leur moyennisation. Quand on demande Ă  ces outils de nous reprĂ©senter un mexicain, ils nous livrent l’image d’une personne avec un sombrero ! Or, faire sociĂ©tĂ©, c’est questionner tout le temps les significations pour les changer, les modifier, les faire Ă©voluer. Et lĂ , nous sommes confrontĂ©s Ă  des outils qui les figent, qui excluent ce qui permet de les remettre en cause, ce qui sort de la norme, de la moyenne
 

Pascal Chabot : Oui, nous sommes confrontĂ©s Ă  un « Bon gros bon sens Â» qui n’est pas sans rappeler Le dictionnaire des idĂ©es de reçues de Flaubert
 

Dans les algorithmes : 
mais le dictionnaire des idĂ©es reçues Ă©tait ironique, lui !

Pascal Chabot : Il est ironique parce qu’il a vu l’humour dans le « Bon gros bon sens Â». Dans la sociĂ©tĂ©, les platitudes circulent. C’est la tĂąche de la culture et de la crĂ©ativitĂ© de les dĂ©passer. Car le « Bon gros bon sens Â» est aussi trĂšs politique : il est aussi un sens commun, avec des assurances qui sont rabachĂ©es, des slogans rĂ©pĂ©tĂ©s
. Les outils d’IA sont de nouveaux instruments de bon sens, notamment parce qu’ils doivent plaire au plus grand monde. On est trĂšs loin de ce qui est subtil, de ce qui est fin, polysĂ©mique, ambiguĂ«, plein de doute, raffinĂ©, Ă©trange, surrĂ©aliste
 C’est-Ă -dire tout ce qui fait la vie de la culture. On est plongĂ© dans un pragmatisme anglo-saxon, qui a un rapport au langage trĂšs peu polysĂ©mique d’ailleurs. Le problĂšme, c’est que ce « Bon gros bon sens Â» est beaucoup plus invasif. Il a une force d’autoritĂ©. Le produit de ChatGPT ne nous est-il pas prĂ©sentĂ© d’ailleurs comme un summum de la science ? 

« Les outils d’IA sont de nouveaux instruments de bon sens, notamment parce qu’ils doivent plaire au plus grand monde. On est trĂšs loin de ce qui est subtil, de ce qui est fin, polysĂ©mique, ambiguĂ«, plein de doute, raffinĂ©, Ă©trange, surrĂ©aliste
 C’est-Ă -dire tout ce qui fait la vie de la culture. Â»

Dans les algorithmes : Et en mĂȘme temps, ce calcul laisse bien souvent les gens sans prise, sans moyens d’action individuels comme collectifs. 

Le point commun entre les diffĂ©rentes digitoses que vous listez me semble-t-il est que nous n’avons pas de rĂ©ponses individuelles Ă  leur apporter. Alors que les nĂ©vroses et psychoses nĂ©cessitent notre implication pour ĂȘtre rĂ©parĂ©es. Face aux digitoses, nous n’avons pas de clefs, nous n’avons pas de prises, nous sommes sans moyen d’action individuels comme collectifs. Ne sommes nous pas confrontĂ©s Ă  une surconscience qui nous dĂ©munie ? 

Pascal Chabot : Il est certain que le couplage des consciences au surconscient, en tant qu’elle est un processus de civilisation, apparaĂźt comme un nouveau destin. Il s’impose, pilotĂ© par des ultraforces sur lesquelles nous n’avons pas de prise. En ce sens, il s’agit d’un nouveau destin, avec tout ce que ce terme charrie d’imposition et d’inexorabilitĂ©. 

