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    On se souvient, avec entrain, des 19 petits Exercices d’observations (Premier Parallèle, 2022) de Nicolas Nova : invitations à nous jouer du monde, à aiguiser nos capacités d’observations en apprenant à décaler son regard sur le monde qui nous entoure. Matthieu Raffard et Mathilde Roussel les mettent en pratique et les prolongent, dans A contre-emploi : manuel expérimental pour réveiller notre curiosité technologique (Premier Parallèle, 2025). Les deux artistes et enseignants-chercheurs nous inv
     

Saisir le monde des objets autour de nous

6 novembre 2025 à 01:00

On se souvient, avec entrain, des 19 petits Exercices d’observations (Premier Parallèle, 2022) de Nicolas Nova : invitations à nous jouer du monde, à aiguiser nos capacités d’observations en apprenant à décaler son regard sur le monde qui nous entoure. Matthieu Raffard et Mathilde Roussel les mettent en pratique et les prolongent, dans A contre-emploi : manuel expérimental pour réveiller notre curiosité technologique (Premier Parallèle, 2025). Les deux artistes et enseignants-chercheurs nous invitent à nous intéresser aux objets techniques qui nous entourent, à les observer pour nous libérer de leur autorité. Ces 11 nouveaux exercices d’observation active nous montrent que comprendre la technique nécessite, plus que jamais, de chercher à l’observer autrement que la manière dont elle nous est présentée. 

A contre-emploi commence par un moulin à café qui tombe en panne et continue en explorant des machines qui dysfonctionnent… Dans ce monde à réparer, nous avons « à remettre du je » dans le lien que nous entretenons avec les machines. Que ce soit en explorant les controverses situées des trottinettes en libre accès ou les rapports difficiles que nous avons à nos imprimantes, les deux artistes nous invitent au glanage pour ré-armer notre sensibilité technique. Ils nous invitent à ré-observer notre rapport aux objets techniques, pour mieux le caractériser, en s’inspirant des travaux d’observations typologiques réalisés par Bernd et Hilla Becher ou par Marianne Wex par exemple. Pour Raffard et Roussel, à la suite des travaux du psychologue James Gibson dans Approche écologique de la perception visuelle (1979, éditions du Dehors, 2014), c’est en se déplaçant dans notre environnement visuel qu’on peut voir émerger d’autres catégories. C’est le mouvement qui nous permet de voir autrement, rappellent-ils Pour les deux artistes : « c’est la fixité de notre position d’observateur qui rend notre lecture des environnements technologiques compliquée »

Pour changer de regard sur la technologie, nous avons besoin d’une « nouvelle écologie de la perception ». Pour cela, ils nous invitent donc à démonter nos objets pour mieux les comprendre, pour mieux les cartographier, pour mieux saisir les choix socio-économiques qui y sont inscrits et déplacer ainsi leur cadre symbolique. Ils nous invitent également à lire ce qu’on y trouve, comme les inscriptions écrites sur les circuits électroniques, d’une manière quasi-automatique, comme quand Kenneth Goldsmith avait recopié un exemplaire du New York Times pour mieux se sentir concerné par tout ce qui y était inscrit – voir notre lecture de L’écriture sans écriture (Jean Boîte éditions, 2018). Raffard et Roussel rappellent que jusqu’en 1970, jusqu’à ce qu’Intel mette au point le processeur 4004, tout le monde pouvait réencoder une puce électronique, comme l’explique le théoricien des médias Friedrich Kittler dans Mode protégé (Presses du réel, 2015). Cet accès a été refermé depuis, nous plongeant dans le « paradoxe de l’accessibilité » qui veut que « plus un objet devient universel et limpide en surface, plus il devient opaque et hermétique en profondeur. Autrement dit, ce que l’on gagne en confort d’expérience, on le perd en capacité de compréhension – et d’action ». Pour le géographe Nigel Thrift, nos objets technologiques nous empêchent d’avoir pleinement conscience de leur réalité. Et c’est dans cet « inconscient technologique », comme il l’appelait, que les forces économiques prennent l’ascendant sur nos choix. « Dans les sociétés technocapitalistes, nous sommes lus davantage que nous ne pouvons lire ».

Ils nous invitent à extraire les mécanismes que les objets assemblent, comme nous y invitait déjà le philosophe Gilbert Simondon quand il évoquait l’assemblage de « schèmes techniques », c’est-à-dire l’assemblage de mécanismes existants permettant de produire des machines toujours plus complexes. Ils nous invitent bien sûr à représenter et schématiser les artefacts à l’image des vues éclatées, diffractées que proposent les dessins techniques, tout en constatant que la complexité technologique les a fait disparaître. On pense bien sûr au travail de Kate Crawford  (Anatomy of AI, Calculating Empires) et son « geste stratégique », ou établir une carte permet de se réapproprier le monde. On pense également au Handbook of Tyranny (Lars Müller Publishers,  2018) de l’architecte Theo Deutinger ou les topographies de pouvoir de l’artiste Mark Lombardi ou encore au Stack (UGA éditions, 2019) du designer Benjamin Bratton qui nous aident à visualiser et donc à comprendre la complexité à laquelle nous sommes confrontés. La cartographie aide à produire des représentations qui permettent de comprendre les points faibles des technologies, plaident les artistes. Elle nous aide à comprendre comment les technologies peuvent être neutralisées, comme quand Extinction Rébellion a proposé de neutraliser les trottinettes électriques urbaines en barrant à l’aide d’un marqueur indélébile, les QR codes pour les rendre inutilisables. Ces formes de neutralisations, comme on les trouve dans le travail de Simon Weckert et son hack de Google Maps en 2020, permettent de faire dérailler la machine, de trouver ses faiblesses, de contourner leur emprise, de « s’immiscer dans l’espace que contrôlent les technologies », de contourner ou détourner leurs assignations, de détourner leurs usages, c’est-à-dire de nous extraire nous-mêmes des scénarios d’usages dans lesquels les objets technologiques nous enferment, c’est-à-dire de réécrire les « scripts normatifs » que les technologies, par leur pouvoir, nous assignent, de comprendre leur « toxicité relationnelle »

Ils nous invitent enfin à construire nos machines, bien plus modestement qu’elles n’existent, bien sûr. Les machines que nous sommes capables de refaçonner, seuls, ne peuvent répondre à la toute-puissance des technologies modernes, rappellent-ils en évoquant leur tentative de reconstruire une imprimante à jet d’encre. Raffard et Roussel ont reconstruit une imprimante encombrante et peu performante, tout comme Thomas Thwaites avait reconstruit un grille-pain défaillant (The Toaster Project, Princeton, 2011). Cette bricologie a néanmoins des vertus, rappellent les artistes. Elle nous rappelle qu’à la toute puissance répond la vulnérabilité, à la high tech, la low tech. Et que ce changement même de regard, cette réappropriation, permet au moins de modifier le système cognitif des utilisateurs. Comme quand les manifestes cyberféministes nous invitent à regarder le monde autrement (souvenez-vous de Data Feminism). Pour Raffard et Roussel, créer des situations de vulnérabilité permet de changer la relation que nous avons avec les objets techniques. De nous réinterroger, pour savoir si nous sommes satisfaits de la direction dans laquelle les objets technologiques et nous-mêmes évoluons. En nous invitant à décider de ce que nous voulons faire de nos technologies et de ce que nous acceptons qu’elles nous fassent, ils militent pour une éducation à l’expérimentation technologique, qui fait peut-être la part un peu trop belle à notre rapport aux technologies, plutôt qu’à notre liberté à ne pas s’y intéresser. 

Le manuel pour réveiller notre curiosité technologique oublie peut-être que nous aurions aussi envie de les éteindre, de nous en détourner, de nous y opposer. Car le constat qu’ils dressent, à savoir celui que nous ne sommes pas capables de reproduire la puissance des machines contemporaines par nous-mêmes, risque d’être perçu comme un aveu d’impuissance. C’est peut-être là, la grande limite au démontage qu’ils proposent. Renforcer notre impuissance, plutôt que de nous aider à prendre le contrôle des systèmes, à peser de nos moyens d’actions collectifs contre eux, comme le peuvent la démocratie technique et la législation. Nous pouvons aussi parfois vouloir que la technologie ne nous saisisse pas… Et prendre le contrôle des systèmes pour que cela n’arrive pas, les réguler, nous y opposer, refuser de les comprendre, de les faire entrer là où nous ne voulons pas qu’ils interviennent est aussi un levier pour nous saisir des objets qui s’imposent autour de nous.

Hubert Guillaud

La couverture du livre de Matthieu Raffard et Mathilde Roussel, A contre-emploi.

MAJ du 7/11/2025 : Signalons que Matthieu Raffard et Mathilde Roussel publient un autre livre, directement issu de leur thèse, Bourrage papier : leçons politiques d’une imprimante (Les liens qui libèrent, 2025).

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Saisir le monde des objets autour de nous

6 novembre 2025 à 01:00

On se souvient, avec entrain, des 19 petits Exercices d’observations (Premier Parallèle, 2022) de Nicolas Nova : invitations à nous jouer du monde, à aiguiser nos capacités d’observations en apprenant à décaler son regard sur le monde qui nous entoure. Matthieu Raffard et Mathilde Roussel les mettent en pratique et les prolongent, dans A contre-emploi : manuel expérimental pour réveiller notre curiosité technologique (Premier Parallèle, 2025). Les deux artistes et enseignants-chercheurs nous invitent à nous intéresser aux objets techniques qui nous entourent, à les observer pour nous libérer de leur autorité. Ces 11 nouveaux exercices d’observation active nous montrent que comprendre la technique nécessite, plus que jamais, de chercher à l’observer autrement que la manière dont elle nous est présentée. 

A contre-emploi commence par un moulin à café qui tombe en panne et continue en explorant des machines qui dysfonctionnent… Dans ce monde à réparer, nous avons « à remettre du je » dans le lien que nous entretenons avec les machines. Que ce soit en explorant les controverses situées des trottinettes en libre accès ou les rapports difficiles que nous avons à nos imprimantes, les deux artistes nous invitent au glanage pour ré-armer notre sensibilité technique. Ils nous invitent à ré-observer notre rapport aux objets techniques, pour mieux le caractériser, en s’inspirant des travaux d’observations typologiques réalisés par Bernd et Hilla Becher ou par Marianne Wex par exemple. Pour Raffard et Roussel, à la suite des travaux du psychologue James Gibson dans Approche écologique de la perception visuelle (1979, éditions du Dehors, 2014), c’est en se déplaçant dans notre environnement visuel qu’on peut voir émerger d’autres catégories. C’est le mouvement qui nous permet de voir autrement, rappellent-ils Pour les deux artistes : « c’est la fixité de notre position d’observateur qui rend notre lecture des environnements technologiques compliquée »

Pour changer de regard sur la technologie, nous avons besoin d’une « nouvelle écologie de la perception ». Pour cela, ils nous invitent donc à démonter nos objets pour mieux les comprendre, pour mieux les cartographier, pour mieux saisir les choix socio-économiques qui y sont inscrits et déplacer ainsi leur cadre symbolique. Ils nous invitent également à lire ce qu’on y trouve, comme les inscriptions écrites sur les circuits électroniques, d’une manière quasi-automatique, comme quand Kenneth Goldsmith avait recopié un exemplaire du New York Times pour mieux se sentir concerné par tout ce qui y était inscrit – voir notre lecture de L’écriture sans écriture (Jean Boîte éditions, 2018). Raffard et Roussel rappellent que jusqu’en 1970, jusqu’à ce qu’Intel mette au point le processeur 4004, tout le monde pouvait réencoder une puce électronique, comme l’explique le théoricien des médias Friedrich Kittler dans Mode protégé (Presses du réel, 2015). Cet accès a été refermé depuis, nous plongeant dans le « paradoxe de l’accessibilité » qui veut que « plus un objet devient universel et limpide en surface, plus il devient opaque et hermétique en profondeur. Autrement dit, ce que l’on gagne en confort d’expérience, on le perd en capacité de compréhension – et d’action ». Pour le géographe Nigel Thrift, nos objets technologiques nous empêchent d’avoir pleinement conscience de leur réalité. Et c’est dans cet « inconscient technologique », comme il l’appelait, que les forces économiques prennent l’ascendant sur nos choix. « Dans les sociétés technocapitalistes, nous sommes lus davantage que nous ne pouvons lire ».

Ils nous invitent à extraire les mécanismes que les objets assemblent, comme nous y invitait déjà le philosophe Gilbert Simondon quand il évoquait l’assemblage de « schèmes techniques », c’est-à-dire l’assemblage de mécanismes existants permettant de produire des machines toujours plus complexes. Ils nous invitent bien sûr à représenter et schématiser les artefacts à l’image des vues éclatées, diffractées que proposent les dessins techniques, tout en constatant que la complexité technologique les a fait disparaître. On pense bien sûr au travail de Kate Crawford  (Anatomy of AI, Calculating Empires) et son « geste stratégique », ou établir une carte permet de se réapproprier le monde. On pense également au Handbook of Tyranny (Lars Müller Publishers,  2018) de l’architecte Theo Deutinger ou les topographies de pouvoir de l’artiste Mark Lombardi ou encore au Stack (UGA éditions, 2019) du designer Benjamin Bratton qui nous aident à visualiser et donc à comprendre la complexité à laquelle nous sommes confrontés. La cartographie aide à produire des représentations qui permettent de comprendre les points faibles des technologies, plaident les artistes. Elle nous aide à comprendre comment les technologies peuvent être neutralisées, comme quand Extinction Rébellion a proposé de neutraliser les trottinettes électriques urbaines en barrant à l’aide d’un marqueur indélébile, les QR codes pour les rendre inutilisables. Ces formes de neutralisations, comme on les trouve dans le travail de Simon Weckert et son hack de Google Maps en 2020, permettent de faire dérailler la machine, de trouver ses faiblesses, de contourner leur emprise, de « s’immiscer dans l’espace que contrôlent les technologies », de contourner ou détourner leurs assignations, de détourner leurs usages, c’est-à-dire de nous extraire nous-mêmes des scénarios d’usages dans lesquels les objets technologiques nous enferment, c’est-à-dire de réécrire les « scripts normatifs » que les technologies, par leur pouvoir, nous assignent, de comprendre leur « toxicité relationnelle »

Ils nous invitent enfin à construire nos machines, bien plus modestement qu’elles n’existent, bien sûr. Les machines que nous sommes capables de refaçonner, seuls, ne peuvent répondre à la toute-puissance des technologies modernes, rappellent-ils en évoquant leur tentative de reconstruire une imprimante à jet d’encre. Raffard et Roussel ont reconstruit une imprimante encombrante et peu performante, tout comme Thomas Thwaites avait reconstruit un grille-pain défaillant (The Toaster Project, Princeton, 2011). Cette bricologie a néanmoins des vertus, rappellent les artistes. Elle nous rappelle qu’à la toute puissance répond la vulnérabilité, à la high tech, la low tech. Et que ce changement même de regard, cette réappropriation, permet au moins de modifier le système cognitif des utilisateurs. Comme quand les manifestes cyberféministes nous invitent à regarder le monde autrement (souvenez-vous de Data Feminism). Pour Raffard et Roussel, créer des situations de vulnérabilité permet de changer la relation que nous avons avec les objets techniques. De nous réinterroger, pour savoir si nous sommes satisfaits de la direction dans laquelle les objets technologiques et nous-mêmes évoluons. En nous invitant à décider de ce que nous voulons faire de nos technologies et de ce que nous acceptons qu’elles nous fassent, ils militent pour une éducation à l’expérimentation technologique, qui fait peut-être la part un peu trop belle à notre rapport aux technologies, plutôt qu’à notre liberté à ne pas s’y intéresser. 

