Pascal Chabot est philosophe et enseigne Ă lâInstitut des hautes Ă©tudes des communications sociales Ă Bruxelles. Son plus rĂ©cent ouvrage, Un sens Ă la vie : enquĂȘte philosophique sur lâessentiel (PUF, 2024) fait suite Ă une riche production de livres , oĂč la question du numĂ©rique est toujours prĂ©sente, lancinante, quand elle nâest pas au cĆur de sa rĂ©flexion. Lâoccasion de revenir avec lui sur comment les enjeux numĂ©riques dâaujourdâhui questionnent la philosophie. Entretien.
Dans les algorithmes : Dans votre dernier livre, Un sens Ă la vie, vous vous interrogez sur le meaning washing, câest Ă la dire Ă la fois sur la perte de sens de nos sociĂ©tĂ©s contemporaines et leur rĂ©cupĂ©ration, par exemple par le consumĂ©risme qui nous invite Ă consommer pour donner du sens Ă lâexistence. Pour vous, notre monde contemporain est saisi dâune âdissonance majeureâ, oĂč les sources de sens sâĂ©loignent de nous du fait du dĂ©veloppement dâenvironnements entiĂšrement artificiels, du monde physique comme du monde numĂ©rique.
Couverture du livre de Pascal Chabot, Un sens Ă la vie.
Vous interrogez cette perte de sens ou notre difficultĂ©, frĂ©quente, Ă retrouver du sens dans les contradictions de la modernitĂ©. Retrouver le sens nĂ©cessite de trouver comment circuler entre les sensations, les significations et les orientations, expliquez-vous, câest-Ă -dire Ă trouver des formes de circulations entre ce que lâon ressent, ce quâon en comprend et lĂ oĂč lâon souhaite aller. âVivre, câest faire circuler du sensâ, le dĂ©sirer, se le rĂ©approprier. Mais le sens que tout Ă chacun cherche est aujourdâhui bouleversĂ© par le numĂ©rique. Le sens âest transformĂ© par les modalitĂ©s de sa transmissionâ dites-vous. En quoi ces nouvelles modalitĂ©s de transmission modifient-elles notre comprĂ©hension mĂȘme du monde ?
Pascal Chabot : Une chose qui mâintĂ©resse beaucoup en philosophie, câest de comprendre comment des questions, anciennes, traditionnelles, sont Ă la fois toujours actuelles et bouleversĂ©es par ce que nous vivons. Par rapport Ă la question du sens, qui est un accord entre ce que lâon sent, ce que lâon comprend et ce que lâon devient, les choses ont peu bougĂ©. Un ancien grec ou un humaniste de la Renaissance auraient pu faire des constats sur le sens de la vie proches des miens, pour peu quâils aient Ă©tĂ© en dehors des trĂšs grands rĂ©cits de transcendance qui sâimposaient alors, oĂč le sens est donnĂ© par Dieu ou le Salut, câest Ă dire oĂč le sens a un nom avec une majuscule. Cette façon de faire circuler du sens dans nos vies, on la partage avec nos lointains prĂ©dĂ©cesseurs dans lâhistoire de la philosophie. Il y a une lignĂ©e humaine dans laquelle nous sommes chacun profondĂ©ment inscrits.
Cela Ă©tant, aprĂšs avoir dit la continuitĂ©, il faut penser la rupture. Et la rupture, selon moi, elle est dans le branchement de nos consciences Ă ce que jâappelle le surconscient numĂ©rique. La conscience, telle quâelle est ordinairement dĂ©finie Ă partir du XXe siĂšcle et bien sĂ»r de Freud, est toujours couplĂ©e Ă son inconscient. Cette dĂ©couverte, dâun enrichissement inĂ©dit, mĂȘme si lâon ne sait pas toujours trĂšs bien ce quâest lâinconscient, est restĂ©e dâune grande originalitĂ©, en apportant ce binĂŽme conscience-inconscience qui permet dâenrichir notre comprĂ©hension de la pensĂ©e, en accord avec une nature humaine profonde, allant des grands mythes freudiens Ă la nature, dans lesquels notre inconscient peut sâexprimer, que ce soit via la sexualitĂ© ou la contemplation. Ce binĂŽme a permis de crĂ©er des sens nouveaux. Cependant, je crois quâon est de plus en plus dĂ©branchĂ©s de notre inconscient. Câest pourquoi une partie de la psychiatrie et de la psychanalyse ont un mal fou Ă comprendre ce quâil se passe avec les nouvelles pathologies. En revanche, on est beaucoup plus branchĂ©, on fait couple, avec ce surconscient auquel on a accĂšs dĂšs quâon fait le geste de consulter un Ă©cran. Ce mot surconscient, créé par analogie avec lâinconscient, est un mot assez large qui dĂ©signe pour moi un rĂ©seau, un dĂŽme dâinformation, de communication, de protocoles dâĂ©changes, dâimages, qui a une certaine conscience. Une conscience relative comme lâinconscient a lui-mĂȘme une conscience relative. Ce nâest pas une conscience en terme de « JE », mais de « NOUS ». Câest un savoir exploitable par la conscience et lâinconscient et qui est de plus en plus dĂ©terminant sur notre conscience comme sur notre inconscient.