En tant que les digitoses expriment le versant problĂ©matique de ce nouveau couplage, elles aussi ont quelque chose de fatal. BranchĂ©e Ă  une rĂ©alitĂ© numĂ©rique qui la dĂ©passe et la dĂ©termine, la conscience peine souvent Ă  exprimer sa libertĂ©, qui est pourtant son essence. La rivalitĂ© avec les IA, l’eco-anxiĂ©tĂ©, la scission avec le monde sensible : autant de digitoses qui ont un aspect civilisationnel, presque indĂ©pendant du libre-arbitre individuel. Les seules rĂ©ponses, en l’occurrence, ne peuvent ĂȘtre que politiques. Mais lĂ  aussi, elles ne sont pas faciles Ă  imaginer. 

Or on ne peut pourtant en rester lĂ . Si ce seul aspect nĂ©cessaire existait, toute cette thĂ©orie ne serait qu’une nouvelle formulation de l’aliĂ©nation. Mais les digitoses ont une composante psychologique, de mĂȘme que les nĂ©vroses et psychoses. Cette composante recĂšle aussi des leviers de rĂ©sistance. La prise de conscience, la luciditĂ©, la reappropriation, l’hygiĂšne mentale, une certaine dĂ©sintoxication, le choix de brancher sa conscience sur des rĂ©alitĂ©s extra-numĂ©riques, et tant d’autres stratĂ©gies encore, voire tant d’autres modes de vies, peuvent trĂšs clairement tempĂ©rer l’emprise de ces digitoses sur l’humain. C’est dire que l’individu, face Ă  ce nouveau destin civilisationnel, garde des marges de rĂ©sistance qui, lorsqu’elles deviennent collectives, peuvent ĂȘtre puissantes. 

Les digitoses sont donc un dĂ©fi et un repoussoir  : une occasion de chercher et d’affirmer des libertĂ©s nouvelles dans un monde oĂč s’inventent sous nos yeux de nouveaux dĂ©terminismes. 

Dans les algorithmes : DerriĂšre le surconscient, le risque n’est-il pas que s’impose une forme de sur-autoritĂ©, de sur-vision
 sur lesquelles, il sera difficile de crĂ©er des formes d’échappement, de subtilitĂ©, d’ambiguitĂ©. On a l’impression d’ĂȘtre confrontĂ© Ă  une force politique qui ne dit pas son nom mais qui se donne un nouveau moyen de pouvoir


Pascal Chabot : C’est clair que la question est celle du pouvoir, politique et Ă©conomique. Les types de rĂ©sistances sont extrĂȘmement difficiles Ă  inventer. C’est le propre du pouvoir de rendre la rĂ©sistance Ă  sa force difficile. On est confrontĂ© Ă  un tel mĂ©lange de pragmatisme, de facilitation de la vie, de crĂ©ation d’une bulle de confort, d’une enveloppe oĂč les rĂ©ponses sont faciles et qui nous donnent accĂšs Ă  de nouveaux mondes, comme le montrait la question de la dĂ©mocratisation qu’on Ă©voquait Ă  l’instant
 que la servitude devient trĂšs peu apparente. Et la perte de subtilitĂ© et d’ambiguĂŻtĂ© est peu vue, car les gains Ă©conomiques supplantent ces pertes. Qui se rend compte de l’appauvrissement ? Il faut avoir un pied dans les formes culturelles prĂ©cĂ©dentes pour cela. Quand les choses seront plus franches, ce que je redoute, c’est que nos dĂ©mocraties ne produisent pas de rĂ©cits numĂ©riques pour faire entendre une autre forme de puissance. 

Dans les algorithmes : En 2016 vous avez publiĂ©, ChatBot le robot, une trĂšs courte fable Ă©crite bien avant l’avĂšnement de l’IA gĂ©nĂ©rative, qui met en scĂšne un jury de philosophes devant dĂ©cider si une intelligence artificielle est capable de philosopher. Ce petit drame philosophique oĂč l’IA fomente des rĂ©ponses Ă  des questions philosophiques, se rĂ©vĂšle trĂšs actuel 9 ans plus tard. Qualifieriez vous ChatGPT et ses clones de philosophes ?