Le manuel pour réveiller notre curiosité technologique oublie peut-être que nous aurions aussi envie de les éteindre, de nous en détourner, de nous y opposer. Car le constat qu’ils dressent, à savoir celui que nous ne sommes pas capables de reproduire la puissance des machines contemporaines par nous-mêmes, risque d’être perçu comme un aveu d’impuissance. C’est peut-être là, la grande limite au démontage qu’ils proposent. Renforcer notre impuissance, plutôt que de nous aider à prendre le contrôle des systèmes, à peser de nos moyens d’actions collectifs contre eux, comme le peuvent la démocratie technique et la législation. Nous pouvons aussi parfois vouloir que la technologie ne nous saisisse pas… Et prendre le contrôle des systèmes pour que cela n’arrive pas, les réguler, nous y opposer, refuser de les comprendre, de les faire entrer là où nous ne voulons pas qu’ils interviennent est aussi un levier pour nous saisir des objets qui s’imposent autour de nous.

Hubert Guillaud

La couverture du livre de Matthieu Raffard et Mathilde Roussel, A contre-emploi.

MAJ du 7/11/2025 : Signalons que Matthieu Raffard et Mathilde Roussel publient un autre livre, directement issu de leur thèse, Bourrage papier : leçons politiques d’une imprimante (Les liens qui libèrent, 2025).

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  • De la violence algorithmique… et retour
    Saint Luigi, comment répondre à la violence du capitalisme (Frustration, Les liens qui libèrent, 2025), le petit livre du journaliste Nicolas Framont pose une question de fond qui explique son succès. Comment répondre à la violence du capitalisme ? Le rédacteur en chef du très vivifiant Frustration Magazine part de l’assassinat de Brian Thompson, le PDG d’United HealthCare en décembre 2024 par Luigi Mangione, pour reposer la question qui anime depuis longtemps les mouvements contestataires, à
     

De la violence algorithmique… et retour

14 octobre 2025 à 01:00

Saint Luigi, comment répondre à la violence du capitalisme (Frustration, Les liens qui libèrent, 2025), le petit livre du journaliste Nicolas Framont pose une question de fond qui explique son succès. Comment répondre à la violence du capitalisme ?

Le rédacteur en chef du très vivifiant Frustration Magazine part de l’assassinat de Brian Thompson, le PDG d’United HealthCare en décembre 2024 par Luigi Mangione, pour reposer la question qui anime depuis longtemps les mouvements contestataires, à savoir celle de la violence. Le PDG d’United HealthCare n’a pas été une cible prise au hasard. L’assureur privé américain était largement connu pour sa politique de refus de remboursement de soins de santé, avec un taux de rejet des demandes atteignant 29% en 2024. Thompson a été particulièrement célébré par les milieux économiques pour ses succès économiques à la tête d’United HealthCare, et notamment pour avoir fait s’envoler ce taux de refus, qui n’était que de 10,9% en 2020. Pour cela, comme l’avait révélé ProPublica en novembre 2024, l’assureur a utilisé des algorithmes pour réduire la prise en charge. Même lorsque la prise en charge était acceptée, les employés des centres d’appels de l’assureur étaient formés à retarder les paiements, comme l’expliquaient certains d’entre eux dans un reportage d’Envoyé Spécial (mai 2025). En mai, The Guardian révélait que des pratiques tout aussi problématiques avaient cours pour faire signer aux pensionnaires de maisons de retraites des clauses de non-réanimation en cas de prises en charge hospitalières… Ces politiques ont permis à l’assureur de multiplier ses profits : 12 milliards en 2021, 16 milliards en 2023. Les profits records que le PDG a réalisés ont directement été réalisés « sur les invalidités à vie, les pertes de chance de survie et les décès de milliers de patients à qui des soins postopératoires ont été refusés ». Sur les douilles que Mangione a tiré étaient inscrit les termes Delay, Deny, Defend, une référence à un court essai signé d’un expert en assurance, Jay Feinman (Delay, Deny, Defend : why insurance companies don’t pay claims and what you can do about it, Portfolio Hardcover, 2010, non traduit – Retarder, refuser, défendre : pourquoi les compagnies d’assurances ne remboursent pas les demandes et que pouvez-vous faire pour y remédier).

Pour beaucoup d’Américains, Luigi Mangione est apparu comme le Robin des bois, le vengeur masqué des victimes de la rapacité des assurances de santé, comme le constatait récemment Le Monde. Par son geste, Mangione rappelait que derrière l’abstraction des profits de United HealthCare, il y avait des vies en jeu. Aux Etats-Unis, des centaines de milliers d’Américains sont déclarés en faillite à cause du coût des soins de santé quand ils ne meurent pas faute de soins. Or, rappelle Framont, des Etats-Unis à chez nous, la dégradation du système de soin est un choix politique et économique. Le sort des malades, là-bas, comme ici, est recouvert de discussions chiffrées, technicisées dans des décisions budgétaires, des règles qui définissent ce qui est pris en charge et ce qui ne l’est pas en fonction de l’intérêt des assureurs et du budget de la santé. On y évoque rarement les impacts bien réels que ces décisions entraînent. Derrière l’augmentation de la rentabilité des assurances de santé privées, c’est la qualité de l’aide publique qui est dégradée. C’est au nom du profit que Purdue Pharma a libéré ses antidouleurs à base d’opioïdes causant la mort par overdose de près d’un million d’Américains. La famille Sackler, propriétaire de Purdue Pharma et qui a commercialisé de manière très agressive l’oxycodone, a pour l’instant évité toute condamnation personnelle malgré le désastre humain provoqué, comme le montrait le documentaire de Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé (2022). 

Cette violence, très concrète, très réelle de la classe dominante est laissée sans réponse, rappelle très justement Framont. Derrière les chiffres, les réalités sociales sont invisibilisées. Des médias aux élections, l’accès à l’expression reste très socialement distribué et d’une manière toujours plus inéquitable, comme le montre le baromètre de la représentativité dans les médias de l’Arcom en France. On comprend alors que l’action radicale ou violente devienne le seul moyen d’expression des classes sociales qui n’ont plus leur mot à dire. Des gilets jaunes à Mangione, les milieux populaires tentent de rappeler aux possédants les dégradations sociales et les morts que leurs décisions ont causés.

« Make capitalists afraid again »

Dans les rapports de classe, la violence a toujours été présente, rappelle Nicolas Framont. Les violences, les séquestrations, les menaces, les intimidations permettent bien souvent d’attirer l’attention médiatique. Dans le monde du travail, le conflit paye, rappelle Framont qui soulignait d’ailleurs l’année dernière que les grèves et les conflits sociaux conduisent majoritairement à une amélioration des conditions de travail (en s’appuyant sur des études de la Dares, la Direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques du ministère du travail). Elle a toujours été un levier pour rétablir un rapport de force. L’activiste anarchiste américain Peter Gelderloos a montré dans son livre, Comment la non-violence protège l’État : essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux (Editions libre, 2021) que la violence des mouvements sociaux victorieux a toujours été gommée par l’histoire. Le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis est aujourd’hui souvent assimilé aux marches pacifiques de Martin Luther King ou à l’opposition silencieuse de Rosa Parks. Or, pour Gelderloos, ce sont les émeutes violentes qui permettent les victoires populaires. Et Framont de rappeler que les congés payés n’ont pas été obtenus par la victoire du Front populaire, mais bien suite à un intense mouvement social de grèves et d’occupation d’usines. Les saccages, les sabotages, l’émeute, les occupations violentes ont rythmé toutes les contestations sociales du XIXe siècle à la veille de la Seconde Guerre mondiale. 

Mais ces actions violentes n’ont plus le vent en poupe. Elles ont été marginalisées dans les contestations ouvrières comme écologistes. Elles sont souvent devenues des actions symboliques, désarmées, à l’image de la manifestation qui a depuis longtemps remplacé les émeutes. Des manifestations « indolores pour la classe dominante ». Tant et si bien qu’elles finissent par décrédibiliser le mode d’action lui-même qui ne porte même plus ses fruits, à l’image des grèves contre les lois travail ou la réforme des retraites, massives, soutenues par la population… et qui n’ont rien renversé quand l’essentiel de la population était contre ces réformes. Framont dénonce les organisations syndicales et politiques qui obtiennent « l’oreille de la classe dominante en échange de la canalisation de la violence ». Les rendez-vous aux ministères, les Etats généraux et les Ségur se succèdent… sans plus rien obtenir. « Dans le monde du travail, le dialogue social aboutit surtout à des reculs pour les salariés, sauf s’ils installent un conflit ». « Ceux à qui l’on sous-traite la contestation sociale » ont renoncé à toute forme de violence, permettant « à celle de la bourgeoisie de se déployer de façon décomplexée ».

La violence n’est ni un moyen ni une fin

Framont ne fait pas l’apologie de Mangione ni du meurtre. Mais il pose la question de la violence dans nos sociétés, rappelant d’où elle vient, contre qui elle s’exerce d’abord. Et soulignant que les dominants, violents à l’encontre des autres, en appellent toujours à la non-violence des dominés. 

Nous avons longtemps vécu dans une société se présentant comme ouverte, démocratique, méritocratique, où le dépassement des inégalités serait possible, au moins pour quelques individus, rappelle le journaliste. Tenter sa chance au jeu de l’ascension sociale permet d’être moins occupé à se battre collectivement pour changer les règles du jeu. Mais, quand les règles du jeu sont figées, qu’il devient impossible de les faire bouger, on comprend que pour certains, il ne reste que l’action sacrificielle, telle qu’elle se déchaîne aux Etats-Unis, quelles que soient ses motivations. La violence permet alors de s’émanciper de l’inaction politique et sociale, comme le revendiquaient les Brigades rouges ou Action directe dans les années 80. Désormais, l’hyperviolence est l’action de loups solitaires. La solitude de Luigi Mangione, son action politique sans politique, inclassable (Mangione semble être plus à droite qu’à gauche de l’échiquier politique en tout cas, il a semble-t-il exprimé des opinions plus conservatrices qu’autre chose) est devenue une marque de sincérité. Sa violence est celle des hors-la-loi. Elle est une réponse à l’anesthésie de la violence collective. Le risque, prévient Framont, c’est que « la violence s’impose à nous comme moyen parce que la société est violente ». Pourtant, conclut Framont, la violence n’est ni un moyen ni une fin. Aujourd’hui, la violence économique des entreprises et des politiques, les violences répressives, les violences étatiques, les violences des dominants (de celles des malfaiteurs à celle des entreprises) ont anesthésié les violences populaires. Les systèmes oppressifs se renforcent au risque de laisser comme seule réponse une escalade délétère. 

Framont rappelle pourtant que les régimes politiques ne peuvent légaliser leur propre contestation. Le droit à l’insurrection inscrit dans l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme de 1793 a rapidement été abrogé. Toute action radicale qui viserait à s’en prendre à la propriété lucrative, toute action radicalement transformatrice est condamnée à être illégale. Mais Framont de poser une question dérangeante : « pensez-vous sincèrement qu’il va être possible de survivre aux décennies à venir sans recourir à la désobéissance civile et à une réévaluation à la hausse de la radicalité de nos réponses individuelles et collectives ? » Quand l’écoute est devenue impossible, quand le déni est la seule réponse, quand la contestation d’une mesure comme l’allongement de la durée du travail aussi massivement soutenue pour être aussitôt déniée… quelle option reste-t-il aux gens ?

La violence est toujours effrayante. Nul n’en veut. Mais quand des contestations fondamentalement pacifistes sont réprimées violemment… et ne permettent plus d’avancées (rappelons-nous les constats que dressaient la politologue Erica Chenoweth qui pointait que la contestation pacifique ne fonctionnait plus), le risque est fort qu’à la radicalité des uns réponde la radicalité des autres. La radicalité du capitalisme actuel et la terreur algorithmique qu’il mobilise, ne nous mènent vers aucun apaisement.

Hubert Guillaud

La couverture du livre Saint Luigi.
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De la violence algorithmique… et retour

14 octobre 2025 à 01:00

Saint Luigi, comment répondre à la violence du capitalisme (Frustration, Les liens qui libèrent, 2025), le petit livre du journaliste Nicolas Framont pose une question de fond qui explique son succès. Comment répondre à la violence du capitalisme ?

Le rédacteur en chef du très vivifiant Frustration Magazine part de l’assassinat de Brian Thompson, le PDG d’United HealthCare en décembre 2024 par Luigi Mangione, pour reposer la question qui anime depuis longtemps les mouvements contestataires, à savoir celle de la violence. Le PDG d’United HealthCare n’a pas été une cible prise au hasard. L’assureur privé américain était largement connu pour sa politique de refus de remboursement de soins de santé, avec un taux de rejet des demandes atteignant 29% en 2024. Thompson a été particulièrement célébré par les milieux économiques pour ses succès économiques à la tête d’United HealthCare, et notamment pour avoir fait s’envoler ce taux de refus, qui n’était que de 10,9% en 2020. Pour cela, comme l’avait révélé ProPublica en novembre 2024, l’assureur a utilisé des algorithmes pour réduire la prise en charge. Même lorsque la prise en charge était acceptée, les employés des centres d’appels de l’assureur étaient formés à retarder les paiements, comme l’expliquaient certains d’entre eux dans un reportage d’Envoyé Spécial (mai 2025). En mai, The Guardian révélait que des pratiques tout aussi problématiques avaient cours pour faire signer aux pensionnaires de maisons de retraites des clauses de non-réanimation en cas de prises en charge hospitalières… Ces politiques ont permis à l’assureur de multiplier ses profits : 12 milliards en 2021, 16 milliards en 2023. Les profits records que le PDG a réalisés ont directement été réalisés « sur les invalidités à vie, les pertes de chance de survie et les décès de milliers de patients à qui des soins postopératoires ont été refusés ». Sur les douilles que Mangione a tiré étaient inscrit les termes Delay, Deny, Defend, une référence à un court essai signé d’un expert en assurance, Jay Feinman (Delay, Deny, Defend : why insurance companies don’t pay claims and what you can do about it, Portfolio Hardcover, 2010, non traduit – Retarder, refuser, défendre : pourquoi les compagnies d’assurances ne remboursent pas les demandes et que pouvez-vous faire pour y remédier).