Dans les algorithmes : Mais on pourrait dire que ce surconscient existait avant le numérique, non ? Des grands récits à la presse, toutes nos formes médiatiques et culturelles y participaient. Pourquoi le numérique modifierait-il particuliÚrement ce rapport ?
Pascal Chabot : Oui, toute Ćuvre culturelle, de la presse Ă la littĂ©rature, crĂ©e des bulles de signification, un cadre de signification, avec lequel nous sommes en dialogue. La graphosphĂšre, comme on lâa parfois appelĂ©, existe. Mais la grande diffĂ©rence, câest que le monde numĂ©rique propose un monde oĂč les significations ont une vie propre. Ce que TolstoĂŻ a Ă©crit par exemple, a Ă©tĂ© Ă©crit une fois pour toute. On se rĂ©fĂšre Ă Guerre et Paix Ă partir des significations qui ont Ă©tĂ© donnĂ©es depuis un Ă©crit stabilisĂ©. Si Guerre et Paix continue Ă vivre, câest par lâacte dâenrichissement du livre dans notre imagination, dans nos souvenirs, dans notre mĂ©moire. Dans le monde du surconscient numĂ©rique, il nây a pas dâinertie. Les informations sont modifiĂ©es, mises Ă jour, rĂ©pĂ©tĂ©es, dynamiques, avec une personnalisation des contenus continue. Cette personnalisation lĂ est assez spĂ©cifique, centrĂ©e sur les personnes, calibrĂ©e pour chacun dâentre nous.
Cette personnalisation est une caractĂ©ristique importante. Il y en a une autre, celle du temps. Quand on se rĂ©fĂšre Ă un livre Ă©crit Ă la fin du XIXe siĂšcle, on fait venir dans le temps prĂ©sent un objet du passĂ©. La sphĂšre numĂ©rique est caractĂ©risĂ©e par un temps nouveau, comme je lâĂ©voquais dans Avoir le temps , oĂč jâessayais de dire, quâil y a eu deux grands temps. Le temps comme destin, câest le temps de la nature, et le temps du progrĂšs, celui de la construction dâun monde commun. Dans le numĂ©rique on vit un hypertemps. Un temps de synchronisation permanente. Un temps oĂč la nouveautĂ© est tout le temps prĂ©sente. Un temps dĂ©comptĂ©, Ă rebours. Le temps du surconscient est aussi cet hypertemps. On est de moins en moins dans lâespace et de plus en plus dans des bulles temporelles qui sâouvrent notamment quand on est dans la consommation de lâĂ©cran, oĂč lâon se branche Ă un hypertemps commun.
« Dans le monde du surconscient numĂ©rique, il nây a pas dâinertie. Les informations sont modifiĂ©es, mises Ă jour, rĂ©pĂ©tĂ©es, dynamiques, avec une personnalisation des contenus continue. Cette personnalisation lĂ est assez spĂ©cifique, centrĂ©e sur les personnes, calibrĂ©e pour chacun dâentre nous. »
Dans les algorithmes : Cette consommation dâĂ©cran, ce pas de cĂŽtĂ© dans nos rĂ©alitĂ©s, nĂ©cessite de « faire le geste » dites-vous, câest-Ă -dire dâouvrir son smartphone. Geste que nous faisons des centaines de fois par jour. « Nous passons nos vies Ă caresser une vitre », ironise lâĂ©crivain Alain Damasio. Câest consulter, nous brancher en permanence, dans un geste qui est dĂ©sormais si prĂ©sent dans notre quotidien, quâil ne semble nullement le perturber, alors quâil lâentrecoupe sans arrĂȘt. Or, ce geste nous coupe de nos environnements. Il rĂ©duit nos sensations, limite nos orientations⊠Comme si ce geste Ă©tait le symptĂŽme de notre envahissement par ce surconscientâŠ
Pascal Chabot : Câest effectivement sa matĂ©rialisation. Câest par ce geste que le surconscient colonise nos consciences. On dit beaucoup quâon vit une mutation anthropologique majeure, mais elle est orchestrĂ©e par des ultraforces, câest-Ă -dire des moyens qui ne sont pas une fin mais une force en soi, comme le sont la finance ou le numĂ©rique. « Faire le geste » nous fait changer de rĂ©alitĂ©, nous fait muter, nous fait passer dans un autre monde. Un monde trĂšs libidinal, un monde qui sait nos intentions, qui satisfait nos dĂ©sirs. Un monde qui nous rend captif mais qui nous permet surtout de quitter une rĂ©alitĂ© qui nous apparaĂźt de moins en moins satisfaisante. Le rapport au prĂ©sent, Ă la matĂ©rialitĂ©, nous apparaĂźt dĂ©sormais plus pauvre que le voyage dans le surconscient de lâhumanitĂ©. La plupart dâentre nous sommes devenus incapables de rester 5 minutes sans « faire le geste ». Toute addiction est aphrodisiaque : elle nous promet un dĂ©sir quâon ne peut plus avoir ailleurs. Comme si notre conscience et notre inconscient ne nous suffisaient plus.