Pascal Chabot : Je ne suis pas sĂ»r. Je ne suis pas sĂ»r que ce chatbot lĂ  se le dĂ©cernerait Ă  lui, comme il est difficile Ă  un artiste de se dire artiste. Mon Chatbot Ă©tait un rĂ©calcitrant, ce n’est pas le cas des outils d’IA d’aujourd’hui. Il leur manque un rapport au savoir, le lien entre la sensation et la signification. La philosophie ne peut pas ĂȘtre juste de la signification. Et c’est pour cela que l’existentialisme reste la matrice de toute philosophie, et qu’il n’y a pas de philosophie qui serait non-existentielle, c’est-Ă -dire pure crĂ©ation de langage. La graphogenĂšse engendre une psychogenĂšse. Mais la psychogenĂšse, cette imitation de la conscience, n’engendre ni philosophie ni pensĂ©e humaine. Il n’y a pas de conscience artificielle. La conscience est liĂ©e Ă  la naissance, la mort, la vie. 

Dans les algorithmes : La question de l’incalculabitĂ© est le sujet de la confĂ©rence USI 2025 Ă  laquelle vous allez participer. Pour un un philosophe, qu’est-ce qui est incalculable ? 

Pascal Chabot : L’incalculable, c’est le subtil ! L’étymologie de subtil, c’est subtela, littĂ©ralement, ce qui est en-dessous d’une toile. En dessous d’une toile sur laquelle on tisse, il y a Ă©vidĂ©mment la trame, les fils de trame. Le subtil, c’est les fils de trame, c’est-Ă -dire nos liens majeurs, les liens Ă  nous-mĂȘmes, aux autres, au sens, Ă  la culture, nos liens amoureux, amicaux
 Et tout cela est profondĂ©ment de l’ordre de l’incalculable. Et tout cela est mĂȘme profanĂ© quand on les calcule. Ces liens sont ce qui rĂ©siste intrinsĂšquement Ă  la calculabilitĂ©, qui est pourtant l’un des grands ressort de l’esprit humain et pas seulement des machines. Le problĂšme, c’est qu’on est tellement dans une idĂ©ologie de la calculabilitĂ© qu’on ne perçoit mĂȘme plus qu’on peut faire des progrĂšs dans le domaine du subtil. DĂ©sormais, le progrĂšs semble liĂ© Ă  la seule calculabilitĂ©. Le progrĂšs est un progrĂšs du calculable et de l’utile. Or, je pense qu’il existe aussi un progrĂšs dans le domaine du subtil. Dans l’art d’ĂȘtre ami par exemple, dans l’art d’ĂȘtre liĂ© Ă  soi-mĂȘme ou aux autres, il y a moyen de faire des progrĂšs. Il y a lĂ  toute une zone de dĂ©veloppement, de progrĂšs (nous ne devons pas laisser le terme uniquement Ă  la civilisation techno-Ă©conomique), de progrĂšs subtil. Un progrĂšs subtil, incalculable, mais extrĂȘmement prĂ©cieux. 

Propos recueillis par Hubert Guillaud. 

Pascal Chabot sera l’un des intervenants de la confĂ©rence USI 2025 qui aura lieu lundi 2 juin Ă  Paris et dont le thĂšme est « la part incalculable du numĂ©rique » et pour laquelle Danslesalgorithmes.net est partenaire.

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  • S'Ă©mouvoir de l'indiffĂ©rence - RTBF Auvio
    Avec Jean Van Hemelrijck, psychologue et psychothĂ©rapeute, parle de l'indiffĂ©rence et de son incidence dans notre sociĂ©tĂ©. Comment expliquer que parfois, alors qu'on possĂšde toutes les informations pour reconnaĂźtre l'inadmissible... — Permalien
     

S'émouvoir de l'indifférence - RTBF Auvio

25 avril 2025 Ă  08:51
Avec Jean Van Hemelrijck, psychologue et psychothérapeute, parle de l'indifférence et de son incidence dans notre société. Comment expliquer que parfois, alors qu'on possÚde toutes les informations pour reconnaßtre l'inadmissible...
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