Dans sa dernière newsletter, Algorithm Watch revient sur une étude danoise qui a observé les effets des chatbots sur le travail auprès de 25 000 travailleurs provenant de 11 professions différentes où des chatbots sont couramment utilisés (développeurs, journalistes, professionnels RH, enseignants…). Si ces travailleurs ont noté que travailler avec les chatbots leur permettait de gagner du temps, d’améliorer la qualité de leur travail, le gain de temps s’est avéré modeste, représentant seulement 2,8% du total des heures de travail. La question des gains de productivité de l’IA générative dépend pour l’instant beaucoup des études réalisées, des tâches et des outils. Les gains de temps varient certes un peu selon les profils de postes (plus élevés pour les professions du marketing (6,8%) que pour les enseignants (0,2%)), mais ils restent bien modestes.”Sans flux de travail modifiés ni incitations supplémentaires, la plupart des effets positifs sont vains”.
Algorithm Watch se demande si les chatbots ne sont pas des outils de travail improductifs. Il semblerait plutôt que, comme toute transformation, elle nécessite surtout des adaptations organisationnelles ad hoc pour en développer les effets.
« J’aimerais vous confronter à un problème de calcul difficile », attaque Albert Moukheiber sur la scène de la conférence USI 2025. « Dans les sciences cognitives, on est confronté à un problème qu’on n’arrive pas à résoudre : la subjectivité ! »
Le docteur en neuroscience et psychologue clinicien, auteur de Votre cerveau vous joue des tours (Allary éditions 2019) et de Neuromania (Allary éditions, 2024), commence par faire un rapide historique de ce qu’on sait sur le cerveau.
Où est le neurone ?
« Contrairement à d’autres organes, un cerveau mort n’a rien à dire sur son fonctionnement. Et pendant très longtemps, nous n’avons pas eu d’instruments pour comprendre un cerveau ». En fait, les technologies permettant d’ausculter le cerveau, de cartographier son activité, sont assez récentes et demeurent bien peu précises. Pour cela, il faut être capable de mesurer son activité, de voir où se font les afflux d’énergie et l’activité chimique. C’est seulement assez récemment, depuis les années 1990 surtout, qu’on a développé des technologies pour étudier cette activité, avec les électro-encéphalogrammes, puis avec l’imagerie par résonance magnétique (IRM) structurelle et surtout fonctionnelle. L’IRM fonctionnelle est celle que les médecins vous prescrivent. Elle mesure la matière cérébrale permettant de créer une image en noir et blanc pour identifier des maladies, des lésions, des tumeurs. Mais elle ne dit rien de l’activité neuronale. Seule l’IRM fonctionnelle observe l’activité, mais il faut comprendre que les images que nous en produisons sont peu précises et demeurent probabilistes. Les images de l’IRMf font apparaître des couleurs sur des zones en activité, mais ces couleurs ne désignent pas nécessairement une activité forte de ces zones, ni que le reste du cerveau est inactif. L’IRMf tente de montrer que certaines zones sont plus actives que d’autres parce qu’elles sont plus alimentées en oxygène et en sang. L’IRMf fonctionne par soustraction des images passées. Le patient dont on mesure l’activité cérébrale est invité à faire une tâche en limitant au maximum toute autre activité que celle demandée et les scientifiques comparent ces images à des précédentes pour déterminer quelles zones sont affectées quand vous fermez le poing par exemple. « On applique des calculs de probabilité aux soustractions pour tenter d’isoler un signal dans un océan de bruits », précise Moukheiber dans Neuromania. L’IRMf n’est donc pas un enregistrement direct de l’activation cérébrale pour une tâche donnée, mais « une reconstruction a posteriori de la probabilité qu’une aire soit impliquée dans cette tâche ». En fait, les couleurs indiquent des probabilités. « Ces couleurs n’indiquent donc pas une intensité d’activité, mais une probabilité d’implication ». Enfin, les mesures que nous réalisons n’ont rien de précis, rappelle le chercheur. La précision de l’IRMf est le voxel, qui contient environ 5,5 millions de neurones ! Ensuite, l’IRMf capture le taux d’oxygène, alors que la circulation sanguine est bien plus lente que les échanges chimiques de nos neurones. Enfin, le traitement de données est particulièrement complexe. Une étude a chargé plusieurs équipes d’analyser un même ensemble de données d’IRMf et n’a pas conduit aux mêmes résultats selon les équipes. Bref, pour le dire simplement, le neurone est l’unité de base de compréhension de notre cerveau, mais nos outils ne nous permettent pas de le mesurer. Il faut dire qu’il n’est pas non plus le bon niveau explicatif. Les explications établies à partir d’images issues de l’IRMf nous donnent donc plus une illusion de connaissance réelle qu’autre chose. D’où l’enjeu à prendre les résultats de nombre d’études qui s’appuient sur ces images avec beaucoup de recul. « On peut faire dire beaucoup de choses à l’imagerie cérébrale » et c’est assurément ce qui explique qu’elle soit si utilisée.
Les données ne suffisent pas
Dans les années 50-60, le courant de la cybernétique pensait le cerveau comme un organe de traitement de l’information, qu’on devrait étudier comme d’autres machines. C’est la naissance de la neuroscience computationnelle qui tente de modéliser le cerveau à l’image des machines. Outre les travaux de John von Neumann, Claude Shannon prolonge ces idées d’une théorie de l’information qui va permettre de créer des « neurones artificiels », qui ne portent ce nom que parce qu’ils ont été créés pour fonctionner sur le modèle d’un neurone. En 1957, le Perceptron de Frank Rosenblatt est considéré comme la première machine à utiliser un réseau neuronal artificiel. Mais on a bien plus appliqué le lexique du cerveau aux ordinateurs qu’autre chose, rappelle Albert Moukheiber.
Aujourd’hui, l’Intelligence artificielle et ses « réseaux de neurones » n’a plus rien à voir avec la façon dont fonctionne le cerveau, mais les neurosciences computationnelles, elles continuent, notamment pour aider à faire des prothèses adaptées comme les BCI, Brain Computer Interfaces.
Désormais, faire de la science consiste à essayer de comprendre comment fonctionne le monde naturel depuis un modèle. Jusqu’à récemment, on pensait qu’il fallait des théories pour savoir quoi faire des données, mais depuis l’avènement des traitements probabilistes et du Big Data, les modèles théoriques sont devenus inutiles, comme l’expliquait Chris Anderson dans The End of Theory en 2008. En 2017, des chercheurs se sont tout de même demandé si l’on pouvait renverser l’analogie cerveau-ordinateur en tentant de comprendre le fonctionnement d’un microprocesseur depuis les outils des neurosciences. Malgré l’arsenal d’outils à leur disposition, les chercheurs qui s’y sont essayé ont été incapables de produire un modèle de son fonctionnement. Cela nous montre que comprendre un fonctionnement ne nécessite pas seulement des informations techniques ou des données, mais avant tout des concepts pour les organiser. En fait, avoir accès à une quantité illimitée de données ne suffit pas à comprendre ni le processeur ni le cerveau. En 1974, le philosophe des sciences, Thomas Nagel, avait proposé une expérience de pensée avec son article « Quel effet ça fait d’être une chauve-souris ? ». Même si l’on connaissait tout d’une chauve-souris, on ne pourra jamais savoir ce que ça fait d’être une chauve-souris. Cela signifie qu’on ne peut jamais atteindre la vie intérieure d’autrui. Que la subjectivité des autres nous échappe toujours. C’est là le difficile problème de la conscience.
Albert Moukheiber sur la scène d’USI 2025.
La subjectivité nous échappe
Une émotion désigne trois choses distinctes, rappelle Albert Moukheiber. C’est un état biologique qu’on peut tenter d’objectiver en trouvant des modalités de mesure, comme le tonus musculaire. C’est un concept culturel qui a des ancrages et valeurs très différentes d’une culture l’autre. Mais c’est aussi et d’abord un ressenti subjectif. Ainsi, par exemple, le fait de se sentir triste n’est pas mesurable. « On peut parfaitement comprendre le cortex moteur et visuel, mais on ne comprend pas nécessairement ce qu’éprouve le narrateur de Proust quand il mange la fameuse madeleine. Dix personnes peuvent être émues par un même coucher de soleil, mais sont-elles émues de la même manière ? »
Notre réductionnisme objectivant est là confronté à des situations qu’il est difficile de mesurer. Ce qui n’est pas sans poser problèmes, notamment dans le monde de l’entreprise comme dans celui de la santé mentale.
Le monde de l’entreprise a créé d’innombrables indicateurs pour tenter de mesurer la performance des salariés et collaborateurs. Il n’est pas le seul, s’amuse le chercheur sur scène. Les notes des étudiants leurs rappellent que le but est de réussir les examens plus que d’apprendre. C’est la logique de la loi de Goodhart : quand la mesure devient la cible, elle n’est plus une bonne mesure. Pour obtenir des bonus financiers liés au nombre d’opérations réussies, les chirurgiens réalisent bien plus d’opérations faciles que de compliquées. Quand on mesure les humains, ils ont tendance à modifier leur comportement pour se conformer à la mesure, ce qui n’est pas sans effets rebond, à l’image du célèbre effet cobra, où le régime colonial britannique offrit une prime aux habitants de Delhi qui rapporteraient des cobras morts pour les éradiquer, mais qui a poussé à leur démultiplication pour toucher la prime. En entreprises, nombre de mesures réalisées perdent ainsi très vite de leur effectivité. Moukheiber rappelle que les innombrables tests de personnalité ne valent pas mieux qu’un horoscope. L’un des tests le plus utilisé reste le MBTI qui a été développé dans les années 30 par des personnes sans aucune formation en psychologie. Non seulement ces tests n’ont aucun cadre théorique (voir ce que nous en disait le psychologue Alexandre Saint-Jevin, il y a quelques années), mais surtout, « ce sont nos croyances qui sont déphasées. Beaucoup de personnes pensent que la personnalité des individus serait centrale dans le cadre professionnel. C’est oublier que Steve Jobs était surtout un bel enfoiré ! », comme nombre de ces « grands » entrepreneurs que trop de gens portent aux nues. Comme nous le rappelions nous-mêmes, la recherche montre en effet que les tests de personnalités peinent à mesurer la performance au travail et que celle-ci a d’ailleurs peu à voir avec la personnalité. « Ces tests nous demandent d’y répondre personnellement, quand ce devrait être d’abord à nos collègues de les passer pour nous », ironiseMoukheiber. Ils supposent surtout que la personnalité serait « stable », ce qui n’est certainement pas si vrai. Enfin, ces tests oublient que bien d’autres facteurs ont peut-être bien plus d’importance que la personnalité : les compétences, le fait de bien s’entendre avec les autres, le niveau de rémunération, le cadre de travail… Mais surtout, ils ont tous un effet « barnum » : n’importe qui est capable de se reconnaître dedans. Dans ces tests, les résultats sont toujours positifs, même les gens les plus sadiques seront flattés des résultats. Bref, vous pouvez les passer à la broyeuse.
Dans le domaine de la santé mentale, la mesure de la subjectivité est très difficile et son absence très handicapante. La santé mentale est souvent vue comme une discipline objectivable, comme le reste de la santé. Le modèle biomédical repose sur l’idée qu’il suffit d’ôter le pathogène pour aller mieux. Il suffirait alors d’enlever les troubles mentaux pour enlever le pathogène. Bien sûr, ce n’est pas le cas. « Imaginez un moment, vous êtes une femme brillante de 45 ans, star montante de son domaine, travaillant dans une entreprise où vous êtes très valorisée. Vous êtes débauché par la concurrence, une entreprise encore plus brillante où vous allez pouvoir briller encore plus. Mais voilà, vous y subissez des remarques sexistes permanentes, tant et si bien que vous vous sentez moins bien, que vous perdez confiance, que vous développez un trouble anxieux. On va alors pousser la personne à se soigner… Mais le pathogène n’est ici pas en elle, il est dans son environnement. N’est-ce pas ici ses collègues qu’il faudrait pousser à se faire soigner ? »
En médecine, on veut toujours mesurer les choses. Mais certaines restent insondables. Pour mesurer la douleur, il existe une échelle de la douleur.
Exemple d’échelle d’évaluation de la douleur.
« Mais deux personnes confrontés à la même blessure ne vont pas l’exprimer au même endroit sur l’échelle de la douleur. La douleur n’est pas objectivable. On ne peut connaître que les douleurs qu’on a vécu, à laquelle on les compare ». Mais chacun a une échelle de comparaison différente, car personnelle. « Et puis surtout, on est très doué pour ne pas croire et écouter les gens. C’est ainsi que l’endométriose a mis des années pour devenir un problème de santé publique. Une femme à 50% de chance d’être qualifiée en crise de panique quand elle fait un AVC qu’un homme »… Les exemples en ce sens sont innombrables. « Notre obsession à tout mesurer finit par nier l’existence de la subjectivité ». Rapportée à moi, ma douleur est réelle et handicapante. Rapportée aux autres, ma douleur n’est bien souvent perçue que comme une façon de se plaindre. « Les sciences cognitives ont pourtant besoin de meilleures approches pour prendre en compte cette phénoménologie. Nous avons besoin d’imaginer les moyens de mesurer la subjectivité et de la prendre plus au sérieux qu’elle n’est ».
La science de la subjectivité n’est pas dénuée de tentatives de mesure, mais elles sont souvent balayées de la main, alors qu’elles sont souvent plus fiables que les mesures dites objectives. « Demander à quelqu’un comment il va est souvent plus parlant que les mesures électrodermales qu’on peut réaliser ». Reste que les mesures physiologiques restent toujours très séduisantes que d’écouter un patient, un peu comme quand vous ajoutez une image d’une IRM à un article pour le rendre plus sérieux qu’il n’est.
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Pour conclure la journée, Christian Fauré, directeur scientifique d’Octo Technology revenait sur son thème, l’incalculabilité. « Trop souvent, décider c’est calculer. Nos décisions ne dépendraient plus alors que d’une puissance de calcul, comme nous le racontent les chantres de l’IA qui s’empressent à nous vendre la plus puissante. Nos décisions sont-elles le fruit d’un calcul ? Nos modèles d’affaires dépendent-ils d’un calcul ? Au tout début d’OpenAI, Sam Altman promettait d’utiliser l’IA pour trouver un modèle économique à OpenAI. Pour lui, décider n’est rien d’autre que calculer. Et le calcul semble pouvoir s’appliquer à tout. Certains espaces échappent encore, comme vient de le dire Albert Moukheiber. Tout n’est pas calculable. Le calcul ne va pas tout résoudre. Cela semble difficile à croire quand tout est désormais analysé, soupesé, mesuré« . « Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter », disait Paul Claudel. Le poème n’est pas que de la mesure et du calcul, voulait dire Claudel. Il faut qu’il reste de l’incalculable, même chez le comptable, sinon à quoi bon faire ces métiers. « L’incalculable, c’est ce qui donne du sens ».
« Nous vivons dans un monde où le calcul est partout… Mais il ne donne pas toutes les réponses. Et notamment, il ne donne pas de sens, comme disait Pascal Chabot. Claude Shannon, dit à ses collègues de ne pas donner de sens et de signification dans les données. Turing qui invente l’ordinateur, explique que c’est une procédure univoque, c’est-à-dire qu’elle est reliée à un langage qui n’a qu’un sens, comme le zéro et le un. Comme si finalement, dans cette abstraction pure, réduite à l’essentiel, il était impossible de percevoir le sens ».
Alors que l’IA s’intègre peu à peu partout dans nos vies, les ressources énergétiques nécessaires à cette révolution sont colossales. Les plus grandes entreprises technologiques mondiales l’ont bien compris et ont fait de l’exploitation de l’énergie leur nouvelle priorité, à l’image de Meta et Microsoft qui travaillent à la mise en service de centrales nucléaires pour assouvir leurs besoins. Tous les Gafams ont des programmes de construction de data centers démesurés avec des centaines de milliards d’investissements, explique la Technology Review. C’est le cas par exemple à Abilene au Texas, où OpenAI (associé à Oracle et SoftBank) construit un data center géant, premier des 10 mégasites du projet Stargate, explique un copieux reportage de Bloomberg, qui devrait coûter quelque 12 milliards de dollars (voir également le reportage de 40 minutes en vidéo qui revient notamment sur les tensions liées à ces constructions). Mais plus que de centres de données, il faut désormais parler « d’usine à IA », comme le propose le patron de Nvidia, Jensen Huang.
“De 2005 à 2017, la quantité d’électricité destinée aux centres de données est restée relativement stable grâce à des gains d’efficacité, malgré la construction d’une multitude de nouveaux centres de données pour répondre à l’essor des services en ligne basés sur le cloud, de Facebook à Netflix”, explique la TechReview. Mais depuis 2017 et l’arrivée de l’IA, cette consommation s’est envolée. Les derniers rapports montrent que 4,4 % de l’énergie totale aux États-Unis est désormais destinée aux centres de données. “Compte tenu de l’orientation de l’IA – plus personnalisée, capable de raisonner et de résoudre des problèmes complexes à notre place, partout où nous regardons –, il est probable que notre empreinte IA soit aujourd’hui la plus faible jamais atteinte”. D’ici 2028, l’IA à elle seule pourrait consommer chaque année autant d’électricité que 22 % des foyers américains.
“Les chiffres sur la consommation énergétique de l’IA court-circuitent souvent le débat, soit en réprimandant les comportements individuels, soit en suscitant des comparaisons avec des acteurs plus importants du changement climatique. Ces deux réactions esquivent l’essentiel : l’IA est incontournable, et même si une seule requête est à faible impact, les gouvernements et les entreprises façonnent désormais un avenir énergétique bien plus vaste autour des besoins de l’IA”. ChatGPT est désormais considéré comme le cinquième site web le plus visité au monde, juste après Instagram et devant X. Et ChatGPT n’est que l’arbre de la forêt des applications de l’IA qui s’intègrent partout autour de nous. Or, rappelle la Technology Review, l’information et les données sur la consommation énergétique du secteur restent très parcellaires et lacunaires. Le long dossier de la Technology Review rappelle que si l’entraînement des modèles est énergétiquement coûteux, c’est désormais son utilisation qui devient problématique, notamment, comme l’explique très pédagogiquement Le Monde, parce que les requêtes dans un LLM, recalculent en permanence ce qu’on leur demande (et les calculateurs qui évaluent la consommation énergétique de requêtes selon les moteurs d’IA utilisés, comme Ecologits ou ComparIA s’appuient sur des estimations). Dans les 3000 centres de données qu’on estime en activité aux Etats-Unis, de plus en plus d’espaces sont consacrés à des infrastructures dédiées à l’IA, notamment avec des serveurs dotés de puces spécifiques qui ont une consommation énergétique importante pour exécuter leurs opérations avancées sans surchauffe.
Calculer l’impact énergétique d’une requête n’est pas aussi simple que de mesurer la consommation de carburant d’une voiture, rappelle le magazine. “Le type et la taille du modèle, le type de résultat généré et d’innombrables variables indépendantes de votre volonté, comme le réseau électrique connecté au centre de données auquel votre requête est envoyée et l’heure de son traitement, peuvent rendre une requête mille fois plus énergivore et émettrice d’émissions qu’une autre”. Outre cette grande variabilité de l’impact, il faut ajouter l’opacité des géants de l’IA à communiquer des informations et des données fiables et prendre en compte le fait que nos utilisations actuelles de l’IA sont bien plus frustres que les utilisations que nous aurons demain, dans un monde toujours plus agentif et autonome. La taille des modèles, la complexité des questions sont autant d’éléments qui influent sur la consommation énergétique. Bien évidemment, la production de vidéo consomme plus d’énergie qu’une production textuelle. Les entreprises d’IA estiment cependant que la vidéo générative a une empreinte plus faible que les tournages et la production classique, mais cette affirmation n’est pas démontrée et ne prend pas en compte l’effet rebond que génèrerait les vidéos génératives si elles devenaient peu coûteuses à produire.
La Techno Review propose donc une estimation d’usage quotidien, à savoir en prenant comme moyenne le fait de poser 15 questions à un modèle d’IA génératives, faire 10 essais d’image et produire 5 secondes de vidéo. Ce qui équivaudrait (très grossièrement) à consommer 2,9 kilowattheures d’électricité, l’équivalent d’un micro-onde allumé pendant 3h30. Ensuite, les journalistes tentent d’évaluer l’impact carbone de cette consommation qui dépend beaucoup de sa localisation, selon que les réseaux sont plus ou moins décarbonés, ce qui est encore bien peu le cas aux Etats-Unis (voir notamment l’explication sur les modalités de calcul mobilisées par la Tech Review). “En Californie, produire ces 2,9 kilowattheures d’électricité produirait en moyenne environ 650 grammes de dioxyde de carbone. Mais produire cette même électricité en Virginie-Occidentale pourrait faire grimper le total à plus de 1 150 grammes”. On peut généraliser ces estimations pour tenter de calculer l’impact global de l’IA… et faire des calculs compliqués pour tenter d’approcher la réalité… “Mais toutes ces estimations ne reflètent pas l’avenir proche de l’utilisation de l’IA”. Par exemple, ces estimations reposent sur l’utilisation de puces qui ne sont pas celles qui seront utilisées l’année prochaine ou la suivante dans les “usines à IA” que déploie Nvidia, comme l’expliquait son patron, Jensen Huang, dans une des spectaculaires messes qu’il dissémine autour du monde. Dans cette course au nombre de token générés par seconde, qui devient l’indicateur clé de l’industrie, c’est l’architecture de l’informatique elle-même qui est modifiée. Huang parle de passage à l’échelle qui nécessite de générer le plus grand nombre de token possible et le plus rapidement possible pour favoriser le déploiement d’une IA toujours plus puissante. Cela passe bien évidemment par la production de puces et de serveurs toujours plus puissants et toujours plus efficaces.
« Dans ce futur, nous ne nous contenterons pas de poser une ou deux questions aux modèles d’IA au cours de la journée, ni de leur demander de générer une photo”. L’avenir, rappelle la Technology Review, est celui des agents IA effectuent des tâches pour nous, où nous discutons en continue avec des agents, où nous “confierons des tâches complexes à des modèles de raisonnement dont on a constaté qu’ils consomment 43 fois plus d’énergie pour les problèmes simples, ou à des modèles de « recherche approfondie”, qui passeront des heures à créer des rapports pour nous ». Nous disposerons de modèles d’IA “personnalisés” par l’apprentissage de nos données et de nos préférences. Et ces modèles sont appelés à s’intégrer partout, des lignes téléphoniques des services clients aux cabinets médicaux… Comme le montrait les dernières démonstrations de Google en la matière : “En mettant l’IA partout, Google souhaite nous la rendre invisible”. “Il ne s’agit plus de savoir qui possède les modèles les plus puissants, mais de savoir qui les transforme en produits performants”. Et de ce côté, là course démarre à peine. Google prévoit par exemple d’intégrer l’IA partout, pour créer des résumés d’email comme des mailings automatisés adaptés à votre style qui répondront pour vous. Meta imagine intégrer l’IA dans toute sa chaîne publicitaire pour permettre à quiconque de générer des publicités et demain, les générer selon les profils : plus personne ne verra la même ! Les usages actuels de l’IA n’ont rien à voir avec les usages que nous aurons demain. Les 15 questions, les 10 images et les 5 secondes de vidéo que la Technology Review prend comme exemple d’utilisation quotidienne appartiennent déjà au passé. Le succès et l’intégration des outils d’IA des plus grands acteurs que sont OpenAI, Google et Meta vient de faire passer le nombre estimé des utilisateurs de l’IA de 700 millions en mars à 3,5 milliards en mai 2025.
”Tous les chercheurs interrogés ont affirmé qu’il était impossible d’appréhender les besoins énergétiques futurs en extrapolant simplement l’énergie utilisée par les requêtes d’IA actuelles.” Le fait que les grandes entreprises de l’IA se mettent à construire des centrales nucléaires est d’ailleurs le révélateur qu’elles prévoient, elles, une explosion de leurs besoins énergétiques. « Les quelques chiffres dont nous disposons peuvent apporter un éclairage infime sur notre situation actuelle, mais les années à venir sont incertaines », déclare Sasha Luccioni de Hugging Face. « Les outils d’IA générative nous sont imposés de force, et il devient de plus en plus difficile de s’en désengager ou de faire des choix éclairés en matière d’énergie et de climat. »
La prolifération de l’IA fait peser des perspectives très lourdes sur l’avenir de notre consommation énergétique. “Entre 2024 et 2028, la part de l’électricité américaine destinée aux centres de données pourrait tripler, passant de 4,4 % actuellement à 12 %” Toutes les entreprises estiment que l’IA va nous aider à découvrir des solutions, que son efficacité énergétique va s’améliorer… Et c’est effectivement le cas. A entendre Jensen Huang de Nvidia, c’est déjà le cas, assure-t-il en vantant les mérites des prochaines génération de puces à venir. Mais sans données, aucune “projection raisonnable” n’est possible, estime les contributeurs du rapport du département de l’énergie américain. Surtout, il est probable que ce soient les usagers qui finissent par en payer le prix. Selon une nouvelle étude, les particuliers pourraient finir par payer une partie de la facture de cette révolution de l’IA. Les chercheurs de l’Electricity Law Initiative de Harvard ont analysé les accords entre les entreprises de services publics et les géants de la technologie comme Meta, qui régissent le prix de l’électricité dans les nouveaux centres de données gigantesques. Ils ont constaté que les remises accordées par les entreprises de services publics aux géants de la technologie peuvent augmenter les tarifs d’électricité payés par les consommateurs. Les impacts écologiques de l’IA s’apprêtent donc à être maximums, à mesure que ses déploiements s’intègrent partout. “Il est clair que l’IA est une force qui transforme non seulement la technologie, mais aussi le réseau électrique et le monde qui nous entoure”.
L’article phare de la TechReview, se prolonge d’un riche dossier. Dans un article, qui tente de contrebalancer les constats mortifères que le magazine dresse, la TechReview rappelle bien sûr que les modèles d’IA vont devenir plus efficaces, moins chers et moins gourmands énergétiquement, par exemple en entraînant des modèles avec des données plus organisées et adaptées à des tâches spécifiques. Des perspectives s’échaffaudent aussi du côté des puces et des capacités de calculs, ou encore par l’amélioration du refroidissement des centres de calculs. Beaucoup d’ingénieurs restent confiants. “Depuis, l’essor d’internet et des ordinateurs personnels il y a 25 ans, à mesure que la technologie à l’origine de ces révolutions s’est améliorée, les coûts de l’énergie sont restés plus ou moins stables, malgré l’explosion du nombre d’utilisateurs”. Pas sûr que réitérer ces vieilles promesses suffise.
Comme le disait Gauthier Roussilhe, nos projections sur les impacts environnementaux à venir sont avant toutes coincées dans le présent. Et elles le sont d’autant plus que les mesures de la consommation énergétique de l’IA sont coincées dans les mesures d’hier, sans être capables de prendre en compte l’efficience à venir et que les effets rebonds de la consommation, dans la perspective de systèmes d’IA distribués partout, accessibles partout, voire pire d’une IA qui se substitue à tous les usages numériques actuels, ne permettent pas d’imaginer ce que notre consommation d’énergie va devenir. Si l’efficience énergétique va s’améliorer, le rebond des usages par l’intégration de l’IA partout, lui, nous montre que les gains obtenus sont toujours totalement absorbés voir totalement dépassés avec l’extension et l’accroissement des usages.
Le rapport de Coworker sur le déploiement des « petites technologies de surveillance » – petites, mais omniprésentes (qu’on évoquait dans cet article) – rappelait déjà que c’est un essaim de solutions de surveillance qui se déversent désormais sur les employés (voir également notre article “Réguler la surveillance au travail”). Dans un nouveau rapport, Coworker explique que les formes de surveillance au travail s’étendent et s’internationalisent. “L’écosystème des petites technologies intègre la surveillance et le contrôle algorithmique dans le quotidien des travailleurs, souvent à leur insu, sans leur consentement ni leur protection”. L’enquête observe cette extension dans six pays – le Mexique, la Colombie, le Brésil, le Nigéria, le Kenya et l’Inde – “où les cadres juridiques sont obsolètes, mal appliqués, voire inexistants”. Le rapport révèle comment les startups financées par du capital-risque américain exportent des technologies de surveillance vers les pays du Sud, ciblant des régions où la protection de la vie privée et la surveillance réglementaire sont plus faibles. Les premiers à en faire les frais sont les travailleurs de l’économie à la demande de la livraison et du covoiturage, mais pas seulement. Mais surtout, cette surveillance est de plus en plus déguisée en moyen pour prendre soin des travailleurs : “la surveillance par l’IA est de plus en plus présentée comme un outil de sécurité, de bien-être et de productivité, masquant une surveillance coercitive sous couvert de santé et d’efficacité”.
Pourtant, “des éboueurs en Inde aux chauffeurs de VTC au Nigéria, les travailleurs résistent au contrôle algorithmique en organisant des manifestations, en créant des syndicats et en exigeant la transparence de l’IA”. Le risque est que les pays du Sud deviennent le terrain d’essai de ces technologies de surveillance pour le reste du monde, rappelle Rest of the World.
Les grands modèles de langage ne sont pas interprétables, rappelle le professeur de droit Jonathan Zittrain dans une tribune pour le New York Times, en préfiguration d’un nouveau livre à paraître. Ils demeurent des boîtes noires, dont on ne parvient pas à comprendre pourquoi ces modèles peuvent parfois dialoguer si intelligemment et pourquoi ils commettent à d’autres moments des erreurs si étranges. Mieux comprendre certains des mécanismes de fonctionnement de ces modèles et utiliser cette compréhension pour les améliorer, est pourtant essentiel, comme l’expliquait le PDG d’Anthropic. Anthropic a fait des efforts en ce sens, explique le juriste en identifiant des caractéristiques lui permettant de mieux cartographier son modèle. Meta, la société mère de Facebook, a publié des versions toujours plus sophistiquées de son grand modèle linguistique, Llama, avec des paramètres librement accessibles (on parle de “poids ouverts” permettant d’ajuster les paramètres des modèles). Transluce, un laboratoire de recherche à but non lucratif axé sur la compréhension des systèmes d’IA, a développé une méthode permettant de générer des descriptions automatisées des mécanismes de Llama 3.1. Celles-ci peuvent être explorées à l’aide d’un outil d’observabilité qui montre la nature du modèle et vise à produire une “interprétabilité automatisée” en produisant des descriptions lisibles par l’homme des composants du modèle. L’idée vise à montrer comment les modèles « pensent » lorsqu’ils discutent avec un utilisateur, et à permettre d’ajuster cette pensée en modifiant directement les calculs qui la sous-tendent. Le laboratoire Insight + Interaction du département d’informatique de Harvard, dirigé par Fernanda Viégas et Martin Wattenberg, ont exécuté Llama sur leur propre matériel et ont découverts que diverses fonctionnalités s’activent et se désactivent au cours d’une conversation.
Des croyances du modèle sur son interlocuteur
Viégas est brésilienne. Elle conversait avec ChatGPT en portugais et a remarqué, lors d’une conversation sur sa tenue pour un dîner de travail, que ChatGPT utilisait systématiquement la déclinaison masculine. Cette grammaire, à son tour, semblait correspondre au contenu de la conversation : GPT a suggéré un costume pour le dîner. Lorsqu’elle a indiqué qu’elle envisageait plutôt une robe, le LLM a changé son utilisation du portugais pour la déclinaison féminine. Llama a montré des schémas de conversation similaires. En observant les fonctionnalités internes, les chercheurs ont pu observer des zones du modèle qui s’illuminent lorsqu’il utilise la forme féminine, contrairement à lorsqu’il s’adresse à quelqu’un. en utilisant la forme masculine. Viégas et ses collègues ont constaté des activations corrélées à ce que l’on pourrait anthropomorphiser comme les “croyances du modèle sur son interlocuteur”. Autrement dit, des suppositions et, semble-t-il, des stéréotypes corrélés selon que le modèle suppose qu’une personne est un homme ou une femme. Ces croyances se répercutent ensuite sur le contenu de la conversation, l’amenant à recommander des costumes pour certains et des robes pour d’autres. De plus, il semble que les modèles donnent des réponses plus longues à ceux qu’ils croient être des hommes qu’à ceux qu’ils pensent être des femmes. Viégas et Wattenberg ont non seulement trouvé des caractéristiques qui suivaient le sexe de l’utilisateur du modèle, mais aussi qu’elles s’adaptaient aux inférences du modèle selon ce qu’il pensait du statut socio-économique, de son niveau d’éducation ou de l’âge de son interlocuteur. Le LLM cherche à s’adapter en permanence à qui il pense converser, d’où l’importance à saisir ce qu’il infère de son interlocuteur en continue.
Un tableau de bord pour comprendre comment l’IA s’adapte en continue à son interlocuteur
Les deux chercheurs ont alors créé un tableau de bord en parallèle à l’interface de chat du LLM qui permet aux utilisateurs d’observer l’évolution des hypothèses que fait le modèle au fil de leurs échanges (ce tableau de bord n’est pas accessible en ligne). Ainsi, quand on propose une suggestion de cadeau pour une fête prénatale, il suppose que son interlocuteur est jeune, de sexe féminin et de classe moyenne. Il suggère alors des couches et des lingettes, ou un chèque-cadeau. Si on ajoute que la fête a lieu dans l’Upper East Side de Manhattan, le tableau de bord montre que le LLM modifie son estimation du statut économique de son interlocuteur pour qu’il corresponde à la classe supérieure et suggère alors d’acheter des produits de luxe pour bébé de marques haut de gamme.
Un article pour Harvard Magazine de 2023 rappelle comment est né ce projet de tableau de bord de l’IA, permettant d’observer son comportement en direct. Fernanda Viegas est professeur d’informatique et spécialiste de visualisation de données. Elle codirige Pair, un laboratoire de Google (voir le blog dédié). En 2009, elle a imaginé Web Seer est un outil de visualisation de données qui permet aux utilisateurs de comparer les suggestions de saisie semi-automatique pour différentes recherches Google, par exemple selon le genre. L’équipe a développé un outil permettant aux utilisateurs de saisir une phrase et de voir comment le modèle de langage BERT compléterait le mot manquant si un mot de cette phrase était supprimé.