Pour beaucoup d’Américains, Luigi Mangione est apparu comme le Robin des bois, le vengeur masqué des victimes de la rapacité des assurances de santé, comme le constatait récemment Le Monde. Par son geste, Mangione rappelait que derrière l’abstraction des profits de United HealthCare, il y avait des vies en jeu. Aux Etats-Unis, des centaines de milliers d’Américains sont déclarés en faillite à cause du coût des soins de santé quand ils ne meurent pas faute de soins. Or, rappelle Framont, des Etats-Unis à chez nous, la dégradation du système de soin est un choix politique et économique. Le sort des malades, là-bas, comme ici, est recouvert de discussions chiffrées, technicisées dans des décisions budgétaires, des règles qui définissent ce qui est pris en charge et ce qui ne l’est pas en fonction de l’intérêt des assureurs et du budget de la santé. On y évoque rarement les impacts bien réels que ces décisions entraînent. Derrière l’augmentation de la rentabilité des assurances de santé privées, c’est la qualité de l’aide publique qui est dégradée. C’est au nom du profit que Purdue Pharma a libéré ses antidouleurs à base d’opioïdes causant la mort par overdose de près d’un million d’Américains. La famille Sackler, propriétaire de Purdue Pharma et qui a commercialisé de manière très agressive l’oxycodone, a pour l’instant évité toute condamnation personnelle malgré le désastre humain provoqué, comme le montrait le documentaire de Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé (2022). 

Cette violence, très concrète, très réelle de la classe dominante est laissée sans réponse, rappelle très justement Framont. Derrière les chiffres, les réalités sociales sont invisibilisées. Des médias aux élections, l’accès à l’expression reste très socialement distribué et d’une manière toujours plus inéquitable, comme le montre le baromètre de la représentativité dans les médias de l’Arcom en France. On comprend alors que l’action radicale ou violente devienne le seul moyen d’expression des classes sociales qui n’ont plus leur mot à dire. Des gilets jaunes à Mangione, les milieux populaires tentent de rappeler aux possédants les dégradations sociales et les morts que leurs décisions ont causés.

« Make capitalists afraid again »

Dans les rapports de classe, la violence a toujours été présente, rappelle Nicolas Framont. Les violences, les séquestrations, les menaces, les intimidations permettent bien souvent d’attirer l’attention médiatique. Dans le monde du travail, le conflit paye, rappelle Framont qui soulignait d’ailleurs l’année dernière que les grèves et les conflits sociaux conduisent majoritairement à une amélioration des conditions de travail (en s’appuyant sur des études de la Dares, la Direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques du ministère du travail). Elle a toujours été un levier pour rétablir un rapport de force. L’activiste anarchiste américain Peter Gelderloos a montré dans son livre, Comment la non-violence protège l’État : essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux (Editions libre, 2021) que la violence des mouvements sociaux victorieux a toujours été gommée par l’histoire. Le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis est aujourd’hui souvent assimilé aux marches pacifiques de Martin Luther King ou à l’opposition silencieuse de Rosa Parks. Or, pour Gelderloos, ce sont les émeutes violentes qui permettent les victoires populaires. Et Framont de rappeler que les congés payés n’ont pas été obtenus par la victoire du Front populaire, mais bien suite à un intense mouvement social de grèves et d’occupation d’usines. Les saccages, les sabotages, l’émeute, les occupations violentes ont rythmé toutes les contestations sociales du XIXe siècle à la veille de la Seconde Guerre mondiale. 

Mais ces actions violentes n’ont plus le vent en poupe. Elles ont été marginalisées dans les contestations ouvrières comme écologistes. Elles sont souvent devenues des actions symboliques, désarmées, à l’image de la manifestation qui a depuis longtemps remplacé les émeutes. Des manifestations « indolores pour la classe dominante ». Tant et si bien qu’elles finissent par décrédibiliser le mode d’action lui-même qui ne porte même plus ses fruits, à l’image des grèves contre les lois travail ou la réforme des retraites, massives, soutenues par la population… et qui n’ont rien renversé quand l’essentiel de la population était contre ces réformes. Framont dénonce les organisations syndicales et politiques qui obtiennent « l’oreille de la classe dominante en échange de la canalisation de la violence ». Les rendez-vous aux ministères, les Etats généraux et les Ségur se succèdent… sans plus rien obtenir. « Dans le monde du travail, le dialogue social aboutit surtout à des reculs pour les salariés, sauf s’ils installent un conflit ». « Ceux à qui l’on sous-traite la contestation sociale » ont renoncé à toute forme de violence, permettant « à celle de la bourgeoisie de se déployer de façon décomplexée ».

La violence n’est ni un moyen ni une fin

Framont ne fait pas l’apologie de Mangione ni du meurtre. Mais il pose la question de la violence dans nos sociétés, rappelant d’où elle vient, contre qui elle s’exerce d’abord. Et soulignant que les dominants, violents à l’encontre des autres, en appellent toujours à la non-violence des dominés. 

Nous avons longtemps vécu dans une société se présentant comme ouverte, démocratique, méritocratique, où le dépassement des inégalités serait possible, au moins pour quelques individus, rappelle le journaliste. Tenter sa chance au jeu de l’ascension sociale permet d’être moins occupé à se battre collectivement pour changer les règles du jeu. Mais, quand les règles du jeu sont figées, qu’il devient impossible de les faire bouger, on comprend que pour certains, il ne reste que l’action sacrificielle, telle qu’elle se déchaîne aux Etats-Unis, quelles que soient ses motivations. La violence permet alors de s’émanciper de l’inaction politique et sociale, comme le revendiquaient les Brigades rouges ou Action directe dans les années 80. Désormais, l’hyperviolence est l’action de loups solitaires. La solitude de Luigi Mangione, son action politique sans politique, inclassable (Mangione semble être plus à droite qu’à gauche de l’échiquier politique en tout cas, il a semble-t-il exprimé des opinions plus conservatrices qu’autre chose) est devenue une marque de sincérité. Sa violence est celle des hors-la-loi. Elle est une réponse à l’anesthésie de la violence collective. Le risque, prévient Framont, c’est que « la violence s’impose à nous comme moyen parce que la société est violente ». Pourtant, conclut Framont, la violence n’est ni un moyen ni une fin. Aujourd’hui, la violence économique des entreprises et des politiques, les violences répressives, les violences étatiques, les violences des dominants (de celles des malfaiteurs à celle des entreprises) ont anesthésié les violences populaires. Les systèmes oppressifs se renforcent au risque de laisser comme seule réponse une escalade délétère. 

Framont rappelle pourtant que les régimes politiques ne peuvent légaliser leur propre contestation. Le droit à l’insurrection inscrit dans l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme de 1793 a rapidement été abrogé. Toute action radicale qui viserait à s’en prendre à la propriété lucrative, toute action radicalement transformatrice est condamnée à être illégale. Mais Framont de poser une question dérangeante : « pensez-vous sincèrement qu’il va être possible de survivre aux décennies à venir sans recourir à la désobéissance civile et à une réévaluation à la hausse de la radicalité de nos réponses individuelles et collectives ? » Quand l’écoute est devenue impossible, quand le déni est la seule réponse, quand la contestation d’une mesure comme l’allongement de la durée du travail aussi massivement soutenue pour être aussitôt déniée… quelle option reste-t-il aux gens ?

La violence est toujours effrayante. Nul n’en veut. Mais quand des contestations fondamentalement pacifistes sont réprimées violemment… et ne permettent plus d’avancées (rappelons-nous les constats que dressaient la politologue Erica Chenoweth qui pointait que la contestation pacifique ne fonctionnait plus), le risque est fort qu’à la radicalité des uns réponde la radicalité des autres. La radicalité du capitalisme actuel et la terreur algorithmique qu’il mobilise, ne nous mènent vers aucun apaisement.

Hubert Guillaud

La couverture du livre Saint Luigi.
  • ✇Dans les algorithmes
  • IA et travail : on ne sait pas qui sera remplacé, mais on sait que tous seront dégradés
    Derrière le déploiement de l’IA dans les entreprises, une bataille des places est en cours. Dans le New York Times, le journaliste Noam Scheiber avait posé la question : « quels salariés vont être pénalisés par l’IA, les plus inexpérimentés ou les plus expérimentés ? » Sa conclusion montrait que c’était peut-être les travailleurs intermédiaires qui seraient les plus menacés. En réalité, pour l’instant, « l’alarme sur la destruction de l’emploi liée à l’IA n’a pas lieu d’être », expliquait Ekkeha
     

IA et travail : on ne sait pas qui sera remplacé, mais on sait que tous seront dégradés

2 octobre 2025 à 01:00

Derrière le déploiement de l’IA dans les entreprises, une bataille des places est en cours. Dans le New York Times, le journaliste Noam Scheiber avait posé la question : « quels salariés vont être pénalisés par l’IA, les plus inexpérimentés ou les plus expérimentés ? » Sa conclusion montrait que c’était peut-être les travailleurs intermédiaires qui seraient les plus menacés. En réalité, pour l’instant, « l’alarme sur la destruction de l’emploi liée à l’IA n’a pas lieu d’être », expliquait Ekkehard Ernst, qui dirige l’observatoire sur l’IA et le travail dans l’économie numérique de l’OIT, qui rappelait combien le chômage technologique a toujours été rare. Cela n’empêche pas les inquiétudes d’être au plus haut, d’abord et avant tout, disions-nous, parce que la discussion sur le partage des fruits du déploiement de l’IA n’a pas lieu.

Dans son précédent livre, Le Futur du travail (éditions Amsterdam, 2022), le sociologue Juan Sebastian Carbonell nous expliquait déjà que le futur du travail n’était pas notre « grand remplacement » par les machines, mais notre prolétarisation. Il y décrivait déjà une « taylorisation assistée par ordinateurs » qui vise bien plus à « intensifier le travail, déqualifier les salariés, les discipliner et les surveiller ». Les robots ne travaillent pas à notre place mais nous imposent une intensification nouvelle, à l’image des employés de la logistique soumis aux rythmes de la commande vocale.

Un taylorisme sous stéroïdes…

Son nouveau livre, Un taylorisme augmenté : critique de l’intelligence artificielle (éditions Amsterdam, 2025) nous explique que l’IA n’est « ni une solution miracle aux problèmes de la société, ni Prométhée déchaîné », elle n’est qu’un taylorisme augmenté qui élude les questions de fonds que sont les conditions de travail, son organisation et la distribution du pouvoir. Le chercheur rappelle qu’il n’y a pas de consensus quant aux effets de l’IA sur le travail. Pour les uns, elle augmente les besoins de qualifications de ceux qui vont les utiliser, pour les autres, l’IA produit surtout une polarisation des emplois. Pour Carbonell, l’IA n’est ni l’un ni l’autre. Elle est d’abord un outil de dégradation du travail. 

Pour le chercheur, il n’y a pas de polarisation homogène des emplois, c’est-à-dire le fait que les métiers intermédiaires et routiniers auraient tendance à disparaître au profit de métiers très qualifiés d’un côté et des métiers peu qualifiés et non routiniers de l’autre. Si ce phénomène s’observe parfois, les profils des emplois changent surtout au sein de mêmes métiers. Cela signifie qu’il faut non seulement prendre en compte les tâches, mais également l’organisation du travail. La distinction entre tâches routinières et non routinières est souvent caricaturée dans un discours qui dit que l’IA ferait disparaître les tâches répétitives pour nous en libérer. Ce n’est pas ce que constatent les employés de la logistique ou de la traduction, au contraire. Ce n’est plus ce que constatent également les codeurs, victimes désormais de la « Prompt fatigue », épuisés par l’usage de l’IA générative, rapporte Le Monde informatique… Certains qualifiant déjà le recours à ces outils « d’illusion de rapidité ».

« Le degré de routine ne fait pas tout », rappelle le sociologue. Il est nécessaire de prendre en compte, les « stratégies de profit » des entreprises et leur volonté à automatiser le travail. Enfin, la variété des produits, des composants et processus déterminent également la possibilité d’automatiser ou pas une production. « Une même technologie peut donc avoir des effets très différents sur le travail ». Des métiers hautement qualifiés, peu routiniers et hautement cognitifs peuvent ainsi être déstabilisés par l’IA, comme s’en inquiétait l’artiste Aurélie Crop sur son compte Instagram, en observant les possibilités du nouveau service d’IA de Google, Nano Banana, ou encore les scénaristes de cinéma associés face aux annonces d’OpenAI de produire un film d’animation entièrement génératif. Ces métiers ne vont pas disparaître, mais vont être taylorisés, c’est-à-dire « simplifiés, standardisés ou parcellisés ». C’est-à-dire précarisés pour en réduire le coût et augmenter les profits. Car ce qui demeure déterminant dans le choix technologique au travail, c’est le contrôle, « c’est-à-dire le pouvoir de décider comment on travaille et avec quels outils ».

… non pas guidé par l’efficacité technique mais par la prise de contrôle du management

Carbonell revient bien sûr sur l’émergence du taylorisme à la fin du XIXe siècle, rappelant combien il est lié à la vague d’immigration américaine, à l’entrée à l’usine d’ouvriers sans qualification, venant remplacer le long apprentissage des ouvriers spécialisés. L’objectif premier de Taylor était de « briser l’ouvrier de métier » pour y imposer la norme patronale c’est-à-dire contrôler le rythme et la façon de travailler. Le taylorisme a souvent été réduit à la chaîne de montage que Taylor n’a pourtant pas connu. Pour l’économiste Harry Braverman, le taylorisme consiste à dissocier le processus de travail en le décomposant, à séparer la conception de l’exécution et enfin à utiliser le monopole de l’organisation du travail pour contrôler chaque étape du processus et de son exécution. Parcelliser chaque métier abaisse le coût de chaque tâche, expliquait l’économiste américain. Ce taylorisme-là n’est pas mort avec Taylor, explique Carbonell, il se confond désormais avec l’organisation du travail elle-même. L’informatique, le numérique, puis l’IA aujourd’hui, sont surtout venus le renforcer. 

Les machines rythment et contrôlent les décisions venues de la direction afin d’améliorer la productivité du travail. L’introduction des machines-outils à commande numérique après la Seconde Guerre mondiale va permettre de transférer les compétences des ouvriers à la direction en pilotant toujours plus finement et en standardisant l’usinage. Mais leur adoption ne repose pas sur le seul critère de l’efficacité technique, rappelle le sociologue, elle est d’abord le résultat de choix politiques, « notamment la volonté de retirer le contrôle du processus de travail aux tourneurs-fraiseurs ». « Une technologie s’impose surtout en raison de la supériorité des acteurs qui la promeuvent ». Pour Juan Sebastian Carbonell, le progrès technique ne s’impose pas de lui-même, sous couvert d’une efficacité immanente, mais répond d’abord d’enjeux politiques au profit de ceux qui le déploient. Le taylorisme augmenté n’a cessé de s’imposer depuis, par exemple avec les centres d’appels, avec l’invention de systèmes capables de distribuer les appels, complétés de scripts et de procédures extrêmement standardisées et des modalités capables de surveiller les échanges. Et l’IA ne fait rien pour arranger cela, au contraire. Ils sont désormais confrontés à « la tornade de l’intelligence artificielle », rappelait Alternatives Economiques, plongeant les services clients à un stade d’embolie terminal (voir notre article sur le sujet). 