Dans les algorithmes : Vous reconnaissez pourtant que ce surconscient a des vertus : « il fait exploser nos comprĂ©hensions », dites-vous. Vous expliquez que le rendement informationnel du temps que lâon passe sur son smartphone â diffĂ©rent de son impact intellectuel ou affectif â est bien supĂ©rieur Ă la lecture dâun livre ou mĂȘme dâun dialogue avec un collĂšgue. Que notre connexion au rĂ©seau permet de zoomer et dĂ©zoomer en continue, comme disait le sociologue Dominique Cardon , nous permet dâaller du micro au macro. Nous sommes plongĂ©s dans un flux continu de signifiants. âLes sensations sâatrophient, les significations sâhypertrophient. Quant aux orientations, en se multipliant et se complexifiant, elles ouvrent sur des mondes labyrinthiquesâ qui se reconfigurent selon nos circulations. Nous sommes plongĂ©s dans un surconscient tentaculaire qui vient inhiber notre inconscient et notre conscience. Ce surconscient perturbe certes la circulation du sens. Mais nos Ă©crans ne cessent de produire du sens en permanenceâŠ
Pascal Chabot : Oui, mais ce surconscient apporte de lâinformation, plus que du sens. Je parle bien de rendement informationnel. Quand les livres permettent eux de dĂ©ployer lâimagination, la crĂ©ativitĂ©, la sensibilitĂ©, lâĂ©motivité⊠de les ancrer dans nos corps, de dialoguer avec lâinconscient. En revanche, ce que nous offre le surconscient en terme quantitatif, en prĂ©cision, en justesse est indĂ©niable. Comme beaucoup, jâai mutĂ© des mondes de la bibliothĂšque au monde du surconscient. Il Ă©tait souvent difficile de retrouver une information dans le monde des livres. Alors que le surconscient, lui, est un monde sous la main. Nous avons un accĂšs de plus en plus direct Ă lâinformation. Et celle-ci se rapproche toujours plus de notre conscience, notamment avec ChatGPT. La recherche Google nous ouvrait une forme dâarborescence dans laquelle nous devions encore choisir oĂč aller. Avec les chatbots, lâinformation arrive Ă nous de maniĂšre plus directe encore.
Mais lâinformation nâest ni le savoir ni la sagesse et sĂ»rement pas le sens.
Dans les algorithmes : Vous dites dâailleurs que nous sommes entrĂ©s dans des sociĂ©tĂ©s de la question aprĂšs avoir Ă©tĂ© des sociĂ©tĂ©s de la rĂ©ponse. Nous sommes en train de passer de la rĂ©ponse quâapporte un article de WikipĂ©dia, Ă une sociĂ©tĂ© de lâinvite, Ă lâimage de lâinterface des chatbots qui nous envahissent, et qui nous invitent justement Ă poser des questions â sans nĂ©cessairement en lire les rĂ©ponses dâailleurs. Est-ce vraiment une sociĂ©tĂ© de la question, de lâinterrogation, quand, en fait, les rĂ©ponses deviennent sans importance ?
Pascal Chabot : Quand jâĂ©voque les sociĂ©tĂ©s de la question et de la rĂ©ponse, jâĂ©voque les sociĂ©tĂ©s modernes du XVIIe et du XVIIIe siĂšcle, des sociĂ©tĂ©s oĂč certaines choses ne sâinterrogent pas, parce quâil y a des rĂ©ponses partout. La question du sens ne hante pas les grands penseurs de cette Ă©poque car pour eux, le sens est donnĂ©. Les sociĂ©tĂ©s de la question naissent de la mort de Dieu, de la perte de la transcendance et du fait quâon nâĂ©crit plus le sens en majuscule. Ce sont des sociĂ©tĂ©s de lâinquiĂ©tude et du questionnement. La question du sens de la vie est une question assez contemporaine finalement. Câest Nietzsche qui est un des premiers Ă la poser sous cette forme lĂ .
Dans la sociĂ©tĂ© de la question dans laquelle nous entrons, on interroge les choses, le sens⊠Mais les rĂ©ponses qui nous sont faites restent dĂ©sincanĂ©es. Or, pour que le sens soit prĂ©sent dans une existence, il faut quâil y ait un enracinement, une incarnation⊠Il faut que le corps soit lĂ pour que la signification soit comprise. Il faut une parole et pas seulement une information. De mĂȘme, lâorientation, le chemin et son caractĂšre initiatique comme dĂ©routant, produisent du sens.
Mais, si nous le vivons ainsi câest parce que nous avons vĂ©cu dans un monde de sensation, de signification et dâorientation relativement classique. Les plus jeunes nâont pas nĂ©cessairement ces rĂ©flexes. Certains sont dĂ©jĂ couplĂ©s aux outils dâIA gĂ©nĂ©rative qui leurs servent de coach particuliers en continue⊠Câest un autre rapport au savoir qui arrive pour une gĂ©nĂ©ration qui nâa pas le rapport au savoir que nous avons construit.
Dans les algorithmes : Vous expliquez que cette extension du surconscient produit des pathologies que vous qualifiez de digitoses, pour parler dâun conflit entre la conscience et le surconscient. Mais pourquoi parlez-vous de digitose plutĂŽt que de nouvelles nĂ©vroses ou de nouvelles psychoses ?