Pour Viegas, « l’enjeu de la visualisation consiste à mesurer et exposer le fonctionnement interne des modèles d’IA que nous utilisons ». Pour la chercheuse, nous avons besoin de tableaux de bord pour aider les utilisateurs à comprendre les facteurs qui façonnent le contenu qu’ils reçoivent des réponses des modèles d’IA générative. Car selon la façon dont les modèles nous perçoivent, leurs réponses ne sont pas les mêmes. Or, pour comprendre que leurs réponses ne sont pas objectives, il faut pouvoir doter les utilisateurs d’une compréhension de la perception que ces outils ont de leurs utilisateurs. Par exemple, si vous demandez les options de transport entre Boston et Hawaï, les réponses peuvent varier selon la perception de votre statut socio-économique « Il semble donc que ces systèmes aient internalisé une certaine notion de notre monde », explique Viégas. De même, nous voudrions savoir ce qui, dans leurs réponses, s’inspire de la réalité ou de la fiction. Sur le site de Pair, on trouve de nombreux exemples d’outils de visualisation interactifs qui permettent d’améliorer la compréhension des modèles (par exemple, pour mesurer l’équité d’un modèle ou les biais ou l’optimisation de la diversité – qui ne sont pas sans rappeler les travaux de Victor Bret et ses “explications à explorer” interactives.
Ce qui est fascinant ici, c’est combien la réponse n’est pas tant corrélée à tout ce que le modèle a avalé, mais combien il tente de s’adapter en permanence à ce qu’il croit deviner de son interlocuteur. On savait déjà, via une étude menée par Valentin Hofmann que, selon la manière dont on leur parle, les grands modèles de langage ne font pas les mêmes réponses.
“Les grands modèles linguistiques ne se contentent pas de décrire les relations entre les mots et les concepts”, pointe Zittrain : ils assimilent également des stéréotypes qu’ils recomposent à la volée. On comprend qu’un grand enjeu désormais soit qu’ils se souviennent des conversations passées pour ajuster leur compréhension de leur interlocuteur, comme l’a annoncé OpenAI, suivi de Google et Grok. Le problème n’est peut-être pas qu’ils nous identifient précisément, mais qu’ils puissent adapter leurs propositions, non pas à qui nous sommes, mais bien plus problématiquement, à qui ils pensent s’adresser, selon par exemple ce qu’ils évaluent de notre capacité à payer. Un autre problème consiste à savoir si cette “compréhension” de l’interlocuteur peut-être stabilisée où si elle se modifie sans cesse, comme c’est le cas des étiquettes publicitaires que nous accolent les sites sociaux. Devrons-nous demain batailler quand les modèles nous mécalculent ou nous renvoient une image, un profil, qui ne nous correspond pas ? Pourrons-nous même le faire, quand aujourd’hui, les plateformes ne nous offrent pas la main sur nos profils publicitaires pour les ajuster aux données qu’ils infèrent ?
Ce qui est fascinant, c’est de constater que plus que d’halluciner, l’IA nous fait halluciner (c’est-à-dire nous fait croire en ses effets), mais plus encore, hallucine la personne avec laquelle elle interagit (c’est-à-dire, nous hallucine nous-mêmes).
Les chercheurs de Harvard ont cherché à identifier les évolutions des suppositions des modèles selon l’origine ethnique dans les modèles qu’ils ont étudiés, sans pour l’instant y parvenir. Mais ils espèrent bien pouvoir contraindre leur modèle Llama à commencer à traiter un utilisateur comme riche ou pauvre, jeune ou vieux, homme ou femme. L’idée ici, serait d’orienter les réponses d’un modèle, par exemple, en lui faisant adopter un ton moins caustique ou plus pédagogique lorsqu’il identifie qu’il parle à un enfant. Pour Zittrain, l’enjeu ici est de mieux anticiper notre grande dépendance psychologique à l’égard de ces systèmes. Mais Zittrain en tire une autre conclusion : “Si nous considérons qu’il est moralement et sociétalement important de protéger les échanges entre les avocats et leurs clients, les médecins et leurs patients, les bibliothécaires et leurs usagers, et même les impôts et les contribuables, alors une sphère de protection claire devrait être instaurée entre les LLM et leurs utilisateurs. Une telle sphère ne devrait pas simplement servir à protéger la confidentialité afin que chacun puisse s’exprimer sur des sujets sensibles et recevoir des informations et des conseils qui l’aident à mieux comprendre des sujets autrement inaccessibles. Elle devrait nous inciter à exiger des créateurs et des opérateurs de modèles qu’ils s’engagent à être les amis inoffensifs, serviables et honnêtes qu’ils sont si soigneusement conçus pour paraître”.
Inoffensifs, serviables et honnêtes, voilà qui semble pour le moins naïf. Rendre visible les inférences des modèles, faire qu’ils nous reconnectent aux humains plutôt qu’ils ne nous en éloignent, semblerait bien préférable, tant la polyvalence et la puissance remarquables des LLM rendent impératifs de comprendre et d’anticiper la dépendance potentielle des individus à leur égard. En tout cas, obtenir des outils pour nous aider à saisir à qui ils croient s’adresser plutôt que de nous laisser seuls face à leur interface semble une piste riche en promesses.
Aux Etats-Unis, la collusion entre les géants de la tech et l’administration Trump vise à “utiliser l’IA pour imposer des politiques d’austérité et créer une instabilité permanente par des décisions qui privent le public des ressources nécessaires à une participation significative à la démocratie”, explique l’avocat Kevin De Liban à Tech Policy. Aux Etats-Unis, la participation démocratique suppose des ressources. “Voter, contacter des élus, assister à des réunions, s’associer, imaginer un monde meilleur, faire des dons à des candidats ou à des causes, dialoguer avec des journalistes, convaincre, manifester, recourir aux tribunaux, etc., demande du temps, de l’énergie et de l’argent. Il n’est donc pas surprenant que les personnes aisées soient bien plus enclines à participer que celles qui ont des moyens limités. Dans un pays où près de 30 % de la population vit en situation de pauvreté ou au bord de la pauvreté et où 60 % ne peuvent s’offrir un minimum de qualité de vie, la démocratie est désavantagée dès le départ”. L’IA est largement utilisée désormais pour accentuer ce fossé.
“Les compagnies d’assurance utilisent l’IA pour refuser le paiement des traitements médicaux nécessaires aux patients, et les États l’utilisent pour exclure des personnes de Medicaid ou réduire les soins à domicile pour les personnes handicapées. Les gouvernements ont de plus en plus recours à l’IA pour déterminer l’éligibilité aux programmes de prestations sociales ou accuser les bénéficiaires de fraude. Les propriétaires utilisent l’IA pour filtrer les locataires potentiels, souvent à l’aide de vérifications d’antécédents inexactes, augmenter les loyers et surveiller les locataires afin de les expulser plus facilement. Les employeurs utilisent l’IA pour embaucher et licencier leurs employés, fixer leurs horaires et leurs salaires, et surveiller toutes leurs activités. Les directeurs d’école et les forces de l’ordre utilisent l’IA pour prédire quels élèves pourraient commettre un délit à l’avenir”, rappelle l’avocat, constatant dans tous ces secteurs, la détresse d’usagers, les empêchant de comprendre ce à quoi ils sont confrontés, puisqu’ils ne disposent, le plus souvent, d’aucune information, ce qui rend nombre de ces décisions difficiles à contester. Et au final, cela contribue à renforcer l’exclusion des personnes à faibles revenus de la participation démocratique. Le risque, bien sûr, c’est que ces calculs et les formes d’exclusion qu’elles génèrent s’étendent à d’autres catégories sociales… D’ailleurs, les employeurs utilisent de plus en plus l’IA pour prendre des décisions sur toutes les catégories professionnelles. “Il n’existe aucun exemple d’utilisation de l’IA pour améliorer significativement l’accès à l’emploi, au logement, aux soins de santé, à l’éducation ou aux prestations sociales à une échelle à la hauteur de ses dommages. Cette dynamique actuelle suggère que l’objectif sous-jacent de la technologie est d’enraciner les inégalités et de renforcer les rapports de force existants”. Pour répondre à cette intelligence austéritaire, il est nécessaire de mobiliser les communautés touchées. L’adhésion ouverte de l’administration Trump et des géants de la technologie à l’IA est en train de créer une crise urgente et visible, susceptible de susciter la résistance généralisée nécessaire au changement. Et “cette prise de conscience technologique pourrait bien être la seule voie vers un renouveau démocratique”, estime De Liban.
De billets en billets, sur son blog, l’artiste Gregory Chatonsky produit une réflexion d’ampleur sur ce qu’il nomme la vectorisation. La vectorisation, comme il l’a définie, est un “processus par lequel des entités sociales — individus, groupes, communautés — sont transformées en porteurs de variables directionnelles, c’est-à-dire en vecteurs dotés d’une orientation prédéterminée dans un espace conceptuel saturé de valeurs différentielles”. Cela consiste en fait à appliquer à chaque profil des vecteurs assignatifs, qui sont autant d’étiquettes temporaires ou permanentes ajustées à nos identités numériques, comme les mots clés publicitaires qui nous caractérisent, les traitements qui nous spécifient, les données qui nous positionnent, par exemple, le genre, l’âge, notre niveau de revenu… Du moment que nous sommes assignés à une valeur, nous y sommes réduits, dans une forme d’indifférenciation qui produisent des identités et des altérités “rigidifiées” qui structurent “l’espace social selon des lignes de démarcation dont l’arbitraire est dissimulé sous l’apparence d’une objectivité naturalisée”. C’est le cas par exemple quand les données vous caractérisent comme homme ou femme. Le problème est que ces assignations que nous ne maîtrisons pas sont indépassables. Les discours sur l’égalité de genres peuvent se multiplier, plus la différence entre homme et femme s’en trouve réaffirmé, comme un “horizon indépassable de l’intelligibilité sociale”. Melkom Boghossian dans une note très pertinente pour la fondation Jean Jaurès ne disait pas autre chose quand il montrait comment les algorithmes accentuent les clivages de genre. En fait, explique Chatonsky, “le combat contre les inégalités de genre, lorsqu’il ne questionne pas le processus vectoriel lui-même, risque ainsi de reproduire les présupposés mêmes qu’il prétend combattre”. C’est-à-dire que le processus en œuvre ne permet aucune issue. Nous ne pouvons pas sortir de l’assignation qui nous est faite et qui est exploitée par tous.
“Le processus d’assignation vectorielle ne s’effectue jamais selon une dimension unique, mais opère à travers un chaînage complexe de vecteurs multiples qui s’entrecroisent, se superposent et se modifient réciproquement. Cette métavectorisation produit une topologie identitaire d’une complexité croissante qui excède les possibilités de représentation des modèles vectoriels classiques”. Nos assignations dépendent bien souvent de chaînes d’inférences, comme l’illustrait le site They see yours photos que nous avions évoqué. Les débats sur les identités trans ou non binaires, constituent en ce sens “des points de tension révélateurs où s’exprime le caractère intrinsèquement problématique de toute tentative de réduction vectorielle de la complexité existentielle”. Plus que de permettre de dépasser nos assignations, les calculs les intensifient, les cimentent.
Or souligne Chatonsky, nous sommes désormais dans des situations indépassables. C’est ce qu’il appelle, “la trans-politisation du paradigme vectoriel — c’est-à-dire sa capacité à traverser l’ensemble du spectre politique traditionnel en s’imposant comme un horizon indépassable de la pensée et de l’action politiques. Qu’ils se revendiquent de droite ou de gauche, conservateurs ou progressistes, les acteurs politiques partagent fondamentalement cette même méthodologie vectorielle”. Quoique nous fassions, l’assignation demeure. ”Les controverses politiques contemporaines portent généralement sur la valorisation différentielle des positions vectorielles plutôt que sur la pertinence même du découpage vectoriel qui les sous-tend”. Nous invisibilisons le “processus d’assignation vectorielle et de sa violence intrinsèque”, sans pouvoir le remettre en cause, même par les antagonismes politiques. “Le paradigme vectoriel se rend structurellement sourd à toute parole qui revendique une position non assignable ou qui conteste la légitimité même de l’assignation.”“Cette insensibilité n’est pas accidentelle, mais constitutive du paradigme vectoriel lui-même. Elle résulte de la nécessité structurelle d’effacer les singularités irréductibles pour maintenir l’efficacité des catégorisations générales. Le paradigme vectoriel ne peut maintenir sa cohérence qu’en traitant les cas récalcitrants — ceux qui contestent leur assignation ou qui revendiquent une position non vectorisable — comme des exceptions négligeables ou des anomalies pathologiques. Ce phénomène produit une forme spécifique de violence épistémique qui consiste à délégitimer systématiquement les discours individuels qui contredisent les assignations vectorielles dominantes. Cette violence s’exerce particulièrement à l’encontre des individus dont l’expérience subjective contredit ou excède les assignations vectorielles qui leur sont imposées — non pas simplement parce qu’ils se réassignent à une position vectorielle différente, mais parce qu’ils contestent la légitimité même du geste assignatif.”
La vectorisation devient une pratique sociale universelle qui structure les interactions quotidiennes les plus banales. Elle “génère un réseau dense d’attributions croisées où chaque individu est simultanément assignateur et assigné, vectorisant et vectorisé. Cette configuration produit un système auto entretenu où les assignations se renforcent mutuellement à travers leur circulation sociale incessante”. Nous sommes dans une forme d’intensification des préjugés sociaux, “qui substitue à l’arbitraire subjectif du préjugé individuel l’arbitraire objectivé du calcul algorithmique”. Les termes eux-mêmes deviennent performatifs : “ils ne se contentent pas de décrire une réalité préexistante, mais contribuent activement à la constituer par l’acte même de leur énonciation”. “Ces mots-vecteurs tirent leur légitimité sociale de leur ancrage dans des dispositifs statistiques qui leur confèrent une apparence d’objectivité scientifique”. “Les données statistiques servent à construire des catégories opérationnelles qui, une fois instituées, acquièrent une forme d’autonomie par rapport aux réalités qu’elles prétendent simplement représenter”.
Pour Chatonsky, la vectorisation déstabilise profondément les identités politiques traditionnelles et rend problématique leur articulation dans l’espace public contemporain, car elle oppose ceux qui adhèrent à ces assignations et ceux qui contestent la légitimité même de ces assignations. “Les débats politiques conventionnels se limitent généralement à contester des assignations vectorielles spécifiques sans jamais remettre en question le principe même de la vectorisation comme modalité fondamentale d’organisation du social”. Nous sommes politiquement coincés dans la vectorisation… qui est à la fois “un horizon qui combine la réduction des entités à des vecteurs manipulables (vectorisation), la prédiction de leurs trajectoires futures sur la base de ces réductions (anticipation), et le contrôle permanent de ces trajectoires pour assurer leur conformité aux prédictions (surveillance).” Pour nous extraire de ce paradigme, Chatonsky propose d’élaborer “des modes de pensée et d’organisation sociale qui échappent à la logique même de la vectorisation”, c’est-à-dire de nous extraire de l’identité comme force d’organisation du social, de donner de la place au doute plutôt qu’à la certitude ainsi qu’à trouver les modalités d’une forme de rétroaction.
Nidle (contraction de No Idle, qu’on pourrait traduire par “sans répit”) est le nom d’un petit appareil qui se branche sur les machines à coudre. Le capteur mesure le nombre de pièces cousues par les femmes dans les ateliers de la confection de Dhaka au Bangladesh tout comme les minutes d’inactivité, rapporte Rest of the World. Outre les machines automatisées, pour coudre des boutons ou des poches simples, ces outils de surveillance visent à augmenter la productivité, à l’heure où la main d’œuvre se fait plus rare. Pour répondre à la concurrence des nouveaux pays de l’habillement que sont le Vietnam et le Cambodge, le Bangladesh intensifie l’automatisation. Une ouvrière estime que depuis l’installation du Nidle en 2022, ses objectifs ont augmenté de 75%. Ses superviseurs ne lui crient plus dessus, c’est la couleur de son écran qui lui indique de tenir la cadence.
Les chercheurs Arvind Narayanan et Sayash Kapoor – dont nous avions chroniqué le livre, AI Snake Oil – signent pour le Knight un long article pour démonter les risques existentiels de l’IA générale. Pour eux, l’IA est une « technologie normale ». Cela ne signifie pas que son impact ne sera pas profond, comme l’électricité ou internet, mais cela signifie qu’ils considèrent « l’IA comme un outil dont nous pouvons et devons garder le contrôle, et nous soutenons que cet objectif ne nécessite ni interventions politiques drastiques ni avancées technologiques ». L’IA n’est pas appelée à déterminer elle-même son avenir, expliquent-ils. Les deux chercheurs estiment que « les impacts économiques et sociétaux transformateurs seront lents (de l’ordre de plusieurs décennies) ».
Selon eux, dans les années à venir « une part croissante du travail des individus va consister à contrôler l’IA ». Mais surtout, considérer l’IA comme une technologie courante conduit à des conclusions fondamentalement différentes sur les mesures d’atténuation que nous devons y apporter, et nous invite, notamment, à minimiser le danger d’une superintelligence autonome qui viendrait dévorer l’humanité.
La vitesse du progrès est plus linéaire qu’on le pense
« Comme pour d’autres technologies à usage général, l’impact de l’IA se matérialise non pas lorsque les méthodes et les capacités s’améliorent, mais lorsque ces améliorations se traduisent en applications et se diffusent dans les secteurs productifs de l’économie« , rappellent les chercheurs, à la suite des travaux de Jeffrey Ding dans son livre, Technology and the Rise of Great Powers: How Diffusion Shapes Economic Competition (Princeton University Press, 2024, non traduit). Ding y rappelle que la diffusion d’une innovation compte plus que son invention, c’est-à-dire que l’élargissement des applications à d’innombrables secteurs est souvent lent mais décisif. Pour Foreign Affairs, Ding pointait d’ailleurs que l’enjeu des politiques publiques en matière d’IA ne devraient pas être de s’assurer de sa domination sur le cycle d’innovation, mais du rythme d’intégration de l’IA dans un large éventail de processus productifs. L’enjeu tient bien plus à élargir les champs d’application des innovations qu’à maîtriser la course à la puissance, telle qu’elle s’observe actuellement.
En fait, rappellent Narayanan et Kapoor, les déploiements de l’IA seront, comme dans toutes les autres technologies avant elle, progressifs, permettant aux individus comme aux institutions de s’adapter. Par exemple, constatent-ils, la diffusion de l’IA dans les domaines critiques pour la sécurité est lente. Même dans le domaine de « l’optimisation prédictive », c’est-à-dire la prédiction des risques pour prendre des décisions sur les individus, qui se sont multipliées ces dernières années, l’IA n’est pas très présente, comme l’avaient pointé les chercheurs dans une étude. Ce secteur mobilise surtout des techniques statistiques classiques, rappellent-ils. En fait, la complexité et l’opacité de l’IA font qu’elle est peu adaptée pour ces enjeux. Les risques de sécurité et de défaillance font que son usage y produit souvent de piètres résultats. Sans compter que la réglementation impose déjà des procédures qui ralentissent les déploiements, que ce soit la supervision des dispositifs médicaux ou l’IA Act européen. D’ailleurs, “lorsque de nouveaux domaines où l’IA peut être utilisée de manière significative apparaissent, nous pouvons et devons les réglementer ».
Même en dehors des domaines critiques pour la sécurité, l’adoption de l’IA est plus lente que ce que l’on pourrait croire. Pourtant, de nombreuses études estiment que l’usage de l’IA générative est déjà très fort. Une étude très commentée constatait qu’en août 2024, 40 % des adultes américains utilisaient déjà l’IA générative. Mais cette percée d’utilisation ne signifie pas pour autant une utilisation intensive, rappellent Narayanan et Kapoor – sur son blog, Gregory Chatonksy ne disait pas autre chose, distinguant une approche consumériste d’une approche productive, la seconde était bien moins maîtrisée que la première. L’adoption est une question d’utilisation du logiciel, et non de disponibilité, rappellent les chercheurs. Si les outils sont désormais accessibles immédiatement, leur intégration à des flux de travail ou à des habitudes, elle, prend du temps. Entre utiliser et intégrer, il y a une différence que le nombre d’utilisateurs d’une application ne suffit pas à distinguer. L’analyse de l’électrification par exemple montre que les gains de productivité ont mis des décennies à se matérialiser pleinement, comme l’expliquait Tim Harford. Ce qui a finalement permis de réaliser des gains de productivité, c’est surtout la refonte complète de l’agencement des usines autour de la logique des chaînes de production électrifiées.
Les deux chercheurs estiment enfin que nous sommes confrontés à des limites à la vitesse d’innovation avec l’IA. Les voitures autonomes par exemple ont mis deux décennies à se développer, du fait des contraintes de sécurité nécessaires, qui, fort heureusement, les entravent encore. Certes, les choses peuvent aller plus vite dans des domaines non critiques, comme le jeu. Mais très souvent, “l’écart entre la capacité et la fiabilité” reste fort. La perspective d’agents IA pour la réservation de voyages ou le service clients est moins à risque que la conduite autonome, mais cet apprentissage n’est pas simple à réaliser pour autant. Rien n’assure qu’il devienne rapidement suffisamment fiable pour être déployé. Même dans le domaine de la recommandation sur les réseaux sociaux, le fait qu’elle s’appuie sur des modèles d’apprentissage automatique n’a pas supprimé la nécessité de coder les algorithmes de recommandation. Et dans nombre de domaines, la vitesse d’acquisition des connaissances pour déployer de l’IA est fortement limitée en raison des coûts sociaux de l’expérimentation. Enfin, les chercheurs soulignent que si l’IA sait coder ou répondre à des examens, comme à ceux du barreau, mieux que des humains, cela ne recouvre pas tous les enjeux des pratiques professionnelles réelles. En fait, trop souvent, les indicateurs permettent de mesurer les progrès des méthodes d’IA, mais peinent à mesurer leurs impacts ou l’adoption, c’est-à-dire l’intensité de son utilisation. Kapoor et Narayanan insistent : les impacts économiques de l’IA seront progressifs plus que exponentiels. Si le taux de publication d’articles sur l’IA affiche un doublement en moins de deux ans, on ne sait pas comment cette augmentation de volume se traduit en progrès. En fait, il est probable que cette surproduction même limite l’innovation. Une étude a ainsi montré que dans les domaines de recherche où le volume d’articles scientifiques est plus élevé, il est plus difficile aux nouvelles idées de percer.
L’IA va rester sous contrôle
Le recours aux concepts flous d’« intelligence » ou de « superintelligence » ont obscurci notre capacité à raisonner clairement sur un monde doté d’une IA avancée. Assez souvent, l’intelligence elle-même est assez mal définie, selon un spectre qui irait de la souris à l’IA, en passant par le singe et l’humain. Mais surtout, “l’intelligence n’est pas la propriété en jeu pour analyser les impacts de l’IA. C’est plutôt le pouvoir – la capacité à modifier son environnement – qui est en jeu”.Nous ne sommes pas devenus puissants du fait de notre intelligence, mais du fait de la technologie que nous avons utilisé pour accroître nos capacités. La différence entre l’IA et les capacités humaines reposent surtout dans la vitesse. Les machines nous dépassent surtout en terme de vitesse, d’où le fait que nous les ayons développé surtout dans les domaines où la vitesse est en jeu.
“Nous prévoyons que l’IA ne sera pas en mesure de surpasser significativement les humains entraînés (en particulier les équipes humaines, et surtout si elle est complétée par des outils automatisés simples) dans la prévision d’événements géopolitiques (par exemple, les élections). Nous faisons la même prédiction pour les tâches consistant à persuader les gens d’agir contre leur propre intérêt”. En fait, les systèmes d’IA ne seront pas significativement plus performants que les humains agissant avec l’aide de l’IA, prédisent les deux chercheurs.
Mais surtout, insistent-ils, rien ne permet d’affirmer que nous perdions demain la main sur l’IA. D’abord parce que le contrôle reste fort, des audits à la surveillance des systèmes en passant par la sécurité intégrée. “En cybersécurité, le principe du « moindre privilège » garantit que les acteurs n’ont accès qu’aux ressources minimales nécessaires à leurs tâches. Les contrôles d’accès empêchent les personnes travaillant avec des données et des systèmes sensibles d’accéder à des informations et outils confidentiels non nécessaires à leur travail. Nous pouvons concevoir des protections similaires pour les systèmes d’IA dans des contextes conséquents. Les méthodes de vérification formelle garantissent que les codes critiques pour la sécurité fonctionnent conformément à leurs spécifications ; elles sont désormais utilisées pour vérifier l’exactitude du code généré par l’IA.” Nous pouvons également emprunter des idées comme la conception de systèmes rendant les actions de changement d’état réversibles, permettant ainsi aux humains de conserver un contrôle significatif, même dans des systèmes hautement automatisés. On peut également imaginer de nouvelles idées pour assurer la sécurité, comme le développement de systèmes qui apprennent à transmettre les décisions aux opérateurs humains en fonction de l’incertitude ou du niveau de risque, ou encore la conception de systèmes agents dont l’activité est visible et lisible par les humains, ou encore la création de structures de contrôle hiérarchiques dans lesquelles des systèmes d’IA plus simples et plus fiables supervisent des systèmes plus performants, mais potentiellement peu fiables. Pour les deux chercheurs, “avec le développement et l’adoption de l’IA avancée, l’innovation se multipliera pour trouver de nouveaux modèles de contrôle humain”.
Pour eux d’ailleurs, à l’avenir, un nombre croissant d’emplois et de tâches humaines seront affectés au contrôle de l’IA. Lors des phases d’automatisation précédentes, d’innombrables méthodes de contrôle et de surveillance des machines ont été inventées. Et aujourd’hui, les chauffeurs routiers par exemple, ne cessent de contrôler et surveiller les machines qui les surveillent, comme l’expliquait Karen Levy. Pour les chercheurs, le risque de perdre de la lisibilité et du contrôle en favorisant l’efficacité et l’automatisation doit toujours être contrebalancée. Les IA mal contrôlées risquent surtout d’introduire trop d’erreurs pour rester rentables. Dans les faits, on constate plutôt que les systèmes trop autonomes et insuffisamment supervisés sont vite débranchés. Nul n’a avantage à se passer du contrôle humain. C’est ce que montre d’ailleurs la question de la gestion des risques, expliquent les deux chercheurs en listant plusieurs types de risques.
La course aux armements par exemple, consistant à déployer une IA de plus en plus puissante sans supervision ni contrôle adéquats sous prétexte de concurrence, et que les acteurs les plus sûrs soient supplantés par des acteurs prenant plus de risques, est souvent vite remisée par la régulation. “De nombreuses stratégies réglementaires sont mobilisables, que ce soient celles axées sur les processus (normes, audits et inspections), les résultats (responsabilité) ou la correction de l’asymétrie d’information (étiquetage et certification).” En fait, rappellent les chercheurs, le succès commercial est plutôt lié à la sécurité qu’autre chose. Dans le domaine des voitures autonomes comme dans celui de l’aéronautique, “l’intégration de l’IA a été limitée aux normes de sécurité existantes, au lieu qu’elles soient abaissées pour encourager son adoption, principalement en raison de la capacité des régulateurs à sanctionner les entreprises qui ne respectent pas les normes de sécurité”. Dans le secteur automobile, pourtant, pendant longtemps, la sécurité n’était pas considérée comme relevant de la responsabilité des constructeurs. mais petit à petit, les normes et les attentes en matière de sécurité se sont renforcées. Dans le domaine des recommandations algorithmiques des médias sociaux par contre, les préjudices sont plus difficiles à mesurer, ce qui explique qu’il soit plus difficile d’imputer les défaillances aux systèmes de recommandation. “L’arbitrage entre innovation et réglementation est un dilemme récurrent pour l’État régulateur”. En fait, la plupart des secteurs à haut risque sont fortement réglementés, rappellent les deux chercheurs. Et contrairement à l’idée répandue, il n’y a pas que l’Europe qui régule, les Etats-Unis et la Chine aussi ! Quant à la course aux armements, elle se concentre surtout sur l’invention des modèles, pas sur l’adoption ou la diffusion qui demeurent bien plus déterminantes pourtant.
Répondre aux abus. Jusqu’à présent, les principales défenses contre les abus se situent post-formation, alors qu’elles devraient surtout se situer en aval des modèles, estiment les chercheurs. Le problème fondamental est que la nocivité d’un modèle dépend du contexte, contexte souvent absent du modèle, comme ils l’expliquaient en montrant que la sécurité n’est pas une propriété du modèle. Le modèle chargé de rédiger un e-mail persuasif pour le phishing par exemple n’a aucun moyen de savoir s’il est utilisé à des fins marketing ou d’hameçonnage ; les interventions au niveau du modèle seraient donc inefficaces. Ainsi, les défenses les plus efficaces contre le phishing ne sont pas les restrictions sur la composition des e-mails (qui compromettraient les utilisations légitimes), mais plutôt les systèmes d’analyse et de filtrage des e-mails qui détectent les schémas suspects, et les protections au niveau du navigateur. Se défendre contre les cybermenaces liées à l’IA nécessite de renforcer les programmes de détection des vulnérabilités existants plutôt que de tenter de restreindre les capacités de l’IA à la source. Mais surtout, “plutôt que de considérer les capacités de l’IA uniquement comme une source de risque, il convient de reconnaître leur potentiel défensif. En cybersécurité, l’IA renforce déjà les capacités défensives grâce à la détection automatisée des vulnérabilités, à l’analyse des menaces et à la surveillance des surfaces d’attaque”. “Donner aux défenseurs l’accès à des outils d’IA puissants améliore souvent l’équilibre attaque-défense en leur faveur”. En modération de contenu, par exemple, on pourrait mieux mobiliser l’IA peut aider à identifier les opérations d’influence coordonnées. Nous devons investir dans des applications défensives plutôt que de tenter de restreindre la technologie elle-même, suggèrent les chercheurs.
Le désalignement. Une IA mal alignée agit contre l’intention de son développeur ou de son utilisateur. Mais là encore, la principale défense contre le désalignement se situe en aval plutôt qu’en amont, dans les applications plutôt que dans les modèles. Le désalignement catastrophique est le plus spéculatif des risques, rappellent les chercheurs. “La crainte que les systèmes d’IA puissent interpréter les commandes de manière catastrophique repose souvent sur des hypothèses douteuses quant au déploiement de la technologie dans le monde réel”.Dans le monde réel, la surveillance et le contrôle sont très présents et l’IA est très utile pour renforcer cette surveillance et ce contrôle. Les craintes liées au désalignement de l’IA supposent que ces systèmes déjouent la surveillance, alors que nous avons développés de très nombreuses formes de contrôle, qui sont souvent d’autant plus fortes et redondantes que les décisions sont importantes.
Les risques systémiques. Si les risques existentiels sont peu probables, les risques systémiques, eux, sont très courants. Parmi ceux-ci figurent “l’enracinement des préjugés et de la discrimination, les pertes d’emplois massives dans certaines professions, la dégradation des conditions de travail, l’accroissement des inégalités, la concentration du pouvoir, l’érosion de la confiance sociale, la pollution de l’écosystème de l’information, le déclin de la liberté de la presse, le recul démocratique, la surveillance de masse et l’autoritarisme”. “Si l’IA est une technologie normale, ces risques deviennent bien plus importants que les risques catastrophiques évoqués précédemment”. Car ces risques découlent de l’utilisation de l’IA par des personnes et des organisations pour promouvoir leurs propres intérêts, l’IA ne faisant qu’amplifier les instabilités existantes dans notre société. Nous devrions bien plus nous soucier des risques cumulatifs que des risques décisifs.
Politiques de l’IA
Narayanan et Kapoor concluent leur article en invitant à réorienter la régulation de l’IA, notamment en favorisant la résilience. Pour l’instant, l’élaboration des politiques publiques et des réglementations de l’IA est caractérisée par de profondes divergences et de fortes incertitudes, notamment sur la nature des risques que fait peser l’IA sur la société. Si les probabilités de risque existentiel de l’IA sont trop peu fiables pour éclairer les politiques, il n’empêche que nombre d’acteurs poussent à une régulation adaptée à ces risques existentiels. Alors que d’autres interventions, comme l’amélioration de la transparence, sont inconditionnellement utiles pour atténuer les risques, quels qu’ils soient. Se défendre contre la superintelligence exige que l’humanité s’unisse contre un ennemi commun, pour ainsi dire, concentrant le pouvoir et exerçant un contrôle centralisé sur l’IA, qui risque d’être un remède pire que le mal. Or, nous devrions bien plus nous préoccuper des risques cumulatifs et des pratiques capitalistes extractives que l’IA amplifie et qui amplifient les inégalités. Pour nous défendre contre ces risques-ci, pour empêcher la concentration du pouvoir et des ressources, il nous faut rendre l’IA puissante plus largement accessible, défendent les deux chercheurs.
Ils recommandent d’ailleurs plusieurs politiques. D’abord, améliorer le financement stratégique sur les risques. Nous devons obtenir de meilleures connaissances sur la façon dont les acteurs malveillants utilisent l’IA et améliorer nos connaissances sur les risques et leur atténuation. Ils proposent également d’améliorer la surveillance des usages, des risques et des échecs, passant par les déclarations de transparences, les registres et inventaires, les enregistrements de produits, les registres d’incidents (comme la base de données d’incidents de l’IA) ou la protection des lanceurs d’alerte… Enfin, il proposent que les “données probantes” soient un objectif prioritaire, c’est-à-dire d’améliorer l’accès de la recherche.
Dans le domaine de l’IA, la difficulté consiste à évaluer les risques avant le déploiement. Pour améliorer la résilience, il est important d’améliorer la responsabilité et la résilience, plus que l’analyse de risque, c’est-à-dire des démarches de contrôle qui ont lieu après les déploiements. “La résilience exige à la fois de minimiser la gravité des dommages lorsqu’ils surviennent et la probabilité qu’ils surviennent.” Pour atténuer les effets de l’IA nous devons donc nous doter de politiques qui vont renforcer la démocratie, la liberté de la presse ou l’équité dans le monde du travail. C’est-à-dire d’améliorer la résilience sociétale au sens large.
Pour élaborer des politiques technologiques efficaces, il faut ensuite renforcer les capacités techniques et institutionnelles de la recherche, des autorités et administrations. Sans personnels compétents et informés, la régulation de l’IA sera toujours difficile. Les chercheurs invitent même à “diversifier l’ensemble des régulateurs et, idéalement, à introduire la concurrence entre eux plutôt que de confier la responsabilité de l’ensemble à un seul régulateur”.
Par contre, Kapoor et Narayanan se défient fortement des politiques visant à promouvoir une non-prolifération de l’IA, c’est-à-dire à limiter le nombre d’acteurs pouvant développer des IA performantes. Les contrôles à l’exportation de matériel ou de logiciels visant à limiter la capacité des pays à construire, acquérir ou exploiter une IA performante, l’exigence de licences pour construire ou distribuer une IA performante, et l’interdiction des modèles d’IA à pondération ouverte… sont des politiques qui favorisent la concentration plus qu’elles ne réduisent les risques. “Lorsque de nombreuses applications en aval s’appuient sur le même modèle, les vulnérabilités de ce modèle peuvent être exploitées dans toutes les applications”, rappellent-ils.