Le service client a ainsi pu être externalisé et les statuts des personnels dégradés. La standardisation et l’intensification vont toujours de pair, rappelle le sociologue. « Les tâches non automatisées par les outils ne sont pas celles qui ont un contenu peu routinier, mais plutôt celles qui, tout en étant routinières, sont trop coûteuses pour être automatisées ». A l’image de la logistique : on n’a pas remplacé les employés par des robots, mais on a transformé les employés en robots devant suivre les ordres des machine, comme l’expliquait très bien le sociologue David Gaborieau : « On n’est pas du tout en train d’automatiser les entrepôts, au contraire. Il y a de plus en plus d’ouvriers dans le secteur de la logistique. En fait, ce discours sur l’automatisation produit seulement des effets politiques et des effets d’invisibilisation du travail. On ne cesse de répéter que ces emplois vont disparaître ce qui permet surtout de les dévaluer. » 

Si le taylorisme numérique est particulièrement frappant sur les plateformes, il s’applique également aux métiers très qualifiés, comme les musiciens, les artistes, les journalistes ou les traducteurs, à mesure qu’ils sont intégrés à des chaînes de valeur mondiales. Carbonell donne d’autres exemples de capture des connaissances et de confiscation des savoir-faire. Notamment avec les premiers systèmes experts d’IA symbolique, comme les systèmes pour diagnostiquer les maladies infectieuses ou gérer les protocoles de chimiothérapie ou encore les outil-test de maintenance de la RATP, mais qui, pour beaucoup, a surtout consisté à valider les protocoles organisés par ces logiciels qui proposaient surtout beaucoup d’alertes, nécessitant de passer du temps pour distinguer les alertes graves de celles qui ne le sont pas. Tous ces développements contribuent à « une déqualification des métiers, même les plus qualifiés ». L’IA connexionniste d’aujourd’hui, elle, est capable de faire fi des règles explicites pour formuler ses propres règles. La capture de connaissance devient un processus implicite, lié aux données disponibles. L’IA générative qui en est le prolongement, dépend très fortement du travail humain : d’abord du travail gratuit de ceux qui ont produit les données d’entraînement des modèles, celui des salariés et d’une multitude de micro-travailleurs qui viennent nettoyer, vérifier, annoter et corriger. Pour Carbonell, l’IA générative s’inscrit donc dans cette longue histoire de la « dépossession machinique ». « Elle n’est pas au service des travailleurs et ne les libère pas des tâches monotones et peu intéressantes ; ce sont les travailleurs qui sont mis à son service ». Dans le journalisme, comme le montrait un rapport d’Associated Press, l’usage de l’IA accroît la charge de travail et les dépossède du geste créatif : la rédaction d’articles. Ils doivent de plus en plus éditer les contenus générés par IA, comme de corriger les systèmes transformant les articles en posts de réseaux sociaux. Même constat dans le domaine de la traduction, où les traducteurs doivent de plus en plus corriger des contenus générés. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, le développement de l’IA relève d’abord des choix économiques, sociaux, politiques et éditoriaux des entreprises. 

Carbonell rappelle qu’il faut aussi saisir les limites technologiques et nuancer leurs performances. La qualité de la traduction automatique par exemple reste assez pauvre comme le constatent et le dénoncent les syndicats et collectifs de traducteurs, la Société française des traducteurs ou le collectif en Chair et en Os. En musclant leurs revendications (rémunération, transparence, signalement des traductions automatisées, fin des aides publiques à ceux qui ont recours à l’automatisation…), ils montrent que le changement technologique n’est pas une fatalité. C’est l’absence de critique radicale qui le rend inéluctable, défend Juan Sebastian Carbonell. Et le sociologue de battre en brèche l’inéluctabilité de l’IA ou le discours qui répète qu’il faut s’adapter pour survivre et se former. La formation ne remet pas en cause le pouvoir et l’organisation du travail. Elle ne reconnaît pas le droit des salariés à décider comment travailler. La formation ne propose rien d’autre que l’acceptation. Elle tient bien plus du catéchisme, comme le pointait pertinemment Ambroise Garel dans la newsletter du Pavé numérique. 

La division du travail est un moyen pour rendre le management indispensable 

Dans l’entreprise, le contrôle relève de plus en plus du seul monopole de l’employeur sur l’organisation du travail et sert à obtenir des salariés certains comportements, gestes et attitudes. Le contrôle a longtemps été l’apanage du contremaître, qui devint l’agent de la direction. A ce contrôle direct s’est ajouté un contrôle technique propre aux milieux industriels où les employés doivent répondre de la formulation des tâches avec des machines qui dirigent le processus de travail et imposent leur rythme. Après la Seconde Guerre mondiale s’ajoute encore un contrôle bureaucratique où la norme et les dispositifs de gestion remplacent le pouvoir personnel du contremaître. Le management algorithmique s’inscrit dans la continuité du commandement à distance et des dispositifs de gestion qui renforcent le taylorisme numérique. L’IA n’est qu’un outil de contrôle de plus, comme l’expliquaient Aiha Nguyen et Alexandra Mateescu de Data & Society

Face à ces constats, le sociologue rappelle une question de fond : pourquoi le travail est-il divisé entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent ? Pour l’économiste Stephen Marglin, la division du travail entre commandement et exécution n’est pas liée à l’efficacité économique ou technologique, mais serait purement politique, expliquait-il en 1974. « La division du travail et l’entreprise hiérarchisée ne résultent pas de la recherche d’une organisation du travail plus efficace, ni d’un progrès technologique, mais de la volonté des employeurs de se rendre indispensables en s’interposant entre le travailleur et le marché ». Le système de la fabrique comme le taylorisme visent à faire disparaître le contrôle ouvrier sur le travail au profit d’un contrôle managérial qui renforce la subordination. « C’est en approfondissant la division du travail que le capitaliste peut s’assurer de demeurer indispensable dans le processus de production, comme unificateur d’opérations séparées et comme accès au marché ». Contrairement à la vulgate, « les algorithmes ne sont pas des outils numériques permettant une coordination plus efficace », explique Carbonell, mais « des dispositifs de mise au travail traversés par des rapports de pouvoir ». La plateforme agit sur le marché, à l’image des algorithmes d’Uber. « En se plaçant entre le travailleur et le marché, il agit comme un employeur cherchant à exercer un contrôle numérique sur sa main d’œuvre ». Le management algorithmique produit et renforce le commandement. Il dirige, évalue et discipline et ces trois fonctions se renforcent l’une l’autre. Dans le cas des applications de livraisons de repas, ils interviennent à chaque étape, de la commande à la livraison en exploitant à chaque étape l’asymétrie de l’information qu’ils permettent et mettent en œuvre. Même chose avec les applications qui équipent les employés de la logistique ou ceux de la réparation, contrôlés en continue, les laissant avec de moins en moins de marge de manœuvre. Dans la restauration ou le commerce, le management algorithmique est d’abord utilisé pour pallier au très fort turnover des employés, comme le disait Madison Van Oort. L’évaluation y est permanente, que ce soit depuis les clients qui notent les travailleurs ou depuis les calculs de productivité qui comparent la productivité des travailleurs les uns avec les autres. Les systèmes disciplinent les travailleurs, comme l’expliquait la sociologue Karen Levy ou le chercheur Wolfie Christl. Elle produit les cadences. Licenciements, récompenses, promotions et pénalités sont désormais alignés aux performances. L’évaluation sert à produire les comportements attendus, comme le montrait Sophie Bernard dans UberUsés : le capitalisme racial de plateforme (Puf, 2023). 

Mais il n’y a pas que les employés du bas de l’échelle qui sont ubérisés par ces contrôles automatisés, rappelle Carbonell. Les managers eux-mêmes sont désormais les exécutants de ce que leur disent les données. « Ils ne gèrent pas les travailleurs, ils appliquent ce que le système informatique leur dicte ». Et Carbonell de conclure en rappelant que notre patron n’est pas un algorithme. Dans le taylorisme augmenté, « l’asymétrie d’information devient une asymétrie de pouvoir ». L’asymétrie de l’information est le produit de la division du travail et celle-ci s’accentue avec des outils qui permettent d’atomiser le collectif et de mettre en concurrence les employés entre eux en les évaluant les uns par rapport aux autres. 

Cette asymétrie n’est pas accidentelle, au contraire. Elle permet d’empêcher les collectifs de travail de contester les décisions prises. Sans droit de regard sur les données collectées et sur les modalités d’organisation des calculs, sans possibilité de réappropriation et donc sans discussion sur l’accès aux données des entreprises par les collectifs, rien n’évoluera. Comme le rappelle Carbonell, en Allemagne, l’introduction de nouvelles technologies qui surveillent la performance des travailleurs doit être validée par les comités d’entreprise où siègent les représentants du personnel. En France aussi, la négociation collective s’est timidement emparée du sujet. Le Centre d’études de l’emploi et du travail avait d’ailleurs livré une analyse des accords d’entreprise français signés entre 2017 et 2024 qui mentionnent l’IA. Depuis 2017, un peu moins d’un accord sur mille fait référence à l’IA, ceux-ci insistent particulièrement sur la préservation de l’emploi.

L’IA, moteur de déresponsabilisation

Pour l’instant, explique Juan Sebastian Carbonell, l’IA est surtout un moteur de déresponsabilisation des patrons. Les entreprises ont recours à des systèmes tiers pour établir ces surveillances et contrôles. Ce qui permet une forme de dispersion de la responsabilité, comme l’évoquait le professeur de droit d’Oxford, Jeremias Adams-Prassl, tout en « concentrant le contrôle » (voir également son livre, L’ubérisation du travail, Dalloz, 2021).

« De la même façon que, dans les configurations de l’emploi précaire, avec leurs schémas de sous-traitance en cascade, il est difficile d’établir qui est l’employeur responsable, l’usage d’IA dans la gestion de la main-d’œuvre brouille les frontières de la responsabilité », rappelle le sociologue. « Si les systèmes de contrôle (direct, technique, bureaucratique et algorithmique) se succèdent, c’est parce qu’ils rencontrent toujours des limites, correspondant aux résistances des travailleurs et de leurs organisations ». Pourtant, à mesure que le panoptique se referme, les résistances deviennent de plus en plus difficiles, faute de marge de manœuvre. 

Pour Carbonell, un renouveau luddite aurait toute sa place aujourd’hui, pour donner aux individus et aux collectifs les moyens de garder un contrôle sur l’organisation du travail, pour réouvrir des marges de manœuvre. Reste que le « luddisme diffus » qui émerge à l’égard de l’IA ne s’incarne pas dans un mouvement de masse ancré dans les mondes du travail, mais au mieux « dans un rejet individuel et une approche morale de l’IA », voire dans une vision technique et éthique qui consiste à améliorer les calculs plus qu’à les rendre redevables. Les travailleurs ont pourtant de bonnes raisons de s’opposer au changement technologique au travail, conclut le sociologue, surtout quand il ne vient plus accompagné de progrès sociaux mais au contraire de leurs délitements, comme une solution de remplacement bon marché de l’Etat Providence, disaient la linguiste Emily Bender et la sociologue Alex Hanna dans leur récent livre, The AI Con (HarperCollins, 2025). Avec l’IA et l’ubérisation s’impose un monde où les statuts protecteurs du travail reculent. 

L’appropriation collective des moyens de production n’est plus une promesse pour transformer le monde. Il ne peut y avoir de chaîne de montage socialiste, car « il n’y a rien de potentiellement émancipateur dans la dissociation entre la conception et l’exécution ». Peut-on imaginer une IA qui nous aide à sortir de Taylor plutôt que de nous y enfermer ?, questionne le sociologue en conclusion. Une IA qui rende du pouvoir aux travailleurs, qui leur permette de concevoir et d’exécuter, qui leur rende du métier plutôt qu’elle ne les en dépossède. 

Pour l’instant, on ne l’a pas encore aperçu ! 

Hubert Guillaud

Couverture du livre de Juan Sebastian Carbonell, Un taylorisme augmenté.

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    Derrière le déploiement de l’IA dans les entreprises, une bataille des places est en cours. Dans le New York Times, le journaliste Noam Scheiber avait posé la question : « quels salariés vont être pénalisés par l’IA, les plus inexpérimentés ou les plus expérimentés ? » Sa conclusion montrait que c’était peut-être les travailleurs intermédiaires qui seraient les plus menacés. En réalité, pour l’instant, « l’alarme sur la destruction de l’emploi liée à l’IA n’a pas lieu d’être », expliquait Ekkeha
     

IA et travail : on ne sait pas qui sera remplacé, mais on sait que tous seront dégradés

2 octobre 2025 à 01:00

Derrière le déploiement de l’IA dans les entreprises, une bataille des places est en cours. Dans le New York Times, le journaliste Noam Scheiber avait posé la question : « quels salariés vont être pénalisés par l’IA, les plus inexpérimentés ou les plus expérimentés ? » Sa conclusion montrait que c’était peut-être les travailleurs intermédiaires qui seraient les plus menacés. En réalité, pour l’instant, « l’alarme sur la destruction de l’emploi liée à l’IA n’a pas lieu d’être », expliquait Ekkehard Ernst, qui dirige l’observatoire sur l’IA et le travail dans l’économie numérique de l’OIT, qui rappelait combien le chômage technologique a toujours été rare. Cela n’empêche pas les inquiétudes d’être au plus haut, d’abord et avant tout, disions-nous, parce que la discussion sur le partage des fruits du déploiement de l’IA n’a pas lieu.

Dans son précédent livre, Le Futur du travail (éditions Amsterdam, 2022), le sociologue Juan Sebastian Carbonell nous expliquait déjà que le futur du travail n’était pas notre « grand remplacement » par les machines, mais notre prolétarisation. Il y décrivait déjà une « taylorisation assistée par ordinateurs » qui vise bien plus à « intensifier le travail, déqualifier les salariés, les discipliner et les surveiller ». Les robots ne travaillent pas à notre place mais nous imposent une intensification nouvelle, à l’image des employés de la logistique soumis aux rythmes de la commande vocale.

Un taylorisme sous stéroïdes…

Son nouveau livre, Un taylorisme augmenté : critique de l’intelligence artificielle (éditions Amsterdam, 2025) nous explique que l’IA n’est « ni une solution miracle aux problèmes de la société, ni Prométhée déchaîné », elle n’est qu’un taylorisme augmenté qui élude les questions de fonds que sont les conditions de travail, son organisation et la distribution du pouvoir. Le chercheur rappelle qu’il n’y a pas de consensus quant aux effets de l’IA sur le travail. Pour les uns, elle augmente les besoins de qualifications de ceux qui vont les utiliser, pour les autres, l’IA produit surtout une polarisation des emplois. Pour Carbonell, l’IA n’est ni l’un ni l’autre. Elle est d’abord un outil de dégradation du travail. 