Pascal Chabot : Quand jâai travaillĂ© sur la question du burn-out, jâai pu constater que le domaine de la santĂ© mentale devait Ă©voluer. Les concepts classiques, de nĂ©vrose ou de psychose, nâĂ©taient plus opĂ©rants pour dĂ©crire ces nouvelles afflictions. Nous avions des notions orphelines dâune thĂ©orie plus englobante. Le burn-out ou lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© ne sont ni des nĂ©vroses ni des psychoses. Pour moi, la santĂ© mentale avait besoin dâun aggiornamento, dâune mise Ă jour. Jâai cherchĂ© des analogies entre inconscient et surconscient, le ça, le lĂ , le refoulement et le dĂ©foulement⊠Jâai dâabord trouvĂ© le terme de numĂ©rose avant de lui prĂ©fĂ©rĂ© le terme de digitose en rĂ©fĂ©rence au digital plus quâau numĂ©rique. Câest un terme qui par son suffixe en tout cas ajoute un penchant pathologique au digital. Peu Ă peu, les digitoses se sont structurĂ©es en plusieurs familles : les digitoses de scission, dâavenir, de rivalité⊠qui mâont permis de crĂ©er une typologie des problĂšmes liĂ©s Ă un rapport effrĂ©nĂ© ou sans conscience au numĂ©rique qui gĂ©nĂšre de nouveaux types de pathologies.
Dans les algorithmes : Le terme de digitose, plus que le lien avec le surconscient, nâaccuse-t-il pas plus le messager que le message ? Sur lâĂ©co-anxiĂ©tĂ©, lâinformation que lâon obtient via le numĂ©rique peut nous amener Ă cette nouvelle forme dâinquiĂ©tude sourde vis Ă vis du futur, mais on peut ĂȘtre Ă©co-anxieux sans ĂȘtre connectĂ©. Or, dans votre typologie des digitoses, câest toujours le rapport au numĂ©rique qui semble mis au banc des accusĂ©sâŠ
Pascal Chabot : Je ne voudrais pas donner lâimpression que je confond le thermomĂštre et la maladie effectivement. Mais, quand mĂȘme : le mĂ©dia est le message. Ce genre de pathologies lĂ , qui concernent notre rapport au rĂ©el, arrivent dans un monde oĂč le rĂ©el est connu et transformĂ© par le numĂ©rique. Pour prendre lâexemple de lâĂ©co-anxiĂ©tĂ©, on pourrait tout Ă fait faire remarquer quâelle a existĂ© avant internet. Le livre de Rachel Carson, Le printemps silencieux , par exemple, date des annĂ©es 60.
Mais, ce qui est propre au monde numĂ©rique est quâil a permis de populariser une connaissance de lâavenir que le monde dâautrefois ne connaissait absolument pas. Lâavenir a toujours Ă©tĂ© le lieu de lâopacitĂ©, comblĂ© par de grands rĂ©cits mythiques ou apocalyptiques. Aujourdâhui, lâapport informationnel majeur du numĂ©rique, permet dâavoir pour chaque rĂ©alitĂ© un ensemble de statistiques prospectives extrĂȘmement fiables. On peut trouver comment vont Ă©voluer les populations dâinsectes, la fonte des glaciers, les tempĂ©ratures globales comme locales⊠Ce nâest pas uniquement le mĂ©dia numĂ©rique qui est mobilisĂ© ici, mais la science, la technoscience, les calculateurs⊠câest-Ă -dire la forme contemporaine du savoir. Les rapports du Giec en sont une parfaite illustration. Ils sont des Ă©ventails de scĂ©narios chiffrĂ©s, sourcĂ©s, documentĂ©s⊠assortis de probabilitĂ©s et validĂ©s collectivement. Ils font partie du surconscient, du dĂŽme de savoir dans lequel nous Ă©voluons et qui Ă©tend sa chape dâinquiĂ©tude et de soucis sur nos consciences. LâĂ©co-anxiĂ©tĂ© est une digitose parce que câest le branchement Ă ce surconscient lĂ qui est important. Ce nâest pas uniquement la digitalisation de lâinformation qui est en cause, mais lâexistence dâun contexte informationnel dont le numĂ©rique est le vecteur.
« Le numĂ©rique a permis de populariser une connaissance de lâavenir que le monde dâautrefois ne connaissait absolument pas »
Dans les algorithmes : Ce nâest pas le fait que ce soit numĂ©rique, câest ce que ce branchement transforme en nousâŠ
Pascal Chabot : Oui, câest la mĂȘme chose dans le monde du travail, par rapport Ă la question du burn-out⊠Nombre de burn-out sont liĂ©s Ă des facteurs extra-numĂ©riques qui vont des patrons chiants, aux collĂšgues toxiques⊠et qui ont toujours existĂ©, hĂ©las. Mais dans la structure contemporaine du travail, dans son exigence, dans ce que les algorithmes font de notre rapport au systĂšme, au travail, Ă la sociĂ©té⊠ces nouveaux branchements, ce reporting constant, cette normalisation du travail⊠renforcent encore les souffrances que nous endurons.
« LâĂ©co-anxiĂ©tĂ© est une digitose parce que câest le branchement Ă ce surconscient lĂ qui est important. Ce nâest pas uniquement la digitalisation de lâinformation qui est en cause, mais lâexistence dâun contexte informationnel dont le numĂ©rique est le vecteur. »
Dans les algorithmes : Outre la digitose de scission (le burn-out), et la digitose dâavenir (lâĂ©co-anxiĂ©tĂ©) dont vous nous avez parlĂ©, vous Ă©voquez aussi la digitose de rivalitĂ©, celle de notre confrontation Ă lâIA et de notre devenir machine. Expliquez-nous !
