Elon Musk est sans doute le plus grand terroriste de notre temps : commercialisation de lance-flammes pour le plaisir, dénaturation du firmament étoilé, greenwashing de masse, implantation de puces cérébrales pour rendre désuètes les interactions, incitation à la haine et transport d’armes par fusée. Musk, c’est aussi l’homme qui a éructé au monde entier deux saluts nazis bien haineux et impétueux pour inaugurer sa courte « bromance » avec l’homme le plus virulent de la planète.
Voilà nos grands gagnants du système capitaliste : ce jeu qui définit notre valeur à partir de notre capacité à accumuler du capital. Un jeu auquel nous jouons pourtant toutes et tous… Ce n’est pas comme si nous en avions vraiment le choix, nous sommes, hélas, enclavés dans ce système de compétition dès l’enfance. Néanmoins, nous savons pertinemment qu’il est impossible (et sans doute non souhaitable) de « gagner ». Il faudrait pour ce faire travailler pendant mille ans sans dépenser un sou pour devenir milliardaire, alors que nos grands gagnants possèdent des centaines de milliards. Mais quelle carte ont-ils dans leur jeu? Comment fait-on pour gagner quand les dés sont pipés? Eh bien, on triche! En effet, plus les autres perdent, plus nous gagnons… Croyez-vous vraiment que la pauvreté du (deux) tiers-monde et les famines meurtrières soient des effets collatéraux du système capitaliste? Elles sont au contraire, selon l’économiste Yves-Marie Abraham, les conditions nécessaires à son implantation1!
Gagner au jeu du capitalisme implique que certains perdent. Si les grands pollueurs, par exemple, étaient conséquents par rapport aux externalités négatives de leur production, ils devraient soit arrêter complètement leur activité ou l’adapter à un point tel qu’ils feraient beaucoup moins de profit. Pourtant, ce n’est pas ce qu’on constate : nos dirigeants sont englués dans un acharnement à l’accélération. On connaît les effets : destruction des conditions d’habitabilité terrestres, pauvreté, pollution, acidification des océans, perturbation des cycles biogéochimiques, famine meurtrière et extermination progressive de la vie sur Terre — puisque rappelons-le, nous sommes actuellement dans la sixième extinction massive de la vie sur Terre.
De plus, notre prédation croissante sur les « ressources » naturelles accentue le rapport de force d’ores et déjà extrêmement inique. Pour mettre cette injustice en lumière, imaginez un arbre produisant un certain nombre de fruits, donc stable d’année en année. Imaginez que cet arbre permette de nourrir l’humanité, mais que l’Occident se vautre dans la volition – considérée d’ailleurs comme méliorative – de cueillir de plus en plus de fruits chaque année pour accentuer son développement. Il est évident que pour pérenniser cette hubris, de plus en plus de gens devront se contenter de moins jusqu’à mourir de faim afin que l’Occident puisse vivre d’opulence accentuant, de facto, la disparité des castes. Toutefois, aliénés dans notre suffisance arrogante, nous ne nous rendons pas compte que nous gangrénons cet arbre avec l’espoir narcissique de jouir encore un peu dans sa chute. Notre triomphe, sacrifiant tout le Beau et le Sensé, est aussi prosaïque qu’un attentat suicide pour s’offrir une carte de membre chez Costco.
Les grands gagnants de notre système de destruction massive ont bien compris que le joker du jeu est l’égoïsme et la prédation. Manger l’autre pour ne pas être mangé est l’huile de l’engrenage. En effet, pour « gagner », il faut être individualiste : être égoïste. Musk l’a bien compris c’est pourquoi il a déclaré que la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale était l’empathie2.
Il a malheureusement raison. Notre système s’alimente de notre désir de vouloir compétitionner vers la « victoire », de croire que notre valeur se mesure à notre richesse, aux biens qu’on possède et au salaire qu’on gagne chaque année. Mais l’empathie, c’est justement le contraire : c’est la coopération, la réduction des externalités négatives pour ne pas nuire à autrui, le vélo plutôt que la voiture, le véganisme plutôt que le carnisme; l’empathie, c’est choisir l’être plutôt que l’avoir, l’amour plutôt que l’objet, la relation plutôt que la possession, la gauche plutôt que la droite…
« Être de gauche c’est d’abord penser le monde, puis son pays, puis ses proches, puis soi; être de droite c’est l’inverse3. »
La droite – à laquelle Elon Musk adhère corps et âme – a très bien compris ce principe égocentrique. La haine de l’Autre (leur cheval de bataille) n’est pas que raciste ou xénophobe, elle a une vocation économique et impérialiste. Qui s’opposerait vraiment à bombarder de prétendus « terroristes », ou à envahir leur pays…? Idem avec les animaux non humains, qu’on doit rabaisser au niveau d’objets incapables d’émotion pour légitimer leur exploitation.
Nous nous rendons compte aujourd’hui de la turpitude et de la violence fascisante d’un Trump, d’un Musk ou d’un Netanyahou, et pourtant, ces terroristes, nous les méritons : ils sont, dans un sens, les archétypes exacerbés de nos aspirations. La recrudescence de l’extrême droite dans le monde met en lumière cette dérive axiologique profondément immiscée dans notre vouloir. Ces terroristes, ils sont nous, ils sont à l’image de l’Occident prédateur, et nous avons raison d’en éprouver du dégoût. Le problème n’est pas tant que les plus égoïstes soient aujourd’hui au sommet de la pyramide, mais plutôt que nous croyons qu’il est légitime de conserver cette structure qui leur permet de s’y hisser. Pour déconstruire cette tour de Babel, il ne suffit pas de tenter de gagner à notre tour. Il faut changer les règles. Redéfinir la victoire.
Il ne s’agit pas d’édulcorer nos comportements pour continuer sur la même voie et limiter un peu les dégâts. Il faut remettre en cause la légitimité même de cette quête de possession et de domination. Il faut prendre conscience que sans joueuses et joueurs personne ne perd, et que c’est en faisant équipe qu’il est possible de s’affranchir du « tu dois jouer pour devenir… » et du « tu dois gagner pour être heureux » afin de s’en émanciper. Il est impératif aujourd’hui, en tenant bien compte de la caducité de nos construits, de déconstruire les règles du jeu. Changeons-les, et plus personne ne perdra. Changeons-les, pour que l’altruisme remplace l’égoïsme comme élément qui guide le monde.
Si nous gagnons cette guerre contre le monde, alors tout le monde perd.
1. Yves-Marie Abraham, Guérir du mal de l’infini : produire moins, partager plus, décider ensemble, Écosociété, 2019.
2. Joe Rogan, Experience #2281 – Elon Musk, 2025, https://youtu.be/sSOxPJD-VNo?si=JKzb3_zRu-4rGXsI
3. Gilles Deleuze dans Pierre-André Boutang (réal.), L’Abécédaire de Gilles Deleuze, France. (Œuvre originale filmée 1988-1989, rééd. DVD 2003).