Pour le chercheur, il n’y a pas de polarisation homogène des emplois, c’est-à-dire le fait que les métiers intermédiaires et routiniers auraient tendance à disparaître au profit de métiers très qualifiés d’un côté et des métiers peu qualifiés et non routiniers de l’autre. Si ce phénomène s’observe parfois, les profils des emplois changent surtout au sein de mêmes métiers. Cela signifie qu’il faut non seulement prendre en compte les tâches, mais également l’organisation du travail. La distinction entre tâches routinières et non routinières est souvent caricaturée dans un discours qui dit que l’IA ferait disparaître les tâches répétitives pour nous en libérer. Ce n’est pas ce que constatent les employés de la logistique ou de la traduction, au contraire. Ce n’est plus ce que constatent également les codeurs, victimes désormais de la « Prompt fatigue », épuisés par l’usage de l’IA générative, rapporte Le Monde informatique… Certains qualifiant déjà le recours à ces outils « d’illusion de rapidité ».

« Le degré de routine ne fait pas tout », rappelle le sociologue. Il est nécessaire de prendre en compte, les « stratégies de profit » des entreprises et leur volonté à automatiser le travail. Enfin, la variété des produits, des composants et processus déterminent également la possibilité d’automatiser ou pas une production. « Une même technologie peut donc avoir des effets très différents sur le travail ». Des métiers hautement qualifiés, peu routiniers et hautement cognitifs peuvent ainsi être déstabilisés par l’IA, comme s’en inquiétait l’artiste Aurélie Crop sur son compte Instagram, en observant les possibilités du nouveau service d’IA de Google, Nano Banana, ou encore les scénaristes de cinéma associés face aux annonces d’OpenAI de produire un film d’animation entièrement génératif. Ces métiers ne vont pas disparaître, mais vont être taylorisés, c’est-à-dire « simplifiés, standardisés ou parcellisés ». C’est-à-dire précarisés pour en réduire le coût et augmenter les profits. Car ce qui demeure déterminant dans le choix technologique au travail, c’est le contrôle, « c’est-à-dire le pouvoir de décider comment on travaille et avec quels outils ».

… non pas guidé par l’efficacité technique mais par la prise de contrôle du management

Carbonell revient bien sûr sur l’émergence du taylorisme à la fin du XIXe siècle, rappelant combien il est lié à la vague d’immigration américaine, à l’entrée à l’usine d’ouvriers sans qualification, venant remplacer le long apprentissage des ouvriers spécialisés. L’objectif premier de Taylor était de « briser l’ouvrier de métier » pour y imposer la norme patronale c’est-à-dire contrôler le rythme et la façon de travailler. Le taylorisme a souvent été réduit à la chaîne de montage que Taylor n’a pourtant pas connu. Pour l’économiste Harry Braverman, le taylorisme consiste à dissocier le processus de travail en le décomposant, à séparer la conception de l’exécution et enfin à utiliser le monopole de l’organisation du travail pour contrôler chaque étape du processus et de son exécution. Parcelliser chaque métier abaisse le coût de chaque tâche, expliquait l’économiste américain. Ce taylorisme-là n’est pas mort avec Taylor, explique Carbonell, il se confond désormais avec l’organisation du travail elle-même. L’informatique, le numérique, puis l’IA aujourd’hui, sont surtout venus le renforcer. 

Les machines rythment et contrôlent les décisions venues de la direction afin d’améliorer la productivité du travail. L’introduction des machines-outils à commande numérique après la Seconde Guerre mondiale va permettre de transférer les compétences des ouvriers à la direction en pilotant toujours plus finement et en standardisant l’usinage. Mais leur adoption ne repose pas sur le seul critère de l’efficacité technique, rappelle le sociologue, elle est d’abord le résultat de choix politiques, « notamment la volonté de retirer le contrôle du processus de travail aux tourneurs-fraiseurs ». « Une technologie s’impose surtout en raison de la supériorité des acteurs qui la promeuvent ». Pour Juan Sebastian Carbonell, le progrès technique ne s’impose pas de lui-même, sous couvert d’une efficacité immanente, mais répond d’abord d’enjeux politiques au profit de ceux qui le déploient. Le taylorisme augmenté n’a cessé de s’imposer depuis, par exemple avec les centres d’appels, avec l’invention de systèmes capables de distribuer les appels, complétés de scripts et de procédures extrêmement standardisées et des modalités capables de surveiller les échanges. Et l’IA ne fait rien pour arranger cela, au contraire. Ils sont désormais confrontés à « la tornade de l’intelligence artificielle », rappelait Alternatives Economiques, plongeant les services clients à un stade d’embolie terminal (voir notre article sur le sujet). 

Le service client a ainsi pu être externalisé et les statuts des personnels dégradés. La standardisation et l’intensification vont toujours de pair, rappelle le sociologue. « Les tâches non automatisées par les outils ne sont pas celles qui ont un contenu peu routinier, mais plutôt celles qui, tout en étant routinières, sont trop coûteuses pour être automatisées ». A l’image de la logistique : on n’a pas remplacé les employés par des robots, mais on a transformé les employés en robots devant suivre les ordres des machine, comme l’expliquait très bien le sociologue David Gaborieau : « On n’est pas du tout en train d’automatiser les entrepôts, au contraire. Il y a de plus en plus d’ouvriers dans le secteur de la logistique. En fait, ce discours sur l’automatisation produit seulement des effets politiques et des effets d’invisibilisation du travail. On ne cesse de répéter que ces emplois vont disparaître ce qui permet surtout de les dévaluer. » 

Si le taylorisme numérique est particulièrement frappant sur les plateformes, il s’applique également aux métiers très qualifiés, comme les musiciens, les artistes, les journalistes ou les traducteurs, à mesure qu’ils sont intégrés à des chaînes de valeur mondiales. Carbonell donne d’autres exemples de capture des connaissances et de confiscation des savoir-faire. Notamment avec les premiers systèmes experts d’IA symbolique, comme les systèmes pour diagnostiquer les maladies infectieuses ou gérer les protocoles de chimiothérapie ou encore les outil-test de maintenance de la RATP, mais qui, pour beaucoup, a surtout consisté à valider les protocoles organisés par ces logiciels qui proposaient surtout beaucoup d’alertes, nécessitant de passer du temps pour distinguer les alertes graves de celles qui ne le sont pas. Tous ces développements contribuent à « une déqualification des métiers, même les plus qualifiés ». L’IA connexionniste d’aujourd’hui, elle, est capable de faire fi des règles explicites pour formuler ses propres règles. La capture de connaissance devient un processus implicite, lié aux données disponibles. L’IA générative qui en est le prolongement, dépend très fortement du travail humain : d’abord du travail gratuit de ceux qui ont produit les données d’entraînement des modèles, celui des salariés et d’une multitude de micro-travailleurs qui viennent nettoyer, vérifier, annoter et corriger. Pour Carbonell, l’IA générative s’inscrit donc dans cette longue histoire de la « dépossession machinique ». « Elle n’est pas au service des travailleurs et ne les libère pas des tâches monotones et peu intéressantes ; ce sont les travailleurs qui sont mis à son service ». Dans le journalisme, comme le montrait un rapport d’Associated Press, l’usage de l’IA accroît la charge de travail et les dépossède du geste créatif : la rédaction d’articles. Ils doivent de plus en plus éditer les contenus générés par IA, comme de corriger les systèmes transformant les articles en posts de réseaux sociaux. Même constat dans le domaine de la traduction, où les traducteurs doivent de plus en plus corriger des contenus générés. Dans un cas comme dans l’autre, cependant, le développement de l’IA relève d’abord des choix économiques, sociaux, politiques et éditoriaux des entreprises. 

Carbonell rappelle qu’il faut aussi saisir les limites technologiques et nuancer leurs performances. La qualité de la traduction automatique par exemple reste assez pauvre comme le constatent et le dénoncent les syndicats et collectifs de traducteurs, la Société française des traducteurs ou le collectif en Chair et en Os. En musclant leurs revendications (rémunération, transparence, signalement des traductions automatisées, fin des aides publiques à ceux qui ont recours à l’automatisation…), ils montrent que le changement technologique n’est pas une fatalité. C’est l’absence de critique radicale qui le rend inéluctable, défend Juan Sebastian Carbonell. Et le sociologue de battre en brèche l’inéluctabilité de l’IA ou le discours qui répète qu’il faut s’adapter pour survivre et se former. La formation ne remet pas en cause le pouvoir et l’organisation du travail. Elle ne reconnaît pas le droit des salariés à décider comment travailler. La formation ne propose rien d’autre que l’acceptation. Elle tient bien plus du catéchisme, comme le pointait pertinemment Ambroise Garel dans la newsletter du Pavé numérique. 

La division du travail est un moyen pour rendre le management indispensable 

Dans l’entreprise, le contrôle relève de plus en plus du seul monopole de l’employeur sur l’organisation du travail et sert à obtenir des salariés certains comportements, gestes et attitudes. Le contrôle a longtemps été l’apanage du contremaître, qui devint l’agent de la direction. A ce contrôle direct s’est ajouté un contrôle technique propre aux milieux industriels où les employés doivent répondre de la formulation des tâches avec des machines qui dirigent le processus de travail et imposent leur rythme. Après la Seconde Guerre mondiale s’ajoute encore un contrôle bureaucratique où la norme et les dispositifs de gestion remplacent le pouvoir personnel du contremaître. Le management algorithmique s’inscrit dans la continuité du commandement à distance et des dispositifs de gestion qui renforcent le taylorisme numérique. L’IA n’est qu’un outil de contrôle de plus, comme l’expliquaient Aiha Nguyen et Alexandra Mateescu de Data & Society

Face à ces constats, le sociologue rappelle une question de fond : pourquoi le travail est-il divisé entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent ? Pour l’économiste Stephen Marglin, la division du travail entre commandement et exécution n’est pas liée à l’efficacité économique ou technologique, mais serait purement politique, expliquait-il en 1974. « La division du travail et l’entreprise hiérarchisée ne résultent pas de la recherche d’une organisation du travail plus efficace, ni d’un progrès technologique, mais de la volonté des employeurs de se rendre indispensables en s’interposant entre le travailleur et le marché ». Le système de la fabrique comme le taylorisme visent à faire disparaître le contrôle ouvrier sur le travail au profit d’un contrôle managérial qui renforce la subordination. « C’est en approfondissant la division du travail que le capitaliste peut s’assurer de demeurer indispensable dans le processus de production, comme unificateur d’opérations séparées et comme accès au marché ». Contrairement à la vulgate, « les algorithmes ne sont pas des outils numériques permettant une coordination plus efficace », explique Carbonell, mais « des dispositifs de mise au travail traversés par des rapports de pouvoir ». La plateforme agit sur le marché, à l’image des algorithmes d’Uber. « En se plaçant entre le travailleur et le marché, il agit comme un employeur cherchant à exercer un contrôle numérique sur sa main d’œuvre ». Le management algorithmique produit et renforce le commandement. Il dirige, évalue et discipline et ces trois fonctions se renforcent l’une l’autre. Dans le cas des applications de livraisons de repas, ils interviennent à chaque étape, de la commande à la livraison en exploitant à chaque étape l’asymétrie de l’information qu’ils permettent et mettent en œuvre. Même chose avec les applications qui équipent les employés de la logistique ou ceux de la réparation, contrôlés en continue, les laissant avec de moins en moins de marge de manœuvre. Dans la restauration ou le commerce, le management algorithmique est d’abord utilisé pour pallier au très fort turnover des employés, comme le disait Madison Van Oort. L’évaluation y est permanente, que ce soit depuis les clients qui notent les travailleurs ou depuis les calculs de productivité qui comparent la productivité des travailleurs les uns avec les autres. Les systèmes disciplinent les travailleurs, comme l’expliquait la sociologue Karen Levy ou le chercheur Wolfie Christl. Elle produit les cadences. Licenciements, récompenses, promotions et pénalités sont désormais alignés aux performances. L’évaluation sert à produire les comportements attendus, comme le montrait Sophie Bernard dans UberUsés : le capitalisme racial de plateforme (Puf, 2023). 

Mais il n’y a pas que les employés du bas de l’échelle qui sont ubérisés par ces contrôles automatisés, rappelle Carbonell. Les managers eux-mêmes sont désormais les exécutants de ce que leur disent les données. « Ils ne gèrent pas les travailleurs, ils appliquent ce que le système informatique leur dicte ». Et Carbonell de conclure en rappelant que notre patron n’est pas un algorithme. Dans le taylorisme augmenté, « l’asymétrie d’information devient une asymétrie de pouvoir ». L’asymétrie de l’information est le produit de la division du travail et celle-ci s’accentue avec des outils qui permettent d’atomiser le collectif et de mettre en concurrence les employés entre eux en les évaluant les uns par rapport aux autres. 

Cette asymétrie n’est pas accidentelle, au contraire. Elle permet d’empêcher les collectifs de travail de contester les décisions prises. Sans droit de regard sur les données collectées et sur les modalités d’organisation des calculs, sans possibilité de réappropriation et donc sans discussion sur l’accès aux données des entreprises par les collectifs, rien n’évoluera. Comme le rappelle Carbonell, en Allemagne, l’introduction de nouvelles technologies qui surveillent la performance des travailleurs doit être validée par les comités d’entreprise où siègent les représentants du personnel. En France aussi, la négociation collective s’est timidement emparée du sujet. Le Centre d’études de l’emploi et du travail avait d’ailleurs livré une analyse des accords d’entreprise français signés entre 2017 et 2024 qui mentionnent l’IA. Depuis 2017, un peu moins d’un accord sur mille fait référence à l’IA, ceux-ci insistent particulièrement sur la préservation de l’emploi.

L’IA, moteur de déresponsabilisation

Pour l’instant, explique Juan Sebastian Carbonell, l’IA est surtout un moteur de déresponsabilisation des patrons. Les entreprises ont recours à des systèmes tiers pour établir ces surveillances et contrôles. Ce qui permet une forme de dispersion de la responsabilité, comme l’évoquait le professeur de droit d’Oxford, Jeremias Adams-Prassl, tout en « concentrant le contrôle » (voir également son livre, L’ubérisation du travail, Dalloz, 2021).

« De la même façon que, dans les configurations de l’emploi précaire, avec leurs schémas de sous-traitance en cascade, il est difficile d’établir qui est l’employeur responsable, l’usage d’IA dans la gestion de la main-d’œuvre brouille les frontières de la responsabilité », rappelle le sociologue. « Si les systèmes de contrôle (direct, technique, bureaucratique et algorithmique) se succèdent, c’est parce qu’ils rencontrent toujours des limites, correspondant aux résistances des travailleurs et de leurs organisations ». Pourtant, à mesure que le panoptique se referme, les résistances deviennent de plus en plus difficiles, faute de marge de manœuvre. 