Pascal Chabot : Il faut partir de lâĂ©criture pour la comprendre. Ce que lâon dĂ©lĂšgue Ă un chatbot, câest de lâĂ©criture. Bien sĂ»r, elles peuvent gĂ©nĂ©rer bien dâautres choses, mais ce sont dâabord des machines qui ont appris Ă aligner des termes en suivant les grammaires pour produire des rĂ©ponses sensĂ©es, câest-Ă -dire qui font sens pour quelquâun qui les lit. Ce qui est tout Ă fait perturbant, câest que de cette sorte de graphogenĂšse, de genĂšse du langage graphique, naĂźt quelque chose comme une psychogenĂšse. Câest simplement le bon alignement de termes qui rĂ©pond Ă telle ou telle question qui nous donne lâimpression dâune intentionnalitĂ©. Depuis que lâhumanitĂ© est lâhumanitĂ©, un terme Ă©crit nous dit quâil a Ă©tĂ© pensĂ© par un autre. Notre rapport au signe attribue toujours une paternitĂ©. LâhumanitĂ© a Ă©tĂ© créée par les Ecritures. Les sociĂ©tĂ©s religieuses, celles des grands monothĂ©ismes, sont des sociĂ©tĂ©s du livre. Ătre en train de dĂ©lĂ©guer lâĂ©criture Ă des machines qui le feront de plus en plus correctement, est quelque chose dâabsolument subjuguant. Le problĂšme, câest que lâhumain est paresseux et que nous risquons de prendre cette voie facile. Nos consciences sont pourtant nĂ©es de lâĂ©criture. Et voilĂ que dĂ©sormais, elles se font Ă©crire par des machines qui appartiennent Ă des ultraforces qui ont, elles, des visĂ©es politiques et Ă©conomiques. Politique, car Ă©crire la rĂ©ponse Ă la question « la dĂ©mocratie est-elle un bon rĂ©gime ? » dĂ©pendra de qui relĂšvent de ces ultraforces. Ăconomique, comme je mâen amusait dans Lâhomme qui voulait acheter le langage ⊠car lâaccĂšs Ă ChatGPT est dĂ©jĂ payant et on peut imaginer que les accĂšs Ă de meilleures versions demain, pourraient ĂȘtre plus chĂšres encore. La capitalisme linguistique va continuer Ă se dĂ©velopper. LâĂ©criture, qui a Ă©tĂ© un outil dâĂ©mancipation dĂ©mocratique sans commune mesure (car apprendre Ă Ă©crire a toujours Ă©tĂ© le marqueur dâentrĂ©e dans la sociĂ©tĂ©), risque de se transformer en simple outil de consommation. Outre la rivalitĂ© existentielle de lâIA qui vient dĂ©valuer notre intelligence, les impacts politiques et Ă©conomiques ne font que commencer. Pour moi, il y dans ce nouveau rapport quelque chose de lâordre de la dĂ©possession, dâune dĂ©possession trĂšs trĂšs profonde de notre humanitĂ©.
Dans les algorithmes : Ecrire, câest penser. Ătre dĂ©possĂ©der de lâĂ©criture, câest ĂȘtre dĂ©possĂ©dĂ© de la pensĂ©e.
Pascal Chabot : Oui et cela reste assez vertigineux. Notamment pour ceux qui ont appris Ă manier lâĂ©criture et la pensĂ©e. Ecrire, câest sâemparer du langage pour lui injecter un rythme, une stylistique et une heuristique, câest-Ă -dire un outil de dĂ©couverte, de recherche, qui nous permet de stabiliser nos relations Ă nous-mĂȘmes, Ă autrui, au savoir⊠Quand on termine un mail, on rĂ©flĂ©chit Ă la formule quâon veut adopter en fonction de la relation Ă lâautre que nous avons⊠jusquâĂ ce que les machines prennent cela en charge. On a lâimpression pour le moment dâĂȘtre au stade de la rivalitĂ© entre peinture et photographie vers 1885. Souvenons-nous que la photographie a balayĂ© le monde ancien.
Mais câest un monde dont il faut reconnaĂźtre aussi les limites et lâobsolescence. Le problĂšme des nouvelles formes qui viennent est que le sens quâelles proposent est bien trop extĂ©rieur aux individus. On enlĂšve lâindividu au sens. On est dans des significations importĂ©es, dans des orientations qui ne sont pas vĂ©cues existentiellement.
Dans les algorithmes : Pour répondre aux pathologies des digitoses, vous nous invitez à une thérapie de civilisation. De quoi avons-nous besoin pour pouvoir répondre aux digitoses ?
Pascal Chabot : La conscience, le fait dâaccompagner en conscience ce que nous faisons change la donne. RĂ©flĂ©chir sur le temps, prendre conscience de notre rapport temporel, change notre rapport au temps. RĂ©flĂ©chir Ă la question du sens permet de prendre une hauteur et de crĂ©er une sĂ©rie de filtres permettant de distinguer des actions insensĂ©es qui relĂšvent Ă la fois des grandes transcendance avec une majuscule que des conduites passives face au sens. La thĂ©rapie de la civilisation, nâest rien dâautre que la philosophie. Câest un plaidoyer pro domo ! Mais la philosophie permet de redoubler ce que nous vivons dâune sorte de conscience de ce que nous vivons : la rĂ©flexivitĂ©. Et cette façon de rĂ©flĂ©chir permet dâĂ©valuer et garder vive la question de lâinsensĂ©, de lâabsurde et donc du sens.