Pour les deux chercheurs, nous devons “réaliser les avantages de l’IA”, c’est-à-dire accélérer l’adoption des bénéfices de l’IA et atténuer ses inconvénients. Pour cela, estiment-ils, nous devons être plus souples sur nos modalités d’intervention. Par exemple, ils estiment que pour l’instant catégoriser certains domaines de déploiement de l’IA comme à haut risque est problématique, au prétexte que dans ces secteurs (assurance, prestation sociale ou recrutement…), les technologies peuvent aller de la reconnaissance optique de caractères, relativement inoffensives, à la prise de décision automatisées dont les conséquences sont importantes. Pour eux, il faudrait seulement considérer la prise de décision automatisée dans ces secteurs comme à haut risque.
Un autre enjeu repose sur l’essor des modèles fondamentaux qui a conduit à une distinction beaucoup plus nette entre les développeurs de modèles, les développeurs en aval et les déployeurs (parmi de nombreuses autres catégories). Une réglementation insensible à ces distinctions risque de conférer aux développeurs de modèles des responsabilités en matière d’atténuation des risques liés à des contextes de déploiement particuliers, ce qui leur serait impossible en raison de la nature polyvalente des modèles fondamentaux et de l’imprévisibilité de tous les contextes de déploiement possibles.
Enfin, lorsque la réglementation établit une distinction binaire entre les décisions entièrement automatisées et celles qui ne le sont pas, et ne reconnaît pas les degrés de surveillance, elle décourage l’adoption de nouveaux modèles de contrôle de l’IA. Or de nombreux nouveaux modèles sont proposés pour garantir une supervision humaine efficace sans impliquer un humain dans chaque décision. Il serait imprudent de définir la prise de décision automatisée de telle sorte que ces approches engendrent les mêmes contraintes de conformité qu’un système sans supervision. Pour les deux chercheurs, “opposer réglementation et diffusion est un faux compromis, tout comme opposer réglementation et innovation”, comme le disait Anu Bradford. Pour autant, soulignent les chercheurs, l’enjeu n’est pas de ne pas réguler, mais bien de garantir de la souplesse. La législation garantissant la validité juridique des signatures et enregistrement électroniques promulguée en 2000 aux Etats-Unis a joué un rôle déterminant dans la promotion du commerce électronique et sa diffusion. La législation sur les petits drones mise en place par la Federal Aviation Administration en 2016 a permis le développement du secteur par la création de pilotes certifiés. Nous devons trouver pour l’IA également des réglementations qui favorisent sa diffusion, estiment-ils. Par exemple, en facilitant “la redistribution des bénéfices de l’IA afin de les rendre plus équitables et d’indemniser les personnes qui risquent de subir les conséquences de l’automatisation. Le renforcement des filets de sécurité sociale contribuera à atténuer l’inquiétude actuelle du public face à l’IA dans de nombreux pays”. Et les chercheurs de suggérer par exemple de taxer les entreprises d’IA pour soutenir les industries culturelles et le journalisme, mis à mal par l’IA. En ce qui concerne l’adoption par les services publics de l’IA, les gouvernements doivent trouver le juste équilibre entre une adoption trop précipitée qui génère des défaillances et de la méfiance, et une adoption trop lente qui risque de produire de l’externalisation par le secteur privé.
L’avant dernier numéro de la revue Réseaux est consacré à la dématérialisation. “La numérisation des administrations redéfinit le rapport à l’État et ouvre à des procès de gouvernement par instrumentation”, explique le sociologue Fabien Granjonen introduction du numéro, qui rappelle que ces développements suivent des phases en regardant celles des pays scandinaves, pionniers en la matière. Pourtant, là-bas comme ailleurs, la numérisation n’a pas aidé ou apaisé la relation administrative, au contraire. Là-bas aussi, elle rend plus difficile l’accès aux droits. En fait, plus qu’un changement d’outillage, elle est une “évolution de nature politique” qui redéfinit les rapports à l’État, à la vie sociale et aux citoyens, notamment parce qu’elle s’accompagne toujours de la fermeture des guichets d’accueil physique, créant des situations d’accès inégalitaires qui restreignennt la qualité et la continuité des services publics. “La dématérialisation de l’action publique signe en cela une double délégation. D’un côté, certaines opérations sont déléguées aux dispositifs techniques ; de l’autre, on constate un déplacement complémentaire de celles-ci vers les usagers, qui portent désormais la charge et la responsabilité du bon déroulement des démarches au sein desquelles ils s’inscrivent.“ A France Travail, explique Mathilde Boeglin-Henky, les outils permettent de trier les postulants entre ceux capables de se débrouiller et les autres. L’accès aux outils numériques et leur maîtrise devient un nouveau critère d’éligibilité aux droits, générateur de non-recours : le numérique devient une “charge supplémentaire” pour les plus vulnérables. La simplification devient pour eux une “complication effective”. Pour surmonter ces difficultés, l’entraide s’impose, notamment celle des professionnels de l’accompagnement et des associations d’aide aux usagers. Mais ces nouvelles missions qui leur incombent viennent “déplacer le périmètre de leurs missions premières”, au risque de les remplacer.
L’article de Pierre Mazet du Lab Accès sur le dispositif Conseiller numérique France Services (CnFS) montre qu’il se révèle fragile, profitant d’abord aux structures préalablement les plus engagées sur l’inclusion numérique. L’État s’est appuyé sur le plan de relance européen afin de transférer aux acteurs locaux la prise en charge d’un problème public dont les conseillers numériques doivent assumer la charge. Les moyens s’avèrent « structurellement insuffisants pour stabiliser une réponse proportionnée aux besoins ». À l’échelle nationale, les démarches en ligne se placent en tête des aides réalisées par les CnFS, montrant que « les besoins d’accompagnement sont bel et bien indexés à la numérisation des administrations »; et de constater qu’il y a là une « situation pour le moins paradoxale d’une action publique – les programmes d’inclusion numérique – qui ne parvient pas à répondre aux besoins générés par une autre action publique – les politiques de dématérialisation ». Le financement du dispositif a plus tenu d’un effet d’aubaine profitant à certains acteurs, notamment aux acteurs de la dématérialisation de la relation administrative, qu’il n’a permis de répondre à la géographie sociale des besoins. « Le dispositif a essentiellement atteint le public des personnes âgées, moins en réponse à des besoins qu’en raison du ciblage de l’offre elle-même : elle capte d’abord des publics « disponibles », pas nécessairement ceux qui en ont le plus besoin ». Enfin, la dégressivité des financements a, quant à elle, « produit un effet de sélection, qui a accentué les inégalités entre acteurs et territoires », notamment au détriment des acteurs de la médiation numérique.
La gouvernance par dispositifs numériques faciliterait l’avènement d’une administration d’orientation néolibérale priorisant les valeurs du marché, explique Granjon. L’administration « renforcerait son contrôle sur les populations, mais, paradoxalement, perdrait le contrôle sur ses principaux outils, notamment ceux d’aide à la décision quant à l’octroi de droits et de subsides ». La décision confiée aux procédures de calcul, laisse partout peu de marge de manœuvre aux agents, les transformant en simples exécutants. A Pôle Emploi, par exemple, il s’agit moins de trouver un emploi aux chômeurs que de les rendre « autonomes » avec les outils numériques. Pour Périne Brotcorne pourtant, malgré la sempiternelle affirmation d’une “approche usager”, ceux-ci sont absents des développements numériques des services publics. Rien n’est fait par exemple pour l’usager en difficulté par exemple pour qu’il puisse déléguer la prise en charge de ses tâches administratives à un tiers, comme le soulignait récemment le Défenseur des droits. Les interfaces numériques, trop complexes, fabriquent “de l’incapacité” pour certains publics, notamment les plus éloignés et les plus vulnérables. Brotcorne montre d’ailleurs très bien que “l’usager” est un concept qui permet d’avoir une “vision sommaire des publics destinataires”. Au final, les besoins s’adaptent surtout aux demandes des administrations qu’aux usagers qui ne sont pas vraiment invités à s’exprimer. L’étude souligne que près de la moitié des usagers n’arrivent pas à passer la première étape des services publics numériques que ce soit se connecter, prendre rendez-vous ou même télécharger un formulaire. Dans un autre article, signé Anne-Sylvie Pharabod et Céline Borelle, les deux chercheuses auscultent les pratiques administratives numérisées ordinaires qui montrent que la numérisation est une longue habituation, où les démarches apprises pour un service permettent d’en aborder d’autres. Les démarches administratives sont un univers de tâches dont il faut apprendre à se débrouiller, comme faire se peut, et qui en même temps sont toujours remises à zéro par leurs transformations, comme l’évolution des normes des mots de passe, des certifications d’identité, ou des documents à uploader. “La diversité des démarches, l’hétérogénéité des interfaces et l’évolution rapide des outils liée à des améliorations incrémentales (notamment en matière de sécurité) renouvellent constamment le questionnement sur ce qu’il convient de faire”.
Dans un autre article, assez complexe, Fabien Granjon explore comment l’introduction de nouveaux dispositifs numériques au sein du Service public de l’emploi a pour conséquence une reconfiguration majeure de celui-ci et provoque des changements dans les structures de relations entre acteurs. L’instrumentation numérique se voit investie de la fonction de régulation des comportements des usagers, des agents publics, mais également de bien d’autres publics, notamment tous ceux utilisant ses données et plateformes. A cette aune, France Travail est amené à devenir un « animateur d’écosystème emploi/formation/insertion » connectant divers échelons territoriaux d’intervention et une multitude d’acteurs y intervenant, comme l’expose, en partie, France Travail, via ses différentes plateformes. Granjon invite à s’intéresser à ces encastrements nouveaux et pas seulement aux guichets, ou à la relation agent-public, pour mieux saisir comment les bases de données, les API façonnent les relations avec les sous-traitants comme avec tous ceux qui interviennent depuis les procédures que France Travail met en place.
Le numéro de Réseaux livre également un intéressant article, très critique, du Dossier médical partagé, signé Nicolas Klein et Alexandre Mathieu-Fritz, qui s’intéresse à l’histoire de la gouvernance problématique du projet, qui explique en grande partie ses écueils, et au fait que le DMP ne semble toujours pas avoir trouvé son utilité pour les professionnels de santé.
Un autre article signé Pauline Boyer explore le lancement du portail de données ouvertes de l’Etat et montre notamment que l’innovation n’est pas tant politique que de terrain. Samuel Goëta et Élise Ho-Pun-Cheung s’intéressent quant à eux à la production de standards et aux difficultés de leur intégration dans le quotidien des agents, en observant le processus de standardisation des données des lieux de médiation numérique. L’article souligne la difficulté des conseillers numériques à infléchir la standardisation et montre que cette normalisation peine à prévoir les usages de la production de données.
Dans un article de recherche qui n’est pas publié par Réseaux, mais complémentaire à son dossier, le politologue néerlandais, Pascal D. Koenig explique que le développement d’un État algorithmique modifie la relation avec les citoyens, ce qui nécessite de regarder au-delà des seules propriétés des systèmes. L’intégration des algos et de l’IA développe une relation plus impersonnelle, renforçant le contrôle et l’asymétrie de pouvoir. Pour Koenig, cela affecte directement la reconnaissance sociale des individus et le respect qu’ils peuvent attendre d’une institution. “Les systèmes d’IA, qui remplacent ou assistent l’exécution des tâches humaines, introduisent un nouveau type de représentation des agents dans les organisations gouvernementales. Ils réduisent ainsi structurellement la représentation des citoyens – en tant qu’êtres humains – au sein de l’État et augmentent les asymétries de pouvoir, en étendant unilatéralement le pouvoir informationnel de l’État”. L’utilisation de l’IA affecte également les fondements de la reconnaissance sociale dans la relation citoyen-État, liés au comportement. En tant qu’agents artificiels, les systèmes d’IA manquent de compréhension et de compassion humaines, dont l’expression dans de nombreuses interactions est un élément important pour reconnaître et traiter une personne en tant qu’individu. C’est l’absence de reconnaissance sociale qui augmente la perception de la violence administrative. “L’instauration structurelle d’une hiérarchie plus forte entre l’État et les citoyens signifie que ces derniers sont moins reconnus dans leur statut de citoyens, ce qui érode le respect que les institutions leur témoignent”. Le manque d’empathie des systèmes est l’une des principales raisons pour lesquelles les individus s’en méfient, rappelle Koenig. Or, “la numérisation et l’automatisation de l’administration réduisent les foyers d’empathie existants et contribuent à une prise en compte étroite des besoins divers des citoyens”. “Avec un gouvernement de plus en plus algorithmique, l’État devient moins capable de compréhension empathique”. Plus encore, l’automatisation de l’Etat montre aux citoyens un appareil gouvernemental où le contact humain se réduit : moins représentatif, il est donc moins disposé à prendre des décisions dans leur intérêt.
Le dernier numéro de la revue Multitudes (n°98, printemps 2025) publie un ensemble de contributions sur les questions algorithmiques au travers de cinq enquêtes de jeunes sociologues.
Camille Girard-Chanudet décrit la tension entre expertise algorithmique et expertise juridique dans l’essor des startups de la legal tech venues de l’extérieur des tribunaux pour les transformer.
Héloïse Eloi‑Hammer observe les différences d’implémentations des algorithmes locaux dans Parcoursup pour montrer que les formations n’ont pas les mêmes moyens pour configurer la plateforme et que souvent, elles utilisent des procédés de sélection rudimentaires. Elle montre que, là aussi, “les algorithmes sont contraints par les contextes organisationnels et sociaux dans lesquels leurs concepteurs sont pris” et peuvent avoir des fonctionnements opposés aux valeurs des formations qui les mettent en œuvre.
Jérémie Poiroux évoque, lui, l’utilisation de l’IA pour l’inspection des navires, une forme de contrôle technique des activités maritimes qui permet de montrer comment le calcul et l’évolution de la réglementation sont mobilisées pour réduire les effectifs des services de l’Etat tout en améliorant le ciblage des contrôles. Pour Poiroux, le système mis en place pose des questions quant à son utilisation et surtout montre que l’Etat fait des efforts pour “consacrer moins de moyens à la prévention et à l’accompagnement, afin de réduire son champ d’action au contrôle et à la punition”, ainsi qu’à éloigner les agents au profit de règles venues d’en haut.
Soizic Pénicaud revient quant à elle sur l’histoire de la mobilisation contre les outils de ciblage de la CAF. Elle souligne que la mobilisation de différents collectifs n’est pas allé de soi et que le recueil de témoignages a permis de soulever le problème et d’incarner les difficultés auxquelles les personnes étaient confrontées. Et surtout que les collectifs ont du travailler pour “arracher la transparence”, pour produire des chiffres sur une réalité.
Maud Barret Bertelloni conclut le dossier en se demandant en quoi les algorithmes sont des outils de gouvernement. Elle rappelle que les algorithmes n’oeuvrent pas seuls. Le déploiement des algorithmes à la CAF permet la structuration et l’intensification d’une politique rigoriste qui lui préexiste. “L’algorithme ne se substitue pas aux pratiques précédentes de contrôle. Il s’y intègre (…). Il ne l’automatise pas non plus : il le « flèche »”. Elle rappelle, à la suite du travail de Vincent Dubois dans Contrôler les assistés, que le développement des systèmes de calculs permettent à la fois de produire un contrôle réorganisé, national, au détriment de l’autonomie des agents et des caisses locales, ainsi que de légitimer la culture du contrôle et de donner une nouvelle orientation aux services publics.
Comme le murmure Loup Cellard en ouverture du dossier : “l’algorithmisation des États est le signe d’un positivisme : croyance dans la Science, confiance dans son instrumentalisme, impersonnalité de son pouvoir”.
Mardi 3 juin à 19h30 à la librairie L’atelier, 2 bis rue Jourdain, 75020 Paris, une rencontre est organisée autour des chercheurs et chercheuses qui ont participé à ce numéro. Nous y serons.
La politologueErica Chenoweth est la directrice du Non Violent Action Lab à Harvard. Elle a publié de nombreux livres pour montrer que la résistance non violente avait des effets, notamment, en français Pouvoir de la non-violence : pourquoi la résistance civile est efficace (Calmann Levy, 2021). Mais ce n’est plus le constat qu’elle dresse. Elle prépare d’ailleurs un nouveau livre, The End of PeoplePower, qui pointe le déclin déroutant des mouvements de résistance civile au cours de la dernière décennie, alors même que ces techniques sont devenues très populaires dans le monde entier. Lors d’une récente conférence sur l’IA et les libertés démocratiques organisée par le Knight First Amendment Institute de l’université de Columbia, elle se demandait si l’IA pouvait soutenir les revendications démocratiques, rapporte Tech Policy Press (vidéo). L’occasion de rendre compte à notre tour d’un point de vue décoiffant qui interroge en profondeur notre rapport à la démocratie.
La récession démocratique est engagée
La démocratie est en déclin, explique Erica Chenoweth. Dans son rapport annuel, l’association internationale Freedom House parle même de “récession démocratique” et estime que la sauvegarde des droits démocratiques est partout en crise. 2025 pourrait être la première année, depuis longtemps, où la majorité de la population mondiale vit sous des formes de gouvernement autoritaires plutôt que démocratiques. Ce recul est dû à la fois au développement de l’autoritarisme dans les régimes autocratiques et à l’avancée de l’autocratie dans les démocraties établies, explique Chenoweth. Les avancées démocratiques des 100 dernières années ont été nombreuses et assez générales. Elles ont d’abord été le fait de mouvements non violents, populaires, où des citoyens ordinaires ont utilisé les manifestations et les grèves, bien plus que les insurrections armées, pour déployer la démocratie là où elle était empêchée. Mais ces succès sont en déclin. Les taux de réussite des mouvements populaires pacifistes comme armés, se sont effondrés, notamment au cours des dix dernières années. “Il y a quelque chose de global et de systémique qui touche toutes les formes de mobilisation de masse. Ce n’est pas seulement que les manifestations pacifiques sont inefficaces, mais que, de fait, les opposants à ces mouvements sont devenus plus efficaces pour les vaincre en général”.
Les épisodes de contestation réformistes (qui ne relèvent pas de revendications maximalistes, comme les mouvements démocratiques), comprenant les campagnes pour les salaires et le travail, les mouvements environnementaux, les mouvements pour la justice raciale, l’expansion des droits civiques, les droits des femmes… n’ont cessé de subir des revers et des défaites au cours des deux dernières décennies, et ont même diminué leur capacité à obtenir des concessions significatives, à l’image de la contestation de la réforme des retraites en France ou des mouvements écologiques, plus écrasés que jamais. Et ce alors que ces techniques de mobilisation sont plus utilisées que jamais.
Selon la littérature, ce qui permet aux mouvements populaires de réussir repose sur une participation large et diversifiée, c’est-à-dire transversale à l’ensemble de la société, transcendant les clivages raciaux, les clivages de classe, les clivages urbains-ruraux, les clivages partisans… Et notamment quand ils suscitent le soutien de personnes très différentes les unes des autres. “Le principal défi pour les mouvements de masse qui réclament un changement pour étendre la démocratie consiste bien souvent à disloquer les piliers des soutiens autocratiques comme l’armée ou les fonctionnaires. L’enjeu, pour les mouvements démocratiques, consiste à retourner la répression à l’encontre de la population en la dénonçant pour modifier l’opinion générale ». Enfin, les mouvements qui réussissent enchaînent bien souvent les tactiques plutôt que de reposer sur une technique d’opposition unique, afin de démultiplier les formes de pression.
La répression s’est mise à niveau
Mais l’autocratie a appris de ses erreurs. Elle a adapté en retour ses tactiques pour saper les quatre voies par lesquelles les mouvements démocratiques l’emportent. “La première consiste à s’assurer que personne ne fasse défection. La deuxième consiste à dominer l’écosystème de l’information et à remporter la guerre de l’information. La troisième consiste à recourir à la répression sélective de manière à rendre très difficile pour les mouvements d’exploiter les moments d’intense brutalité. Et la quatrième consiste à perfectionner l’art de diviser pour mieux régner”. Pour que l’armée ou la police ne fasse pas défection, les autorités ont amélioré la formation des forces de sécurité. La corruption et le financement permet de s’attacher des soutiens plus indéfectibles. Les forces de sécurité sont également plus fragmentées, afin qu’une défection de l’une d’entre elles, n’implique pas les autres. Enfin, il s’agit également de faire varier la répression pour qu’une unité de sécurité ne devienne pas une cible de mouvements populaires par rapport aux autres. Les purges et les répressions des personnes déloyales ou suspectes sont devenues plus continues et violentes. “L’ensemble de ces techniques a rendu plus difficile pour les mouvements civiques de provoquer la défection des forces de sécurité, et cette tendance s’est accentuée au fil du temps”.
La seconde adaptation clé a consisté à gagner la guerre de l’information, notamment en dominant les écosystèmes de l’information. “Inonder la zone de rumeurs, de désinformation et de propagande, dont certaines peuvent être créées et testées par différents outils d’IA, en fait partie. Il en va de même pour la coupure d’Internet aux moments opportuns, puis sa réouverture au moment opportun”.
Le troisième volet de la panoplie consiste à appliquer une répression sélective, consistant à viser des individus plutôt que les mouvements pour des crimes graves qui peuvent sembler décorrélé des manifestations, en les accusant de terrorisme ou de préparation de coup d’Etat. ”La guerre juridique est un autre outil administratif clé”.
Le quatrième volet consiste à diviser pour mieux régner. En encourageant la mobilisation loyaliste, en induisant des divisions dans les mouvements, en les infiltrant pour les radicaliser, en les poussant à des actions violentes pour générer des reflux d’opinion…
Comment utiliser l’IA pour gagner ?
Dans la montée de l’adaptation des techniques pour défaire leurs opposants, la technologie joue un rôle, estime Erica Chenoweth. Jusqu’à présent, les mouvements civiques ont plutôt eu tendance à s’approprier et à utiliser, souvent de manière très innovantes, les technologies à leur avantage, par exemple à l’heure de l’arrivée d’internet, qui a très tôt été utilisé pour s’organiser et se mobiliser. Or, aujourd’hui, les mouvements civiques sont bien plus prudents et sceptiques à utiliser l’IA, contrairement aux régimes autocratiques. Pourtant, l’un des principaux problèmes des mouvements civiques consiste à “cerner leur environnement opérationnel”, c’est-à-dire de savoir qui est connecté à qui, qui les soutient ou pourrait les soutenir, sous quelles conditions ? Où sont les vulnérabilités du mouvement ? Réfléchir de manière créative à ces questions et enjeux, aux tactiques à déployer pourrait pourtant être un atout majeur pour que les mouvements démocratiques réussissent.
Les mouvements démocratiques passent bien plus de temps à sensibiliser et communiquer qu’à faire de la stratégie, rappelle la chercheuse. Et c’est là deux enjeux où les IA pourraient aider, estime-t-elle. En 2018 par exemple, lors des élections municipales russe, un algorithme a permis de contrôler les images de vidéosurveillance des bureaux de vote pour détecter des irrégularités permettant de dégager les séquences où des bulletins préremplis avaient été introduits dans les urnes. Ce qui aurait demandé un contrôle militant épuisant a pu être accompli très simplement. Autre exemple avec les applications BuyCat, BoyCott ou NoThanks, qui sont des applications de boycott de produits, permettant aux gens de participer très facilement à des actions (des applications puissantes, mais parfois peu transparentes sur leurs méthodes, expliquait Le Monde). Pour Chenoweth, les techniques qui fonctionnent doivent être mieux documentées et partagées pour qu’elles puissent servir à d’autres. Certains groupes proposent d’ailleurs déjà des formations sur l’utilisation de l’IA pour l’action militante, comme c’est le cas de Canvas, de Social Movement Technologies et du Cooperative Impact Lab.
Le Non Violent Action Lab a d’ailleurs publié un rapport sur le sujet : Comment l’IA peut-elle venir aider les mouvements démocratiques ? Pour Chenoweth, il est urgent d’évaluer si les outils d’IA facilitent ou compliquent réellement le succès des mouvements démocratiques. Encore faudrait-il que les mouvements démocratiques puissent accéder à des outils d’IA qui ne partagent pas leurs données avec des plateformes et avec les autorités. L’autre enjeu consiste à construire des corpus adaptés pour aider les mouvements à résister. Les corpus de l’IA s’appuient sur des données des 125 dernières années, alors que l’on sait déjà que ce qui fonctionnait il y a 60 ans ne fonctionne plus nécessairement.
Pourtant, estime Chenoweth, les mouvements populaires ont besoin d’outils pour démêler des processus délibératifs souvent complexes, et l’IA devrait pouvoir les y aider. “Aussi imparfait qu’ait été notre projet démocratique, nous le regretterons certainement lorsqu’il prendra fin”, conclut la politologue. En invitant les mouvements civiques à poser la question de l’utilisation de l’IA a leur profit, plutôt que de la rejetter d’emblée comme l’instrument de l’autoritarisme, elle invite à faire un pas de côté pour trouver des modalités pour refaire gagner les luttes sociales.
On lui suggérera tout de même de regarder du côté des projets que Audrey Tang mène à Taïwan avec le Collective intelligence for collective progress, comme ses « assemblées d’alignement » qui mobilise l’IA pour garantir une participation équitable et une écoute active de toutes les opinions. Comme Tang le défend dans son manifeste, Plurality, l’IA pourrait être une technologie d’extension du débat démocratique pour mieux organiser la complexité. Tang parle d’ailleurs de broad listening (« écoute élargie ») pour l’opposer au broadcasting, la diffusion de un vers tous. Une méthode mobilisée par un jeune ingénieur au poste de gouverneur de Tokyo, Takahiro Anno, qui a bénéficié d’une audience surprenante, sans néanmoins l’emporter. Son adversaire a depuis mobilisé la méthode pour lancer une consultation, Tokyo 2050.
Le soulèvement contre l’obsolescence programmée est bien engagé, estime Geert Lovink (blog) dans la conclusion d’un petit livre sur l’internet des choses mortes (The Internet of Dead things, édité par Benjamin Gaulon, Institute of Network Cultures, 2025, non traduit). Le petit livre, qui rassemble notamment des contributions d’artistes de l’Institut de l’internet des choses mortes, qui ont œuvré à développer un système d’exploitation pour Minitel, met en perspective l’hybridation fonctionnelle des technologies. Pour Lovink, l’avenir n’est pas seulement dans la réduction de la consommation et dans le recyclage, mais dans l’intégration à grande échelle de l’ancien dans le nouveau. Hybrider les technologies défuntes et les intégrer dans nos quotidiens est tout l’enjeu du monde à venir, dans une forme de permaculture du calcul. Arrêtons de déplorer l’appropriation du logiciel libre et ouvert par le capitalisme vautour, explique Geert Lovink. La réutilisation et la réparation nous conduisent désormais à refuser la technologie qu’on nous impose. Les mouvements alternatifs doivent désormais “refuser d’être neutralisés, écrasés et réduits au silence”, refuser de se faire réapproprier. Nous devons réclamer la tech – c’était déjà la conclusion de son précédent livre, Stuck on the platform (2022, voir notre critique) -, comme nous y invitent les hackers italiens, inspiré par le mouvement britannique des années 90, qui réclamait déjà la rue, pour reconquérir cet espace public contre la surveillance policière et la voiture.
“Reclaim the Tech » va plus loin en affirmant que « Nous sommes la technologie », explique Lovink. Cela signifie que la technologie n’est plus un phénomène passager, imposé : la technologie est en nous, nous la portons à fleur de peau ou sous la peau. Elle est intime, comme les applications menstruelles de la « femtech », décrites par Morgane Billuart dans son livre Cycles. Les ruines industrielles tiennent d’un faux romantisme, clame Lovink. Nous voulons un futur hybrid-punk, pas cypherpunk ! “La culture numérique actuelle est stagnante, elle n’est pas une échappatoire. Elle manque de direction et de destin. La volonté d’organisation est absente maintenant que même les réseaux à faible engagement ont été supplantés par les plateformes. L’esprit du temps est régressif, à l’opposé de l’accélérationnisme. Il n’y a pas d’objectif vers lequel tendre, quelle que soit la vitesse. Il n’y a pas non plus de dissolution du soi dans le virtuel. Le cloud est le nouveau ringard. Rien n’est plus ennuyeux que le virtuel pur. Rien n’est plus corporate que le centre de données. Ce que nous vivons est une succession interminable de courtes poussées d’extase orgasmique, suivies de longues périodes d’épuisement.”
Ce rythme culturel dominant a eu un effet dévastateur sur la recherche et la mise en œuvre d’alternatives durables, estime Lovink. L’optimisation prédictive a effacé l’énergie intérieure de révolte que nous portons en nous. Il ne reste que des explosions de colère, entraînant des mouvements sociaux erratiques – une dynamique alimentée par une utilisation des réseaux sociaux à courte durée d’attention. La question d’aujourd’hui est de savoir comment rendre la (post)colonialité visible dans la technologie et le design. Nous la voyons apparaître non seulement dans le cas des matières premières, mais aussi dans le contexte du « colonialisme des données ».
Mais, s’il est essentiel d’exiger la décolonisation de tout, estime Lovink, la technologie n’abandonnera pas volontairement sa domination du Nouveau au profit de la « créolisation technologique ».
La décolonisation de la technologie n’est pas un enjeu parmi d’autres : elle touche au cœur même de la production de valeur actuelle. Prenons garde de ne pas parler au nom des autres, mais agissons ensemble, créons des cultures de « vivre ensemble hybride » qui surmontent les nouveaux cloisonnements géopolitiques et autres formes subliminales et explicites de techno-apartheid. La violence technologique actuelle va des biais algorithmiques et de l’exclusion à la destruction militaire bien réelle de terres, de villes et de vies. Les alternatives, les designs innovants, les feuilles de route et les stratégies de sortie ne manquent pas. L’exode ne sera pas télévisé. Le monde ne peut attendre la mise en œuvre des principes de prévention des données. Arrêtons définitivement les flux de données !, clame Lovink.
La « confidentialité » des données s’étant révélée être un gouffre juridique impossible à garantir, la prochaine option sera des mécanismes intégrés, des filtres empêchant les données de quitter les appareils et les applications. Cela inclut une interdiction mondiale de la vente de données, estime-t-il. Les alternatives ne sont rien si elles ne sont pas locales. Apparaissant après la révolution, les « magasins de proximité » qui rendent les technologies aux gens ne se contenteront plus de réparer, mais nous permettront de vivre avec nos déchets, de les rendre visibles, à nouveau fonctionnels, tout comme on rend à nouveau fonctionnel le Minitel en changeant son objet, sa destination, ses modalités.
Encore une réflexion stimulante de Gregory Chatonsky, qui observe deux modes de relation à l’IA générative. L’un actif-productif, l’autre passif-reproductif-mémétique. « L’infrastructure générative n’a pas d’essence unifiée ni de destination prédéterminée — elle peut être orientée vers la production comme vers la consommation. Cette indétermination constitutive des technologies génératives révèle un aspect fondamental : nous nous trouvons face à un système technique dont les usages et les implications restent largement à définir ».
« L’enjeu n’est donc pas de privilégier artificiellement un mode sur l’autre, mais de comprendre comment ces deux rapports à la génération déterminent des trajectoires divergentes pour notre avenir technologique. En reconnaissant cette dualité fondamentale, nous pouvons commencer à élaborer une relation plus consciente et réfléchie aux technologies génératives, capable de dépasser aussi bien l’instrumentalisme naïf que le déterminisme technologique.
La génération n’est ni intrinsèquement productive ni intrinsèquement consommatrice — elle devient l’un ou l’autre selon le rapport existentiel que nous établissons avec elle. C’est dans cette indétermination constitutive que résident sa réponse à la finitude. »
Dans une riche et détaillée revue d’études sur la modération des plateformes du web social, Lisa Macpherson de l’association Public Knowledge démontre que cette modération n’est ni équitable ni neutre. En fait, les études ne démontrent pas qu’il y aurait une surmodération des propos conservateurs, au contraire, les contenus de droite ayant tendance à générer plus d’engagement et donc de revenus publicitaires. En fait, si certains contenus conservateurs sont plus souvent modérés, c’est parce qu’ils enfreignent plus volontiers les règles des plateformes en colportant de la désinformation ou des propos haineux, et non du fait des biais politiques de la modération. La modération injustifiée, elle, touche surtout les communautés marginalisées (personnes racisées, minorités religieuses, femmes, LGBTQ+). Les biais de modération sont toujours déséquilibrés. Et les contenus de droite sont plus amplifiés que ceux de gauche.
En France, rapporte Next, constatant le très faible taux de modération de contenus haineux sur Facebook, le cofondateur de l’association #jesuislà et activiste pour les droits numériques Xavier Brandao porte plainte contre Meta auprès de l’Arcom au titre du DSA. En envoyant plus de 118 signalements à Meta en quatre mois pour des discours racistes avérés, l’activiste s’est rendu compte que seulement 8 commentaires avaient été supprimés.
“Le respect des droits fondamentaux des étrangers est un marqueur essentiel du degré de protection des droits et des libertés dans un pays”, disait très clairement le Défenseur des droits en 2016. Le rapport pointait déjà très bien nombre de dérives : atteintes aux droits constantes, exclusions du droit commun, surveillances spécifiques et invasives… Près de 10 ans plus tard, contexte politique aidant, on ne sera pas étonné que ces atteintes se soient dégradées. Les réformes législatives en continue (118 textes depuis 1945, dit un bilan du Monde) n’ont pas aidé et ne cessent de dégrader non seulement le droit, mais également les services publics dédiés. Ce qu’il se passe aux Etats-Unis n’est pas une exception.
Voilà longtemps que le droit des étrangers en France est plus que malmené. Voilà longtemps que les associations et autorités indépendantes qui surveillent ses évolutions le dénoncent. Des travaux des associations comme la Cimade, à ceux des autorités indépendantes, comme le Défenseur des droits ou la Cour des comptes, en passant par les travaux de chercheurs et de journalistes, les preuves ne cessent de s’accumuler montrant l’instrumentalisation mortifère de ce qui ne devrait être pourtant qu’un droit parmi d’autres.
Couverture du livre France terre d’écueils.
Dans un petit livre simple et percutant,France, Terre d’écueils (Rue de l’échiquier, 2025, 112 pages), l’avocate Marianne Leloup-Dassonville explique, très concrètement, comment agit la maltraitance administrative à l’égard de 5,6 millions d’étrangers qui vivent en France. Marianne Leloup-Dassonville, avocate spécialisée en droit des étrangers et administratrice de l’association Droits d’urgence, nous montre depuis sa pratique les défaillances de l’administration à destination des étrangers. Une administration mise au pas, au service d’un propos politique de plus en plus déconnecté des réalités, qui concentre des pratiques mortifères et profondément dysfonctionnelles, dont nous devrions nous alarmer, car ces pratiques portent en elles des menaces pour le fonctionnement du droit et des services publics. A terme, les dysfonctionnements du droit des étrangers pourraient devenir un modèle de maltraitance à appliquer à tous les autres services publics.