Pour Carbonell, un renouveau luddite aurait toute sa place aujourd’hui, pour donner aux individus et aux collectifs les moyens de garder un contrôle sur l’organisation du travail, pour réouvrir des marges de manœuvre. Reste que le « luddisme diffus » qui émerge à l’égard de l’IA ne s’incarne pas dans un mouvement de masse ancré dans les mondes du travail, mais au mieux « dans un rejet individuel et une approche morale de l’IA », voire dans une vision technique et éthique qui consiste à améliorer les calculs plus qu’à les rendre redevables. Les travailleurs ont pourtant de bonnes raisons de s’opposer au changement technologique au travail, conclut le sociologue, surtout quand il ne vient plus accompagné de progrès sociaux mais au contraire de leurs délitements, comme une solution de remplacement bon marché de l’Etat Providence, disaient la linguiste Emily Bender et la sociologue Alex Hanna dans leur récent livre, The AI Con (HarperCollins, 2025). Avec l’IA et l’ubérisation s’impose un monde où les statuts protecteurs du travail reculent. 

L’appropriation collective des moyens de production n’est plus une promesse pour transformer le monde. Il ne peut y avoir de chaîne de montage socialiste, car « il n’y a rien de potentiellement émancipateur dans la dissociation entre la conception et l’exécution ». Peut-on imaginer une IA qui nous aide à sortir de Taylor plutôt que de nous y enfermer ?, questionne le sociologue en conclusion. Une IA qui rende du pouvoir aux travailleurs, qui leur permette de concevoir et d’exécuter, qui leur rende du métier plutôt qu’elle ne les en dépossède. 

Pour l’instant, on ne l’a pas encore aperçu ! 

Hubert Guillaud

Couverture du livre de Juan Sebastian Carbonell, Un taylorisme augmenté.

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  • Pourquoi la Tech se fascise-t-elle ?
    La couverture d’Apocalypse nerds. Apocalypse Nerds, Comment les technofascistes ont pris le pouvoir (Divergences, 2025) que publient les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet n’est pas sans rappeler le livre du journaliste Thibault Prévost, Les prophètes de l’IA : Pourquoi la Silicon Valley nous vend l’apocalypse (Lux, 2024), paru l’année dernière (voire notre critique). L’un comme l’autre s’interrogent sur la dérive à l’œuvre dans le monde de la tech et sur la recomposition du p
     

Pourquoi la Tech se fascise-t-elle ?

18 septembre 2025 à 01:00
La couverture d’Apocalypse nerds.

Apocalypse Nerds, Comment les technofascistes ont pris le pouvoir (Divergences, 2025) que publient les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet n’est pas sans rappeler le livre du journaliste Thibault Prévost, Les prophètes de l’IA : Pourquoi la Silicon Valley nous vend l’apocalypse (Lux, 2024), paru l’année dernière (voire notre critique). L’un comme l’autre s’interrogent sur la dérive à l’œuvre dans le monde de la tech et sur la recomposition du pouvoir par la technique. L’un comme l’autre interrogent la contre-révolution antidémocratique et ultralibérale qui a cours désormais sous nos yeux. C’est la même histoire qui sature la scène médiatique, celle des Ingénieurs du Chaos qu’explorait avant eux Giuliano da Empoli dans son livre éponyme (JC Lattès, 2019). Tout le monde souhaite comprendre les motivations profondes de l’élite technologique en ramassant les propos confus et contradictoires qu’elle distille. Tout le monde souhaite comprendre la fascination qu’ils exercent et la fascisation qu’ils produisent. Est-ce que la tech conduit au fascisme ? Et si c’est le cas, pourquoi ? 

En allant creuser dans les discours souvent alambiqués, fondus ou contradictoires des entrepreneurs et des idéologues de la Tech, ce que montrent surtout Hadjadji et Tesquet c’est que les gens qui ont le pouvoir et la fortune veulent les garder. Leur pseudo rationalisme n’est construit que pour protéger leurs intérêts. Ils ne cherchent qu’à étendre leur pouvoir en démantelant tant l’Etat de droit que l’Etat Providence, celui que nous avons construit collectivement. Ces gens, depuis leurs outils, tentent de mettre le pouvoir à leur service, parce qu’ils se sont rendus compte que leurs outils leur ont donné un incroyable pouvoir et une incroyable richesse. Leur projet séparatiste, à la fois anti-science et anti-démocratique, prône le plus simple populisme : celui d’un retour au chef, à un César auquel nous devrions obéissance, à un capitaine semblable aux capitaines d’industries qu’ils sont, et qui seraient seuls capables de nous guider… Comment expliquer la persistance du mythe du chef, quand on constate combien il s’amenuise partout ? Comment est-on passé d’un « libertarianisme gentiment hostile à l’Etat » à des saluts fascistes ? Comment l’autorité distribuée par les infrastructures techniques des technologies numériques a-t-elle inspiré un tel fantasme de force où l’autorité réelle « modulaire, distribuée, post-idéologique » pourrait à son tour s’auto-administrer ? 

Dans le technofascisme, le fantasme ségrégationniste des totalitarismes du XXe siècle reste entier. Les nouveaux nazis n’ont plus d’uniformes militaires et de mitraillettes à leurs ceintures. Ils portent des costumes d’hommes d’affaires, mais leur vision politique est la même : elle consiste d’abord et avant tout à déshumaniser certaines populations. Toujours les mêmes : les étrangers, les pauvres, ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau, les femmes, ceux qui ne pensent pas comme il faut… « En quoi la technologie recompose-t-elle le fascisme ? », interrogent très pertinemment Hadjadji et Tesquet. Certainement en l’habillant d’une allure acceptable, celle d’un fascisme Cool… qui n’en serait pas vraiment un, puisqu’il ne serait que le fascisme de votre patron.  

La Tech a toujours été à droite

Derrière le rêve d’une Silicon Valley hippie, démocrate, ouverte, horizontale… que nous avait chanté Fred Turner dans Aux sources de l’utopie numérique (C&F éditions, 2012), la réalité, c’est que ses entreprises ont toujours été des « machines ordonnées à la rigueur quasi-militaire ». Dans la tech, le management a toujours été autoritaire, conservateur. Même en Californie, les syndicats ont toujours été refoulés, la politique d’épuisement des salariés la norme. La hiérarchie et le contrôle sont pour ces gens là le moteur de l’efficacité, quand ils ne sont que la marque de l’autorité de leur pouvoir. 

Est-ce ce modèle qui a fini par imposer l’idée que la démocratie est un frein à l’innovation ? Peut-être. Encore faut-il rappeler que le modèle hiérarchique de l’entreprise n’est pas propre à la Silicon Valley, mais s’inscrit dans une tradition bien plus longue liée à l’industrialisation et au pouvoir politique. Dans Temporaire, comment Manpower et McKinsey ont inventé le travail précaire (les arènes, 2021), l’historien du capitalisme, Louis Hyman, rappelle que le modèle d’organisation hiérarchique est né avec l’industrialisation et s’est accompli à mesure que celle-ci s’est diffusée, par exemple chez Ford ou General Motors. Cette organisation de l’industrie n’est pas que le résultat des travaux de Taylor sur l’optimisation de la chaîne de production, mais également ceux d’autres ingénieurs, comme Alfred Sloan qui impose les pratiques comptables, la division en entités et le contrôle des finances, et ce dès les années 20, pour imposer la rentabilité et la segmentation du marché et pas seulement la baisse des coûts de production. C’est aussi l’époque où James McKinsey impose l’analyse des comptes, et où Marvin Bower, qui lui succédera, invente le conseil pour ne pas simplement couper les dépenses, mais trouver les segments de marchés pour faire croître les entreprises. Quant à la redistribution en salaires plutôt généreux, Hyman explique qu’elle est d’abord un levier pour apaiser les revendications syndicales des ouvriers spécialisés et notamment contenir le radicalisme ouvrier : leur faire renoncer à leur demande de contrôle des lieux de travail au profit d’avantages sociaux. Les bons salaires de la tech permettent toujours d’acheter l’obéissance. Et les startups sont plus à considérer comme des véhicules financiers que comme des formes d’entreprises différentes des modèles inventés au XXe siècle. Dans les entreprises, de la Valley comme ailleurs, la démocratie est toujours restée limitée, non pas parce qu’elle serait un frein à l’innovation, mais bien parce qu’elle est toujours considérée comme le frein à l’enrichissement du capital sur le travail. 

La Couverture de la la Contre-révolution californienne.

C’est le même constat que dresse d’ailleurs l’historienne Sylvie Laurent dans le lumineux petit libelle, La Contre-révolution californienne (Seuil, 2025), qui remet en perspective l’histoire techno-réactionnaire de la Californie. Pour elle, la fascisation de Musk, les projets antidémocratiques de Thiel, la masculinisation de Zuckerberg ou les compromissions de Bezos, nous ont fait croire à un virage à droite de quelques milliardaires excentriques, mais a invisibilisé les véritables orientations politiques de la Tech. Laurent rappelle que l’industrie californienne a toujours été bien plus Républicaine et conservatrice que progressiste. Mieux, elle montre que la révolution numérique a bien plus épousé la révolution néolibérale reaganienne et le réenchantement de la société de marché que le contraire. Elle pointe « la dimension éminemment raciale » de la défense absolue de la propriété et de la haine des régulations et interventions fédérales. Bref, que le « futurisme réactionnaire » des années 80 va s’appuyer sur le prophétisme technologique et sa promesse de renouveau de la croissance économique. C’est dès cette époque que les industries de hautes technologies sont gratifiées d’exemptions fiscales pour faciliter leur déploiement, de contrats fusionnels avec l’armée et l’Etat pour promouvoir une rationalisation des choix publics. « Parce qu’elle contient le mot de liberté, l’idéologie libertarienne semble indépendante de toute tradition politique, voire paraît émancipatrice. Mais ses affinités électives avec l’extrême droite depuis un demi-siècle doivent se comprendre à la lumière du soleil californien : la haine libertarienne de l’Etat, c’est la haine de l’égalité ». Pour ces grands patrons, la liberté ne désigne que le capitalisme et son principe d’accumulation. La glorification du plus éminent symbole de son succès, la figure de l’entrepreneur, finit par nous faire croire que l’autoritarisme oligarchique est le remède dont la société aurait besoin. « L’instance honnie n’est pas l’Etat comme abstraction, mais l’Etat libéral et démocratique qui prétend défaire les hiérarchies naturelles ». Pour Sylvie Laurent, la Silicon Valley ouvre un espace de transformation sociale de croissance économique par la dérégularisation. La Tech sera très tôt bien plus l’artisan d’une sous-traitance zélée à surveiller et à réprimer qu’à libérer les individus, via une collusion grandissante avec l’Etat. Pour Sylvie Laurent, la Californie n’est pas le lupanar des hippies, mais celui des réacs qui y ont construit leurs outils de réaction

Pas étonnant donc que pour des gens comme Thiel, la liberté de marché et la démocratie soient incompatibles. La technologie s’impose alors comme une alternative à la politique, à l’image de Paypal, imaginé comme un moyen technique pour renverser le système monétaire mondial. Thiel a toujours vu ses investissements comme un moyen pour promouvoir ses idées, contourner les régulations, imposer ses valeurs. Avec Palantir ou Clearview, il finance des outils qui visent ouvertement à déstabiliser l’Etat de droit et imposer leur seule domination.

Le rapport de force comme méthode, le culte du chef comme idéal

Hadjadji et Tesquet rappellent très pertinemment, que si les idéaux de la Valley semblent se concaténer autour d’un petit groupe d’idées rances, l’idéologie, autre que le libéralisme débridé, semble peu présente. Le trumpisme ne repose sur aucun manifeste. Il n’est qu’un « répertoire d’actions », dont le pouvoir se résume à la pratique du deal (The art of deal était d’ailleurs le titre de l’autobiographie de Trump, où il égraine ses conseils pour faire du business et prône non pas tant la négociation, que le rapport de force permanent). Les deux journalistes rappellent, à la suite du philosophe allemand Franz Neumann, que le nazisme n’était également rien d’autre qu’un champ de bataille entre factions concurrentes. La désorganisation tient bien d’une polycratie où s’affronte différents courants au gré des loyautés personnelles. Il n’y a pas de programme unifié, seulement un langage politique commun qui puise dans un syncrétisme instable et complexe, qu’Emile Torres et Timnit Gebru on désigné sous le nom de Tescreal. Sous couvert d’innombrables courants idéologiques confus, racistes, eugéniques, libertariens, transhumains… se rassemblent des gens qui pensent que la démocratie ne fonctionne plus et que la technologie est plus fiable que les institutions humaines, que le rationalisme permet de soumettre la morale à la logique, enfin surtout à la leur. Au-delà de leurs divergences, ces gens pensent que la fin justifie les moyens et que la hiérarchie permet d’organiser le monde et leur autorité. 

Couverture du livre Libres d’obéir.

Pour ces gens, le chef d’entreprise reste celui qui prend les décisions en dernier recours, notamment en temps de crise. Le mythe de l’entrepreneur est venu se confondre avec le mythe du chef providentiel. D’abord parce que l’un comme l’autre permettent d’affirmer un pouvoir sans démocratie. Le mythe du capitaine d’industrie est né avec l’industrialisation, pour pallier à l’érosion de l’Etat absolutiste et pour lutter contre les théories démocratiques et socialistes. Il a notamment été théorisé par les premières organisations patronales, comme le Comité des forges. Dans l’entre deux guerres, les mêmes vont mobiliser les premières théories managériales pour promouvoir la hiérarchie, non sans lien avec la montée de l’extrême droite, comme le montre l’historien Johann Chapoutot dans ses livres Libres d’obéir : Le Management, du nazisme à aujourd’hui (Gallimard, 2020) et Les Irresponsables : Qui a porté Hitler au pouvoir ? (Gallimard, 2025). Comme l’explique l’historien Yves Cohen, notamment dans son livre, Le siècle des chefs (Amsterdam, 2013), la formation d’un discours qui étaye de nouvelles pratiques de commandement se construit entre 1880 et 1940 dans des domaines aussi variés que la politique, l’armée, l’éducation ou l’entreprise. La figure du chef est une réponse « à l’irruption de phénomènes de masse inconnus jusqu’alors » et qui se propose de remplacer l’aristocratie dévalorisée par l’histoire, par ceux qui dominent l’économie. Elle cherche à mêler la force des systèmes industriels qui se construisent, la force des structures capitalistes, à leur incarnation, en personnalisant la rationalité des structures d’hommes providentiels. Le culte du chef est profondément lié au développement du capitalisme. 

Ce culte du chef et de la décision comme rapport de force est également au cœur de la technologie numérique, rappellent les journalistes. C’est le principe notamment des interfaces de programmation (API), « un protocole qui permet à une fonction d’être réutilisée ailleurs, sans que le programmeur ait besoin d’en comprendre tout le fonctionnement interne ». Il suffit d’appliquer la recette. L’API rend les idées portables, interopérables, mais plus encore fonctionnelles partout où l’on peut les utiliser. Dans le numérique, les décisions se répercutent en cascades obéissantes. Les possibilités sont des fonctions circonscrites. Les décisions s’imposent partout et se déploient via les protocoles dans tous les systèmes interconnectés. Les logiques de classement, de tris, d’ordres se distribuent partout, d’un clic, sans discussion. Le rapport de force est tout entier dans la main de celui qui contrôle le système. 