Dans les algorithmes : Dans ce surconscient qui nous aplatit, comment vous situez-vous face aux injonctions Ă dĂ©brancher, Ă ne plus Ă©couter la tĂ©lĂ©vision, la radio, Ă dĂ©brancher les Ă©crans ? Cela relĂšve dâun levier, du coaching comportemental ou est-ce du meaning washing ?
Pascal Chabot : Je nây crois pas trop. Câest comme manger des lĂ©gumes ou faire pipi sous la douche. Les mouvements auxquels nous sommes confrontĂ©s sont bien plus profonds. Bien sĂ»r, chacun sâadapte comme il peut. Je ne cherche pas Ă ĂȘtre jugeant. Mais cela nous rappelle dâailleurs que la civilisation du livre et de lâĂ©crit a fait beaucoup de dĂ©gĂąts. La conscience nous aide toujours Ă penser mieux. Rien nâest neutre. ConfrontĂ©s aux ultraforces, on est dans un monde qui dĂ©veloppe des anti-rapports, Ă la fois des dissonnances, des dĂ©nis ou des esquives pour tenter dâĂ©chapper Ă notre impuissance.
Dans les algorithmes : Vous ĂȘtes assez alarmiste sur les enjeux civilisationnels de lâintelligence artificielle que vous appelez trĂšs joliment des « communicants artificiels ». Et de lâautre, vous nous expliquez que ces outils vont continuer la dĂ©mocratisation culturelle Ă lâĆuvre. Vous rappelez dâailleurs que le protestantisme est nĂ© de la gĂ©nĂ©ralisation de la lecture et vous posez la question : « que naĂźtra-t-il de la gĂ©nĂ©ralisation de lâĂ©criture ? »
Mais est-ce vraiment une gĂ©nĂ©ralisation de lâĂ©criture Ă laquelle nous assistons ? On parle de lâĂ©criture de et par des machines. Et il nâest pas sĂ»r que ce quâelles produisent nous pĂ©nĂštrent, nous traversent, nous Ă©mancipent. Finalement, ce quâelles produisent ne sont que des rĂ©ponses qui ne nous investissent pas nĂ©cessairement. Elles font Ă notre place. Nous leur dĂ©lĂ©guons non seulement lâĂ©criture, mais Ă©galement la lecture⊠au risque dâabandonner les deux. Est-ce que ces outils produisent vraiment une nouvelle dĂ©mocratisation culturelle ? Sommes-nous face Ă un nouvel outil interculturel ou assistons-nous simplement Ă une colonisation et une expansion du capitalisme linguistique ?
Pascal Chabot : LâĂ©criture a toujours Ă©tĂ© une sorte de ticket dâentrĂ©e dans la sociĂ©tĂ© et selon les types dâĂ©critures dont on Ă©tait capable, on pouvait pĂ©nĂ©trer dans tel ou tel milieu. LâĂ©criture est trĂšs clairement un marqueur de discrimination sociale. Câest le cas de lâorthographe, trĂšs clairement, qui est la marque de niveaux dâĂ©ducation. Mais au-delĂ de lâorthographe, le fait de pouvoir rĂ©diger un courrier, un CV⊠est quelque chose de trĂšs marquĂ© socialement. Dans une formation Ă lâargumentation dans lâĂ©quivalent belge de France Travail, jâai Ă©tĂ© marquĂ© par le fait que pour les demandeurs dâemploi, lâaccĂšs Ă lâIA leur changeait la vie, leur permettant dâavoir des CV, des lettres de motivation adaptĂ©es. Pour eux, câĂ©tait un boulet de ne pas avoir de CV corrects. MĂȘme chose pour les Ă©tudiants. Pour nombre dâentre eux, Ă©crire est un calvaire et ils savent trĂšs bien que câest ce quâils ne savent pas toujours faire correctement. Dans ces nouveaux types de couplage que lâIA permet, branchĂ©s sur un surconscient qui les aide, ils ont accĂšs Ă une assurance nouvelle.
Bien sĂ»r, dans cette imitation, personne nâest dupe. Mais nous sommes conditionnĂ©s par une sociĂ©tĂ© qui attribue Ă lâauteur dâun texte les qualitĂ©s de celui-ci, alors que ses productions ne sont pas que personnelles, elles sont dâabord le produit des classes sociales de leurs auteurs, de la sociĂ©tĂ© dont nous sommes issus. Dans ce nouveau couplage Ă lâIA, il me semble quâil y a quelque chose de lâordre dâune dĂ©mocratisation.
Dans les algorithmes : Le risque avec lâIA, nâest-il pas aussi, derriĂšre la dĂ©possession de lâĂ©criture, notre dĂ©possession du sens lui-mĂȘme ? Le sens nous est dĂ©sormais imposĂ© par dâautres, par les rĂ©sultats des machines. Ce qui mâinterroge beaucoup avec lâIA, câest cette forme de dĂ©lĂ©gation des significations, leur aplatissement, leur moyennisation. Quand on demande Ă ces outils de nous reprĂ©senter un mexicain, ils nous livrent lâimage dâune personne avec un sombrero ! Or, faire sociĂ©tĂ©, câest questionner tout le temps les significations pour les changer, les modifier, les faire Ă©voluer. Et lĂ , nous sommes confrontĂ©s Ă des outils qui les figent, qui excluent ce qui permet de les remettre en cause, ce qui sort de la norme, de la moyenneâŠ
Pascal Chabot : Oui, nous sommes confrontĂ©s Ă un « Bon gros bon sens » qui nâest pas sans rappeler Le dictionnaire des idĂ©es de reçues de FlaubertâŠ
Dans les algorithmes : âŠmais le dictionnaire des idĂ©es reçues Ă©tait ironique, lui !