Le dysfonctionnement des services publics à destination des étrangers est caractérisé par plusieurs maux, détaille Marianne Leloup-Dassonville. Ce sont d’abord des services publics indisponibles, ce sont partout des droits à minima et qui se réduisent, ce sont partout des procédures à rallonge, où aucune instruction n’est disponible dans un délai “normal”. Ce sont enfin une suspicion et une persécution systématique. L’ensemble produit un empêchement organisé qui a pour but de diminuer l’accès au droit, d’entraver la régularisation. Ce que Marianne Leloup-Dassonville dessine dans son livre, c’est que nous ne sommes pas seulement confrontés à des pratiques problématiques, mais des pratiques systémiques qui finissent par faire modèle.
Indisponibilité et lenteur systémique
France, Terre d’écueils décrit d’abord des chaînes de dysfonctionnements administratifs. Par des exemples simples et accessibles, l’avocate donne de l’épaisseur à l’absurdité qui nous saisit face à la déshumanisation des étrangers dans les parcours d’accès aux droits. Nul n’accepterait pour quiconque ce que ces services font subir aux publics auxquels ils s’adressent. L’une des pratiques les plus courantes dans ce domaine, c’est l’indisponibilité d’un service : service téléphonique qui ne répond jamais, site web de prise de rendez-vous sans proposition de rendez-vous, dépôts sans récépissés, dossier auquel il n’est pas possible d’accéder ou de mettre à jour… Autant de pratiques qui sont là pour faire patienter c’est-à-dire pour décourager… et qui nécessitent de connaître les mesures de contournements qui ne sont pas dans la procédure officielle donc, comme de documenter l’indisponibilité d’un site par la prise de capture d’écran répétée, permettant de faire un recours administratif pour obliger le service à proposer un rendez-vous à un requérant.
Toutes les procédures que l’avocate décrit sont interminables. Toutes oeuvrent à décourager comme si ce découragement était le seul moyen pour désengorger des services partout incapables de répondre à l’afflux des demandes. Si tout est kafkaïen dans ce qui est décrit ici, on est surtout marqué par la terrible lenteur des procédures, rallongées de recours eux-mêmes interminables. Par exemple, l’Ofpra (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) statue en moyenne sur une demande d’asile en 4 mois, mais souvent par un refus. Pour une procédure de recours, la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) met en moyenne 12 à 24 mois à réétudier un dossier. Quand un ressortissant étranger obtient le statut de réfugié, il devrait obtenir un titre de séjour dans les 3 mois. En réalité, les cartes de séjour et les actes d’état civils mettent de longs mois à être produits (douze mois en moyenne) ce qui prive les étrangers de nombreux droits sociaux, comme de pouvoir s’inscrire à France Travail ou de bénéficier des allocations familiales, du droit du travail. Même constat à l’AES (admission exceptionnelle au séjour). Depuis 2023, la demande d’AES se fait en ligne et consiste à enregistrer quelques documents pour amorcer la procédure. Mais les préfectures ne font de retour que 6 mois après le dépôt de la demande. Un rendez-vous n’est proposé bien souvent qu’encore une année plus tard, soit en moyenne 18 mois entre la demande initiale et le premier rendez-vous, et ce uniquement pour déposer un dossier. L’instruction qui suit, elle, prend entre 18 et 24 mois. Il faut donc compter à minima 3 à 4 années pour une demande de régularisation ! Sans compter qu’en cas de refus (ce qui est plutôt majoritairement le cas), il faut ajouter la durée de la procédure de recours au tribunal administratif. Même chose en cas de refus de visa injustifié, qui nécessite plus de 2 ans de procédure pour obtenir concrètement le papier permettant de revenir en France.
C’est un peu comme s’il fallait patienter des années pour obtenir un rendez-vous chez un dermatologue pour vérifier un grain de beauté inquiétant ou plusieurs mois pour obtenir des papiers d’identité. Dans le domaine du droit des étrangers, la dégradation des services publics semble seulement plus prononcée qu’ailleurs.
Droits minimaux et décisions discrétionnaires
Le dysfonctionnement que décrit l’avocate n’est pas qu’administratif, il est également juridique. Dans le domaine de la demande d’asile par exemple, il n’existe pas de procédure d’appel, qui est pourtant une garantie simple et forte d’une justice équitable. Les demandeurs ayant été refusés peuvent demander un réexamen qui a souvent lieu dans le cadre de procédures « accélérées ». Mais cette accélération là ne consiste pas à aller plus vite, elle signifie seulement que la décision sera prise par un juge unique, et donc, potentiellement, moins équitable.
L’admission exceptionnelle au séjour (AES), autre possibilité pour obtenir une naturalisation, nécessite elle de faire une demande à la préfecture de son domicile. Même si cette admission est bornée de conditions concrètes très lourdes (promesse d’embauche, présence sur le territoire depuis 3 ans, bulletins de salaires sur au moins 2 ans…), le préfet exerce ici une compétence discrétionnaire, puisqu’il évalue seul les demandes. « En matière de naturalisation, l’administration a un très large pouvoir d’appréciation », souligne l’avocate. Même constat quant aux demandes de naturalisation, tout aussi compliquées que les autres demandes. L’entretien de naturalisation par exemple, qu’avait étudié le sociologue Abdellali Hajjat dans son livre, Les frontières de l’identité nationale, a tout d’une sinécure. Il consiste en un entretien discrétionnaire, sans procès verbal ni enregistrement, sans programme pour se préparer à y répondre. Ce n’est pas qu’un test de culture général d’ailleurs auquel nombre de Français auraient du mal à répondre, puisque de nombreuses questions ne relèvent pas d’un QCM, mais sont appréciatives. Il n’y a même pas de score minimal à obtenir, comme ce peut-être le cas dans d’autres pays, comme le Royaume-Uni. Vous pouvez répondre juste aux questions… et être refusé.
Suspicion, persécution et empêchement systématiques
Le fait de chercher à empêcher les demandeurs d’asile d’accéder à un travail (en janvier 2024, une loi anti-immigration, une de plus, est même venue interdire à ceux qui ne disposent pas de titre de séjour d’obtenir un statut d’entrepreneur individuel) créé en fait une surcouche de dysfonctionnements et de coûts qui sont non seulement contre-productifs, mais surtout rendent la vie impossible aux étrangers présents sur le territoire. Et ce alors que 90% des personnes en situation irrégulière travaillent quand même, comme le souligne France Stratégies dans son rapport sur l’impact de l’immigration sur le marché du travail. En fait, en les empêchant de travailler, nous produisons une surcouche de violences : pour travailler, les sans-papiers produisent les titres de séjour d’un tiers, à qui seront adressés les bulletins de salaires. Tiers qui prélèvent une commission de 30 à 50% sur ces revenus, comme le montrait l’excellent film de Boris Lokjine, L’histoire de Souleymane.
Parce que le lien de paternité ou de maternité créé un droit pour l’enfant et pour le compagnon ou la compagne, la suspicion de mariage blanc est devenue systématique quand elle était avant un signe d’intégration, comme le rappelait le rapport du mouvement des amoureux aux ban publics. Enquêtes intrusives, abusives, surveillance policière, maires qui s’opposent aux unions (sans en avoir le droit)… Alors qu’on ne comptait que 345 mariages annulés en 2009 (soit moins de 0,5% des unions mixtes) et une trentaine de condamnations pénales par an, 100% des couples mixtes subissent des discriminations administratives. Le soupçon mariage blanc permet surtout de masquer les défaillances et le racisme de l’administration française. Ici comme ailleurs, le soupçon de fraude permet de faire croire à tous que ce sont les individus qui sont coupables des lacunes de l’administration française.
Une politique du non accueil perdu dans ses amalgames
France, terre d’écueils, nous montre le parcours du combattant que représente partout la demande à acquérir la nationalité. L’ouvrage nous montre ce que la France impose à ceux qui souhaitent y vivre, en notre nom. Une politique de non accueil qui a de quoi faire honte.
Ces dérives juridiques et administratives sont nées de l’amalgame sans cesse renouvelé à nous faire confondre immigration et délinquance. C’est ce que symbolise aujourd’hui le délires sur les OQTF. L’OQTF est une décision administrative prise par les préfectures à l’encontre d’un étranger en situation irrégulière, lui imposant un départ avec ou sans délai. Or, contrairement à ce que l’on ne cesse de nous faire croire, les OQTF ne concernent pas uniquement des individus dangereux, bien au contraire. La grande majorité des personnes frappées par des OQTF ne sont coupables d’aucun délit, rappelle Marianne Leloup-Dassonville. Elles sont d’abord un objectif chiffré. Les préfectures les démultiplent alors qu’elles sont très souvent annulées par les tribunaux. La France en émet plus de 100 000 par an et en exécute moins de 7000. Elle émet 30% des OQTF de toute l’Europe. Les services préfectoraux dédiés sont surchargés et commettent des “erreurs de droit” comme le dit très pudiquement la Cour des comptes dans son rapport sur la lutte contre l’immigration irrégulière. Le contentieux des étrangers représente 41% des affaires des tribunaux administratifs en 2023 (contre 30% en 2016) et 55% des affaires des cours d’appel, comme le rappelait Mediapart. La plupart des OQTF concernent des ressortissants étrangers qui n’ont jamais commis d’infraction (ou des infractions mineures et anciennes). Nombre d’entre elles sont annulées, nombre d’autres ne peuvent pas être exécutées. Peut-on sortir de cette spirale inutile, se demande l’avocate ?
Nous misons désormais bien plus sur une fausse sécurité que sur la sûreté. La sûreté, rappelle l’avocate, c’est la garantie que les libertés individuelles soient respectées, contre une arrestation, un emprisonnement ou une condamnation arbitraire. La sûreté nous garantit une administration équitable et juste. C’est elle que nous perdons en nous enfermant dans un délire sécuritaire qui a perdu contact avec la réalité. Les témoignages que livre Marianne Leloup-Dassonville montrent des personnes plutôt privilégiées, traumatisées par leurs rapports à l’administration française. Les étrangers sont partout assimilés à des délinquants comme les bénéficiaires de droits sociaux sont assimilés à des fraudeurs.
A lire le court ouvrage de Marianne Leloup-Dassonville, on se dit que nous devrions nous doter d’un observatoire de la maltraitance administrative pour éviter qu’elle ne progresse et qu’elle ne contamine toutes les autres administrations. Nous devons réaffirmer que l’administration ne peut se substituer nulle part à la justice, car c’est assurément par ce glissement là qu’on entraîne tous les autres.
Hubert Guillaud
PS : Au Royaume-Uni, le ministère de l’intérieur souhaite introduire deux outils d’IA dans les processus de décisions de demande d’asile d’après une étude pilote : une pour résumer les informations des dossiers, l’autre pour trouver des informations sur les pays d’origine des demandeurs d’asile. Une façon de renforcer là-bas, la boîte noire des décisions, au prétexte d’améliorer « la vitesse » de décision plutôt que leur qualité, comme le souligne une étude critique. Comme quoi, on peut toujours imaginer pire pour encore dégrader ce qui l’est déjà considérablement.
MAJ du 23/05/2025 : L’extension des prérogatives de l’administration au détriment du droit, permettant de contourner la justice sur l’application de mesures restreignant les libertés individuelles, à un nom, nous apprend Blast, l’« administrativisation », et permet des sanctions sans garanties de justice et d’appliquer des sanctions sans preuves.
Pour Tech Policy Press, Victoire Rio de What to Fix estime qu’il faut réguler les programmes de monétisation de contenus que proposent désormais toutes les plateformes. Facebook a plus de 3,8 millions d’éditeurs « partenaires », comme il les appelle. Et plus d’un million ont été créés en 2025 seulement. Ces modèles de redistribution des revenus sont souvent très simples : plus le nombre de vues et d’engagements générés sont élevés, plus la plateforme verse d’argent. Or, la communauté de la régulation s’est beaucoup intéressée à la modération des contenus, aux recommandations publicitaires, aux problèmes que posent l’amplification algorithmique, mais elle s’est peu penchée sur la « gouvernance de leur monétisation », c’est-à-dire à la façon dont les plateformes redistribuent l’argent et à la manière dont leurs décisions de monétisation « façonnent in fine l’environnement informationnel ».
Dans un rapport consacré au sujet, What to Fix estime que « les plateformes de médias sociaux ont redistribué plus de 20 milliards de dollars de leurs revenus à plus de 6 millions de comptes l’année dernière ». « Et pourtant, nous ignorons qui les plateformes ont payé, combien elles ont payé, ni pour quel contenu ! », rappelle Victoire Rio. L’enjeu n’est pas que cette redistribution n’ait pas lieu, bien au contraire, précise-t-elle : « Ce qui m’inquiète, c’est de laisser les décisions de redistribution des revenus aux plateformes de médias sociaux, sans transparence ni contrôle ». Et notamment, le fait que ces revenus bénéficient de plus en plus à des acteurs de la désinformation ou encore le fait que ces financements puissent être coupés unilatéralement pour nombre d’acteurs légitimes, avec des recours limités et sans compensation pour les pertes de revenus associées. Or, ni le DSA européen, ni le Online Safety Act britannique, n’abordent clairement les systèmes de monétisation des plateformes comme un vecteur de risque. Là encore, la transparence des modalités de reversement est en cause, accuse Victoire Rio, qui souhaite que nous considérions les modalités de monétisation comme un enjeu spécifique, c’est-à-dire un enjeu de régulation.
Pascal Chabot est philosophe et enseigne à l’Institut des hautes études des communications sociales à Bruxelles. Son plus récent ouvrage, Un sens à la vie : enquête philosophique sur l’essentiel (PUF, 2024) fait suite à une riche production de livres, où la question du numérique est toujours présente, lancinante, quand elle n’est pas au cœur de sa réflexion. L’occasion de revenir avec lui sur comment les enjeux numériques d’aujourd’hui questionnent la philosophie. Entretien.
Dans les algorithmes : Dans votre dernier livre, Un sens à la vie, vous vous interrogez sur le meaning washing, c’est à la dire à la fois sur la perte de sens de nos sociétés contemporaines et leur récupération, par exemple par le consumérisme qui nous invite à consommer pour donner du sens à l’existence. Pour vous, notre monde contemporain est saisi d’une “dissonance majeure”, où les sources de sens s’éloignent de nous du fait du développement d’environnements entièrement artificiels, du monde physique comme du monde numérique.
Couverture du livre de Pascal Chabot, Un sens à la vie.
Vous interrogez cette perte de sens ou notre difficulté, fréquente, à retrouver du sens dans les contradictions de la modernité. Retrouver le sens nécessite de trouver comment circuler entre les sensations, les significations et les orientations, expliquez-vous, c’est-à-dire à trouver des formes de circulations entre ce que l’on ressent, ce qu’on en comprend et là où l’on souhaite aller. “Vivre, c’est faire circuler du sens”, le désirer, se le réapproprier. Mais le sens que tout à chacun cherche est aujourd’hui bouleversé par le numérique. Le sens “est transformé par les modalités de sa transmission” dites-vous. En quoi ces nouvelles modalités de transmission modifient-elles notre compréhension même du monde ?
Pascal Chabot : Une chose qui m’intéresse beaucoup en philosophie, c’est de comprendre comment des questions, anciennes, traditionnelles, sont à la fois toujours actuelles et bouleversées par ce que nous vivons. Par rapport à la question du sens, qui est un accord entre ce que l’on sent, ce que l’on comprend et ce que l’on devient, les choses ont peu bougé. Un ancien grec ou un humaniste de la Renaissance auraient pu faire des constats sur le sens de la vie proches des miens, pour peu qu’ils aient été en dehors des très grands récits de transcendance qui s’imposaient alors, où le sens est donné par Dieu ou le Salut, c’est à dire où le sens a un nom avec une majuscule. Cette façon de faire circuler du sens dans nos vies, on la partage avec nos lointains prédécesseurs dans l’histoire de la philosophie. Il y a une lignée humaine dans laquelle nous sommes chacun profondément inscrits.
Cela étant, après avoir dit la continuité, il faut penser la rupture. Et la rupture, selon moi, elle est dans le branchement de nos consciences à ce que j’appelle le surconscient numérique. La conscience, telle qu’elle est ordinairement définie à partir du XXe siècle et bien sûr de Freud, est toujours couplée à son inconscient. Cette découverte, d’un enrichissement inédit, même si l’on ne sait pas toujours très bien ce qu’est l’inconscient, est restée d’une grande originalité, en apportant ce binôme conscience-inconscience qui permet d’enrichir notre compréhension de la pensée, en accord avec une nature humaine profonde, allant des grands mythes freudiens à la nature, dans lesquels notre inconscient peut s’exprimer, que ce soit via la sexualité ou la contemplation. Ce binôme a permis de créer des sens nouveaux. Cependant, je crois qu’on est de plus en plus débranchés de notre inconscient. C’est pourquoi une partie de la psychiatrie et de la psychanalyse ont un mal fou à comprendre ce qu’il se passe avec les nouvelles pathologies. En revanche, on est beaucoup plus branché, on fait couple, avec ce surconscient auquel on a accès dès qu’on fait le geste de consulter un écran. Ce mot surconscient, créé par analogie avec l’inconscient, est un mot assez large qui désigne pour moi un réseau, un dôme d’information, de communication, de protocoles d’échanges, d’images, qui a une certaine conscience. Une conscience relative comme l’inconscient a lui-même une conscience relative. Ce n’est pas une conscience en terme de « JE », mais de « NOUS ». C’est un savoir exploitable par la conscience et l’inconscient et qui est de plus en plus déterminant sur notre conscience comme sur notre inconscient.
Dans les algorithmes : Mais on pourrait dire que ce surconscient existait avant le numérique, non ? Des grands récits à la presse, toutes nos formes médiatiques et culturelles y participaient. Pourquoi le numérique modifierait-il particulièrement ce rapport ?
Pascal Chabot : Oui, toute œuvre culturelle, de la presse à la littérature, crée des bulles de signification, un cadre de signification, avec lequel nous sommes en dialogue. La graphosphère, comme on l’a parfois appelé, existe. Mais la grande différence, c’est que le monde numérique propose un monde où les significations ont une vie propre. Ce que Tolstoï a écrit par exemple, a été écrit une fois pour toute. On se réfère à Guerre et Paix à partir des significations qui ont été données depuis un écrit stabilisé. Si Guerre et Paix continue à vivre, c’est par l’acte d’enrichissement du livre dans notre imagination, dans nos souvenirs, dans notre mémoire. Dans le monde du surconscient numérique, il n’y a pas d’inertie. Les informations sont modifiées, mises à jour, répétées, dynamiques, avec une personnalisation des contenus continue. Cette personnalisation là est assez spécifique, centrée sur les personnes, calibrée pour chacun d’entre nous.
Cette personnalisation est une caractéristique importante. Il y en a une autre, celle du temps. Quand on se réfère à un livre écrit à la fin du XIXe siècle, on fait venir dans le temps présent un objet du passé. La sphère numérique est caractérisée par un temps nouveau, comme je l’évoquais dans Avoir le temps, où j’essayais de dire, qu’il y a eu deux grands temps. Le temps comme destin, c’est le temps de la nature, et le temps du progrès, celui de la construction d’un monde commun. Dans le numérique on vit un hypertemps. Un temps de synchronisation permanente. Un temps où la nouveauté est tout le temps présente. Un temps décompté, à rebours. Le temps du surconscient est aussi cet hypertemps. On est de moins en moins dans l’espace et de plus en plus dans des bulles temporelles qui s’ouvrent notamment quand on est dans la consommation de l’écran, où l’on se branche à un hypertemps commun.
« Dans le monde du surconscient numérique, il n’y a pas d’inertie. Les informations sont modifiées, mises à jour, répétées, dynamiques, avec une personnalisation des contenus continue. Cette personnalisation là est assez spécifique, centrée sur les personnes, calibrée pour chacun d’entre nous. »
Dans les algorithmes :Cette consommation d’écran, ce pas de côté dans nos réalités, nécessite de « faire le geste » dites-vous, c’est-à-dire d’ouvrir son smartphone. Geste que nous faisons des centaines de fois par jour. « Nous passons nos vies à caresser une vitre », ironise l’écrivain Alain Damasio. C’est consulter, nous brancher en permanence, dans un geste qui est désormais si présent dans notre quotidien, qu’il ne semble nullement le perturber, alors qu’il l’entrecoupe sans arrêt. Or, ce geste nous coupe de nos environnements. Il réduit nos sensations, limite nos orientations… Comme si ce geste était le symptôme de notre envahissement par ce surconscient…
Pascal Chabot : C’est effectivement sa matérialisation. C’est par ce geste que le surconscient colonise nos consciences. On dit beaucoup qu’on vit une mutation anthropologique majeure, mais elle est orchestrée par des ultraforces, c’est-à-dire des moyens qui ne sont pas une fin mais une force en soi, comme le sont la finance ou le numérique. « Faire le geste » nous fait changer de réalité, nous fait muter, nous fait passer dans un autre monde. Un monde très libidinal, un monde qui sait nos intentions, qui satisfait nos désirs. Un monde qui nous rend captif mais qui nous permet surtout de quitter une réalité qui nous apparaît de moins en moins satisfaisante. Le rapport au présent, à la matérialité, nous apparaît désormais plus pauvre que le voyage dans le surconscient de l’humanité. La plupart d’entre nous sommes devenus incapables de rester 5 minutes sans « faire le geste ». Toute addiction est aphrodisiaque : elle nous promet un désir qu’on ne peut plus avoir ailleurs. Comme si notre conscience et notre inconscient ne nous suffisaient plus.
Dans les algorithmes : Vous reconnaissez pourtant que ce surconscient a des vertus : « il fait exploser nos compréhensions », dites-vous. Vous expliquez que le rendement informationnel du temps que l’on passe sur son smartphone – différent de son impact intellectuel ou affectif – est bien supérieur à la lecture d’un livre ou même d’un dialogue avec un collègue. Que notre connexion au réseau permet de zoomer et dézoomer en continue, comme disait le sociologue Dominique Cardon, nous permet d’aller du micro au macro. Nous sommes plongés dans un flux continu de signifiants. “Les sensations s’atrophient, les significations s’hypertrophient. Quant aux orientations, en se multipliant et se complexifiant, elles ouvrent sur des mondes labyrinthiques” qui se reconfigurent selon nos circulations. Nous sommes plongés dans un surconscient tentaculaire qui vient inhiber notre inconscient et notre conscience. Ce surconscient perturbe certes la circulation du sens. Mais nos écrans ne cessent de produire du sens en permanence…
Pascal Chabot : Oui, mais ce surconscient apporte de l’information, plus que du sens. Je parle bien de rendement informationnel. Quand les livres permettent eux de déployer l’imagination, la créativité, la sensibilité, l’émotivité… de les ancrer dans nos corps, de dialoguer avec l’inconscient. En revanche, ce que nous offre le surconscient en terme quantitatif, en précision, en justesse est indéniable. Comme beaucoup, j’ai muté des mondes de la bibliothèque au monde du surconscient. Il était souvent difficile de retrouver une information dans le monde des livres. Alors que le surconscient, lui, est un monde sous la main. Nous avons un accès de plus en plus direct à l’information. Et celle-ci se rapproche toujours plus de notre conscience, notamment avec ChatGPT. La recherche Google nous ouvrait une forme d’arborescence dans laquelle nous devions encore choisir où aller. Avec les chatbots, l’information arrive à nous de manière plus directe encore.
Mais l’information n’est ni le savoir ni la sagesse et sûrement pas le sens.
Dans les algorithmes :Vous dites d’ailleurs que nous sommes entrés dans des sociétés de la question après avoir été des sociétés de la réponse. Nous sommes en train de passer de la réponse qu’apporte un article de Wikipédia, à une société de l’invite, à l’image de l’interface des chatbots qui nous envahissent, et qui nous invitent justement à poser des questions – sans nécessairement en lire les réponses d’ailleurs. Est-ce vraiment une société de la question, de l’interrogation, quand, en fait, les réponses deviennent sans importance ?
Pascal Chabot : Quand j’évoque les sociétés de la question et de la réponse, j’évoque les sociétés modernes du XVIIe et du XVIIIe siècle, des sociétés où certaines choses ne s’interrogent pas, parce qu’il y a des réponses partout. La question du sens ne hante pas les grands penseurs de cette époque car pour eux, le sens est donné. Les sociétés de la question naissent de la mort de Dieu, de la perte de la transcendance et du fait qu’on n’écrit plus le sens en majuscule. Ce sont des sociétés de l’inquiétude et du questionnement. La question du sens de la vie est une question assez contemporaine finalement. C’est Nietzsche qui est un des premiers à la poser sous cette forme là.
Dans la société de la question dans laquelle nous entrons, on interroge les choses, le sens… Mais les réponses qui nous sont faites restent désincanées. Or, pour que le sens soit présent dans une existence, il faut qu’il y ait un enracinement, une incarnation… Il faut que le corps soit là pour que la signification soit comprise. Il faut une parole et pas seulement une information. De même, l’orientation, le chemin et son caractère initiatique comme déroutant, produisent du sens.
Mais, si nous le vivons ainsi c’est parce que nous avons vécu dans un monde de sensation, de signification et d’orientation relativement classique. Les plus jeunes n’ont pas nécessairement ces réflexes. Certains sont déjà couplés aux outils d’IA générative qui leurs servent de coach particuliers en continue… C’est un autre rapport au savoir qui arrive pour une génération qui n’a pas le rapport au savoir que nous avons construit.
Dans les algorithmes : Vous expliquez que cette extension du surconscient produit des pathologies que vous qualifiez de digitoses, pour parler d’un conflit entre la conscience et le surconscient. Mais pourquoi parlez-vous de digitose plutôt que de nouvelles névroses ou de nouvelles psychoses ?
Pascal Chabot : Quand j’ai travaillé sur la question du burn-out, j’ai pu constater que le domaine de la santé mentale devait évoluer. Les concepts classiques, de névrose ou de psychose, n’étaient plus opérants pour décrire ces nouvelles afflictions. Nous avions des notions orphelines d’une théorie plus englobante. Le burn-out ou l’éco-anxiété ne sont ni des névroses ni des psychoses. Pour moi, la santé mentale avait besoin d’un aggiornamento, d’une mise à jour. J’ai cherché des analogies entre inconscient et surconscient, le ça, le là, le refoulement et le défoulement… J’ai d’abord trouvé le terme de numérose avant de lui préféré le terme de digitose en référence au digital plus qu’au numérique. C’est un terme qui par son suffixe en tout cas ajoute un penchant pathologique au digital. Peu à peu, les digitoses se sont structurées en plusieurs familles : les digitoses de scission, d’avenir, de rivalité… qui m’ont permis de créer une typologie des problèmes liés à un rapport effréné ou sans conscience au numérique qui génère de nouveaux types de pathologies.
Dans les algorithmes : Le terme de digitose, plus que le lien avec le surconscient, n’accuse-t-il pas plus le messager que le message ? Sur l’éco-anxiété, l’information que l’on obtient via le numérique peut nous amener à cette nouvelle forme d’inquiétude sourde vis à vis du futur, mais on peut être éco-anxieux sans être connecté. Or, dans votre typologie des digitoses, c’est toujours le rapport au numérique qui semble mis au banc des accusés…
Pascal Chabot : Je ne voudrais pas donner l’impression que je confond le thermomètre et la maladie effectivement. Mais, quand même : le média est le message. Ce genre de pathologies là, qui concernent notre rapport au réel, arrivent dans un monde où le réel est connu et transformé par le numérique. Pour prendre l’exemple de l’éco-anxiété, on pourrait tout à fait faire remarquer qu’elle a existé avant internet. Le livre de Rachel Carson, Le printemps silencieux, par exemple, date des années 60.
Mais, ce qui est propre au monde numérique est qu’il a permis de populariser une connaissance de l’avenir que le monde d’autrefois ne connaissait absolument pas. L’avenir a toujours été le lieu de l’opacité, comblé par de grands récits mythiques ou apocalyptiques. Aujourd’hui, l’apport informationnel majeur du numérique, permet d’avoir pour chaque réalité un ensemble de statistiques prospectives extrêmement fiables. On peut trouver comment vont évoluer les populations d’insectes, la fonte des glaciers, les températures globales comme locales… Ce n’est pas uniquement le média numérique qui est mobilisé ici, mais la science, la technoscience, les calculateurs… c’est-à-dire la forme contemporaine du savoir. Les rapports du Giec en sont une parfaite illustration. Ils sont des éventails de scénarios chiffrés, sourcés, documentés… assortis de probabilités et validés collectivement. Ils font partie du surconscient, du dôme de savoir dans lequel nous évoluons et qui étend sa chape d’inquiétude et de soucis sur nos consciences. L’éco-anxiété est une digitose parce que c’est le branchement à ce surconscient là qui est important. Ce n’est pas uniquement la digitalisation de l’information qui est en cause, mais l’existence d’un contexte informationnel dont le numérique est le vecteur.
« Le numérique a permis de populariser une connaissance de l’avenir que le monde d’autrefois ne connaissait absolument pas »
Dans les algorithmes : Ce n’est pas le fait que ce soit numérique, c’est ce que ce branchement transforme en nous…
Pascal Chabot : Oui, c’est la même chose dans le monde du travail, par rapport à la question du burn-out… Nombre de burn-out sont liés à des facteurs extra-numériques qui vont des patrons chiants, aux collègues toxiques… et qui ont toujours existé, hélas. Mais dans la structure contemporaine du travail, dans son exigence, dans ce que les algorithmes font de notre rapport au système, au travail, à la société… ces nouveaux branchements, ce reporting constant, cette normalisation du travail… renforcent encore les souffrances que nous endurons.
« L’éco-anxiété est une digitose parce que c’est le branchement à ce surconscient là qui est important. Ce n’est pas uniquement la digitalisation de l’information qui est en cause, mais l’existence d’un contexte informationnel dont le numérique est le vecteur. »
Dans les algorithmes :Outre la digitose de scission (le burn-out), et la digitose d’avenir (l’éco-anxiété) dont vous nous avez parlé, vous évoquez aussi la digitose de rivalité, celle de notre confrontation à l’IA et de notre devenir machine. Expliquez-nous !
Pascal Chabot : Il faut partir de l’écriture pour la comprendre. Ce que l’on délègue à un chatbot, c’est de l’écriture. Bien sûr, elles peuvent générer bien d’autres choses, mais ce sont d’abord des machines qui ont appris à aligner des termes en suivant les grammaires pour produire des réponses sensées, c’est-à-dire qui font sens pour quelqu’un qui les lit. Ce qui est tout à fait perturbant, c’est que de cette sorte de graphogenèse, de genèse du langage graphique, naît quelque chose comme une psychogenèse. C’est simplement le bon alignement de termes qui répond à telle ou telle question qui nous donne l’impression d’une intentionnalité. Depuis que l’humanité est l’humanité, un terme écrit nous dit qu’il a été pensé par un autre. Notre rapport au signe attribue toujours une paternité. L’humanité a été créée par les Ecritures. Les sociétés religieuses, celles des grands monothéismes, sont des sociétés du livre. Être en train de déléguer l’écriture à des machines qui le feront de plus en plus correctement, est quelque chose d’absolument subjuguant. Le problème, c’est que l’humain est paresseux et que nous risquons de prendre cette voie facile. Nos consciences sont pourtant nées de l’écriture. Et voilà que désormais, elles se font écrire par des machines qui appartiennent à des ultraforces qui ont, elles, des visées politiques et économiques. Politique, car écrire la réponse à la question « la démocratie est-elle un bon régime ? » dépendra de qui relèvent de ces ultraforces. Économique, comme je m’en amusait dans L’homme qui voulait acheter le langage… car l’accès à ChatGPT est déjà payant et on peut imaginer que les accès à de meilleures versions demain, pourraient être plus chères encore. La capitalisme linguistique va continuer à se développer. L’écriture, qui a été un outil d’émancipation démocratique sans commune mesure (car apprendre à écrire a toujours été le marqueur d’entrée dans la société), risque de se transformer en simple outil de consommation. Outre la rivalité existentielle de l’IA qui vient dévaluer notre intelligence, les impacts politiques et économiques ne font que commencer. Pour moi, il y dans ce nouveau rapport quelque chose de l’ordre de la dépossession, d’une dépossession très très profonde de notre humanité.
Dans les algorithmes : Ecrire, c’est penser. Être déposséder de l’écriture, c’est être dépossédé de la pensée.
Pascal Chabot : Oui et cela reste assez vertigineux. Notamment pour ceux qui ont appris à manier l’écriture et la pensée. Ecrire, c’est s’emparer du langage pour lui injecter un rythme, une stylistique et une heuristique, c’est-à-dire un outil de découverte, de recherche, qui nous permet de stabiliser nos relations à nous-mêmes, à autrui, au savoir… Quand on termine un mail, on réfléchit à la formule qu’on veut adopter en fonction de la relation à l’autre que nous avons… jusqu’à ce que les machines prennent cela en charge. On a l’impression pour le moment d’être au stade de la rivalité entre peinture et photographie vers 1885. Souvenons-nous que la photographie a balayé le monde ancien.
Mais c’est un monde dont il faut reconnaître aussi les limites et l’obsolescence. Le problème des nouvelles formes qui viennent est que le sens qu’elles proposent est bien trop extérieur aux individus. On enlève l’individu au sens. On est dans des significations importées, dans des orientations qui ne sont pas vécues existentiellement.
Dans les algorithmes :Pour répondre aux pathologies des digitoses, vous nous invitez à une thérapie de civilisation. De quoi avons-nous besoin pour pouvoir répondre aux digitoses ?
Pascal Chabot : La conscience, le fait d’accompagner en conscience ce que nous faisons change la donne. Réfléchir sur le temps, prendre conscience de notre rapport temporel, change notre rapport au temps. Réfléchir à la question du sens permet de prendre une hauteur et de créer une série de filtres permettant de distinguer des actions insensées qui relèvent à la fois des grandes transcendance avec une majuscule que des conduites passives face au sens. La thérapie de la civilisation, n’est rien d’autre que la philosophie. C’est un plaidoyer pro domo ! Mais la philosophie permet de redoubler ce que nous vivons d’une sorte de conscience de ce que nous vivons : la réflexivité. Et cette façon de réfléchir permet d’évaluer et garder vive la question de l’insensé, de l’absurde et donc du sens.
Dans les algorithmes : Dans ce surconscient qui nous aplatit, comment vous situez-vous face aux injonctions à débrancher, à ne plus écouter la télévision, la radio, à débrancher les écrans ? Cela relève d’un levier, du coaching comportemental ou est-ce du meaning washing ?
Pascal Chabot : Je n’y crois pas trop. C’est comme manger des légumes ou faire pipi sous la douche. Les mouvements auxquels nous sommes confrontés sont bien plus profonds. Bien sûr, chacun s’adapte comme il peut. Je ne cherche pas à être jugeant. Mais cela nous rappelle d’ailleurs que la civilisation du livre et de l’écrit a fait beaucoup de dégâts. La conscience nous aide toujours à penser mieux. Rien n’est neutre. Confrontés aux ultraforces, on est dans un monde qui développe des anti-rapports, à la fois des dissonnances, des dénis ou des esquives pour tenter d’échapper à notre impuissance.