Pour Musk et ses sbires, tous de jeunes informaticiens, prendre le contrôle de l’État, c’est d’abord prendre le contrôle informatique de l’État. Alors qu’internet était censé nous libérer des autorités, la sacralisation des règles, des scripts, des modes d’organisation toujours plus strictes car organisés par la technologie numérique, nous a conduit à sacraliser l’autorité, expliquions-nous il y a longtemps. Le contrôle, la séparation des tâches, les règles, les processus ont envahi les organisations et semblent être devenus les nouvelles formes d’autorités. L’autorité permet de simplifier la complexité, disions-nous, c’est en cela qu’elle l’emporte. Avec elle, une forme de management antisocial se répand. Le numérique a fait la démonstration de son pouvoir. Il a montré que le logiciel était là où le rapport de force s’exerçait, s’appliquait. La technologie recompose le pouvoir à son avantage et le distribue en le rendant fonctionnel partout. 

Le pouvoir est un script

« Au putsch et à son imagerie militaire, les technofascistes préfèrent le coup d’Etat graduel, une sorte d’administration du basculement, sans recours à la force ». C’est le soft coup qui vise moins à infiltrer le pouvoir qu’à paralyser les institutions démocratiques pour les décrédibiliser. Le but premier, c’est l’épuration, la chasse aux sorcières, pour mettre en place une organisation discrétionnaire. C’est l’épuration des progressistes et de leurs idées. Le dégagisme. C’est le programme qu’applique le Doge : virer les fonctionnaires, rationaliser les dépenses – enfin, uniquement celles liées aux idées progressistes. Le but, produire un État minimal où le marché (et la police) régira les interactions. Ultralibéralisme et autoritarisme s’encouragent et finissent par se confondre. 

Pour les deux journalistes, « on assiste à l’émergence d’un pouvoir césariste, plébiscité non pour sa légalité mais pour sa capacité à se montrer brutal ». Le CEO vient prendre possession d’un système, pour le subvertir sans le renverser. Pourtant, « le pouvoir ne se situe plus tant dans l’autorité d’un individu, que dans l’activation d’un système ». La souveraineté tient désormais d’une API, elle est un service qui se distribue via des plateformes privées. Le pouvoir est un script, une séquence d’instructions, qui se déploie instantanément, qui s’instancie, comme un programme informatique. Le monde n’a plus besoin d’être gouverné politiquement, il est seulement organisé, configuré par les outils technoscientifiques qui ordonnent la société. Pour cela, il suffit de réduire la réalité à des algorithmes, à des variables qu’il suffira d’ajuster, comme les programmes des cabinets de conseils comme McKinsey, Accenture, Cap Gemini, PWC… qui déploient leurs logiciels sur les systèmes sociaux, d’un pays l’autre. Dans le technofascisme, « le pouvoir devient une simple interface de gestion de l’ordre ». « C’est un système sans procédure de recours, qui proclame son affranchissement du droit ». Ce modèle n’est pas une idéologie, mais une méthode, un template, disent très justement les deux journalistes. « L’Europe réactionnaire ne s’unifie pas par le haut » (c’est-à-dire par les idées), « mais s’agrège par le bas, par mimétisme fonctionnel. Ce ne sont pas des idées qui circulent, mais des scripts. Une grammaire d’action ». La politique est désormais une question d’ingénierie, mais seulement parce qu’elle ne promeut qu’une grammaire : une grammaire ultralibérale et ultra-autoritaire dont la seule langue est de produire de l’argent. 

Pour beaucoup qui vénèrent l’efficacité des méthodes de la Tech, qui croient en l’incarnation de son pouvoir dans ces grands hommes providentiels, le technofascisme n’est pas un fascisme. Il ne serait qu’un capitalisme sans plus aucune contrainte dont les effets de bords ne seraient que des dommages collatéraux à l’égard de ceux qui ne sont rien.

L’illusion de la sécession, le rêve de l’impunité…

Couverture du livre Le capitalisme de l’apocalypse.

Le modèle qu’ils proposent, c’est celui de la zone économique spéciale, que décrit l’historien du néolibéralisme Quinn Slobodian dans Le capitalisme de l’apocalypse (Seuil, 2025). Celles des enclaves autoritaires de Dubaï, Singapour ou Hong-Kong. Celles des paradis fiscaux et des zones d’accélération technologiques, comme Shenzhen. Celles de territoires qui ne sont pas des nations car sans démocratie. Derrière le rêve de sécession, le modèle est celui de l’accaparement, disent Naomi Klein et Astra Taylor. Mais cet imaginaire sécessionnistes prend l’eau, rappellent les journalistes en racontant les échecs des projets de micro Etats bunkers, comme Praxis (un délire dans lequel les mêmes ont encore investis), XLII d’Ocean Builders (des structures flottantes qui se veulent des villes libres et qui tournèrent au fiasco, ses promoteurs regagnant bien vite la protection de leur pays d’origine pour éviter la prison : la citoyenneté occidentale a encore bien des atouts !) ou encore Prospera au Honduras (l’enclave libertarienne a fini par être déclarée anticonstitutionnelle). Ces tentatives de néoconquistadors se sont surtout soldées par des échecs. Elles montrent surtout que ces gens n’ont pas dépassé le stade du colonialisme. Ils rêvent de bunkers, de  communautés fermées. Derrière Starbase, la ville dont le maire est un PDG, se profile le vieux rêve de Sun City, la ville censitaire pour riches vieillards. Au mieux, ces citoyennetés se terminent en hôtels de luxe pour digital nomads. La sécession est bien loin. La citoyenneté ne nécessite plus d’impôts, seulement un abonnement. A se demander ce que cela change ?! Hormis mieux exclure ceux qui ne peuvent se le payer. Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet ont bien raison de pointer que cette pensée magique et facile est « saturée d’angles morts ». Que signifie le monde censitaire qu’ils dessinent, hormis une puissance et des droits selon le niveau de fortune ? Ce que les gens doivent comprendre, c’est que dans un tel monde, les droits des milliardaires seraient sans commune mesure par rapport aux droits des millionnaires… Même la police, censée encore assurer l’ordre (bien qu’on pourrait la remplacer par des robots) serait ici une sous-classe sans droits. Le monde qu’ils proposent n’est pas fonctionnel.  

La grande tâche des libertariens n’est pourtant pas tant d’échapper à la politique que d’imposer la leur par la force. D’imposer une impunité à leur profit que leur seule richesse ne leur accorde pas. Leur seule volonté est de précipiter la chute du système démocratique. Ceux qui détestent la démocratie ne cessent de continuer à trouver tous les moyens pour nous en convaincre, dans le seul but qu’on leur rende le pouvoir, nous disait déjà le philosophe Jacques Rancière.

Ce à quoi le livre ne répond pas c’est pourquoi les gens sont si séduits par ces discours. La simplicité, certes. Le fait de trouver des boucs-émissaires certes. Quelque chose d’autre fascine me semble-t-il. Le désir d’autorité d’abord, quand bien même chacun est capable de se rendre compte que s’il désire la restauration de la sienne à l’égard des autres, nul ne supporte celle des autres – et surtout pas ceux qui n’ont que ce mot là à la bouche.  

Couverture du livre, Le monde confisqué.

La croyance que chacun peut devenir l’un de ceux-ci, ensuite. Oubliant qu’en fait, c’est absolument impossible… L’essor des technologies numériques a fait croire que chacun pouvait devenir milliardaire depuis son garage. Cela a peut-être été le cas de quelques-uns. Mais c’est devenu une illusion de le croire encore à l’heure où les investissements dans la tech sont devenus faramineux. La Tech a été le dernier bastion du rêve d’enrichissement “généralisé et illimité”, explique l’économiste Arnaud Orain, qui publie Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle) (Flammarion, 2025). A l’heure du capitalisme de la finitude, le rêve de puissance et de richesse reste entier pour beaucoup, oubliant que l’abondance est derrière nous, et que la solidarité et la justice nous proposent des vies bien plus fécondes que le seul argent. 

Hubert Guillaud

  • ✇Dans les algorithmes
  • Pourquoi la Tech se fascise-t-elle ?
    La couverture d’Apocalypse nerds. Apocalypse Nerds, Comment les technofascistes ont pris le pouvoir (Divergences, 2025) que publient les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet n’est pas sans rappeler le livre du journaliste Thibault Prévost, Les prophètes de l’IA : Pourquoi la Silicon Valley nous vend l’apocalypse (Lux, 2024), paru l’année dernière (voire notre critique). L’un comme l’autre s’interrogent sur la dérive à l’œuvre dans le monde de la tech et sur la recomposition du p
     

Pourquoi la Tech se fascise-t-elle ?

18 septembre 2025 à 01:00
La couverture d’Apocalypse nerds.

Apocalypse Nerds, Comment les technofascistes ont pris le pouvoir (Divergences, 2025) que publient les journalistes Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet n’est pas sans rappeler le livre du journaliste Thibault Prévost, Les prophètes de l’IA : Pourquoi la Silicon Valley nous vend l’apocalypse (Lux, 2024), paru l’année dernière (voire notre critique). L’un comme l’autre s’interrogent sur la dérive à l’œuvre dans le monde de la tech et sur la recomposition du pouvoir par la technique. L’un comme l’autre interrogent la contre-révolution antidémocratique et ultralibérale qui a cours désormais sous nos yeux. C’est la même histoire qui sature la scène médiatique, celle des Ingénieurs du Chaos qu’explorait avant eux Giuliano da Empoli dans son livre éponyme (JC Lattès, 2019). Tout le monde souhaite comprendre les motivations profondes de l’élite technologique en ramassant les propos confus et contradictoires qu’elle distille. Tout le monde souhaite comprendre la fascination qu’ils exercent et la fascisation qu’ils produisent. Est-ce que la tech conduit au fascisme ? Et si c’est le cas, pourquoi ? 

En allant creuser dans les discours souvent alambiqués, fondus ou contradictoires des entrepreneurs et des idéologues de la Tech, ce que montrent surtout Hadjadji et Tesquet c’est que les gens qui ont le pouvoir et la fortune veulent les garder. Leur pseudo rationalisme n’est construit que pour protéger leurs intérêts. Ils ne cherchent qu’à étendre leur pouvoir en démantelant tant l’Etat de droit que l’Etat Providence, celui que nous avons construit collectivement. Ces gens, depuis leurs outils, tentent de mettre le pouvoir à leur service, parce qu’ils se sont rendus compte que leurs outils leur ont donné un incroyable pouvoir et une incroyable richesse. Leur projet séparatiste, à la fois anti-science et anti-démocratique, prône le plus simple populisme : celui d’un retour au chef, à un César auquel nous devrions obéissance, à un capitaine semblable aux capitaines d’industries qu’ils sont, et qui seraient seuls capables de nous guider… Comment expliquer la persistance du mythe du chef, quand on constate combien il s’amenuise partout ? Comment est-on passé d’un « libertarianisme gentiment hostile à l’Etat » à des saluts fascistes ? Comment l’autorité distribuée par les infrastructures techniques des technologies numériques a-t-elle inspiré un tel fantasme de force où l’autorité réelle « modulaire, distribuée, post-idéologique » pourrait à son tour s’auto-administrer ? 

Dans le technofascisme, le fantasme ségrégationniste des totalitarismes du XXe siècle reste entier. Les nouveaux nazis n’ont plus d’uniformes militaires et de mitraillettes à leurs ceintures. Ils portent des costumes d’hommes d’affaires, mais leur vision politique est la même : elle consiste d’abord et avant tout à déshumaniser certaines populations. Toujours les mêmes : les étrangers, les pauvres, ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau, les femmes, ceux qui ne pensent pas comme il faut… « En quoi la technologie recompose-t-elle le fascisme ? », interrogent très pertinemment Hadjadji et Tesquet. Certainement en l’habillant d’une allure acceptable, celle d’un fascisme Cool… qui n’en serait pas vraiment un, puisqu’il ne serait que le fascisme de votre patron.  

La Tech a toujours été à droite

Derrière le rêve d’une Silicon Valley hippie, démocrate, ouverte, horizontale… que nous avait chanté Fred Turner dans Aux sources de l’utopie numérique (C&F éditions, 2012), la réalité, c’est que ses entreprises ont toujours été des « machines ordonnées à la rigueur quasi-militaire ». Dans la tech, le management a toujours été autoritaire, conservateur. Même en Californie, les syndicats ont toujours été refoulés, la politique d’épuisement des salariés la norme. La hiérarchie et le contrôle sont pour ces gens là le moteur de l’efficacité, quand ils ne sont que la marque de l’autorité de leur pouvoir. 

Est-ce ce modèle qui a fini par imposer l’idée que la démocratie est un frein à l’innovation ? Peut-être. Encore faut-il rappeler que le modèle hiérarchique de l’entreprise n’est pas propre à la Silicon Valley, mais s’inscrit dans une tradition bien plus longue liée à l’industrialisation et au pouvoir politique. Dans Temporaire, comment Manpower et McKinsey ont inventé le travail précaire (les arènes, 2021), l’historien du capitalisme, Louis Hyman, rappelle que le modèle d’organisation hiérarchique est né avec l’industrialisation et s’est accompli à mesure que celle-ci s’est diffusée, par exemple chez Ford ou General Motors. Cette organisation de l’industrie n’est pas que le résultat des travaux de Taylor sur l’optimisation de la chaîne de production, mais également ceux d’autres ingénieurs, comme Alfred Sloan qui impose les pratiques comptables, la division en entités et le contrôle des finances, et ce dès les années 20, pour imposer la rentabilité et la segmentation du marché et pas seulement la baisse des coûts de production. C’est aussi l’époque où James McKinsey impose l’analyse des comptes, et où Marvin Bower, qui lui succédera, invente le conseil pour ne pas simplement couper les dépenses, mais trouver les segments de marchés pour faire croître les entreprises. Quant à la redistribution en salaires plutôt généreux, Hyman explique qu’elle est d’abord un levier pour apaiser les revendications syndicales des ouvriers spécialisés et notamment contenir le radicalisme ouvrier : leur faire renoncer à leur demande de contrôle des lieux de travail au profit d’avantages sociaux. Les bons salaires de la tech permettent toujours d’acheter l’obéissance. Et les startups sont plus à considérer comme des véhicules financiers que comme des formes d’entreprises différentes des modèles inventés au XXe siècle. Dans les entreprises, de la Valley comme ailleurs, la démocratie est toujours restée limitée, non pas parce qu’elle serait un frein à l’innovation, mais bien parce qu’elle est toujours considérée comme le frein à l’enrichissement du capital sur le travail. 