Pascal Chabot : Il est ironique parce quâil a vu lâhumour dans le « Bon gros bon sens ». Dans la sociĂ©tĂ©, les platitudes circulent. Câest la tĂąche de la culture et de la crĂ©ativitĂ© de les dĂ©passer. Car le « Bon gros bon sens » est aussi trĂšs politique : il est aussi un sens commun, avec des assurances qui sont rabachĂ©es, des slogans rĂ©pĂ©tĂ©sâŠ. Les outils dâIA sont de nouveaux instruments de bon sens, notamment parce quâils doivent plaire au plus grand monde. On est trĂšs loin de ce qui est subtil, de ce qui est fin, polysĂ©mique, ambiguĂ«, plein de doute, raffinĂ©, Ă©trange, surrĂ©aliste⊠Câest-Ă -dire tout ce qui fait la vie de la culture. On est plongĂ© dans un pragmatisme anglo-saxon, qui a un rapport au langage trĂšs peu polysĂ©mique dâailleurs. Le problĂšme, câest que ce « Bon gros bon sens » est beaucoup plus invasif. Il a une force dâautoritĂ©. Le produit de ChatGPT ne nous est-il pas prĂ©sentĂ© dâailleurs comme un summum de la science ?
« Les outils dâIA sont de nouveaux instruments de bon sens, notamment parce quâils doivent plaire au plus grand monde. On est trĂšs loin de ce qui est subtil, de ce qui est fin, polysĂ©mique, ambiguĂ«, plein de doute, raffinĂ©, Ă©trange, surrĂ©aliste⊠Câest-Ă -dire tout ce qui fait la vie de la culture. »
Dans les algorithmes : Et en mĂȘme temps, ce calcul laisse bien souvent les gens sans prise, sans moyens dâaction individuels comme collectifs.
Le point commun entre les diffĂ©rentes digitoses que vous listez me semble-t-il est que nous nâavons pas de rĂ©ponses individuelles Ă leur apporter. Alors que les nĂ©vroses et psychoses nĂ©cessitent notre implication pour ĂȘtre rĂ©parĂ©es. Face aux digitoses, nous nâavons pas de clefs, nous nâavons pas de prises, nous sommes sans moyen dâaction individuels comme collectifs. Ne sommes nous pas confrontĂ©s Ă une surconscience qui nous dĂ©munie ?
Pascal Chabot : Il est certain que le couplage des consciences au surconscient, en tant quâelle est un processus de civilisation, apparaĂźt comme un nouveau destin. Il sâimpose, pilotĂ© par des ultraforces sur lesquelles nous nâavons pas de prise. En ce sens, il sâagit dâun nouveau destin, avec tout ce que ce terme charrie dâimposition et dâinexorabilitĂ©.
En tant que les digitoses expriment le versant problĂ©matique de ce nouveau couplage, elles aussi ont quelque chose de fatal. BranchĂ©e Ă une rĂ©alitĂ© numĂ©rique qui la dĂ©passe et la dĂ©termine, la conscience peine souvent Ă exprimer sa libertĂ©, qui est pourtant son essence. La rivalitĂ© avec les IA, lâeco-anxiĂ©tĂ©, la scission avec le monde sensible : autant de digitoses qui ont un aspect civilisationnel, presque indĂ©pendant du libre-arbitre individuel. Les seules rĂ©ponses, en lâoccurrence, ne peuvent ĂȘtre que politiques. Mais lĂ aussi, elles ne sont pas faciles Ă imaginer.
Or on ne peut pourtant en rester lĂ . Si ce seul aspect nĂ©cessaire existait, toute cette thĂ©orie ne serait quâune nouvelle formulation de lâaliĂ©nation. Mais les digitoses ont une composante psychologique, de mĂȘme que les nĂ©vroses et psychoses. Cette composante recĂšle aussi des leviers de rĂ©sistance. La prise de conscience, la luciditĂ©, la reappropriation, lâhygiĂšne mentale, une certaine dĂ©sintoxication, le choix de brancher sa conscience sur des rĂ©alitĂ©s extra-numĂ©riques, et tant dâautres stratĂ©gies encore, voire tant dâautres modes de vies, peuvent trĂšs clairement tempĂ©rer lâemprise de ces digitoses sur lâhumain. Câest dire que lâindividu, face Ă ce nouveau destin civilisationnel, garde des marges de rĂ©sistance qui, lorsquâelles deviennent collectives, peuvent ĂȘtre puissantes.
Les digitoses sont donc un dĂ©fi et un repoussoir : une occasion de chercher et dâaffirmer des libertĂ©s nouvelles dans un monde oĂč sâinventent sous nos yeux de nouveaux dĂ©terminismes.