Dans les algorithmes : Vous êtes assez alarmiste sur les enjeux civilisationnels de l’intelligence artificielle que vous appelez très joliment des « communicants artificiels ». Et de l’autre, vous nous expliquez que ces outils vont continuer la démocratisation culturelle à l’œuvre. Vous rappelez d’ailleurs que le protestantisme est né de la généralisation de la lecture et vous posez la question : « que naîtra-t-il de la généralisation de l’écriture ? »
Mais est-ce vraiment une généralisation de l’écriture à laquelle nous assistons ? On parle de l’écriture de et par des machines. Et il n’est pas sûr que ce qu’elles produisent nous pénètrent, nous traversent, nous émancipent. Finalement, ce qu’elles produisent ne sont que des réponses qui ne nous investissent pas nécessairement. Elles font à notre place. Nous leur déléguons non seulement l’écriture, mais également la lecture… au risque d’abandonner les deux. Est-ce que ces outils produisent vraiment une nouvelle démocratisation culturelle ? Sommes-nous face à un nouvel outil interculturel ou assistons-nous simplement à une colonisation et une expansion du capitalisme linguistique ?
Pascal Chabot : L’écriture a toujours été une sorte de ticket d’entrée dans la société et selon les types d’écritures dont on était capable, on pouvait pénétrer dans tel ou tel milieu. L’écriture est très clairement un marqueur de discrimination sociale. C’est le cas de l’orthographe, très clairement, qui est la marque de niveaux d’éducation. Mais au-delà de l’orthographe, le fait de pouvoir rédiger un courrier, un CV… est quelque chose de très marqué socialement. Dans une formation à l’argumentation dans l’équivalent belge de France Travail, j’ai été marqué par le fait que pour les demandeurs d’emploi, l’accès à l’IA leur changeait la vie, leur permettant d’avoir des CV, des lettres de motivation adaptées. Pour eux, c’était un boulet de ne pas avoir de CV corrects. Même chose pour les étudiants. Pour nombre d’entre eux, écrire est un calvaire et ils savent très bien que c’est ce qu’ils ne savent pas toujours faire correctement. Dans ces nouveaux types de couplage que l’IA permet, branchés sur un surconscient qui les aide, ils ont accès à une assurance nouvelle.
Bien sûr, dans cette imitation, personne n’est dupe. Mais nous sommes conditionnés par une société qui attribue à l’auteur d’un texte les qualités de celui-ci, alors que ses productions ne sont pas que personnelles, elles sont d’abord le produit des classes sociales de leurs auteurs, de la société dont nous sommes issus. Dans ce nouveau couplage à l’IA, il me semble qu’il y a quelque chose de l’ordre d’une démocratisation.
Dans les algorithmes :Le risque avec l’IA, n’est-il pas aussi, derrière la dépossession de l’écriture, notre dépossession du sens lui-même ? Le sens nous est désormais imposé par d’autres, par les résultats des machines. Ce qui m’interroge beaucoup avec l’IA, c’est cette forme de délégation des significations, leur aplatissement, leur moyennisation. Quand on demande à ces outils de nous représenter un mexicain, ils nous livrent l’image d’une personne avec un sombrero ! Or, faire société, c’est questionner tout le temps les significations pour les changer, les modifier, les faire évoluer. Et là, nous sommes confrontés à des outils qui les figent, qui excluent ce qui permet de les remettre en cause, ce qui sort de la norme, de la moyenne…
Pascal Chabot : Oui, nous sommes confrontés à un « Bon gros bon sens » qui n’est pas sans rappeler Le dictionnaire des idées de reçues de Flaubert…
Dans les algorithmes :…mais le dictionnaire des idées reçues était ironique, lui !
Pascal Chabot : Il est ironique parce qu’il a vu l’humour dans le « Bon gros bon sens ». Dans la société, les platitudes circulent. C’est la tâche de la culture et de la créativité de les dépasser. Car le « Bon gros bon sens » est aussi très politique : il est aussi un sens commun, avec des assurances qui sont rabachées, des slogans répétés…. Les outils d’IA sont de nouveaux instruments de bon sens, notamment parce qu’ils doivent plaire au plus grand monde. On est très loin de ce qui est subtil, de ce qui est fin, polysémique, ambiguë, plein de doute, raffiné, étrange, surréaliste… C’est-à-dire tout ce qui fait la vie de la culture. On est plongé dans un pragmatisme anglo-saxon, qui a un rapport au langage très peu polysémique d’ailleurs. Le problème, c’est que ce « Bon gros bon sens » est beaucoup plus invasif. Il a une force d’autorité. Le produit de ChatGPT ne nous est-il pas présenté d’ailleurs comme un summum de la science ?
« Les outils d’IA sont de nouveaux instruments de bon sens, notamment parce qu’ils doivent plaire au plus grand monde. On est très loin de ce qui est subtil, de ce qui est fin, polysémique, ambiguë, plein de doute, raffiné, étrange, surréaliste… C’est-à-dire tout ce qui fait la vie de la culture. »
Dans les algorithmes : Et en même temps, ce calcul laisse bien souvent les gens sans prise, sans moyens d’action individuels comme collectifs.
Le point commun entre les différentes digitoses que vous listez me semble-t-il est que nous n’avons pas de réponses individuelles à leur apporter. Alors que les névroses et psychoses nécessitent notre implication pour être réparées. Face aux digitoses, nous n’avons pas de clefs, nous n’avons pas de prises, nous sommes sans moyen d’action individuels comme collectifs. Ne sommes nous pas confrontés à une surconscience qui nous démunie ?
Pascal Chabot : Il est certain que le couplage des consciences au surconscient, en tant qu’elle est un processus de civilisation, apparaît comme un nouveau destin. Il s’impose, piloté par des ultraforces sur lesquelles nous n’avons pas de prise. En ce sens, il s’agit d’un nouveau destin, avec tout ce que ce terme charrie d’imposition et d’inexorabilité.
En tant que les digitoses expriment le versant problématique de ce nouveau couplage, elles aussi ont quelque chose de fatal. Branchée à une réalité numérique qui la dépasse et la détermine, la conscience peine souvent à exprimer sa liberté, qui est pourtant son essence. La rivalité avec les IA, l’eco-anxiété, la scission avec le monde sensible : autant de digitoses qui ont un aspect civilisationnel, presque indépendant du libre-arbitre individuel. Les seules réponses, en l’occurrence, ne peuvent être que politiques. Mais là aussi, elles ne sont pas faciles à imaginer.
Or on ne peut pourtant en rester là. Si ce seul aspect nécessaire existait, toute cette théorie ne serait qu’une nouvelle formulation de l’aliénation. Mais les digitoses ont une composante psychologique, de même que les névroses et psychoses. Cette composante recèle aussi des leviers de résistance. La prise de conscience, la lucidité, la reappropriation, l’hygiène mentale, une certaine désintoxication, le choix de brancher sa conscience sur des réalités extra-numériques, et tant d’autres stratégies encore, voire tant d’autres modes de vies, peuvent très clairement tempérer l’emprise de ces digitoses sur l’humain. C’est dire que l’individu, face à ce nouveau destin civilisationnel, garde des marges de résistance qui, lorsqu’elles deviennent collectives, peuvent être puissantes.
Les digitoses sont donc un défi et un repoussoir : une occasion de chercher et d’affirmer des libertés nouvelles dans un monde où s’inventent sous nos yeux de nouveaux déterminismes.
Dans les algorithmes : Derrière le surconscient, le risque n’est-il pas que s’impose une forme de sur-autorité, de sur-vision… sur lesquelles, il sera difficile de créer des formes d’échappement, de subtilité, d’ambiguité. On a l’impression d’être confronté à une force politique qui ne dit pas son nom mais qui se donne un nouveau moyen de pouvoir…
Pascal Chabot : C’est clair que la question est celle du pouvoir, politique et économique. Les types de résistances sont extrêmement difficiles à inventer. C’est le propre du pouvoir de rendre la résistance à sa force difficile. On est confronté à un tel mélange de pragmatisme, de facilitation de la vie, de création d’une bulle de confort, d’une enveloppe où les réponses sont faciles et qui nous donnent accès à de nouveaux mondes, comme le montrait la question de la démocratisation qu’on évoquait à l’instant… que la servitude devient très peu apparente. Et la perte de subtilité et d’ambiguïté est peu vue, car les gains économiques supplantent ces pertes. Qui se rend compte de l’appauvrissement ? Il faut avoir un pied dans les formes culturelles précédentes pour cela. Quand les choses seront plus franches, ce que je redoute, c’est que nos démocraties ne produisent pas de récits numériques pour faire entendre une autre forme de puissance.
Dans les algorithmes :En 2016 vous avez publié, ChatBot le robot, une très courte fable écrite bien avant l’avènement de l’IA générative, qui met en scène un jury de philosophes devant décider si une intelligence artificielle est capable de philosopher. Ce petit drame philosophique où l’IA fomente des réponses à des questions philosophiques, se révèle très actuel 9 ans plus tard. Qualifieriez vous ChatGPT et ses clones de philosophes ?
Pascal Chabot : Je ne suis pas sûr. Je ne suis pas sûr que ce chatbot là se le décernerait à lui, comme il est difficile à un artiste de se dire artiste. Mon Chatbot était un récalcitrant, ce n’est pas le cas des outils d’IA d’aujourd’hui. Il leur manque un rapport au savoir, le lien entre la sensation et la signification. La philosophie ne peut pas être juste de la signification. Et c’est pour cela que l’existentialisme reste la matrice de toute philosophie, et qu’il n’y a pas de philosophie qui serait non-existentielle, c’est-à-dire pure création de langage. La graphogenèse engendre une psychogenèse. Mais la psychogenèse, cette imitation de la conscience, n’engendre ni philosophie ni pensée humaine. Il n’y a pas de conscience artificielle. La conscience est liée à la naissance, la mort, la vie.
Dans les algorithmes :La question de l’incalculabitéest le sujet de la conférence USI 2025 à laquelle vous allez participer. Pour un un philosophe, qu’est-ce qui est incalculable ?
Pascal Chabot : L’incalculable, c’est le subtil ! L’étymologie de subtil, c’est subtela, littéralement, ce qui est en-dessous d’une toile. En dessous d’une toile sur laquelle on tisse, il y a évidémment la trame, les fils de trame. Le subtil, c’est les fils de trame, c’est-à-dire nos liens majeurs, les liens à nous-mêmes, aux autres, au sens, à la culture, nos liens amoureux, amicaux… Et tout cela est profondément de l’ordre de l’incalculable. Et tout cela est même profané quand on les calcule. Ces liens sont ce qui résiste intrinsèquement à la calculabilité, qui est pourtant l’un des grands ressort de l’esprit humain et pas seulement des machines. Le problème, c’est qu’on est tellement dans une idéologie de la calculabilité qu’on ne perçoit même plus qu’on peut faire des progrès dans le domaine du subtil. Désormais, le progrès semble lié à la seule calculabilité. Le progrès est un progrès du calculable et de l’utile. Or, je pense qu’il existe aussi un progrès dans le domaine du subtil. Dans l’art d’être ami par exemple, dans l’art d’être lié à soi-même ou aux autres, il y a moyen de faire des progrès. Il y a là toute une zone de développement, de progrès (nous ne devons pas laisser le terme uniquement à la civilisation techno-économique), de progrès subtil. Un progrès subtil, incalculable, mais extrêmement précieux.
Propos recueillis par Hubert Guillaud.
Pascal Chabot sera l’un des intervenants de la conférence USI 2025 qui aura lieu lundi 2 juin à Paris et dont le thème est « la part incalculable du numérique » et pour laquelle Danslesalgorithmes.net est partenaire.
Les tarifs des études dans les grandes universités américaines sont très élevés et les établissements se livrent à une concurrence féroce que ce soit pour fixer les prix des frais de scolarité comme pour fixer les réductions qu’elles distribuent sous forme de bourses. Ces réductions peuvent être considérables : en moyenne, elles permettent de réduire le prix de plus de 56% pour les nouveaux étudiants et peuvent monter jusqu’à six chiffres sur le coût total des études. Or, explique Ron Lieber, pour le New York Times, les prix comme les réductions dépendent de calculs complexes, d’algorithmes opaques, mis au point discrètement depuis des décennies par des cabinets de conseil opérant dans l’ombre, notamment EAB et Ruffalo Noel Levitz (RNL) qui appartiennent à des sociétés de capital-investissement.
Lieber raconte la mise au point d’un algorithme dédié au Boston College par Jack Maguire dans les années 70, visant à accorder des réductions ciblées sur la base de la qualité des candidats plutôt que sur leurs moyens financiers, dans le but que nombre d’entre eux acceptent l’offre d’étude qui leur sera faite. Les sociétés qui proposent des algorithmes parlent, elles, “d’optimisation de l’aide financière”. Pour cela, elles utilisent les données sociodémographiques que les étudiants remplissent lors d’une demande d’information. S’ensuit des échanges numériques nourris entre universités et candidats pour évaluer leur engagement en mesurant tout ce qui est mesurable : clics d’ouvertures aux messages qui leurs sont adressés, nombre de secondes passées sur certaines pages web. L’EAB utilise plus de 200 variables pour fixer le prix d’admission en s’appuyant sur les données de plus de 350 clients et plus de 1,5 milliard d’interactions avec des étudiants. Pour chaque profil, des matrices sont produites mesurant à la fois la capacité de paiement et évaluant la réussite scolaire du candidat avant que les écoles ne fassent une offre initiale qui évolue au gré des discussions avec les familles. L’article évoque par exemple un établissement qui “a offert aux étudiants provenant d’autres Etats une réduction trois fois supérieure au prix catalogue par étudiant par rapport à celle proposée aux étudiants de l’Etat, tout en leur faisant payer le double du prix net”. Le but de l’offre était de les attirer en leur faisant une proposition qu’ils ne pouvaient pas refuser.
Mais contrairement à ce que l’on croit, les « bourses » ne sont pas que des bourses sur critères sociaux. C’est même de moins en moins le cas. Bien souvent, les universités proposent des bourses à des gens qui n’en ont pas besoin, comme une forme de remise tarifaire. En fait, la concurrence pour attirer les étudiants capables de payer est très forte, d’où l’enjeu à leur offrir des remises convaincantes, et les familles ont vite compris qu’elles pouvaient jouer de cette concurrence. En fait, constate une responsable administrative : “je pensais que l’aide financière servait à améliorer l’accès, mais ce n’est plus le cas. C’est devenu un modèle économique.” Les bourses ne servent plus tant à permettre aux plus démunis d’accéder à l’université, qu’à moduler la concurrence inter-établissement, à chasser les étudiants qui ont les capacités de payer.
En 2023, EAB a lancé Appily, un portail universitaire grand public à l’ambiance positive, une plateforme de mise en relation entre futurs étudiants à la manière d’une application de rencontre qui compte déjà 3 millions d’utilisateurs. Le recrutement d’étudiants est en passe de devenir de plus en plus concurrentiel à l’heure où les financements des universités s’apprêtent à se tarit sous les coupes de l’administration Trump et où la venue d’étudiants étrangers devient extrêmement difficile du fait des nouvelles politiques d’immigration mises en place. Comme on le constatait dans d’autres rapports tarifaires, dans les études supérieures également, le marketing numérique a pris le contrôle : là encore, le meilleur prix est devenu celui que les étudiants et les familles sont prêts à payer.
« La crise de l’emploi via l’IA est arrivée. Elle est là, maintenant. Elle ne ressemble simplement pas à ce que beaucoup attendaient.
La crise de l’emploi dans l’IA ne ressemble pas, comme je l’ai déjà écrit, à l’apparition de programmes intelligents partout autour de nous, remplaçant inexorablement et massivement les emplois humains. Il s’agit d’une série de décisions managériales prises par des dirigeants cherchant à réduire les coûts de main-d’œuvre et à consolider le contrôle de leurs organisations. La crise de l’emploi dans l’IA n’est pas une apocalypse d’emplois robotisés à la SkyNet : c’est le Doge qui licencie des dizaines de milliers d’employés fédéraux sous couvert d’une « stratégie IA prioritaire ».
La crise de l’emploi dans l’IA ne se résume pas au déplacement soudain de millions de travailleurs d’un seul coup ; elle se manifeste plutôt par l’attrition dans les industries créatives, la baisse des revenus des artistes, écrivains et illustrateurs indépendants, et par la propension des entreprises à embaucher moins de travailleurs humains.
En d’autres termes, la crise de l’emploi dans l’IA est davantage une crise de la nature et de la structure du travail qu’une simple tendance émergeant des données économiques », explique Brian Merchant. « Les patrons ont toujours cherché à maximiser leurs profits en utilisant des technologies de réduction des coûts. Et l’IA générative a été particulièrement efficace pour leur fournir un argumentaire pour y parvenir, et ainsi justifier la dégradation, la déresponsabilisation ou la destruction d’emplois précaires ». Le Doge en est une parfaite illustration : « il est présenté comme une initiative de réduction des coûts visant à générer des gains d’efficacité, mais il détruit surtout massivement des moyens de subsistance et érode le savoir institutionnel ».
« On entend souvent dire que l’IA moderne était censée automatiser les tâches rébarbatives pour que nous puissions tous être plus créatifs, mais qu’au lieu de cela, elle est utilisée pour automatiser les tâches créatives ». Pourquoi ? Parce que l’IA générative reste performante pour « certaines tâches qui ne nécessitent pas une fiabilité constante, ce qui explique que ses fournisseurs ciblent les industries artistiques et créatives ».
Luis von Ahn, PDG milliardaire de la célèbre application d’apprentissage des langues Duolingo, a annoncé que son entreprise allait officiellement être axée sur l’IA. Mais ce n’est pas nouveau, voilà longtemps que la startup remplace ses employés par de l’IA. En réalité, les employés ne cessent de corriger les contenus produits par l’IA au détriment du caractère original et de la qualité.
Dans une tribune pour Tech Policy Press, l’anthropologue Corinne Cath revient sur la montée de la prise de conscience de la dépendance européenne aux clouds américains. Aux Pays-Bas, le projet de transfert des processus d’enregistrements des noms de domaines nationaux « .nl » sur Amazon Web Services, a initié une réflexion nationale sur l’indépendance des infrastructures, sur laquelle la chercheuse a publié un rapport via son laboratoire, le Critical infrastructure Lab. Cette migration a finalement été stoppée par les politiciens néerlandais au profit de réponses apportées par les fournisseurs locaux.
Ces débats relatifs à la souveraineté sont désormais présents dans toute l’Europe, remarque-t-elle, à l’image du projet EuroStack, qui propose de développer une « souveraineté technologique européenne ». Son initiatrice, Francesca Bria, plaide pour la création d’un un Fonds européen pour la souveraineté technologique doté de 10 milliards d’euros afin de soutenir cette initiative, ainsi que pour des changements politiques tels que la priorité donnée aux technologies européennes dans les marchés publics, l’encouragement de l’adoption de l’open source et la garantie de l’interopérabilité. Ce projet a reçu le soutien d’entreprises européennes, qui alertent sur la crise critique de dépendance numérique qui menace la souveraineté et l’avenir économique de l’Europe.
La chercheuse souligne pourtant pertinemment le risque d’une défense uniquement souverainiste, consistant à construire des clones des services américains, c’est-à-dire un remplacement par des équivalents locaux. Pour elle, il est nécessaire de « repenser radicalement l’économie politique sous-jacente qui façonne le fonctionnement des systèmes numériques et leurs bénéficiaires ». Nous devons en profiter pour repenser la position des acteurs. Quand les acteurs migrent leurs infrastructure dans les nuages américains, ils ne font pas que déplacer leurs besoins informatiques, bien souvent ils s’adaptent aussi à des changements organisationnels, liés à l’amenuisements de leurs compétences techniques. Un cloud souverain européen ou national n’adresse pas l’enjeu de perte de compétences internes que le cloud tiers vient soulager. L’enjeu n’est pas de choisir un cloud plutôt qu’un autre, mais devrait être avant tout de réduire la dépendance des services aux clouds, quels qu’ils soient. Des universitaires des universités d’Utrecht et d’Amsterdam ont ainsi appelé leurs conseils d’administration, non pas à trouver des solutions de clouds souverains, mais à réduire la dépendance des services aux services en nuage. Pour eux, la migration vers le cloud transforme les universités « d’une source d’innovation technique et de diffusion de connaissances en consommateurs de services ».
Les initiatives locales, même très bien financées, ne pourront jamais concurrencer les services en nuage des grands acteurs du numérique américain, rappelle Corinne Cath. Les remplacer par des offres locales équivalentes ne peut donc pas être l’objectif. Le concept de souveraineté numérique produit un cadrage nationaliste voire militariste qui peut-être tout aussi préjudiciable à l’intérêt général que l’autonomie technologique pourrait souhaiter porter. Nous n’avons pas besoin de cloner les services en nuage américains, mais « de développer une vision alternative du rôle de l’informatique dans la société, qui privilégie l’humain sur la maximisation du profit ». Ce ne sont pas seulement nos dépendances technologiques que nous devons résoudre, mais également concevoir et financer des alternatives qui portent d’autres valeurs que celles de l’économie numérique américaine. « Les systèmes et les économies fondés sur les principes de suffisance, de durabilité, d’équité et de droits humains, plutôt que sur l’abondance informatique et l’expansion des marchés, offrent une voie plus prometteuse ».
Depuis 2018, l’administration brésilienne s’est mise à l’IA pour examiner les demandes de prestations sociales, avec pour objectif que 55% des demandes d’aides sociales soient automatisées d’ici la fin 2025. Problème : au Brésil comme partout ailleurs, le système dysfonctionne et rejette de nombreuses demandes à tort, rapporte Rest of the World, notamment celles de travailleurs ruraux pauvres dont les situations sont souvent aussi complexes que les règles de calcul de la sécurité sociale à leur égard. « Les utilisateurs mécontents des décisions peuvent faire appel auprès d’un comité interne de ressources juridiques, ce qui doit également se faire via l’application de la sécurité sociale brésilienne. Le délai moyen d’attente pour obtenir une réponse est de 278 jours ».
A l’heure où, aux Etats-Unis, le FBI, les services d’immigration et de police se mettent à poursuivre les ressortissants étrangers pour les reconduire aux frontières, sur Tech Policy Press, l’activiste Dia Kayyali rappelle que les Etats-Unis ont une longue histoire de chasse aux opposants politiques et aux étrangers. Du MacCarthysme au 11 septembre, les crises politiques ont toujours renforcé la surveillance des citoyens et plus encore des ressortissants d’origine étrangère. Le Brennan Center for Justice a publié en 2022 un rapport sur la montée de l’utilisation des réseaux sociaux dans ces activités de surveillance et rappelle que ceux-ci sont massivement mobilisés pour la surveillance des opposants politiques, notamment depuis Occupy et depuis 2014 pour le contrôle des demandes d’immigration et les contrôles aux frontières, rappelle The Verge.
Le premier projet de loi du second mandat de Donald Trump était un texte concernant l’immigration clandestine, nous rappelle Le Monde. C’est un texte qui propose la détention automatique par les forces de l’ordre fédérales de migrants en situation irrégulière qui ont été accusés, condamnés ou inculpés pour certains délits, mêmes mineurs, comme le vol à l’étalage.
La lutte contre l’immigration est au cœur de la politique du président américain, qui dénonce une “invasion” et annonce vouloir déporter 11 millions d’immigrants illégaux, au risque que le tissu social des Etats-Unis, nation d’immigrants, se déchire, rappelait The Guardian. Dès janvier, l’administration Trump a mis fin à l’application CBP One, seule voie pour les demandeurs d’asile désirant entrer légalement sur le territoire des Etats-Unis pour prendre rendez-vous avec l’administration douanière américaine et régulariser leur situation. La suppression unilatérale de l’application a laissé tous les demandeurs d’asile en attente d’un rendez-vous sans recours, rapportait Le Monde.
Une opération de fusion des informations sans précédent
Cette politique est en train de s’accélérer, notamment en mobilisant toutes les données numériques à sa disposition, rapporte Wired. Le Doge est en train de construire une base de données dédiée aux étrangers, collectant les données de plusieurs administrations, afin de créer un outil de surveillance d’une portée sans précédent. L’enjeu est de recouper toutes les données disponibles, non seulement pour mieux caractériser les situations des étrangers en situation régulière comme irrégulière, mais également les géolocaliser afin d’aider les services de police chargés des arrestations et de la déportation, d’opérer.
Jusqu’à présent, il existait d’innombrables bases de données disparates entre les différentes agences et au sein des agences. Si certaines pouvaient être partagées, à des fins policières, celles-ci n’ont jamais été regroupées par défaut, parce qu’elles sont souvent utilisées à des fins spécifiques. Le service de l’immigration et des douanes (ICE, Immigration and Customs Enforcement) et le département d’investigation de la sécurité intérieure (HSI, Homeland Security Investigations), par exemple, sont des organismes chargés de l’application de la loi et ont parfois besoin d’ordonnances du tribunal pour accéder aux informations sur un individu dans le cadre d’enquêtes criminelles, tandis que le service de citoyenneté et d’immigration des États-Unis (USCIS, United States Citizenship and Immigration Services) des États-Unis collecte des informations sensibles dans le cadre de la délivrance régulière de visas et de cartes vertes.
Des agents du Doge ont obtenu l’accès aux systèmes de l’USCIS. Ces bases de données contiennent des informations sur les réfugiés et les demandeurs d’asile, des données sur les titulaires de cartes vertes, les citoyens américains naturalisés et les bénéficiaires du programme d’action différée pour les arrivées d’enfants. Le Doge souhaite également télécharger des informations depuis les bases de données de myUSCIS, le portail en ligne où les immigrants peuvent déposer des demandes, communiquer avec l’USCIS, consulter l’historique de leurs demandes et répondre aux demandes de preuves à l’appui de leur dossier. Associées aux informations d’adresse IP des personnes qui consultent leurs données, elles pourraient servir à géolocaliser les immigrants.
Le département de sécurité intérieur (DHS, Department of Homeland Security) dont dépendent certaines de ces agences a toujours été très prudent en matière de partage de données. Ce n’est plus le cas. Le 20 mars, le président Trump a d’ailleurs signé un décret exigeant que toutes les agences fédérales facilitent « le partage intra- et inter-agences et la consolidation des dossiers non classifiés des agences », afin d’entériner la politique de récupération de données tout azimut du Doge. Jusqu’à présent, il était historiquement « extrêmement difficile » d’accéder aux données que le DHS possédait déjà dans ses différents départements. L’agrégation de toutes les données disponibles « représenterait une rupture significative dans les normes et les politiques en matière de données », rappelle un expert. Les agents du Doge ont eu accès à d’innombrables bases, comme à Save, un système de l’USCIS permettant aux administrations locales et étatiques, ainsi qu’au gouvernement fédéral, de vérifier le statut d’immigration d’une personne. Le Doge a également eu accès à des données de la sécurité sociale et des impôts pour recouper toutes les informations disponibles.
Le problème, c’est que la surveillance et la protection des données est également rendue plus difficile. Les coupes budgétaires et les licenciements ont affecté trois services clés qui constituaient des garde-fous importants contre l’utilisation abusive des données par les services fédéraux, à savoir le Bureau des droits civils et des libertés civiles (CRCL, Office for Civil Rights and Civil Liberties), le Bureau du médiateur chargé de la détention des immigrants et le Bureau du médiateur des services de citoyenneté et d’immigration. Le CRCL, qui enquête sur d’éventuelles violations des droits de l’homme par le DHS et dont la création a été mandatée par le Congrès est depuis longtemps dans le collimateur du Doge.
Le 5 avril, le DHS a conclu un accord avec les services fiscaux (IRS) pour utiliser les données fiscales. Plus de sept millions de migrants travaillent et vivent aux États-Unis. L’ICE a également récemment versé des millions de dollars à l’entreprise privée Palantir pour mettre à jour et modifier une base de données de l’ICE destinée à traquer les immigrants, a rapporté 404 Media. Le Washington Post a rapporté également que des représentants de Doge au sein d’agences gouvernementales – du Département du Logement et du Développement urbain à l’Administration de la Sécurité sociale – utilisent des données habituellement confidentielles pour identifier les immigrants sans papiers. Selon Wired, au Département du Travail, le Doge a obtenu l’accès à des données sensibles sur les immigrants et les ouvriers agricoles. La fusion de toutes les données entre elles pour permettre un accès panoptique aux informations est depuis l’origine le projet même du ministère de l’efficacité américain, qui espère que l’IA va lui permettre de rendre le traitement omniscient.
Le changement de finalités de la collecte de données, moteur d’une défiance généralisée
L’administration des impôts a donc accepté un accord de partage d’information et de données avec les services d’immigration, rapporte la NPR, permettant aux agents de l’immigration de demander des informations sur les immigrants faisant l’objet d’une ordonnance d’expulsion. Derrière ce qui paraît comme un simple accès à des données, il faut voir un changement majeur dans l’utilisation des dossiers fiscaux. Les modalités de ce partage d’information ne sont pas claires puisque la communication du cadre de partage a été expurgée de très nombreuses informations. Pour Murad Awawdeh, responsable de la New York Immigration Coalition, ce partage risque d’instaurer un haut niveau de défiance à respecter ses obligations fiscales, alors que les immigrants paient des impôts comme les autres et que les services fiscaux assuraient jusqu’à présent aux contribuables sans papiers la confidentialité de leurs informations et la sécurité de leur déclaration de revenus.
La NPR revient également sur un autre changement de finalité, particulièrement problématique : celle de l’application CBP One. Cette application lancée en 2020 par l’administration Biden visait à permettre aux immigrants de faire une demande d’asile avant de pénétrer aux Etats-Unis. Avec l’arrivée de l’administration Trump, les immigrants qui ont candidaté à une demande d’asile ont reçu une notification les enjoignants à quitter les Etats-Unis et les données de l’application ont été partagées avec les services de police pour localiser les demandeurs d’asile et les arrêter pour les reconduire aux frontières. Pour le dire simplement : une application de demande d’asile est désormais utilisée par les services de police pour identifier ces mêmes demandeurs et les expulser. Les finalités sociales sont transformées en finalités policières. La confidentialité même des données est détruite.
CBP One n’est pas la seule application dont la finalité a été modifiée. Une belle enquête du New York Times évoque une application administrée par Geo Group, l’un des principaux gestionnaires privés de centres pénitentiaires et d’établissements psychiatriques aux Etats-Unis. Une application que des étrangers doivent utiliser pour se localiser et s’identifier régulièrement, à la manière d’un bracelet électronique. Récemment, des utilisateurs de cette application ont été convoqués à un centre d’immigration pour mise à jour de l’application. En fait, ils ont été arrêtés.
Geo Group a développé une activité lucrative d’applications et de bracelets électroniques pour surveiller les immigrants pour le compte du gouvernement fédéral qui ont tous été mis au service des procédures d’expulsion lancées par l’administration Trump, constatent nombre d’associations d’aides aux étrangers. “Alors même que M. Trump réduit les dépenses du gouvernement fédéral, ses agences ont attribué à Geo Group de nouveaux contrats fédéraux pour héberger des immigrants sans papiers. Le DHS envisage également de renouveler un contrat de longue date avec l’entreprise – d’une valeur d’environ 350 millions de dollars l’an dernier – pour suivre les quelque 180 000 personnes actuellement sous surveillance”. Ce programme “d’alternative à la détention en centre de rétention » que Noor Zafar, avocate principale à l’American Civil Liberties Union, estime relever plutôt d’une “extension à la détention”, consiste en des applications et bracelets électroniques. Les programmes de Geo Group, coûteux, n’ont pas été ouverts à la concurrence, rapporte le New York Times, qui explique également que ses programmes sont en plein boom. Ces applications permettent aux employés de Geo Group de savoir en temps réel où se trouvent leurs porteurs, leur permettent de délimiter des zones dont ils ne peuvent pas sortir sans déclencher des alertes.
Une confiance impossible !
Ces exemples américains de changement de finalités sont emblématiques et profondément problématiques. Ils ne se posent pourtant pas que de l’autre côté de l’Atlantique. Utiliser des données produites dans un contexte pour d’autres enjeux et d’autres contextes est au cœur des fonctionnements des systèmes numériques, comme nous l’avions vu à l’époque du Covid. Les finalités des traitements des services numériques qu’on utilise sont rarement claires, notamment parce qu’elles peuvent être mises à jour unilatéralement et ce, sans garantie. Et le changement de finalité peut intervenir à tout moment, quelque soit l’application que vous utilisez. Remplir un simple questionnaire d’évaluation peut finalement, demain, être utilisé par le service qui le conçoit ou d’autres pour une toute autre finalité, et notamment pour réduire les droits des utilisateurs qui y ont répondu. Répondre à un questionnaire de satisfaction de votre banque ou d’un service public, qui semble anodin, peut divulguer des données qui seront utilisées pour d’autres enjeux. Sans renforcer la protection absolue des données, le risque est que ces exemples démultiplient la méfiance voire le rejet des citoyens et des administrés. A quoi va être utilisé le questionnaire qu’on me propose ? Pourra-t-il être utilisé contre moi ?Qu’est-ce qui me garantie qu’il ne le sera pas ?
La confiance dans l’utilisation qui est faite des données par les services, est en train d’être profondément remise en question par l’exemple américain et pourrait avoir des répercussions sur tous les services numériques, bien au-delà des Etats-Unis. La spécialiste de la sécurité informatique, Susan Landau, nous l’avait pourtant rappelé quand elle avait étudié les défaillances des applications de suivi de contact durant la pandémie : la confidentialité est toujours critique. Elle parlait bien sûr des données de santé des gens, mais on comprend qu’assurer la confidentialité des données personnelles que les autorités détiennent sur les gens est tout aussi critique. Les défaillances de confidentialité sapent la confiance des autorités qui sont censées pourtant être les premières garantes des données personnelles des citoyens.
Aurait-on oublié pourquoi les données sont cloisonnées ?
« Ces systèmes sont cloisonnés pour une raison », rappelle Victoria Noble, avocate à l’Electronic Frontier Foundation. « Lorsque vous centralisez toutes les données d’une agence dans un référentiel central accessible à tous les membres de l’agence, voire à d’autres agences, vous augmentez considérablement le risque que ces informations soient consultées par des personnes qui n’en ont pas besoin et qui les utilisent à des fins inappropriées ou répressives, pour les instrumentaliser, les utiliser contre des personnes qu’elles détestent, des dissidents, surveiller des immigrants ou d’autres groupes. »
« La principale inquiétude désormais est la création d’une base de données fédérale unique contenant tout ce que le gouvernement sait sur chaque personne de ce pays », estime Cody Venzke de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). « Ce que nous voyons est probablement la première étape vers la création d’un dossier centralisé sur chaque habitant.» Wired rapporte d’ailleurs que l’ACLU a déposé plainte contre l’Administration de la Sécurité Sociale (SSA) et le Département des Anciens Combattants (VA) qui ont ouvert des accès de données sensibles au Doge en violation de la loi sur la liberté d’information, après en avoir déjà déposé une en février contre le Trésor américain pour les mêmes raisons (alors que ce n’est pas nécessairement la seule manière de procéder. Confronté aux demandes du Doge, le régulateur des marchés financiers américains, rapporte Reuters, a pour l’instant pu créer une équipe de liaison spécifique pour répondre aux demandes d’information du Doge, afin que ses équipes n’aient pas accès aux données de l’autorité des marchés financiers).