La Couverture de la la Contre-révolution californienne.

C’est le même constat que dresse d’ailleurs l’historienne Sylvie Laurent dans le lumineux petit libelle, La Contre-révolution californienne (Seuil, 2025), qui remet en perspective l’histoire techno-réactionnaire de la Californie. Pour elle, la fascisation de Musk, les projets antidémocratiques de Thiel, la masculinisation de Zuckerberg ou les compromissions de Bezos, nous ont fait croire à un virage à droite de quelques milliardaires excentriques, mais a invisibilisé les véritables orientations politiques de la Tech. Laurent rappelle que l’industrie californienne a toujours été bien plus Républicaine et conservatrice que progressiste. Mieux, elle montre que la révolution numérique a bien plus épousé la révolution néolibérale reaganienne et le réenchantement de la société de marché que le contraire. Elle pointe « la dimension éminemment raciale » de la défense absolue de la propriété et de la haine des régulations et interventions fédérales. Bref, que le « futurisme réactionnaire » des années 80 va s’appuyer sur le prophétisme technologique et sa promesse de renouveau de la croissance économique. C’est dès cette époque que les industries de hautes technologies sont gratifiées d’exemptions fiscales pour faciliter leur déploiement, de contrats fusionnels avec l’armée et l’Etat pour promouvoir une rationalisation des choix publics. « Parce qu’elle contient le mot de liberté, l’idéologie libertarienne semble indépendante de toute tradition politique, voire paraît émancipatrice. Mais ses affinités électives avec l’extrême droite depuis un demi-siècle doivent se comprendre à la lumière du soleil californien : la haine libertarienne de l’Etat, c’est la haine de l’égalité ». Pour ces grands patrons, la liberté ne désigne que le capitalisme et son principe d’accumulation. La glorification du plus éminent symbole de son succès, la figure de l’entrepreneur, finit par nous faire croire que l’autoritarisme oligarchique est le remède dont la société aurait besoin. « L’instance honnie n’est pas l’Etat comme abstraction, mais l’Etat libéral et démocratique qui prétend défaire les hiérarchies naturelles ». Pour Sylvie Laurent, la Silicon Valley ouvre un espace de transformation sociale de croissance économique par la dérégularisation. La Tech sera très tôt bien plus l’artisan d’une sous-traitance zélée à surveiller et à réprimer qu’à libérer les individus, via une collusion grandissante avec l’Etat. Pour Sylvie Laurent, la Californie n’est pas le lupanar des hippies, mais celui des réacs qui y ont construit leurs outils de réaction

Pas étonnant donc que pour des gens comme Thiel, la liberté de marché et la démocratie soient incompatibles. La technologie s’impose alors comme une alternative à la politique, à l’image de Paypal, imaginé comme un moyen technique pour renverser le système monétaire mondial. Thiel a toujours vu ses investissements comme un moyen pour promouvoir ses idées, contourner les régulations, imposer ses valeurs. Avec Palantir ou Clearview, il finance des outils qui visent ouvertement à déstabiliser l’Etat de droit et imposer leur seule domination.

Le rapport de force comme méthode, le culte du chef comme idéal

Hadjadji et Tesquet rappellent très pertinemment, que si les idéaux de la Valley semblent se concaténer autour d’un petit groupe d’idées rances, l’idéologie, autre que le libéralisme débridé, semble peu présente. Le trumpisme ne repose sur aucun manifeste. Il n’est qu’un « répertoire d’actions », dont le pouvoir se résume à la pratique du deal (The art of deal était d’ailleurs le titre de l’autobiographie de Trump, où il égraine ses conseils pour faire du business et prône non pas tant la négociation, que le rapport de force permanent). Les deux journalistes rappellent, à la suite du philosophe allemand Franz Neumann, que le nazisme n’était également rien d’autre qu’un champ de bataille entre factions concurrentes. La désorganisation tient bien d’une polycratie où s’affronte différents courants au gré des loyautés personnelles. Il n’y a pas de programme unifié, seulement un langage politique commun qui puise dans un syncrétisme instable et complexe, qu’Emile Torres et Timnit Gebru on désigné sous le nom de Tescreal. Sous couvert d’innombrables courants idéologiques confus, racistes, eugéniques, libertariens, transhumains… se rassemblent des gens qui pensent que la démocratie ne fonctionne plus et que la technologie est plus fiable que les institutions humaines, que le rationalisme permet de soumettre la morale à la logique, enfin surtout à la leur. Au-delà de leurs divergences, ces gens pensent que la fin justifie les moyens et que la hiérarchie permet d’organiser le monde et leur autorité. 

Couverture du livre Libres d’obéir.

Pour ces gens, le chef d’entreprise reste celui qui prend les décisions en dernier recours, notamment en temps de crise. Le mythe de l’entrepreneur est venu se confondre avec le mythe du chef providentiel. D’abord parce que l’un comme l’autre permettent d’affirmer un pouvoir sans démocratie. Le mythe du capitaine d’industrie est né avec l’industrialisation, pour pallier à l’érosion de l’Etat absolutiste et pour lutter contre les théories démocratiques et socialistes. Il a notamment été théorisé par les premières organisations patronales, comme le Comité des forges. Dans l’entre deux guerres, les mêmes vont mobiliser les premières théories managériales pour promouvoir la hiérarchie, non sans lien avec la montée de l’extrême droite, comme le montre l’historien Johann Chapoutot dans ses livres Libres d’obéir : Le Management, du nazisme à aujourd’hui (Gallimard, 2020) et Les Irresponsables : Qui a porté Hitler au pouvoir ? (Gallimard, 2025). Comme l’explique l’historien Yves Cohen, notamment dans son livre, Le siècle des chefs (Amsterdam, 2013), la formation d’un discours qui étaye de nouvelles pratiques de commandement se construit entre 1880 et 1940 dans des domaines aussi variés que la politique, l’armée, l’éducation ou l’entreprise. La figure du chef est une réponse « à l’irruption de phénomènes de masse inconnus jusqu’alors » et qui se propose de remplacer l’aristocratie dévalorisée par l’histoire, par ceux qui dominent l’économie. Elle cherche à mêler la force des systèmes industriels qui se construisent, la force des structures capitalistes, à leur incarnation, en personnalisant la rationalité des structures d’hommes providentiels. Le culte du chef est profondément lié au développement du capitalisme. 

Ce culte du chef et de la décision comme rapport de force est également au cœur de la technologie numérique, rappellent les journalistes. C’est le principe notamment des interfaces de programmation (API), « un protocole qui permet à une fonction d’être réutilisée ailleurs, sans que le programmeur ait besoin d’en comprendre tout le fonctionnement interne ». Il suffit d’appliquer la recette. L’API rend les idées portables, interopérables, mais plus encore fonctionnelles partout où l’on peut les utiliser. Dans le numérique, les décisions se répercutent en cascades obéissantes. Les possibilités sont des fonctions circonscrites. Les décisions s’imposent partout et se déploient via les protocoles dans tous les systèmes interconnectés. Les logiques de classement, de tris, d’ordres se distribuent partout, d’un clic, sans discussion. Le rapport de force est tout entier dans la main de celui qui contrôle le système. 

Pour Musk et ses sbires, tous de jeunes informaticiens, prendre le contrôle de l’État, c’est d’abord prendre le contrôle informatique de l’État. Alors qu’internet était censé nous libérer des autorités, la sacralisation des règles, des scripts, des modes d’organisation toujours plus strictes car organisés par la technologie numérique, nous a conduit à sacraliser l’autorité, expliquions-nous il y a longtemps. Le contrôle, la séparation des tâches, les règles, les processus ont envahi les organisations et semblent être devenus les nouvelles formes d’autorités. L’autorité permet de simplifier la complexité, disions-nous, c’est en cela qu’elle l’emporte. Avec elle, une forme de management antisocial se répand. Le numérique a fait la démonstration de son pouvoir. Il a montré que le logiciel était là où le rapport de force s’exerçait, s’appliquait. La technologie recompose le pouvoir à son avantage et le distribue en le rendant fonctionnel partout. 

Le pouvoir est un script

« Au putsch et à son imagerie militaire, les technofascistes préfèrent le coup d’Etat graduel, une sorte d’administration du basculement, sans recours à la force ». C’est le soft coup qui vise moins à infiltrer le pouvoir qu’à paralyser les institutions démocratiques pour les décrédibiliser. Le but premier, c’est l’épuration, la chasse aux sorcières, pour mettre en place une organisation discrétionnaire. C’est l’épuration des progressistes et de leurs idées. Le dégagisme. C’est le programme qu’applique le Doge : virer les fonctionnaires, rationaliser les dépenses – enfin, uniquement celles liées aux idées progressistes. Le but, produire un État minimal où le marché (et la police) régira les interactions. Ultralibéralisme et autoritarisme s’encouragent et finissent par se confondre. 

Pour les deux journalistes, « on assiste à l’émergence d’un pouvoir césariste, plébiscité non pour sa légalité mais pour sa capacité à se montrer brutal ». Le CEO vient prendre possession d’un système, pour le subvertir sans le renverser. Pourtant, « le pouvoir ne se situe plus tant dans l’autorité d’un individu, que dans l’activation d’un système ». La souveraineté tient désormais d’une API, elle est un service qui se distribue via des plateformes privées. Le pouvoir est un script, une séquence d’instructions, qui se déploie instantanément, qui s’instancie, comme un programme informatique. Le monde n’a plus besoin d’être gouverné politiquement, il est seulement organisé, configuré par les outils technoscientifiques qui ordonnent la société. Pour cela, il suffit de réduire la réalité à des algorithmes, à des variables qu’il suffira d’ajuster, comme les programmes des cabinets de conseils comme McKinsey, Accenture, Cap Gemini, PWC… qui déploient leurs logiciels sur les systèmes sociaux, d’un pays l’autre. Dans le technofascisme, « le pouvoir devient une simple interface de gestion de l’ordre ». « C’est un système sans procédure de recours, qui proclame son affranchissement du droit ». Ce modèle n’est pas une idéologie, mais une méthode, un template, disent très justement les deux journalistes. « L’Europe réactionnaire ne s’unifie pas par le haut » (c’est-à-dire par les idées), « mais s’agrège par le bas, par mimétisme fonctionnel. Ce ne sont pas des idées qui circulent, mais des scripts. Une grammaire d’action ». La politique est désormais une question d’ingénierie, mais seulement parce qu’elle ne promeut qu’une grammaire : une grammaire ultralibérale et ultra-autoritaire dont la seule langue est de produire de l’argent. 

Pour beaucoup qui vénèrent l’efficacité des méthodes de la Tech, qui croient en l’incarnation de son pouvoir dans ces grands hommes providentiels, le technofascisme n’est pas un fascisme. Il ne serait qu’un capitalisme sans plus aucune contrainte dont les effets de bords ne seraient que des dommages collatéraux à l’égard de ceux qui ne sont rien.

L’illusion de la sécession, le rêve de l’impunité…

Couverture du livre Le capitalisme de l’apocalypse.

Le modèle qu’ils proposent, c’est celui de la zone économique spéciale, que décrit l’historien du néolibéralisme Quinn Slobodian dans Le capitalisme de l’apocalypse (Seuil, 2025). Celles des enclaves autoritaires de Dubaï, Singapour ou Hong-Kong. Celles des paradis fiscaux et des zones d’accélération technologiques, comme Shenzhen. Celles de territoires qui ne sont pas des nations car sans démocratie. Derrière le rêve de sécession, le modèle est celui de l’accaparement, disent Naomi Klein et Astra Taylor. Mais cet imaginaire sécessionnistes prend l’eau, rappellent les journalistes en racontant les échecs des projets de micro Etats bunkers, comme Praxis (un délire dans lequel les mêmes ont encore investis), XLII d’Ocean Builders (des structures flottantes qui se veulent des villes libres et qui tournèrent au fiasco, ses promoteurs regagnant bien vite la protection de leur pays d’origine pour éviter la prison : la citoyenneté occidentale a encore bien des atouts !) ou encore Prospera au Honduras (l’enclave libertarienne a fini par être déclarée anticonstitutionnelle). Ces tentatives de néoconquistadors se sont surtout soldées par des échecs. Elles montrent surtout que ces gens n’ont pas dépassé le stade du colonialisme. Ils rêvent de bunkers, de  communautés fermées. Derrière Starbase, la ville dont le maire est un PDG, se profile le vieux rêve de Sun City, la ville censitaire pour riches vieillards. Au mieux, ces citoyennetés se terminent en hôtels de luxe pour digital nomads. La sécession est bien loin. La citoyenneté ne nécessite plus d’impôts, seulement un abonnement. A se demander ce que cela change ?! Hormis mieux exclure ceux qui ne peuvent se le payer. Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet ont bien raison de pointer que cette pensée magique et facile est « saturée d’angles morts ». Que signifie le monde censitaire qu’ils dessinent, hormis une puissance et des droits selon le niveau de fortune ? Ce que les gens doivent comprendre, c’est que dans un tel monde, les droits des milliardaires seraient sans commune mesure par rapport aux droits des millionnaires… Même la police, censée encore assurer l’ordre (bien qu’on pourrait la remplacer par des robots) serait ici une sous-classe sans droits. Le monde qu’ils proposent n’est pas fonctionnel.  

La grande tâche des libertariens n’est pourtant pas tant d’échapper à la politique que d’imposer la leur par la force. D’imposer une impunité à leur profit que leur seule richesse ne leur accorde pas. Leur seule volonté est de précipiter la chute du système démocratique. Ceux qui détestent la démocratie ne cessent de continuer à trouver tous les moyens pour nous en convaincre, dans le seul but qu’on leur rende le pouvoir, nous disait déjà le philosophe Jacques Rancière.

Ce à quoi le livre ne répond pas c’est pourquoi les gens sont si séduits par ces discours. La simplicité, certes. Le fait de trouver des boucs-émissaires certes. Quelque chose d’autre fascine me semble-t-il. Le désir d’autorité d’abord, quand bien même chacun est capable de se rendre compte que s’il désire la restauration de la sienne à l’égard des autres, nul ne supporte celle des autres – et surtout pas ceux qui n’ont que ce mot là à la bouche.  

Couverture du livre, Le monde confisqué.

La croyance que chacun peut devenir l’un de ceux-ci, ensuite. Oubliant qu’en fait, c’est absolument impossible… L’essor des technologies numériques a fait croire que chacun pouvait devenir milliardaire depuis son garage. Cela a peut-être été le cas de quelques-uns. Mais c’est devenu une illusion de le croire encore à l’heure où les investissements dans la tech sont devenus faramineux. La Tech a été le dernier bastion du rêve d’enrichissement “généralisé et illimité”, explique l’économiste Arnaud Orain, qui publie Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle) (Flammarion, 2025). A l’heure du capitalisme de la finitude, le rêve de puissance et de richesse reste entier pour beaucoup, oubliant que l’abondance est derrière nous, et que la solidarité et la justice nous proposent des vies bien plus fécondes que le seul argent. 

Hubert Guillaud

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