Dans les algorithmes : DerriĂšre le surconscient, le risque nâest-il pas que sâimpose une forme de sur-autoritĂ©, de sur-vision⊠sur lesquelles, il sera difficile de crĂ©er des formes dâĂ©chappement, de subtilitĂ©, dâambiguitĂ©. On a lâimpression dâĂȘtre confrontĂ© Ă une force politique qui ne dit pas son nom mais qui se donne un nouveau moyen de pouvoirâŠ
Pascal Chabot : Câest clair que la question est celle du pouvoir, politique et Ă©conomique. Les types de rĂ©sistances sont extrĂȘmement difficiles Ă inventer. Câest le propre du pouvoir de rendre la rĂ©sistance Ă sa force difficile. On est confrontĂ© Ă un tel mĂ©lange de pragmatisme, de facilitation de la vie, de crĂ©ation dâune bulle de confort, dâune enveloppe oĂč les rĂ©ponses sont faciles et qui nous donnent accĂšs Ă de nouveaux mondes, comme le montrait la question de la dĂ©mocratisation quâon Ă©voquait Ă lâinstant⊠que la servitude devient trĂšs peu apparente. Et la perte de subtilitĂ© et dâambiguĂŻtĂ© est peu vue, car les gains Ă©conomiques supplantent ces pertes. Qui se rend compte de lâappauvrissement ? Il faut avoir un pied dans les formes culturelles prĂ©cĂ©dentes pour cela. Quand les choses seront plus franches, ce que je redoute, câest que nos dĂ©mocraties ne produisent pas de rĂ©cits numĂ©riques pour faire entendre une autre forme de puissance.
Dans les algorithmes : En 2016 vous avez publiĂ©, ChatBot le robot , une trĂšs courte fable Ă©crite bien avant lâavĂšnement de lâIA gĂ©nĂ©rative, qui met en scĂšne un jury de philosophes devant dĂ©cider si une intelligence artificielle est capable de philosopher. Ce petit drame philosophique oĂč lâIA fomente des rĂ©ponses Ă des questions philosophiques, se rĂ©vĂšle trĂšs actuel 9 ans plus tard. Qualifieriez vous ChatGPT et ses clones de philosophes ?
Pascal Chabot : Je ne suis pas sĂ»r. Je ne suis pas sĂ»r que ce chatbot lĂ se le dĂ©cernerait Ă lui, comme il est difficile Ă un artiste de se dire artiste. Mon Chatbot Ă©tait un rĂ©calcitrant, ce nâest pas le cas des outils dâIA dâaujourdâhui. Il leur manque un rapport au savoir, le lien entre la sensation et la signification. La philosophie ne peut pas ĂȘtre juste de la signification. Et câest pour cela que lâexistentialisme reste la matrice de toute philosophie, et quâil nây a pas de philosophie qui serait non-existentielle, câest-Ă -dire pure crĂ©ation de langage. La graphogenĂšse engendre une psychogenĂšse. Mais la psychogenĂšse, cette imitation de la conscience, nâengendre ni philosophie ni pensĂ©e humaine. Il nây a pas de conscience artificielle. La conscience est liĂ©e Ă la naissance, la mort, la vie.
Dans les algorithmes : La question de lâincalculabitĂ© est le sujet de la confĂ©rence USI 2025 Ă laquelle vous allez participer. Pour un un philosophe, quâest-ce qui est incalculable ?
Pascal Chabot : Lâincalculable, câest le subtil ! LâĂ©tymologie de subtil, câest subtela , littĂ©ralement, ce qui est en-dessous dâune toile. En dessous dâune toile sur laquelle on tisse, il y a Ă©vidĂ©mment la trame, les fils de trame. Le subtil, câest les fils de trame, câest-Ă -dire nos liens majeurs, les liens Ă nous-mĂȘmes, aux autres, au sens, Ă la culture, nos liens amoureux, amicaux⊠Et tout cela est profondĂ©ment de lâordre de lâincalculable. Et tout cela est mĂȘme profanĂ© quand on les calcule. Ces liens sont ce qui rĂ©siste intrinsĂšquement Ă la calculabilitĂ©, qui est pourtant lâun des grands ressort de lâesprit humain et pas seulement des machines. Le problĂšme, câest quâon est tellement dans une idĂ©ologie de la calculabilitĂ© quâon ne perçoit mĂȘme plus quâon peut faire des progrĂšs dans le domaine du subtil. DĂ©sormais, le progrĂšs semble liĂ© Ă la seule calculabilitĂ©. Le progrĂšs est un progrĂšs du calculable et de lâutile. Or, je pense quâil existe aussi un progrĂšs dans le domaine du subtil. Dans lâart dâĂȘtre ami par exemple, dans lâart dâĂȘtre liĂ© Ă soi-mĂȘme ou aux autres, il y a moyen de faire des progrĂšs. Il y a lĂ toute une zone de dĂ©veloppement, de progrĂšs (nous ne devons pas laisser le terme uniquement Ă la civilisation techno-Ă©conomique), de progrĂšs subtil. Un progrĂšs subtil, incalculable, mais extrĂȘmement prĂ©cieux.
Propos recueillis par Hubert Guillaud.
Pascal Chabot sera lâun des intervenants de la confĂ©rence USI 2025 qui aura lieu lundi 2 juin Ă Paris et dont le thĂšme est « la part incalculable du numĂ©rique » et pour laquelle Danslesalgorithmes.net est partenaire.