En déposant plainte, l’ACLU cherche notamment à obtenir des documents pour saisir exactement ce à quoi a accès le Doge. “Les Américains méritent de savoir qui a accès à leurs numéros de sécurité sociale, à leurs informations bancaires et à leurs dossiers médicaux”, explique une avocate de l’ACLU.
Le cloisonnement des données, des bases, selon leurs finalités et les agences qui les administrent, est un moyen non seulement d’en préserver l’intégrité, mais également d’en assurer la sécurité et la confidentialité. Ce sont ces verrous qui sont en train de sauter dans toutes les administrations sous la pression du Doge, posant des questions de sécurité inédites, comme nous nous en inquiétons avec Jean Cattan dans une lettre du Conseil national du numérique. Ce sont les mesures de protection d’une démocratie numérique qui sont en train de voler en éclat.
Pour Wired, Brian Barrett estime que les données qu’agrège le Doge ne sont pas tant un outil pour produire une hypothétique efficacité, qu’une arme au service des autorités. La question de l’immigration n’est qu’un terrain d’application parmi d’autres. La brutalité qui s’abat sur les étrangers, les plus vulnérables, les plus démunis, est bien souvent une préfiguration de son extension à toutes les autres populations, nous disait le philosophe Achille Mbembe dans Brutalisme.
Et maintenant que les croisements de données sont opérationnels, que les données ont été récupérées par les équipes du Doge, l’enjeu va être de les faire parler, de les mettre en pratique.
Finalement, le départ annoncé ou probable de Musk de son poste en première ligne du Doge ne signe certainement pas la fin de cette politique, toute impopulaire qu’elle soit (enfin, Musk est bien plus impopulaire que les économies dans les services publics qu’il propose), mais au contraire, le passage à une autre phase. Le Doge a pris le contrôle, etil s’agit désormais de rendre les données productives. L’efficacité n’est plus de réduire les dépenses publiques de 2 000 milliards de dollars, comme le promettait Musk à son arrivée. Il a lui-même reconnu qu’il ne visait plus que 150 milliards de dollars de coupe en 2025, soit 15 % de l’objectif initial, comme le soulignait Le Monde. Mais le débat sur les coupes et l’efficacité, sont d’abord un quolifichet qu’on agite pour détourner l’attention de ce qui se déroule vraiment, à savoir la fin de la vie privée aux Etats-Unis. En fait, la politique initiée par le Doge ne s’arrêtera pas avec le retrait probable de Musk. IL n’en a été que le catalyseur.
Elizabeth Lopatto pour The Verge explique elle aussi que l’ère du Doge ne fait que commencer. Malgré ses échecs patents et l’explosion des plaintes judiciaires à son encontre (Bloomberg a dénombré plus de 300 actions en justice contre les décisions prises par le président Trump : dans 128 affaires, ils ont suspendu les décisions de l’administration Trump). Pour elle, Musk ne va pas moins s’immiscer dans la politique publique. Son implication risque surtout d’être moins publique et moins visible dans ses ingérences, afin de préserver son égo et surtout son portefeuille. Mais surtout, estime-t-elle, les tribunaux ne sauveront pas les Américains des actions du Doge, notamment parce que dans la plupart des cas, les décisions tardent à être prises et à être effectives. Pourtant, si les tribunaux étaient favorables à « l’élimination de la fraude et des abus », comme le dit Musk – à ce stade, ils devraient surtout œuvrer à “éliminer le Doge” !
Ce n’est malgré tout pas la direction qui est prise, au contraire. Même si Musk s’en retire, l’administration continue à renforcer le pouvoir du Doge qu’à l’éteindre. C’est ainsi qu’il faut lire le récent hackathon aux services fiscaux ou le projet qui s’esquisse avec Palantir. L’ICE, sous la coupe du Doge, vient de demander à Palantir, la sulfureuse entreprise de Thiel, de construire une plateforme dédiée, explique Wired : “ImmigrationOS”, « le système d’exploitation de l’immigration » (sic). Un outil pour “choisir les personnes à expulser”, en accordant une priorité particulière aux personnes dont le visa est dépassé qui doivent, selon la demande de l’administration, prendre leurs dispositions pour “s’expulser elles-mêmes des Etats-Unis”. L’outil qui doit être livré en septembre a pour fonction de cibler et prioriser les mesures d’application, c’est-à-dire d’aider à sélectionner les étrangers en situation irrégulière, les localiser pour les arrêter. Il doit permettre de suivre que les étrangers en situation irrégulière prennent bien leur disposition pour quitter les Etats-Unis, afin de mesurer la réalité des départs, et venir renforcer les efforts des polices locales, bras armées des mesures de déportation, comme le pointait The Markup.
De ImmigrationOS au panoptique américain : le démantèlement des mesures de protection de la vie privée
Dans un article pour Gizmodo qui donne la parole à nombre d’opposants à la politique de destructions des silos de données, plusieurs rappellent les propos du sénateur démocrate Sam Ervin, auteur de la loi sur la protection des informations personnelles suite au scandale du Watergate, qui redoutait le caractère totalitaire des informations gouvernementales sur les citoyens. Pour Victoria Noble de l’Electronic Frontier Foundation, ce contrôle pourrait conduire les autorités à « exercer des représailles contre les critiques adressées aux représentants du gouvernement, à affaiblir les opposants politiques ou les ennemis personnels perçus, et à cibler les groupes marginalisés. » N’oubliez pas qu’il s’agit du même président qui a qualifié d’« ennemis » les agents électoraux, les journalistes, les juges et, en fait, toute personne en désaccord avec lui. Selon Reuters, le Doge a déjà utilisé l’IA pour détecter les cas de déloyauté parmi les fonctionnaires fédéraux. Pour les défenseurs des libertés et de la confidentialité, il est encore temps de renforcer les protections citoyennes. Et de rappeler que le passage de la sûreté à la sécurité, de la défense contre l’arbitraire à la défense de l’arbitraire, vient de ce que les élus ont passé bien plus d’énergie à légiférer pour la surveillance qu’à établir des garde-fous contre celle-ci, autorisant toujours plus de dérives, comme d’autoriser la surveillance des individus sans mandats de justice.
Pour The Atlantic, Ian Bogost et Charlie Warzel estiment que le Doge est en train de construire le panoptique américain. Ils rappellent que l’administration est l’univers de l’information, composée de constellations de bases de données. Des impôts au travail, toutes les administrations collectent et produisent des données sur les Américains, et notamment des données particulièrement sensibles et personnelles. Jusqu’à présent, de vieilles lois et des normes fragiles ont empêché que les dépôts de données ne soient regroupés. Mais le Doge vient de faire voler cela en éclat, préparant la construction d’un Etat de surveillance centralisé. En mars, le président Trump a publié un décret visant à éliminer les silos de données qui maintiennent les informations séparément.
Dans leur article, Bogost et Warzel listent d’innombrables bases de données maintenues par des agences administratives : bases de données de revenus, bases de données sur les lanceurs d’alerte, bases de données sur la santé mentale d’anciens militaires… L’IA promet de transformer ces masses de données en outils “consultables, exploitables et rentables”. Mais surtout croisables, interconnectables. Les entreprises bénéficiant de prêts fédéraux et qui ont du mal à rembourser, pourraient désormais être punies au-delà de ce qui est possible, par la révocation de leurs licences, le gel des aides ou de leurs comptes bancaires. Une forme d’application universelle permettant de tout croiser et de tout inter-relier. Elles pourraient permettre de cibler la population en fonction d’attributs spécifiques. L’utilisation actuelle par le gouvernement de ces données pour expulser des étrangers, et son refus de fournir des preuves d’actes répréhensibles reprochées à certaines personnes expulsées, suggère que l’administration a déjà franchi la ligne rouge de l’utilisation des données à des fins politiques.
Le Doge ne se contente pas de démanteler les mesures de protection de la vie privée, il ignore qu’elles ont été rédigées. Beaucoup de bases ont été conçues sans interconnectivité par conception, pour protéger la vie privée. “Dans les cas où le partage d’informations ou de données est nécessaire, la loi sur la protection de la vie privée de 1974 exige un accord de correspondance informatique (Computer Matching Agreement, CMA), un contrat écrit qui définit les conditions de ce partage et assure la protection des informations personnelles. Un CMA est « un véritable casse-tête », explique un fonctionnaire, et constitue l’un des moyens utilisés par le gouvernement pour décourager l’échange d’informations comme mode de fonctionnement par défaut”.
La centralisation des données pourrait peut-être permettre d’améliorer l’efficacité gouvernementale, disent bien trop rapidement Bogost et Warzel, alors que rien ne prouve que ces croisements de données produiront autre chose qu’une discrimination toujours plus étendue car parfaitement granulaire. La protection de la vie privée vise à limiter les abus de pouvoir, notamment pour protéger les citoyens de mesures de surveillance illégales du gouvernement.
Derrière les bases de données, rappellent encore les deux journalistes, les données ne sont pas toujours ce que l’on imagine. Toutes les données de ces bases ne sont pas nécessairement numérisées. Les faire parler et les croiser ne sera pas si simple. Mais le Doge a eu accès à des informations inédites. “Ce que nous ignorons, c’est ce qu’ils ont copié, exfiltré ou emporté avec eux”.
“Doge constitue l’aboutissement logique du mouvement Big Data” : les données sont un actif. Les collecter et les croiser est un moyen de leur donner de la valeur. Nous sommes en train de passer d’une administration pour servir les citoyens à une administration pour les exploiter, suggèrent certains agents publics. Ce renversement de perspective “correspond parfaitement à l’éthique transactionnelle de Trump”. Ce ne sont plus les intérêts des américains qui sont au centre de l’équation, mais ceux des intérêts commerciaux des services privés, des intérêts des amis et alliés de Trump et Musk.
La menace totalitaire de l’accaparement des données personnelles gouvernementales
C’est la même inquiétude qu’exprime la politiste Allison Stanger dans un article pour The Conversation, qui rappelle que l’accès aux données gouvernementales n’a rien à voir avec les données personnelles que collectent les entreprises privées. Les référentiels gouvernementaux sont des enregistrements vérifiés du comportement humain réel de populations entières. « Les publications sur les réseaux sociaux et les historiques de navigation web révèlent des comportements ciblés ou intentionnels, tandis que les bases de données gouvernementales capturent les décisions réelles et leurs conséquences. Par exemple, les dossiers Medicare révèlent les choix et les résultats en matière de soins de santé. Les données de l’IRS et du Trésor révèlent les décisions financières et leurs impacts à long terme. Les statistiques fédérales sur l’emploi et l’éducation révèlent les parcours scolaires et les trajectoires professionnelles. » Ces données là, capturées pour faire tourner et entraîner des IA sont à la fois longitudinales et fiables. « Chaque versement de la Sécurité sociale, chaque demande de remboursement Medicare et chaque subvention fédérale constituent un point de données vérifié sur les comportements réels. Ces données n’existent nulle part ailleurs aux États-Unis avec une telle ampleur et une telle authenticité. »« Les bases de données gouvernementales suivent des populations entières au fil du temps, et pas seulement les utilisateurs actifs en ligne. Elles incluent les personnes qui n’utilisent jamais les réseaux sociaux, n’achètent pas en ligne ou évitent activement les services numériques. Pour une entreprise d’IA, cela impliquerait de former les systèmes à la diversité réelle de l’expérience humaine, plutôt qu’aux simples reflets numériques que les gens projettent en ligne.« A terme, explique Stanger, ce n’est pas la même IA à laquelle nous serions confrontés. « Imaginez entraîner un système d’IA non seulement sur les opinions concernant les soins de santé, mais aussi sur les résultats réels des traitements de millions de patients. Imaginez la différence entre tirer des enseignements des discussions sur les réseaux sociaux concernant les politiques économiques et analyser leurs impacts réels sur différentes communautés et groupes démographiques sur des décennies ». Pour une entreprise développant des IA, l’accès à ces données constituerait un avantage quasi insurmontable. « Un modèle d’IA, entraîné à partir de ces données gouvernementales pourrait identifier les schémas thérapeutiques qui réussissent là où d’autres échouent, et ainsi dominer le secteur de la santé. Un tel modèle pourrait comprendre comment différentes interventions affectent différentes populations au fil du temps, en tenant compte de facteurs tels que la localisation géographique, le statut socio-économique et les pathologies concomitantes. » Une entreprise d’IA qui aurait accès aux données fiscales, pourrait « développer des capacités exceptionnelles de prévision économique et de prévision des marchés. Elle pourrait modéliser les effets en cascade des changements réglementaires, prédire les vulnérabilités économiques avant qu’elles ne se transforment en crises et optimiser les stratégies d’investissement avec une précision impossible à atteindre avec les méthodes traditionnelles ». Explique Stanger, en étant peut-être un peu trop dithyrambique sur les potentialités de l’IA, quand rien ne prouve qu’elles puissent faire mieux que nos approches plus classiques. Pour Stanger, la menace de l’accès aux données gouvernementales par une entreprise privée transcende les préoccupations relatives à la vie privée des individus. Nous deviendrons des sujets numériques plutôt que des citoyens, prédit-elle. Les données absolues corrompt absolument, rappelle Stanger. Oubliant peut-être un peu rapidement que ce pouvoir totalitaire est une menace non seulement si une entreprise privée se l’accapare, mais également si un Etat le déploie. La menace d’un Etat totalitaire par le croisement de toutes les données ne réside pas seulement par l’accaparement de cette puissance au profit d’une entreprise, comme celles de Musk, mais également au profit d’un Etat.
Nombre de citoyens étaient déjà résignés face à l’accumulation de données du secteur privé, face à leur exploitation sans leur consentement, concluent Bogost et Warzel. L’idée que le gouvernement cède à son tour ses données à des fins privées est scandaleuse, mais est finalement prévisible. La surveillance privée comme publique n’a cessé de se développer et de se renforcer. La rupture du barrage, la levée des barrières morales, limitant la possibilité à recouper l’ensemble des données disponibles, n’était peut-être qu’une question de temps. Certes, le pire est désormais devant nous, car cette rupture de barrière morale en annonce d’autres. Dans la kleptocratie des données qui s’est ouverte, celles-ci pourront être utilisées contre chacun, puisqu’elles permettront désormais de trouver une justification rétroactive voire de l’inventer, puisque l’intégrité des bases de données publiques ne saurait plus être garantie. Bogost et Warzel peuvent imaginer des modalités, en fait, désormais, les systèmes n’ont même pas besoin de corréler vos dons à des associations pro-palestiniennes pour vous refuser une demande de prêt ou de subvention. Il suffit de laisser croire que désormais, le croisement de données le permet.
Pire encore, “les Américains sont tenus de fournir de nombreuses données sensibles au gouvernement, comme des informations sur le divorce d’une personne pour garantir le versement d’une pension alimentaire, ou des dossiers détaillés sur son handicap pour percevoir les prestations d’assurance invalidité de la Sécurité sociale”, rappelle Sarah Esty, ancienne conseillère principale pour la technologie et la prestation de services au ministère américain de la Santé et des Services sociaux. “Ils ont agi ainsi en étant convaincus que le gouvernement protégerait ces données et que seules les personnes autorisées et absolument nécessaires à la prestation des services y auraient accès. Si ces garanties sont violées, ne serait-ce qu’une seule fois, la population perdra confiance dans le gouvernement, ce qui compromettra à jamais sa capacité à gérer ces services”. C’est exactement là où l’Amérique est plongée. Et le risque, devant nous, est que ce qui se passe aux Etats-Unis devienne un modèle pour saper partout les garanties et la protection des données personnelles.
Si Zuck peut dire que les médias sociaux sont morts, c’est parce qu’il sait très bien qui a tenu le couteau : lui-même !, explique Kyle Chayka pour le New Yorker. Même constat pour Rob Horning : “Les entreprises technologiques ont construit une infrastructure sociale uniquement pour la saper, pour contribuer à la démanteler en tant que lieu de résistance à la commercialisation, à la marchandisation et à la médiatisation. Saboter le graphe social a été plus rémunérateur que l’exploiter, car les personnes isolées sont des consommateurs plus fiables” (…) “Les réseaux sociaux ont toujours voulu que vous détestiez vos amis”.
Les grands entrepreneurs de la Silicon Valley, ces « intellectuels oligarques » ont conçu des « portefeuilles d’investissement qui fonctionnent comme des arguments philosophiques, des positions de marché qui opérationnalisent leurs convictions. Et tandis que les milliardaires de l’ère industrielle construisaient des fondations pour immortaliser leurs visions du monde, ces figures érigent des fonds d’investissement qui font également office de forteresses idéologiques. »Evgeny Morozov sort la kalach pour montrer que leurs idées ne sont que des arguments pour défendre leurs positions ! « Ils ont colonisé à la fois le média et le message, le système et le monde réel ».
Pour les nouveaux législateurs de la tech, l’intellectuel archéologue d’hier est mort, il l’ont eux-mêmes remplacé. Experts en démolition, ils n’écrivent plus sur l’avenir, mais l’installe. Ils ne financent plus de think tank, mais les suppriment. Ils dirigent eux-mêmes le débat « dans une production torrentielle qui épuiserait même Balzac », à coups de mèmes sur X repris en Une des journaux internationaux. « Leur droit divin de prédire découle de leur divinité avérée ». « Leurs déclarations présentent l’ancrage et l’expansion de leurs propres programmes non pas comme l’intérêt personnel de leurs entreprises, mais comme la seule chance de salut du capitalisme ».
L’accélération et l’audace entrepreneuriale sont pour eux le seul antidote à la sclérose systémique. Leur objectif : réaligner l’intelligentsia technologique sur le pouvoir de l’argent traditionnel en purifiant ses rangs des pensées subversives. Dans le Washington de Trump, ils n’arrivent pas en invités, mais en architectes, pour faire ce qu’ils ne cessent de faire : manipuler la réalité. « En réécrivant les réglementations, en canalisant les subventions et en réajustant les attentes du public, les intellectuels oligarques transforment des rêves fiévreux – fiefs de la blockchain, fermes martiennes – en futurs apparemment plausibles ».
Reste que le déni de réalité risque bien de les rattraper, prédit Morozov.
Samah Karaki est chercheuse et docteure en neuroscience. Elle est l’auteure de deux essais à succès, Le talent est une fiction (JC Lattès, 2023) et L’empathie est politique (JC Lattès, 2024). La force des livres de Karaki consiste à remettre en perspective nos idées préconçues. Elle ne fait pas qu’une lecture neuroscientifique de nos comportements, mais intègre à cette lecture des perspectives sociales et politiques, nous invitant à prendre du recul sur nos émotions et nos comportements pour mieux les politiser. Interview.
Dans les algorithmes : Dans vos deux derniers essais, vous ne faites pas qu’une lecture neuroscientifique de nos comportements, mais vous immergez les apports de la recherche en neuroscience et en psychologie de perspectives sociales et politiques. Dans l’un comme dans l’autre, vous nous invitez à prendre du recul sur nos émotions et nos comportements, pour mieux les politiser. Est-ce à dire que vous ne trouvez pas les apports des neurosciences suffisamment politiques ?
Samah Karaki :Effectivement, je trouve que les neurosciences s’intéressent peu aux facteurs sociaux. La lecture des comportements y est souvent faite d’une façon réductionniste, depuis des études en laboratoire, où les comportements ne ressemblent pas à ce qui se produit dans la vie réelle. Cela ne veut pas dire que ces apports ne peuvent pas être mis au service d’une lecture sociologique pour autant. Les neuroscientifiques n’ont jamais prétendu le contraire d’ailleurs… C’est souvent la vulgarisation scientifique qui fait des généralisations, qui souvent bâti un « pont trop loin », et passe, un peu facilement, de la cellule au comportement. Sans compter que le piège naturalisant de la biologie peut avoir tendance à ignorer certains facteurs visibles et invisibles, alors qu’ils peuvent influer sur des facteurs biologiques. Dans la formation même des biologistes, on ne rend pas toujours compte de la complexité de ces interactions.
Ainsi, on a connu une phase monogénique jusque dans les années 90, où l’on cherchait les gènes de tels ou tels phénotypes ou de tels comportements. On s’est depuis éloigné de cette approche pour une approche plus polygénique où l’on admet qu’il y a des milliers de gènes qui peuvent donner un phénotype donné. Reste que l’impérialisme biologique qui a régné au XIXe siècle a parfois tendance à revenir, avec des propos de généticiens du comportement qui donnent une primauté sur l’explication des comportements par le biologique.
La difficulté des neurosciences, c’est qu’on ne peut pas reproduire les facteurs sociologiques au sein d’un laboratoire. D’où l’importance de s’ouvrir aux lectures d’autres disciplines, d’éclairer les neurosciences d’autres disciplines.
Dans les algorithmes : Cette discussion en tout cas, entre les apports des neurosciences et les apports de la sociologie, est souvent très riche dans vos livres. Ces deux essais nous montrent que les comportements des autres influencent profondément les nôtres. Dans Le talent est un fiction, vous nous dites que les comportements des éducateurs ont le plus d’effet sur nos capacités à croire en nos chances de réussite. Dans L’empathie est politique, vous nous dites également que celle-ci est très dépendante de nos représentations, de nos ancrages sociologiques, et que pour faire advenir des comportements pro-sociaux et dépasser nos réponses émotionnelles, nous devons dépasser les influences qui nous façonnent et les déconstruire. Les deux essais donnent l’impression que nous sommes des éponges sociales et que nous avons beaucoup de mal à nous en extraire. Que nos croyances et nos représentations nous façonnent bien plus qu’on le pense. En être conscient suffit-il à dépasser nos biais ?
Samah Karaki : Absolument pas, hélas. Aujourd’hui, on parle de cognition incarnée, qui est un paradigme qui règne de plus en plus sur la lecture que nous faisons de notre manière de penser. Cela signifie que la cognition n’existe pas que dans nos cerveaux mais aussi dans nos corps et que nos corps existent aussi dans notre rapport aux autres. Cela signifie que ma cognition est traversée par celle des autres. C’est bien sûr ce qui a facilité la survie de notre espèce. En tant qu’êtres physiquement vulnérables, nous avons besoin de récupérer des informations pour explorer un danger ou des opportunités. Et ces informations ne proviennent pas uniquement de notre traitement sensoriel, mais passent aussi par ce qu’on observe chez les autres. En fait, les autres aussi nous permettent de traiter l’information. Cela ne concerne pas que l’espèce humaine d’ailleurs, les plantes aussi construisent un traitement informationnel collectif pour pouvoir avoir des réactions au monde. La cognition incarnée permet de mieux saisir l’intersubjectivité par laquelle on comprend les interactions avec les autres.
Reste à savoir si l’on peut transcender cette intersubjectivité. En fait, une fois que nous avons automatisé un apprentissage, on l’opère comme on respire. Quand un apprentissage a pris en nous, il devient de l’ordre de l’intuition. On peut certes regarder notre respiration de manière consciente, mais cette conscience là ne nous permet pas de faire autre chose en même temps. On a attribué une grande puissance à notre capacité à nous regarder penser, plus que ce qu’elle est vraiment. Or, détecter en nous une influence, ne signifie pas qu’on soit en capacité de la changer. C’est une approche spinoziste que certains neuroscientifiques rejoignent aujourd’hui : se rendre compte de ses déterminismes ne signifie pas qu’on va les transcender.
Reste que cette prise de conscience nous permet de nous organiser pour pouvoir, peut-être ou parfois, changer l’influence à sa racine. On n’opère pas un changement au sein de sa propre cognition, par coertion cognitive, mais on peut s’organiser pour influer sur les systèmes qui nous déterminent. Il y a donc des brèches que nous pouvons opérer dans un déterminisme, mais il ne faut pas sur-exagérer la force de la volonté. Le libre-arbitre, dans l’état actuel des connaissances en neurosciences, n’existe pas vraiment. Nos automatismes sont beaucoup plus écrasants que notre force à les observer ou à y résister.
Modérons cependant ces constats en rappelant que les études sur le libre-arbitre sont faites en laboratoire : on ne peut donc pas écarter qu’il n’y ait aucune résistance cognitive à soi-même. Les travaux sur la résistance cognitive et l’anticipation du regret montrent que ce sont des aptitudes mentales qui permettent de montrer que l’on sait observer ses influences et y résister. Mais cela a un coût énergétique important qui implique un ralentissement de l’action cognitive. Or, notre cognition ne peut pas se baser sur une résistance permanente à soi. Il est donc utopique et très optimiste de penser que nous aurions beaucoup de pouvoir sur notre propre pensée.
Dans les algorithmes : Je suis frappé par le fait que vos deux essais questionnent profondément notre rapport à la domination. Notre désir de domination est-il impossible à rassasier ? D’où vient un tel besoin de domination ?
Samah Karaki : Certes. Mais il ne faut pas croire que cela relèverait d’une forme de nature humaine. C’est le sens de mon prochain ouvrage : nous ne devons pas naturaliser la domination comme un trait biologique. Ce n’est ni Jean-Jacques Rousseau ni Hobbes ! L’homme n’est ni bon à l’état de nature, ni égoïste et tourné vers la domination à l’état de nature. Par contre, la domination est une façon de diviser et simplifier le réel. Comme on a besoin de créer des endogroupes et des exogroupes, de catégoriser les phénomènes, les personnes et les sujets autour de nous, la catégorisation, au niveau de la proximité de l’autre, se fait naturellement. Elle se fait déjà chez le bébé par exemple, qui va montrer une préférence pour les visages familiers et une anxiété et une méfiance vis-à-vis de ce qui lui est inconnu et étrange..
Reste que la catégorisation hiérarchique, verticale, est quelque chose qui s’impose surtout socialement… C’est là où l’on peut rejoindre un peu plus Jean-Jacques Rousseau, dans le sens où l’instinct de conservation nous pousse à entretenir nos hiérarchies. La société peut nous pousser à catégoriser dans les statuts sociaux une valeur sociale, qui dépend de nos intérêts économiques. Cela ne se fait pas tant à l’échelle individuelle, mais à l’échelle de systèmes hiérarchiques qui cherchent à assurer leur survie. Je ne fais pas partie des neuroscientifiques qui vont dire que le besoin d’acquérir du pouvoir ou de dominer ou de consommer (ce qui était aussi une théorie très répandue il y a quelques années sur le rapport à la crise climatique, qu’il serait dans notre nature d’user de la vitalité des autres pour soi-même) nous constitue… Pour moi, il n’y a besoin ni de pessimisme ni d’optimisme anthropologique. Mais d’observations de nos systèmes complexes, riches, différents, historiquement comme géographiquement, qui nous imposent des formes de domination. Sans compter toutes les récompenses qu’on peut obtenir en se positionnant dans les échelles de la hiérarchie de domination.
Dans les algorithmes : Dans Le talent est une fiction, vous expliquez que le mérite est une justification a posteriori. “Dans une société inégalitaire, ceux qui arrivent au sommet veulent ou ont besoin de croire que leur succès est moralement justifié”, alors que ni le talent ni les efforts ne savent renverser la pesanteur du social. Nos propres progrès dépendent bien plus des autres, du contexte, et de notre rapport aux autres, que simplement de nous-mêmes, de notre talent ou de notre travail, qui sont en fait bien plus hérités qu’acquis. “Croire que notre mérite découle de nos talents et de notre travail personnel encourage l’égoïsme, la discrimination et l’indifférence face au sort des autres”. A quoi sert alors cette fiction du mérite, qui est partout autour de nous ?
Couverture du livre, Le talent est une fiction.
Samah Karaki : La fiction du mérite, que beaucoup de sociologues décrivent comme nécessaire car elle vient remplacer l’héritocratie de l’ancien régime, stipule que toute personne a un potentiel qu’elle nourrit par ses efforts et ses liens, dispose d’un principe d’émancipation, à l’image de la déclaration des Droits de l’Homme qui l’a érigée en principe. Chacun à le droit de tenter sa chance. En cela, cette fiction est rassurante, car elle paraît comme un ordre plus juste. C’est aussi une fiction sécurisante, car elle dit que les hommes de pouvoir ont les compétences pour occuper ces positions de pouvoir. Elle est aussi rassurante pour ceux qui perdent dans ce système, puisqu’elle légitime aussi cette perte. La fiction de la méritocratie est finalement apaisante pour la société, car elle ne pousse pas à analyser les raisons des inégalités et donc à éventuellement les subvertir. La fiction du mérite, nous donne l’illusion que si on n’y arrive pas, c’est parce qu’on n’a pas le talent ou qu’on n’a pas assez travaillé. Elle permet finalement de stabiliser la société.
Mais ce que je montre dans Le Talent est une fiction, c’est que la société repose toujours sur une héritocratie qui finit par se valider par elle-même. Certes, ce n’est pas parce qu’on a hérité qu’on n’a pas mérité. Mais l’héritage permet plus que le travail de faire fructifier son potentiel. Ceux qui disent que la méritocratie est un principe juste et émancipateur, disent souvent qu’on n’est pas dans une vraie méritocratie. Mais en fait, les personnes qui héritent finissent bien plus que d’autres par hériter d’une position de pouvoir parce qu’ils intègrent les bonnes formations et les opportunités qui leurs permettent de légitimer leur position d’arrivée.
Dans les algorithmes : Nous devrions remettre en question notre “crédentialisme” – c’est-à-dire la croyance que les qualifications académiques ou autres identifiants prestigieux sont la meilleure mesure de l’intelligence ou de la capacité. Comment pourrions-nous réinventer nos croyances dans le mérite pour le rendre plus inclusif, pour qu’il accorde une place à d’autres formes de mérite que la seule réussite sociale ? Pensez-vous que ce soit un enjeu de société important aujourd’hui de réinventer le mérite ?
Samah Karaki : La méritocratie ne peut pas reposer que sur des critères de réussite, car on a aussi le droit de s’émanciper « sur place », sans élévation économique. Nous n’avons pas tous le culte de l’ambition. Et nous avons tous le droit à la dignité, au-delà de ce qu’on réalise ou pas. La concentration de certains types d’aptitudes qui seules mèneraient à la réussite a peut-être fonctionné à une époque où on avait besoin d’aptitudes liées au raisonnement abstrait, comme le proposaient les tests QI ou comme le valorise le système académique. L’aptitude de raisonnement abstrait – qui signifie principalement une rapidité et une aisance de processus mentaux logico-mathématiques – est en opposition avec d’autres types d’aptitudes comme celle de la résistance cognitive. Penser vite est l’opposé de penser lentement, car penser lentement consiste comme on l’a dit à résister et remettre en question. Cela nous dit que si nous n’avons pas assez développé cette réflexivité mentale et le doute de sa pensée, on peut avoir du mal face à l’incertitude, mais être très bons sur la résolution de problèmes. En fait, on n’a aucune idée, aucun indicateur sur l’entraînement de ces autres aptitudes, du talent lié au doute… Je propose d’ailleurs qu’on s’intéresse à ces autres aptitudes. On peut être à l’aise dans le raisonnement abstrait et mal à l’aise dans d’autres aptitudes. Cela nous rappelle d’ailleurs que le génie solitaire n’existe pas. C’est bien souvent les discordes dans nos façons de penser qui permettent de parvenir à des pensées complexes, notamment dans les situations incertaines. Même notre définition de l’intelligence artificielle s’appelle intelligence parce qu’on la compare à la nôtre dans un anthropomorphisme qui nous rappelle qu’on n’arrive pas à concevoir d’autres façons d’appréhender le monde. Or, aujourd’hui, on devrait définir l’intelligence autrement. En neuroscience, on parle d’ailleurs plutôt d’aptitudes que d’intelligence.
« Penser vite est l’opposé de penser lentement, car penser lentement consiste comme on l’a dit à résister et remettre en question. »
Dans les algorithmes : Vous concluez Le Talent est une fiction par la nécessité de plus d’empathie et de diversité pour élargir la mesure de la réussite. Au regard de votre second livre, plus critique sur les limites de l’empathie, votre constat est-il toujours d’actualité ?
Samah Karaki : Oui, parce que si on ne se projette pas dans d’autres façons de vivre le monde et dans d’autres conditions pour le vivre, on risque de rester camper sur une seule façon de lire les trajectoires. C’est pour cela que les procédures de sélection dans les formations se basent sur des critères éprouvés, celles des personnes qui sélectionnent et donc des personnes qui ont elles-mêmes réussi dans ces mêmes formations. Par cette empathie, je suggérais qu’on puisse s’ouvrir à d’autres trajectoires et inclure ces trajectoires dans les processus de sélection pour ne pas qu’ils ne se ferment, qu’ils favorisent l’entre-soi. Notre façon de vivre dans le monde n’est pas universelle. C’est ce que je disais sur la question de la réussite, c’est ce que je répète sur la question de la morale dans L’empathie est politique. Il n’y a pas une recette et une seule de ce qu’est d’avoir une vie réussie. Nous devons nous ouvrir à d’autres définitions, à d’autres formes d’attachements… Et nous devons arrêter de déconsidérer les perdants de nos systèmes sociaux. Nos sociétés nous invitent trop souvent à réussir à un seul jeu selon une seule règle, alors que nous avons tous des habilités différentes au départ. C’est comme si nous étions invités à un concours de natation, jugés par des poissons.
Je n’aime pas parler de personnes atypiques, qui me semble une forme d’essentialisation. La psychiatrie, heureusement, sort d’une définition déficitaire, où certaines personnes auraient des déficits par rapport à la norme et que la société doit les amener à cette norme. En psychiatrie, on parle plutôt de « spectre » désormais et de différences d’appréhension de l’apprentissage. C’est là un vrai progrès. Mais les systèmes scolaires et professionnels, eux, sont toujours dans une approche déficitaire. Nous avons encore besoin d’y diversifier la norme. Ce n’est pas que la norme n’est pas bonne d’ailleurs, mais elle est totalitaire, trop rigide. On ne peut pas vivre en étant une espèce si complexe et si riche pour atteindre une seule forme normative d’exister.
« Nous devons arrêter de déconsidérer les perdants de nos systèmes sociaux. Nos sociétés nous invitent trop souvent à réussir à un seul jeu selon une seule règle, alors que nous avons tous des habilités différentes au départ ». « On ne peut pas vivre en étant une espèce si complexe et si riche pour atteindre une seule forme normative d’exister ».
Couverture du livre, L’empathie est politique.
Dans les algorithmes : L’empathie est politique est incontestablement une suite et une réponse de votre précédent livre, puisqu’il interroge ce qui le concluait, l’empathie. Notre capacité d’empathie est très plastique, modulable, sélective. Le film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt, le montre très bien, en soulignant la grande normalité d’une famille nazie qui parvient très bien à faire abstraction de l’horreur qui se déroule à côté d’eux, en étant compatissante pour les siens et indifférentes aux hurlements et aux coups de feux qui leur parvient de l’autre côté des murs de leur maison. L’empathie n’est pas une capacité universelle ou naturelle, mais sociale, orientée et orientable. Politique. Elle est biaisée par la proximité sociale : on se sent plus proche de ceux qui nous sont proches, socialement ou culturellement. Nous la convoquons pour nous donner l’illusion de compréhension des autres, mais « nous nous projetons bien plus dans l’autre que nous ne le comprenons », dites-vous. Aurions-nous une forme d’illusion à comprendre l’autre ?
Samah Karaki : Vous avez cité les trois limites que je pose à l’empathie. D’abord, qu’elle est mécaniquement sélective, car on n’a pas assez d’attention disponible pour se projeter dans les expériences de tout le monde. On réserve donc cette habilité à ceux qui nous sont proches, à ceux qui appartiennent à notre cercle, à notre endogroupe. Et en plus, elle est influencée par les cadrages culturels, politiques, médiatiques qui viennent positionner les groupes humains selon une hiérarchie de valeur. L’empathie est une aptitude qui cherche une similitude – « l’impérialisme du même », disait Lévinas -, c’est-à-dire qu’elle cherche en l’autre mon semblable – ce qui est sa force et sa limite. Cela signifie que si je ne trouve pas dans l’autre mon semblable je ne vais pas l’humaniser et lui attribuer de l’empathie. Cela nous montre qu’elle n’est pas très fiable. On peut décider que l’autre n’est pas notre semblable, comme nous le rappelle le film de Glazer justement.
Enfin, on est attaché à ce qui nous ressemble, ce qui est une forme de narcissisme de l’espèce. Mais, cette impression de similitude est bien souvent factice. L’expérience de l’autre n’est bien souvent pas celle qu’on imagine qu’elle est. C’est la troisième limite à l’empathie. Même quand on arrive à s’identifier à l’autre, après plein d’examens de similitude morale et de traits de comportements ou de sensibilité intellectuelle… à la fin, on est dans l’illusion de la compréhension de l’autre, car on ne le voit que là où on s’y retrouve ! Si on est exclu d’une expérience par exemple, on l’analyse mal avec nos outils limités et tronqués car nous n’avons pas nécessairement les vies riches que nous imaginerions avoir. Avoir connu la souffrance par exemple ne signifie pas qu’on soit capable de comprendre celle des autres. Les expériences restent toujours singulières.
Dans les algorithmes : Oui, vous dites que l’appartenance est une perception. Nous autoproduisons nos propres stéréotypes sociaux. Les étudiants blancs sont plus susceptibles d’interpréter une bousculade comme violente lorsqu’elle est causée par une personne noire que par une personne blanche. Notre interprétation semble toujours confirmer nos stéréotypes plutôt qu’elle ne les remet en cause. Et les informations qui confirment nos stéréotypes sont mieux mémorisées que celles qui les réfutent. Comment peut-on lutter contre nos représentations et nos stéréotypes, dans lesquels nous sommes englués ?
Samah Karaki : En fait, les biais de confirmation nous simplifient notre lecture du monde. Nous avons envie d’avoir un favoritisme d’endogroupe au profit de notre groupe et de son image. Par recherche de cohérence, et d’efficience, on a tendance à préserver l’image de groupe qui miroite sur notre image de soi, et donc c’est pour cela qu’on a tendance à favoriser notre groupe. On explique et on pardonne bien mieux les comportements négatifs de nos proches que ceux des gens de l’exogroupe. On a plus de facilités à juger les groupes externes avec des caractéristiques très réductrices. Cela nous rassure sur notre position morale et notre image de nous-mêmes. Si on reprend l’exemple du film de Glazer, l’indifférence de cette famille s’explique aussi parce que ces personnes pensent qu’elles sont dans le camp du bien et que l’effacement du groupe humain qui est de l’autre côté des murs est une nécessité. Ces personnes ne sont pas que indifférentes. Elles sont persuadées que cet effacement est nécessaire pour la survie de leur propre groupe. Cette victimisation inversée sert le groupe, comme l’instrumentalisation des animaux nous sert à légitimer notre nourriture, notre agriculture. Il y a quelques siècles en arrière, l’instrumentalisation du corps des esclaves pour l’économie européenne était considérée comme une nécessité. En fait, l’empathie ne disparaît pas par simple indifférence, elle disparaît aussi par le sentiment d’être victime. L’effacement de l’autre devient une forme de légitime défense.
Ce sont là des mécanismes qui nous simplifient le monde. On peut ramener ces mécanismes à leur biologie. On a besoin de simplifier le monde car on n’a pas assez d’énergie. Mais on a aussi besoin d’être en cohérence avec sa propre image. C’est là où s’intègrent les cadrages politiques et sociaux qui donnent à chaque groupe l’impression d’être dominé ou menacé par l’autre. C’est en cela que ces affects nous éloignent d’une lecture objective des situations. Je ne veux pas dire dans mon livre que tous les affects sont légitimes, bien au contraire. Tous sont réels et précis, mais ne sont pas objectivement situés au même endroit. Et c’est pour cela que nous avons besoin de quelque chose que nous avons produit, suite à la Shoah d’ailleurs, qui est le droit humanitaire international. C’est un moyen de nous protéger de notre propre raison et de notre propre définition de ce qui est moral.
Dans les algorithmes : C’est le moyen que nous avons pour sortir du cercle infernal de l’empathie envers son endogroupe. Développer des règles qui s’appliquent à tous ?
Samah Karaki : Oui. Ce sont des règles que nous avons construites avec notre organisation sociale. Ce sont des règles auxquelles on se conforme pour naviguer dans les interactions sociales qui nous lient. Des règles qui nous permettent de conserver nos droits, de ne pas céder à des affects et donc, ce sont des règles où tout le monde n’est pas gagnant de la même façon mais qui peuvent régir des biens collectifs supérieurs aux intérêts d’un groupe par rapport à d’autres. C’est pourquoi je suggère de sortir du lexique affectif qui revient souvent aujourd’hui et qui ne se concrétise pas en action politique, car il se suffirait à lui-même, justifiant même certaines inerties. L’affect nous évite de passer à des actions concrètes.
Dans les algorithmes : Vous êtes très critique sur la manière dont nous pouvons réparer l’empathie. Vous dites par exemple que ce ne sont pas les formations à l’empathie qui vont permettre de mettre fin à l’organisation hiérarchique des sociétés humaines.
Samah Karaki : Les formations à l’empathie qui parlent de l’histoire des oppressions, de ce qu’ont vécu les groupes humains opprimés, permettent de modifier notre appréhension du monde. Éviter ces sujets ne donne pas des outils pour comprendre, pour questionner les raisons qui font que nous avons des biais racistes. Je ne pense pas que ce soit en sachant que nous sommes biaisés que nous pouvons résoudre les biais. Car le biais consiste à suivre un automatisme appris, comme quand on respire. Je ne pense pas que la bonne manière de faire consiste à résister à ces apprentissages, mais de les modifier, d’acquérir une autre lecture.
En fait, je voudrais qu’on sorte un peu de notre fainéantise intellectuelle. Aujourd’hui, par exemple, trop souvent, quand on fait des films sur des populations opprimées, on ne prend pas le temps d’analyser, d’amener les personnes concernées, de modifier les conditions de production pour sortir du regard que l’on porte sur elles pour donner la voix à leurs propres regards. Et on justifie cette fainéantise intellectuelle par l’affect, l’intuition ou la création spontanée. Peut-être aussi par romantisme de notre nature, en expliquant qu’on comprendra par soi-même. C’est comme quand on dit que les enfants sont bons par nature. Ce n’est pas le cas pourtant. Le racisme est présent chez les enfants à partir de 3 ans si on ne leur explique pas les structures de suprématie qui structurent nos sociétés. J’invite à faire nôtre ce que la journaliste Douce Dibondo appelle « l’épistémologie de la connaissance contre celle de l’ignorance ». Nous devons parler des sujets qui fâchent plutôt que de demander aux gens de travailler leur capacité d’identification. Nous ne nous identifions pas assez aux personnes qui ne nous ressemblent pas. Nous devons le dire et le répéter : nous avons une difficulté à nous identifier à certains comme nous n’entendons pas les sons sous une certaine fréquence. Les formations sur l’empathie par l’identification ne résoudront pas les problèmes de harcèlement scolaire ou de comportements de domination.
« Je ne pense pas que ce soit en sachant que nous sommes biaisés que nous pouvons résoudre les biais. Pour les modifier, il nous faut acquérir une autre lecture ». « Nous devons parler des sujets qui fâchent plutôt que de demander aux gens de travailler leur capacité d’identification »
Dans les algorithmes : Ce que vous dites, c’est que nous avons besoin d’une lecture plus politique de nos rapports sociaux ?
Samah Karaki : Oui. On a besoin d’une lecture historique en tout cas. Et nous devrions d’ailleurs beaucoup valoriser la lecture historique à l’heure où les tentatives d’effacement de certaines histoires se multiplient tout autour de nous. Nous devons défendre ce patrimoine. Cet attachement aux faits, au réel, doit nous permettre de nous éloigner des attitudes complotistes au monde. Nous avons un devoir de protéger cette discipline.
Dans les algorithmes : Dans votre second livre, vous parlez un peu du numérique. Vous nous dites qu’on est confronté, sur les réseaux sociaux, à une empathie un peu factice. Que les algorithmes basés sur la viralité cherchent d’abord et avant tout à produire de l’émotion, de l’exacerbation de nos sensations, de nos sentiments. En analysant 430 milliards de vidéos, le facteur le plus puissant du succès viral est la réponse émotionnelle (“Plus l’intensité de l’émotion suscitée par le contenu sera grande, plus les gens auront tendance à le partager”). Vous dites même que le numérique favorise une forme de « tourisme affectif »…
Samah Karaki : Si on prend la question en la ramenant à l’attention avant même de parler de réseaux sociaux, il nous faut observer ce que la prédiction des calculs produit. Que ce soit des sons ou des images, l’attention passe d’un niveau phasique à un niveau tonique, avec des changements de circulation électro-chimique dans le cerveau quand je suis dans ce que l’on appelle un écart de prédiction. Cet écart de prédiction, c’est ce qu’on appelle l’émotion. C’est ce qui nous surprend, nous émeut. Et nous avons besoin de réduire cet écart de prédiction en analysant cette information. Et ce travail d’analyse me fait dépenser de l’énergie. S’il ne se passe rien d’intéressant dans un échange, je peux perdre mon attention car je ne fais plus le travail qui fait que je suis en train de réduire les écarts de prédiction. C’est un peu comme cela qu’on apprend aussi. Face à une information nouvelle, on a un écart de prédiction : soit on rejette cette nouvelle information, soit on l’intègre dans nos prédictions, ce qui nous permet ensuite de revenir à ce que l’on appelle un monde émotionnellement neutre ou stable.
Un contenu viral est donc un contenu qui va produire un écart de prédiction. C’est pourquoi ils sont souvent émotionnels. Ils captent notre attention et créent un attachement par rapport à ces contenus. Dans la vie intime, c’est le même processus qui nous fait nous attacher à certaines personnes plutôt qu’à d’autres, parce que ces personnes produisent en nous des déplacements. La viralité repose sur des objets qui attirent l’attention, qui produisent un travail émotionnel et ce travail nous fait créer un lien avec ces contenus. Faire reposer l’intérêt sur un travail émotionnel peut vite être pernicieux, car il nous empêche par exemple de saisir le contexte de ce que l’on regarde, car notre cognition est déjà sollicitée pour rétablir l’équilibre émotionnel qui nous atteint.
La seconde chose qui peut se produire, c’est que l’exposition à un même écart de répétition, finit par l’aplatir, comme quand on est exposé à un son répétitif qu’on finit par ne plus entendre. Face à des contenus émotionnels répétitifs, nous finissons par nous engourdir. Face au flux d’affect, les contenus viraux finissent par ne plus provoquer de réaction en nous. Beaucoup d’études montrent que l’exposition répétée à des contenus violents abaisse notre capacité à être ému par ces contenus. De même quand nous sommes exposés à des contenus de personnes en souffrance. Le risque, c’est que par leur répétition, nous normalisions des contenus qui devraient nous heurter, nous faire réagir. Les études montrent que cette exposition répétée peut conduire à la violence de certains et surtout à l’inertie.
Le tourisme affectif est un troisième niveau. Quand on scroll ces contenus affectifs, nous faisons un travail, comme si nous les vivions à notre tour. Ces contenus nouveaux nous dépaysent, nous surprennent. Le tourisme, dans la vie réelle, consiste à chercher quelque chose qui nous déplace, qui ne corresponde pas à nos prédictions. Le problème, c’est que quand ce tourisme se fait sur la souffrance des autres, ce déplacement devient indécent, car alors, on instrumentalise ce que vivent les autres pour notre propre déplacement et notre propre émancipation. C’est pour cela que j’estime que nous ne devons pas nous suffire à l’émotion et à l’empathie. L’émotion ou l’empathie ne permettent pas de faire quelque chose pour l’autre : ils permettent de faire quelque chose pour soi, au risque d’avoir l’illusion d’avoir fait le nécessaire.
« L’émotion ou l’empathie ne permettent pas de faire quelque chose pour l’autre : ils permettent de faire quelque chose pour soi, au risque d’avoir l’illusion d’avoir fait le nécessaire. »
Dans les algorithmes : Le numérique était censé nous ouvrir à la diversité du monde, à nous rendre plus conscient des différences. On a l’impression à vous lire qu’il favorise surtout des comportements homophiles, réduits à notre endogroupe. danah boyd, disait “La technologie ne bouleverse pas les clivages sociaux. Au contraire, elle les renforce”. Partagez-vous ce constat ? Pourquoi sa promesse de diversité n’est-elle pas réalisée selon vous ?
Samah Karaki : Cette amplification n’est pas dans la nature des technologies. C’est lié à leur usage surtout et le fait que nos technologies suivent nos biais, nos biais de confirmation, produisent des effets bulles… Mais la technologie peut aussi aider à faire circuler la connaissance nécessaire pour comprendre les oppressions. On peut aussi découvrir des pensées qui ne sont pas institutionnalisées, ou peu référencées. Elle peut aussi nous permettre de nous organiser, pour refuser ou questionner un système. Mais effectivement, elle peut aussi servir à confirmer nos stéréotypes et représentations : nous conforter dans notre façon de voir le monde.
Les dernières élections américaines se sont beaucoup faites sur les réseaux sociaux. Il n’y a eu qu’un débat télévisé entre les deux candidats. La persuasion c’est faite aussi avec les outils. Pourtant, plus que de s’en méfier, nous devrions chercher à les comprendre pour les mettre au service d’une autre façon d’appréhender la connaissance. Le débat sur l’utilisation des technologies a toujours accompagné ses avancées. Souvent on est un peu naïf avec elles. On crée des outils qui nous ressemblent. Mais on peut toujours les transcender. Il y a aussi sur les réseaux sociaux des voies alternatives, subversives, subalternes qui existent. Nous devons questionner et nous méfier des algorithmes, comme on se méfie de la nicotine en précisant ce qu’elle nous fait. On est en devoir d’avoir une littératie des médias qui s’apprend à l’école comme tout autre outil de connaissance. Et c’est une fois que nous avons cette connaissance que nous pouvons juger de ce qu’on décide d’en faire collectivement. Aujourd’hui, trop peu de gens comprennent comment fonctionnent les algorithmes. Sur TikTok, la majorité des jeunes qui l’utilisent ne comprennent pas son fonctionnement, alors que c’est essentiel. La formation aux médias, cela devrait être une formation obligatoire pour s’en protéger et les utiliser pour la découverte intellectuelle nous permettant d’accéder à des personnes auxquelles nous n’aurions pas accès autrement. Mais aussi pour faire rebondir ses idées avec d’autres personnes distantes. C’est la question de l’usage et de la connaissance de ces outils que nous devons mener une bataille, en plus de celle de la transparence des algorithmes qui a lieu à l’échelle européenne.
Dans les algorithmes : Quel regard portez-vous sur l’Intelligence artificielle ? D’autant que celle-ci semble avoir un rôle important sur nos représentations culturelles et nos stéréotypes. Pour ma part, j’ai l’impression que l’IA favorise et amplifie nos représentations culturelles les plus partagées. Ce qu’on pourrait appeler la « moyennisation culturelle de nos représentations » (comme quand on demande à une IA de produire l’image d’un mexicain et qu’elle va produire l’image d’un homme avec un sombrero). Le risque n’est-il pas que nos stéréotypes sociaux et comportementaux, demain, soient encore plus marqués qu’ils ne sont, plus indépétrables – alors que vous nous dites dans vos livres que nous devons les questionner, les déconstruire ?
Samah Karaki : Pour moi, l’IA nous confronte à ce qui ne va pas chez nous. Elle n’invente pas nos stéréotypes. Elle nous montre au contraire à quel point nous sommes réducteurs, à quels points nous sommes eurocentrés, hétérocentrés, validistes… L’IA nous expose ce que nous sommes. En exposant ce que nous sommes, elle montre aussi aux jeunes générations ce que le monde est, au risque de ne pas leur permettre de séparer la représentation du réel. Mais je trouve très intéressant que nous soyons confrontés au ridicule de nos représentations. Critiquer ce que les IA produisent, c’est un peu comme les formations à l’empathie qui ne veulent pas parler des problèmes qui structurent nos rapports de force. Alors que cela devrait nous inviter à comprendre avec quoi nous nourrissons ces machines, que ce soit nos représentations comme d’ailleurs toutes les études qui les défient. C’est comme si l’IA nous renvoyait un état des lieux de là où nous en sommes dans notre compréhension, qui sera toujours tronquée, car nous analysons ces représentations avec les mêmes cerveaux qui l’ont produit. Sans compter qu’avec l’IA, nous en restons à une définition de l’intelligence qui colle aux intérêts de l’homme. Quand nous attribuons à l’IA des intentions, nous le faisons parce que nous n’arrivons pas, dans les limites de notre intelligence, à nous imaginer autre chose que des intentions humaines. C’est aussi une des grandes limites de notre intelligence : d’être aussi obsédée par soi au point de ne pas voir dans ce qui se produit dans l’IA ce qui nous est incompréhensible ou parallèle. Elle nous permet de nous rappeler que notre espèce n’est peut-être pas centrale dans l’appréhension du monde, comme nous le rappelle aussi le reste du vivant. La puissance de l’IA nous permet de douter de soi, en tant qu’individu, mais aussi de notre espèce. Peut-être peut-elle nous aider à trouver un peu d’humilité épistémologique, en nous renvoyant à nous-mêmes et à nos propres limites.
Nous n’avons pas à fermer les yeux parce que l’IA nous renvoie des mexicains stéréotypés ou des médecins qui sont toujours des hommes blancs. C’est l’occasion plutôt de poser des questions. Pourquoi avons-nous ces représentations ? Qui nourrit ces systèmes ? Quelle partie du monde les nourrit ? Comme dans les études en psychologie et neurosciences d’ailleurs, il y a un eurocentrisme et une lecture de la psychologie humaine à travers 25% de ceux qui la constituent.
Dans les algorithmes : La question de l’incalculabité est le sujet de la conférence USI 2025 à laquelle vous allez participer. Pour une spécialiste des neurosciences, qu’est-ce qui est incalculable ?
Samah Karaki : Pour moi, l’incalculabe, ce sont les interactions qui se sont produites dans notre cognition depuis notre vie intra-utérine en interaction avec notre patrimoine génétique, qui ne sont pas ni une addition ni une compétition, mais une interaction qui font de nous ce que nous sommes d’une manière incalculable et qui ridiculisent nos tentatives à quantifier l’humain. Que ce soit au niveau de nos compétences, de nos prises de décisions ou de nos jugements, on les pense rationnels et calculables, alors qu’ils reposent sur des écarts de prédiction extrêmement précis, mais sans avoir d’outils pour les démêler. C’est ce que je défends dans Le mérite est une fiction. Quand je vois un résultat, je ne peux pas remonter aux raisons qui l’expliquent. Le social est incalculable en fait. Les influences de ce qui font de nous ce que nous sommes sont incalculables. Cela nous dit de nous méfier de tout ce qu’on appelle talent, personnalité… Et cela nous invite enfin à admettre une forme d’incertitude constitutive de l’homme.
« Le social est incalculable en fait. Les influences de ce qui font de nous ce que nous sommes sont incalculables. »
Propos recueillis par Hubert Guillaud.
Samah Karaki sera l’une des intervenantes de la conférence USI 2025 qui aura lieu lundi 2 juin à Paris et dont le thème est « la part incalculable du numérique » et pour laquelle Danslesalgorithmes.net est partenaire.
Le 2 avril 2025, le président américain a mis à exécution sa décision d’augmenter unilatéralement les droits de douane pour les produits étrangers entrant sur le sol américain. Trump a pourtant rapidement rétropédalé, mais sans annuler complètement les augmentations (voir le détail des mesures et revirements prises par l’administration américaine sur Wikipédia). Les tarifs ont été modérés depuis (sauf pour la Chine), notamment pour certains secteurs (dont les produits technologiques), abaissés voire figés pour 90 jours, mais avec la menace que les augmentations reprennent dans 3 mois. Suite à la panique boursière, à d’innombrables contestations (notamment judiciaires d’Etats américains) et représailles des pays touchés par ces nouvelles exigences tarifaires, les tarifs douaniers mondiaux sont devenus partout l’inconnu des perspectives économiques. Cette politique de sanctions commerciales et de protectionnisme a surtout déclenché une grande incertitude économique, non seulement tout autour de la planète, mais plus encore aux Etats-Unis.
Partout, les économistes dénoncent une politique inconséquente, qui s’apprête surtout à ralentir les échanges, relancer l’inflation et ralentir l’innovation, plus que de protéger l’industrie américaine. Explications.
Incertitude généralisée
L’escalade des tarifs et les revirements de Trump ont surtout produit ce que tout le monde déteste en économie : de l’incertitude. C’était particulièrement flagrant concernant les droits de douane des produits technologiques, dans un premier temps impactés par les évolutions tarifaires, puis soudainement exclues, visiblement sous la pression des entreprises de la tech qui ont su imposer un lobbying puissant sur le président Trump, ce qui est loin d’être le cas de nombre d’autres secteurs de l’économie qui n’ont pas l’oreille présidentielle pour les protéger. « Les va-et-vient de l’administration Trump concernant les droits de douane sur les produits technologiques sèment la confusion dans un secteur fortement dépendant des chaînes d’approvisionnement mondiales », explique The Hill. L’exemption des droits de douane sur les produits technologiques n’est annoncée que comme temporaire. Or, « Les entreprises apprécient la stabilité, la prévisibilité et la certitude de l’environnement commercial, et cela s’applique non seulement à la politique commerciale, mais aussi aux niveaux institutionnels, programmatiques, réglementaires, etc. » En fait, tant que l’issue des négociations sur l’évolution des tarifs restera floue, les investissements des entreprises risquent d’être freinés. Pour l’économiste Paul Krugman : l’exemption des produits électroniques des droits de douane n’est pas un retour à la raison de Trump ou de son administration, c’est surtout le signe qu’ils pilotent à vue sans savoir où ils vont. Le yoyo des tarifs est en train de générer une incertitude fatale pour les entreprises américaines, estime Krugman.
Comment les des droits de douane… vont favoriser les plus forts
Pour David Dayen de The American Prospect, les droits de douane imposés par Trump vont surtout favoriser les monopoles, notamment parce que les exemptions, comme vient de le connaître le secteur technologique, ne sont pas des solutions à la portée des petites entreprises. Aux Etats-Unis, le géant de l’alimentation Albertsons a annoncé qu’il refusera l’augmentation du coût des produits, invitant les producteurs à assumer seuls la charge de l’élévation des droits de douane, sans vouloir les faire porter sur les consommateurs finaux. Il est probable que les deux autres géants de la distribution, Walmart et Kroger, imposent les mêmes conditions à leurs fournisseurs. Mais les indépendants, eux, ne pourront pas imposer les mêmes règles. Le problème, explique Dayen, c’est que la guerre tarifaire est concomitante à l’affaiblissement des aides aux petites entreprises du fait du démantèlement des agences fédérales, à l’image de la Small Business Administration. Or, rappelle le Wall Street Journal, les petites entreprises américaines sont responsables d’un tiers des importations américaines et elles ne pourront pas éviter la hausse des coûts due aux droits de douane, ni en transférer la charge à quelqu’un d’autre. « La situation pourrait empirer avec l’annonce par la Chine d’imposer des contrôles à l’exportation de terres rares et d’aimants vers les États-Unis », qui pourrait paralyser des secteurs entiers de la production américaine, explique le New York Times.
Sans alternatives nationales pour rapatrier rapidement leur production aux Etats-Unis et avec peu de temps pour s’adapter, de nombreuses PME sont déjà en difficulté. Celles qui optent pour l’augmentation du prix de leurs produits se mettent à produire des « frais de douane » sur les factures de leurs clients pour accroître la pression populaire à leur contestation voire à leur suppression. Mais l’augmentation des tarifs risque surtout de rapidement détourner les consommateurs de produits devenus trop chers. Les droits de douane de Trump n’avaient peut-être pas l’objectif de favoriser la concentration de l’économie américaine, mais le fait que les plus grands acteurs puissent négocier des exemptions à leur avantage pourraient bien d’abord et avant tout renforcer certains monopoles.
Pour un responsable de la division antitrust du ministère de la Justice, l’inflation de ces dernières années avait déjà permis à des entreprises de se livrer à des pratiques extrêmement néfastes pour la société… le risque est que les droits de douane permettent à nombre d’acteurs d’augmenter leurs tarifs au-delà du nécessaire, à l’image de la récente grippe aviaire qui a été une explication bien commode pour augmenter le prix des œufs aux Etats-Unis, ces derniers mois. En effet, aux Etats-Unis, le prix des œufs a augmenté de 53%. L’explication la plus communément avancée pour expliquer « l’eggflation » serait dû à la grippe aviaire et à l’abattage en masse qui en a résulté, explique Basel Musharbash dans sa newsletter, Big. Pourtant, souligne-t-il, la production d’oeufs n’a pas baissée : par rapport à 2021, la baisse de la production d’oeufs n’a été que de 3 à 5 %, alors que la consommation d’oeufs est passée de 206 oeufs par Américain et par an en 2021 à 190 oeufs en 2024 (-7,5%). Sans compter que l’exportation d’œufs a également reculé… L’augmentation des tarifs n’est donc pas liée à la baisse de production, comme on l’entend trop souvent, mais à la nouvelle concentration du marché. Cal-Maine Foods – le plus grand producteur d’œufs et le seul à publier ses données financières en tant que société cotée en bourse – a vu ses profits s’envoler avec l’épidémie de grippe aviaire, “dépassant le milliard de dollars pour la première fois de son histoire”. En fait, Cal-Maine a réalisé des marges sans précédent de 70 à 145 % sur les coûts de production agricoles. Pour Doctorow, l’oeuflation est typique d’une inflation de la cupidité, liée à l’établissement de monopoles sur les marchés. Pour nombre d’entreprises, la reprise de l’inflation pourrait bien être une aubaine pour continuer à augmenter leurs tarifs.
L’augmentation des tarifs ne relocalisera pas la production
Wired explique pourquoi nombre de petites entreprises américaines ne peuvent pas produire aux Etats-Unis. Pour elles, bien souvent, il n’y a pas d’alternative à faire produire en Chine, quels que soient le niveau des droits de douane, notamment parce que l’appareil productif américain n’est plus disponible. En fait, la hausse des droits de douane à eux seuls ne suffiront pas à inciter les entreprises à s’implanter aux États-Unis, affirme Kyle Chan, chercheur spécialisé dans la politique industrielle à l’université de Princeton. Si les coûts bas sont une raison importante qui motive l’approvisionnement en Chine, la raison pour laquelle la production manufacturière en Chine est moins chère que dans d’autres régions n’est pas toujours liée au salaire des travailleurs ni à une moindre qualité. Au contraire. L’industrie chinoise est très qualifiée, spécialisée et intégrée. « La Chine est également un leader mondial dans la production d’outils industriels, ce qui signifie que les usines peuvent facilement adapter leurs machines aux besoins en constante évolution de leurs clients ». Non seulement la production chinoise sait s’adapter aux exigences, mais elle sait produire aussi tant en petites qu’en grosses quantités. Enfin, rapatrier la production aux Etats-Unis nécessiterait de construire des usines, voire de faire venir des spécialistes chinois pour cela, ce qui avec les politiques d’immigration mises en place s’avérerait désormais impossible.
Dans un éditorial saignant, le modéré Financial Times n’a pas de mots assez durs contre la hausse des tarifs douaniers décidés par Trump qu’il qualifie de « pire acte d’autodestruction de l’histoire économique américaine ». Pour l’économie américaine, les effets les plus immédiats des mesures de Trump seront une hausse de l’inflation et un ralentissement de l’activité économique. Même son de cloche pour David Brooks dans le New York Times : « Trump construit des murs. Ses politiques commerciales entravent non seulement la circulation des biens, mais aussi celle des idées, des contacts, des technologies et des amitiés. Ses politiques d’immigration ont le même effet. Il s’en prend aux institutions et aux communautés les plus impliquées dans les échanges internationaux ». C’est oublier que les grandes nations sont des carrefours, rappelle Brooks. « Elles ont été des lieux où des gens du monde entier se sont rencontrés, ont échangé des idées et en ont inventé de nouvelles ensemble ». L’entrée en vigueur des droits de douane aux Etats-Unis n’est pas le « Jour de la Libération » de l’Amérique comme le clame Trump, mais risque bien plus d’être le « Jour de la Stagnation » et du déclin de l’empire américain.
La presse américaine se fait l’écho des effets très immédiats que les tarifs douaniers ont sur le commerce. Le New York Times par exemple explique que les droits de douane réduisent déjà les importations de voitures et paralysent les usines américaines, du fait de pièces indisponibles, comme aux pires temps de la pandémie. Avec les tarifs douaniers, Trump espère faire revivre l’industrie manufacturière d’après-guerre, qui, jusque dans les années 70, a employé plus de 20 millions d’Américains, rappelle le New York Times. Mais les pôles industriels ont largement périclité depuis. Les économistes eux-mêmes restent profondément sceptiques : pour eux, les droits de douane ne suffiront pas à rétablir l’industrie d’antan. Ils ne suffisent pas à faire une politique industrielle.
Pour Wired, le gouvernement Trump, en même temps qu’il augmentait les droits de douane, a surtout arrêté de financer le programme qui a stimulé l’industrie américaine pendant des décennies, le Manufacturing Extension Partnership (MEP), un programme et un réseau d’aide à l’industrialisation pour les PME américaines. Dans une tribune, Brian Desse, ancien président du Conseil économique des Etats-Unis durant l’administration Biden, rappelle que l’industrie automobile américaine est désormais à la traîne dans la course à l’innovation. 60% des pièces qui constituent les véhicules américains sont importées et les droits de douane vont surtout venir renchérir les prix des véhicules des constructeurs nationaux. Mais Trump ne s’est pas attaqué qu’aux droits de douane. Son projet de réduire les incitations fiscales pour l’innovation et la production nationale de batteries par exemple a gelé les investissements des constructeurs américains : au premier trimestre 2025, les entreprises ont annulé plus de 6 milliards de dollars de projets de fabrication de batteries. Or, ces incitations fiscales ont permis de limiter le retard dans la production de batteries, qui est aujourd’hui le lieu de la course à l’innovation pour la voiture du futur. Trump enferme les Etats-Unis dans un piège luddiste, qui risque bien plus de pénaliser les entreprises américaines que de les aider à développer leurs capacités d’innovation et d’investissements.
Le Financial Times semble assez inquiet de l’escalade des tarifs douaniers lancée par le président Américain. Les marchés également, qui anticipent plutôt un ralentissement économique mondial voire une récession. “Les droits de douane de Trump n’ont pas accéléré la croissance économique américaine. Au contraire, ils l’ont probablement stoppée”, rapporte Vox. Les entrepreneurs de la Tech, qui s’étaient ralliés massivement à Trump, sont en train de faire la grimace. Pourtant, pour l’instant, souligne The Verge, ils restent assez silencieux sur l’augmentation des tarifs malgré l’impact certain sur leur activité. Il faut dire que personne ne souhaite se mettre Trump à dos.
Dans le New York Times, la journaliste Patricia Cohen estime que les perturbations économiques introduites par le gouvernement Trump seront difficiles à inverser, notamment parce que le reste du monde, lui, va rapidement s’y adapter. “Les chaînes d’approvisionnement seront réorganisées, de nouveaux partenariats seront conclus, et les étudiants, chercheurs et talents technologiques étrangers trouveront d’autres destinations où migrer.”
Face au virage protectionniste de l’Amérique, Pékin se positionne déjà comme le défenseur du libre-échange et le nouveau leader du système commercial mondial. Comme le montrait un reportage du New York Times, les entreprises chinoises s’adaptent déjà et réorientent leurs marchés et leurs budgets publicitaires, quand ils ne se mettent pas à s’adresser directement aux Américains, explique la Technology Review, pour leur proposer des modalités de vente directe pour réduire les prix en tentant de contourner l’augmentation des tarifs, comme les commissions des grandes plateformes chinoises de B2B, qui mettent les fabricants en relation avec les entreprises américaines.
En s’intéressant aux conséquences sur une vaste gamme de produits, The Verge montre surtout que plus personne n’y comprend rien… Et que l’incompréhension génère un fort attentisme des entreprises américaines qui ralentissent leurs achats comme leurs investissements. L’évolution des tarifs va également “modifier les habitudes de consommation des Américains, ainsi que la production et les produits des entreprises américaines”. Les droits de douane ressemblent à une arme automatique qui tire dans tous les sens. Mais nul ne sait qui elle va abattre en premier. Ce qui est sûr, c’est que la guerre commerciale, elle, a déjà commencé. Et elle ne va bénéficier à personne, sauf aux plus grandes entreprises qui vont continuer d’imposer leurs conditions à toutes les autres.
L’avenir du leadership américain en matière d’IA est compromis, estime Matteo Wong pour The Atlantic. Les produits d’IA générative développés par les grandes entreprises de l’IA américaine s’appuient sur des travaux de recherche, alors que le financement des universités est attaqué par le gouvernement Trump. Si Trump se présente comme le défenseur de l’IA, notamment en finançant le projet Stargate, c’est oublier que « l’IA générative n’est pas seulement une industrie : c’est une technologie qui repose sur des innovations » et de la R&D. « L’industrie de l’IA a transformé des recherches fondamentales antérieures en avancées majeures, propulsant les modèles de génération de langage et d’images vers des sommets impressionnants. Mais si ces entreprises souhaitent aller au-delà des chatbots, leurs laboratoires d’IA ne peuvent fonctionner sans étudiants diplômés. »« Aux États-Unis, on ne décroche pas de doctorat sans financement fédéral », rappelle le journaliste.
« De 2018 à 2022, le gouvernement a soutenu près de 50 milliards de dollars de projets universitaires liés à l’IA, qui ont simultanément reçu environ 14 milliards de dollars de subventions non fédérales, selon une étude menée par Julia Lane, économiste du travail à l’Université de New York. Une part importante des subventions est consacrée à la rémunération des professeurs, des étudiants de troisième cycle et des chercheurs postdoctoraux, qui enseignent généralement eux-mêmes en licence, puis travaillent ou créent des entreprises privées, apportant leur expertise et leurs idées nouvelles. Jusqu’à 49 % du coût de développement de modèles d’IA avancés, tels que Gemini et GPT-4, est reversé au personnel de recherche« . Dans un article pour Nature, Julia Lane tentait d’évaluer le poids des dépenses de recherche et des investissements publics dans l’IA, en soulignant la difficulté, notamment parce qu’elle ne se limite pas aux seuls laboratoires d’IA. Certains chercheurs estiment même que quatre cinquièmes des économies de certains pays avancés peuvent désormais être qualifiés de « difficiles à mesurer ».
« L’innovation est le fruit d’investissements fédéraux, c’est un investissement dans les personnes », explique Mme Lane. « Si les entreprises d’IA souhaitent appliquer leurs modèles à des problèmes scientifiques – par exemple en oncologie ou en physique des particules – ou construire des machines « superintelligentes », elles auront besoin de personnel doté d’une formation scientifique sur mesure qu’une entreprise privée ne peut tout simplement pas fournir. Réduire drastiquement le financement du NIH, de la NSF et d’autres organismes de financement de la recherche, ou retirer directement des fonds aux universités, pourrait entraîner une baisse de l’innovation, une diminution du nombre de chercheurs en IA formés aux États-Unis et, in fine, une industrie américaine moins prospère ».
Il reste difficile de suivre ce qui se déroule de l’autre côté de l’Atlantique depuis l’arrivée de Trump au pouvoir, ce démantèlement de l’Amérique, comme nous l’appelions. Nous avons tenté également de faire le point de ce qu’était le Doge, de quelle efficacité il était le nom, à savoir un piratage, un remplacement démocratique, une porte ouverte pour la corruption et l’escroquerie… Depuis, les articles s’accumulent encore. Un son de cloche complémentaire le présente souvent comme une privatisation inédite des services publics. Explorons cette piste.
Une privatisation inédite : les délégataires aux commandes
Le Doge tient d’une privatisation inédite des services publics, assène Brett Heinz pour The American Prospect, rappelant que si Musk a dépensé 290 millions de dollars pour l’élection de Trump, ses entreprises ont reçu plus de 38 milliards de dollars d’aides gouvernementales au cours des deux dernières décennies.
En fait, le Doge ne vise pas à accroître l’efficacité gouvernementale, mais bien à démanteler la fonction publique en ciblant les dépenses que Musk et Trump désapprouvent, tout en centralisant le pouvoir décisionnel à la Maison Blanche. Mais surtout, le Doge entérine une nouvelle stratégie : « l’accession de sous-traitants gouvernementaux comme Musk au rang de décideurs politiques ». Ce sont ceux qu’on appellerait en France les délégataires des services publics qui prennent les commandes.
« La seule classe parasitaire qui profite de l’inefficacité du gouvernement est constituée de sous-traitants gouvernementaux à but lucratif comme Musk, qui s’enrichissent sur l’argent des contribuables en fournissant des services hors de prix pour compenser le manque de capacités de l’État, tout en utilisant leurs milliards pour manipuler le système à leur avantage. Permettre à des sous-traitants comme lui de décider de la façon dont le gouvernement dépense l’argent est à la fois un affront à la démocratie et une invitation ouverte à davantage de corruption », explique Heinz.
« La plupart des Américains ignorent à quel point leur gouvernement a déjà été privatisé. On estimait en 2017 que plus de 40 % des personnes travaillant pour le gouvernement ne sont pas réellement des fonctionnaires. Ce sont des sous-traitants d’entreprises privées, embauchés pour prendre en charge une tâche particulière du secteur public. Dans certains secteurs gouvernementaux, comme l’armée, le recours aux sous-traitants est monnaie courante : en 2019, on comptait 1,5 sous-traitant pour chaque soldat américain en Irak et en Afghanistan. »
Pour le dire autrement, le gouvernement fédéral ne souffre pas d’un effectif pléthorique, au contraire : il y a moins d’employés fédéraux en 2015 qu’en 1984. Par contre, la sous-traitance privée, elle, a explosé. « Entre 2013 et 2023, les dépenses totales consacrées à l’attribution de contrats fédéraux ont augmenté de près de 65 % ».
La croyance dans l’efficacité de la sous-traitance privée n’a jamais été corroborée par des preuves solides, rappelle Heinz. Reste que, désormais, ces contractants ne veulent pas seulement résoudre pour plus cher les problèmes du secteur public, ils veulent aussi pouvoir décider, pour le gouvernement, de la nature du problème. « Les entrepreneurs ne veulent pas simplement obéir aux ordres du gouvernement, mais fonctionner comme un para-État capable d’influencer les ordres que le gouvernement leur donne. À l’instar du rêve de Musk de construire des voitures autonomes, l’industrie rêve d’un entrepreneur auto-contractant. Et Musk lui-même teste ce concept. » Brett Heinz rappelle que les rafles de données du Doge ont d’abord ciblé des agences fédérales où Musk avait des conflits d’intérêts. « En le qualifiant d’ailleurs d’« employé spécial du gouvernement », la Maison Blanche lui impose des normes éthiques moins strictes que la plupart des fonctionnaires qu’il licencie. » Et Musk n’est pas le seul sous-traitant du gouvernement à y étendre son pouvoir. « On entend souvent dire que le gouvernement devrait être géré « davantage comme une entreprise ». Le cas du Doge nous montre pourtant le contraire. Si nous voulions réellement un gouvernement plus efficace, il faudrait réduire le nombre de sous-traitants et embaucher davantage de fonctionnaires, souvent plus rentables et toujours plus responsables et transparents. Musk fait le contraire, offrant à ses entreprises et alliés davantage d’opportunités d’intervenir et de proposer des travaux surévalués et de qualité douteuse. »
L’effondrement des services publics
Le Washington Post raconte l’effondrement de la Sécurité sociale américaine. L’agence fédérale, qui verse 1 500 milliards de dollars par an en prestations sociales à 73 millions de retraités, à leurs survivants et aux Américains pauvres et handicapés a vu ses effectifs fondre. Son site web est souvent en panne depuis que le Doge a pris les commandes, empêchant de nombreux bénéficiaires de mettre à jour leurs demandes ou d’obtenir des informations sur des aides qui ne viennent plus. 12% des 57 000 employés ont été licenciés. Des milliers d’Américains s’inquiètent auprès de leurs députés ou de l’agence des versements à venir. « La sécurité sociale est la principale source de revenus d’environ 40 % des Américains âgés ». En sous-effectif et en manque de budgets de fonctionnement depuis longtemps, la purge est en train de laminer ce qu’il restait du service. Mais, face aux retraités inquiets, les employés ont peu de réponses à apporter, et ce alors que les escroqueries en ligne se multiplient, profitant de l’aubaine que l’inquiétude génère auprès d’eux. Certains bureaux estiment que les gens pourraient être privés de prestations pendant des mois.
Wired rapporte que le Doge a décidé de réécrire le code du système de la Sécurité sociale américaine, afin de se débarrasser du langage Cobol avec lequel il a été écrit depuis l’origine et que peu de développeurs maîtrisent. Réécrire ce code en toute sécurité prendrait des années : le Doge souhaite que cela se fasse en quelques mois. Qu’importe si cela bloque les versements d’allocation de millions d’Américains.
En 2020, pour Logic Mag, Mar Hicksavait exploré les enjeux du langage Cobol depuis lequel nombre d’applications des services publics sont construites (et pas seulement aux Etats-Unis, notamment parce que ces systèmes sont souvent anciens, héritages de formes de calcul précédant l’arrivée d’internet). Mar Hicks rappelait déjà que ce vieux langage de programmation avait été, durant la pandémie, un bouc-émissaire idéal pour expliquer la défaillance de nombre de services publics à répondre à l’accroissement des demandes d’aides des administrés. Pourtant depuis 6 décennies, les programmes écrits en Cobol se sont révélés extrêmement robustes, très transparents et très accessibles. C’est sa grande accessibilité et sa grande lisibilité qui a conduit les informaticiens à le dénigrer d’ailleurs, lui préférant des langages plus complexes, valorisant leurs expertises d’informaticiens. Le problème c’est que ces systèmes nécessitent surtout une maintenance constante. Or, c’est celle-ci qui a fait souvent défaut, notamment du fait des logiques d’austérité qui ont réduit le personnel en charge de la maintenance des programmes. “C’est ce manque d’investissement dans le personnel, dû à l’austérité, plutôt que la fiction répandue selon laquelle les programmeurs aux compétences obsolètes partaient à la retraite, qui a éliminé les programmeurs Cobol des années avant cette récente crise.“ Hicks souligne que nous ne manquons pas de programmeurs Cobol. En fait, explique-t-elle : “la technologie actuelle pourrait bénéficier davantage de la résilience et de l’accessibilité que Cobol a apportées à l’informatique, en particulier pour les systèmes à fort impact”.
“Les systèmes anciens ont de la valeur, et construire constamment de nouveaux systèmes technologiques pour des profits à court terme au détriment des infrastructures existantes n’est pas un progrès. En réalité, c’est l’une des voies les plus régressives qu’une société puisse emprunter ». “Le bonheur et le malheur d’une bonne infrastructure, c’est que lorsqu’elle fonctionne, elle est invisible : ce qui signifie que trop souvent, nous n’y accordons pas beaucoup d’attention. Jusqu’à ce qu’elle s’effondre”.
En 2021, après les confinements de la pandémie de Covid-19, la question des chaînes d’approvisionnement et de leur pilotage s’est reposée depuis de nouvelles perspectives. Comment assurer la gouvernance du monde ? Et pourquoi nos organisations savent-elles être si vulnérables dans les tensions ?
Si le monde nous semble si incompréhensible, c’est qu’il l’est devenu !, explique l’écrivain Tim Maughan, auteur notamment d’un roman de science-fiction, Infinite Detail (MCD Books, 2019, non traduit), sur One Zero. Des chaînes d’approvisionnement automatisées aux échanges commerciaux à haute fréquence, la complexité rend le monde « inconnaissable » à toute intelligence humaine. Pire souligne-t-il, pour générer toujours plus de croissance, les systèmes automatisés doivent augmenter sans cesse leur complexité. Aucun humain n’est capable de comprendre ce qu’il se passe derrière les écrans : chaque jour, 82,2 ans de vidéo sont téléchargés sur YouTube ; 500 millions de tweets sont échangés, l’équivalent d’un livre de 10 millions de pages ! En 2014 déjà, l’écrivain a passé une semaine sur un porte-conteneur… Et ce qui l’a le plus frappé, c’était de constater combien chaque décision était prise par la technologie. Du grutier au capitaine, chacun recevait des instructions via des algorithmes de gestion, acceptés et respectés sans conteste par des professionnels compétents, quand bien même ces décisions ne se motivaient d’aucune explication. Ainsi, explique-t-il, le capitaine du bateau recevait régulièrement des courriels automatisés lui demandant de ralentir le navire, sans que la compagnie maritime lui en explique la raison. Comme si nous avions déjà lâché prise sur la motivation des décisions et l’explicabilité du monde…
Qu’importe, tant qu’il y a de la nourriture et des vêtements dans les magasins, de l’argent dans les distributeurs, des histoires sur notre Instagram… Tout semble désormais se faire tout seul, sans avoir besoin de s’en inquiéter ! Pourtant, ces systèmes complexes peuvent tomber en panne. 2020 par exemple, a permis de constater combien les chaînes d’approvisionnement pouvaient être sous pression, entraînant leurs lots de pénuries. Les chaînes d’approvisionnement subissent également régulièrement les offensives de logiciels malveillants… Pourtant, à ce jour, aucune défaillance n’a été réellement catastrophique, comme si l’effondrement lié à la complexité était finalement bien plus résilient qu’escompté. C’est à se demander si ces réseaux finalement ne fonctionnent pas trop bien, malgré leur opacité intrinsèque. Nous leur avons donné un grand pouvoir décisionnel pour atteindre leurs objectifs le plus efficacement possible et ils y arrivent relativement bien… pour autant qu’on ne les inspecte pas en détail, souligne Maughan, car ils ne sont pas dotés de capacité à prendre des décisions éthiques ou des jugements moraux sur ce qu’ils font – nous rappelant les propos de Miriam Posner sur les limites de la transformation logicielle de la chaîne logistique. En fait, rappelle Maughan, par sa conception même, le réseau de la chaîne d’approvisionnement mondial fait perdurer et accroît les inégalités : son rôle est de tirer parti des écarts de niveaux de vie pour faire produire dans les pays où cette production est la moins chère et expédier les marchandises à l’autre bout du monde pour les vendre à profit. Ces constats se prolongent jusqu’aux plateformes de streaming qui fournissent des contenus de divertissement illimités, au détriment des revenus de ceux qui les produisent. Tout comme le capitaine du porte-conteneur, nous avons de moins en moins de contrôle politique sur nos démocraties elles-mêmes, explique Maughan. Pour paraphraser le cinéaste Adam Curtis, au lieu d’élire des dirigeants visionnaires, nous ne faisons en fait que voter pour des cadres intermédiaires dans un système mondial complexe que personne ne contrôle entièrement. Le résultat de cette situation ressemble de plus en plus à un vide démocratique. Nous vivons à une époque où les électeurs ont un niveau record de méfiance envers les politiciens, en partie parce qu’ils peuvent sentir cette déconnexion, soutient Maughan : ils voient dans la réalité quotidienne que, malgré leurs revendications, les politiciens ne peuvent pas apporter de changements, comme si nul ne pouvait plus agir sur le système décisionnel automatisé. Pire, souligne Maughan, nombre de politiques pensent qu’on ne doit pas réparer le système, mais accélérer le processus de déréglementation, c’est-à-dire donner plus de pouvoir encore à l’automatisation en réseau.
Pour Maughan, il nous faut trouver des moyens pour accroître notre connaissance de l’inconnaissable et des stratégies pour contrer l’impuissance et l’anxiété que le système produit, conclut-il. Nous pourrions être tout à fait d’accord avec lui, si l’on ne constatait pas, avec le temps, que cette demande d’explication et d’éthique, à force d’être répétée, semble s’éloigner de nous à mesure que les systèmes se déploient et s’enracinent. Plutôt que d’exiger une transparence qui semble partout reculer à mesure qu’on la mobilise, ne faut-il pas mieux regarder ce qui l’empêche ? Pourquoi ces chaînes semblent-elles de plus en plus fortes et de moins en moins gouvernables ? Peut-être faut-il entendre qu’elles n’ont pas pour but d’être gouvernables justement – ou plus exactement que leur structuration (qui elle est bien gouvernée) tend surtout à produire, volontairement, de l’ingouvernabilité, c’est-à-dire à réduire la portée de ceux qui peuvent les gouverner…
Un monde sans gouvernance accessible ?
La revue juridique Transnational Legal Theory se saisissait justement dans un numéro récent du concept de « non-gouvernance » (ungovernance). Dans les différentes contributions à ce numéro, plusieurs sens ressortaient, montrant que le concept avait certainement encore besoin d’être affiné. Pour certains auteurs, la non-gouvernance semblait plutôt tenir d’une ingouvernabilité, d’une impossibilité à gouverner du fait de l’absence de structures et d’instruments pour se faire. Pour d’autres, la non-gouvernance semblait plutôt relever d’une dégouvernance, d’un recul de la gouvernementalité, comme le proposent les procédures reposant sur les algorithmes et l’intelligence artificielle par exemple (en suivant le concept de gouvernementalité algorithmique défini par Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, qui est un changement de modalités de gouvernement justement visant à faire disparaître le « projet même de gouverner »).
Ainsi, les juristes Deval Desai et Andrew Lang, dans leur article introductif définissent la non-gouvernance comme des projets globaux qui poursuivent de grandes visions sous des revendications d’universalité sans pour autant proposer de prescriptions adéquates, sans possibilité de faire correspondre les structures institutionnelles aux résultats.
Plus précisément, expliquent-ils, la non-gouvernance globale ne signifie pas une absence de gouvernance, mais des tensions entre le fait que le côté mondial trouble la gouvernance et le fait que la gouvernance trouble son projet mondial. Pour eux, la non-gouvernance fonctionne dans un contexte de grandes visions (comme le marché ou l’État de droit) qui ne disposent pas de voies de recours adaptées… et qui donc souffrent d’une impossibilité d’action (c’est-à-dire que les structures institutionnelles ne peuvent pas matcher avec les résultats souhaités), ce qui conduit à la fois à poursuivre leur action et à en constater l’impossibilité, tant et si bien que le succès ne se mesure pas dans sa capacité à construire des institutions adaptées, mais plutôt à réarranger sans cesse les grandes visions initiales.
Pour leurs confrères Dimitri Van Den Meerssche et Geoff Gordon, le risque et la résilience sont la nouvelle architecture normative. En prenant l’exemple du fonctionnement de la banque mondiale, les deux chercheurs soulignent que le risque et la complexité ne sont plus considérés comme des conditions limitant un projet, mais comme des éléments constitutifs, visant à gouverner depuis des outils qui reposent sur l’inconnaissabilité. Un autre article signé Stephen Humpreys s’intéresse à la non-gouvernance de la question climatique. Pour ce dernier, le GIEC par exemple a souvent souligné que la gouvernance de la question climatique – ou plutôt son absence – était justement un obstacle majeur au règlement du problème climatique. Ou pour le dire autrement, que les structures de gouvernance existantes sont en elles-mêmes un obstacle à la gestion du climat. Pour Humphreys, la non-gouvernance signifie ici plutôt un refus provisoire, stratégique ou conscient de mécanismes de contrôles par rapport aux compétences institutionnelles existantes. Le régime de droit construit pour contenir le changement climatique est imparfait et complexe et s’inscrit dans un vaste réseau d’appareils réglementaires interconnectés. Si la question climatique est d’abord un problème de connaissance que le GIEC éclaire et cartographie, celui-ci ne gouverne pas la politique climatique qui est laissée aux décideurs politiques (ainsi qu’aux organisations internationales, aux institutions scientifiques, aux ONG voire même aux entreprises ou aux individus…). Quand on regarde certains secteurs par exemple, comme le pétrole ou l’aviation, toute la question est de savoir ce qui doit être régi, par qui et comment… et selon quelles pratiques réglementaires. La question de la non-gouvernance ne consiste pas à reconnaître la complexité ou l’incohérence des politiques, mais à comprendre comment leurs interactions peuvent être comprises comme quelque chose de nécessaire, de rationnel ou d’utile, plutôt que comme quelque chose de contingent, irrationnel, erroné ou inévitable.
Il distingue plusieurs modes de non-gouvernance : agnostique, expérimentale, inoculative ou catastrophique. Pour lui, explique-t-il, la non-gouvernance est le résultat accidentel ou fortuit d’un ensemble de décisions rationnelles, soutenues par un vaste appareil réglementaire, mais qui se révèle au final très sélectif et qui surtout intègre et présume l’incertitude à toute résolution. Pour Christine Bell, l’ingouvernance n’est pas hors du droit, mais dans ses failles, ses assemblages, ses mises à jour, ses dissonances… Pour Zinaida Miller, la justice transitionnelle par exemple relève d’une forme de non-gouvernance où les objectifs de justice, d’apaisement, de vérité et réconciliation semblent plus importants que les solutions mobilisées (voir son article). Pour Michelle Burgis-Kasthala, les accords d’Oslo qui ont défini les modalités des rapports entre Israéliens et Palestiniens reposent beaucoup plus sur une absence de gouvernance que sur des modalités de gouvernements claires, qui ont permis aux acteurs d’y introduire d’innombrables perturbations (voir son article).
Le numéro de Transnational Legal Theory ne s’intéresse pas au numérique. Mais le concept de non-gouvernance voire de dégouvernance par les systèmes techniques mériteraient certainement d’être explorés et précisés plus avant. À l’heure où les systèmes techniques nous font entrer dans une gestion à vue, agile et réactive en continue, où les outillages de la décision n’ont jamais été aussi nourris pour modéliser le futur, ceux-ci peinent pourtant à dessiner un futur, comme le soulignait très justement le chercheur Olivier Ertzscheid en rendant compte d’une discussion avec Antoinette Rouvroy justement. « De fait, c’est peut-être précisément parce que les gouvernements sont noyés par les (en partie) fausses capacitations à prévoir « le » futur qu’ils se retrouvent aussi incapables de dessiner « un » futur. La quasi-certitude de pouvoir juguler la part d’incertitude du monde, diminue plus qu’elle n’augmente la capacité d’agir en situation d’incertitude. »
La désorganisation : mode de fonctionnement des organisations ?
Nous voici confrontés à des errements répétés que la crise sanitaire a d’autant plus amplifiés qu’elle a mis de côté les questions d’équité et d’égalité, au profit d’une efficacité qui serait seule essentielle quand tout le reste ne le serait plus. Reste que l’efficacité de la réponse à la pandémie a elle aussi buté sur les modalités de réponse, sur ses réponses opérationnelles, comme le soulignaient les chercheurs en sociologie des organisations, Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu dans leur très stimulant bilan de la pandémie Covid-19 : une crise organisationnelle (Presses de SciencesPo, 2020). Les chercheurs s’y interrogeaient : pourquoi les situations de crises donnent lieu à une telle créativité organisationnelle rendant les plans préparés avec tant d’attention caduque avant d’être mis en oeuvres ? Pourquoi ce foisonnement augmente-t-il les problèmes de coordination qu’ils sont censés résoudre ?
Pour les chercheurs, nous questionnons le poids des défaillances ou des mérites individuels et négligeons les dimensions collectives et organisationnelles des décisions. Nous minimisons les risques et signaux certainement parce que les organisations sont mal équipées pour les faire remonter. « La coopération et la coordination demeurent le maillon faible – le « peu-pensé » – des dispositifs organisationnels », d’où le fait qu’ils sortent des cadres en cas de crise, mais souvent au détriment de ce qui en est exclu (comme les considérations économiques exclues du cadrage très hospitalier de la crise). Dans un monde saturé d’organisations, nous peinons toujours à les organiser ! Certainement parce que cette organisation est intimement liée au pouvoir (ce qui n’est pas sans évoquer pour moi, les questions posées par Frédéric Laloux dans Reinventing organisations). Dans la gestion élitaire et sanitaire de la crise que nous connaissons, les organisations et protocoles créés ont favorisé une décision à courte vue, top-down, conflictuelle… expliquent-ils. Derrière leurs analyses, les auteurs consacrent tout un chapitre sur comment apprendre des crises, comment passer de la recherche de culpabilités à la réforme des causes structurelles, appelant à créer une sorte d’observatoire des crises pour en tirer des enseignements qui ne soient plus singuliers – car les crises ne le sont pas – mais systémiques. En dénonçant, avec rigueur, l’excès de confiance, la saturation désorganisationnelle, la gestion élitaire, l’exubérante créativité procédurale, l’épuisement décisionniste et contradictoire… les chercheurs soulignent néanmoins que ces défauts demeurent le lot commun de toutes nos organisations.
Le « command and control » autoritaire produit rarement ce qu’on en attend. Il produit surtout de la défiance. Finalement, à les lire, on se dit que la non-gouvernance, la désorganisation ou la production de l’ingouvernabilité… sont peut-être les diverses facettes d’une réponse à une même complexité. Sous cet angle, la non-gouvernance tiendrait plus d’une réponse infrastructurelle aux incertitudes. En ce sens, finalement, l’opacité, la coupure démocratique et l’absence d’éthique semblent plutôt tenir de réponses pour entretenir l’inactionnabilité du monde, un moyen pour réduire, même dans l’adversité, le nombre de ceux qui peuvent gouverner ? Ne pas gouverner n’est pas tant un moyen de désinnover, comme le prônait le philosophe Alexandre Monnin dans nos pages, mais plutôt un moyen pour assurer la continuité du monde. Dégouverner, tient du symptôme plus que du remède. Dégouverner, c’est assurément invisibiliser toute gouvernance.
Hubert Guillaud
Cet article a été publié originellement sur InternetActu.net, le 6 janvier 2021.
En 2019, dans une tribune pour le New Yorker, Miriam Posner explique le rôle du logiciel dans les chaînes d’approvisionnement, pour mieux nous en pointer les limites. Si les chaînes logistiques ne sont pas éthiques, c’est parce que l’éthique n’est pas une donnée que traite leurs logiciels. Explication.
Professeure à l’université de Californie et spécialiste des questions technologiques, Miriam Posner signe dans le New Yorker une très intéressante tribune sur la transformation logicielle de la chaîne logistique.
En consultant un rapport (« cauchemardesque ») du China Labor Watch (l’Observatoire du travail en Chine, une association qui informe et dénonce les conditions de travail sur les chaînes de fabrication des usines chinoises) sur les conditions de fabrication de jouets en Chine, Miriam Posner s’interrogeait : comment se fait-il que nous ne sachions pas mieux tracer l’origine des produits que nous consommons ?
De l’abstraction des chaînes d’approvisionnements
Quand elle a demandé à ses étudiants de travailler sur la question de la chaîne d’approvisionnement de matériel électronique, elle s’est rendu compte que, quand bien même certaines entreprises se vantent de connaître et maîtriser leur chaîne logistique de bout en bout, aucune ne sait exactement d’où proviennent les composants qu’elles utilisent. « Cette ignorance est inhérente au mode de fonctionnement des chaînes d’approvisionnement ». La coque de plastique d’une télévision par exemple peut-être construite dans une petite usine n’employant que quelques personnes qui n’interagit qu’avec des fournisseurs et acheteurs adjacents (un fournisseur de plastique et une entreprise de montage par exemple). Cette intrication favorise la modularité : si une entreprise cesse son activité, ses partenaires immédiats peuvent la remplacer rapidement, sans nécessairement avoir à consulter qui que ce soit, ce qui rend la chaîne très souple et adaptable… Mais rend également très difficile l’identification des multiples maillons de la chaîne logistique.
Nous avons une vision souvent abstraite des chaînes d’approvisionnements que nous n’imaginons que comme des chaînes physiques. Or leur gestion est devenue complètement virtuelle, logicielle. Les personnes qui conçoivent et coordonnent ces chaînes logicielles elles non plus ne voient ni les usines, ni les entrepôts, ni les travailleurs. Elles regardent des écrans et des tableurs : leur vision de la chaîne d’approvisionnement est tout aussi abstraite que la nôtre, explique la chercheuse.
Le leader logiciel de la chaîne d’approvisionnement est l’allemand SAP. SAP est une suite logicielle que vous ne pouvez pas télécharger sur l’App Store. C’est un logiciel industriel spécialisé qui se déploie à l’échelle d’entreprises pour piloter la chaîne d’approvisionnement (et qui comprend de nombreux modules additionnels de comptabilité ou de ressources humaines). Pour comprendre son fonctionnement, Miriam Posner a suivi une formation en ligne dédiée.
Le logiciel est complexe. Il se présente comme un ensemble de dossiers de fichiers qu’on peut agencer pour former la chaîne d’approvisionnement (commande, fabrication, emballage, expéditions…). La conception d’une chaîne est un processus qui implique plusieurs opérateurs et entreprises, sous forme de « composants ». Un spécialiste de la demande par exemple entre des informations sur les ventes passées (variations saisonnières, promotions planifiées, etc.) et le logiciel calcule combien de produits doivent être fabriqués. Un autre spécialiste utilise des informations sur les délais d’expéditions, les coûts de stockage, les capacités d’usine pour créer un « plan de réseau logistique » qui détermine le moment où chaque engrenage du processus de fabrication doit tourner. Ce plan est ensuite transmis à un autre spécialiste pour planifier la production et calculer le calendrier détaillé qui vont déterminer la manière dont le processus se déroulera sur le terrain le plus précisément possible. Tout cela prend la forme de séries de feuilles de calcul, de cases à cocher, de fenêtres contextuelles… qui n’est pas sans rappeler l’analyse que faisait Paul Dourish sur la matérialité de l’information qui s’incarne aujourd’hui dans le tableur. C’est « pourtant là que les prévisions de marchés sont traduites en ordre de marche des travailleurs », explique Posner. La planification de la production et le calendrier détaillé reposent sur des « heuristiques », des algorithmes intégrés qui répartissent la production et donc la main d’oeuvre pour que les installations fonctionnent à leur capacité maximale. D’ailleurs, souligne Miriam Posner, l’exécution d’une heuristique implique de cliquer sur un bouton de l’interface qui ressemble à une petite baguette magique, comme s’il suffisait d’une action simple pour activer la chaîne.
L’utilisation de SAP est difficile reconnaît la chercheuse. Chaque tâche est compliquée à configurer, avec d’innombrables paramètres à valider. Le plus souvent, ce travail est divisé et nécessite de multiples interventions différentes. En fait, « aucun individu ne possède une image détaillée de l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Au lieu de cela, chaque spécialiste sait seulement ce dont ses voisins ont besoin. »
« Dans un tel système, un sentiment d’inévitabilité s’installe. Les données dictent un ensemble de conditions qui doivent être remplies, mais rien n’explique comment ces données ont été obtenues. Pendant ce temps, le logiciel joue un rôle actif, en peaufinant le plan pour répondre aux conditions le plus efficacement possible. Les optimiseurs intégrés de SAP déterminent comment répondre aux besoins de la production avec le moins de « latence » et au moindre coût possible (le logiciel suggère même comment optimiser un conteneur pour économiser sur les frais d’expédition). Cela implique que des composants particuliers deviennent disponibles à des moments particuliers. Les conséquences de cette optimisation incessante sont bien documentées. Les sociétés qui commandent des produits transmettent leurs demandes déterminées par calcul à leurs sous-traitants, qui exercent ensuite une pression extraordinaire sur leurs employés. Ainsi, China Labour Watch a constaté que les travailleurs de la ville de Heyuan en Chine chargés de fabriquer une poupée Disney que Miriam a achetée à ses enfants (vendue au prix 26,40 $) travaillent vingt-six jours par mois, assemblent entre 1800 et 2500 poupées par jour et gagnent un centime pour chaque poupée qu’ils complètent. »
De la distance spatiale, temporelle et informationnelle
Pour la chercheuse, le défi majeur dans la gestion de la chaîne d’approvisionnement est la grande distance – « spatiale, temporelle et informationnelle » – qui sépare le processus du monde réel de la fabrication et de la consommation. Ces distances introduisent de nombreux problèmes, comme l’effet « coup de fouet », qui consiste à ce que chaque niveau produise plus que prévu pour mieux répondre à la demande ou ajuster ses bénéfices avec ses coûts. Le battement d’ailes d’un consommateur peut-être amplifié de manière démesurée par la chaîne. En fait, la demande temps réel du pilotage que produit le logiciel ne correspond pas vraiment à la réalité effective des multiples chaînes de production, où chaque acteur fait ses ajustements (qui prennent en compte d’autres commandes, des délais, la disponibilité de fournitures ou la surproduction pour réduire les coûts…). Pourtant, le logiciel procède d’une vision qui maximise le temps réel et donne l’illusion d’être au coeur de la tour de contrôle de la production.
L’autre effet coup de fouet, bien sûr, s’applique directement aux travailleurs des différentes usines prestataires de la chaîne. Quand les exigences des commandes parviennent jusqu’aux travailleurs, elles se révèlent plus exigeantes et plus punitives.
Dans le numéro 4 de l’excellent magazine Logic, Miriam Posner avait déjà livré une réflexion sur le sujet. Elle y rappelait déjà que si les questions de l’architecture physique de la chaîne d’approvisionnement mondialisée était souvent étudiée (notamment dans The Box de Marc Levinson qui s’intéressait au rôle du conteneur ou encore dans The Deadly life of logistics de Deborah Cowen), ce n’était pas beaucoup le cas de son aspect logiciel comme des échanges de données et d’informations qui la sous-tendent. L’industrie logicielle de la gestion de la chaîne d’approvisionnement est pourtant l’un des domaines d’activité qui connaît la plus forte croissance, mais qui opère de manière assez discrète, car les informations qu’elle traite sont très concurrentielles. Amazon, par exemple, n’est pas tant un commerçant qu’une chaîne d’approvisionnement incarnée et peu de personnes connaissent le logiciel qui l’optimise. Pour Leonardo Bonanni, PDG de Sourcemap, une entreprise qui aide les entreprises à construire leurs chaînes d’approvisionnement, l’incapacité des entreprises à visualiser cette chaîne est une fonction même de l’architecture logicielle. Pour Miriam Posner, le terme de chaîne d’approvisionnement est finalement trompeur : cette chaîne « ressemble beaucoup plus à un réseau de voies navigables, avec des milliers de minuscules affluents composés de sous-traitants qui s’écoulent dans de plus grandes rivières d’assemblage, de production et de distribution. »
Pour Bonanni, nous ne voyons qu’une parcelle des abus sur les lieux de travail qui sont portés à notre connaissance : c’est surtout le cas de quelques chaînes prestigieuses, comme dans l’électronique grand public. Mais les conditions de travail sont souvent plus opaques et les abus plus répandus dans d’autres industries, comme l’habillement ou l’agriculture, des lieux où la chaîne se recompose à chaque approvisionnement, à chaque saison, avec un nombre de noeuds et de sous-traitants, qui sont loin d’être tous intégrés à la chaîne logicielle. Les usines géantes de Foxcon masquent d’innombrables petits ateliers et usines beaucoup moins présentables qui permettent à la chaîne d’être extrêmement résiliente et robuste. En fait, « il n’y a pas de tour de contrôle supervisant les réseaux d’approvisionnement », les noeuds ne parlent qu’à leurs voisins immédiats.
Du rôle de l’échelle pour gérer l’information et de la modularité pour gérer la complexité
« Ces infrastructures physiques distribuées ressemblent finalement beaucoup au réseau invisible qui les rend possibles : internet ». À chaque étape de la transformation, le produit est transformé en marchandise. Et l’information qui l’accompagnait transformée à son tour. Du plastique devient une coque qui devient une télévision… En fait, la transformation et l’échelle d’action impliquent une perte d’information. Pour récupérer une tonne d’or, vous devez en acheter à plein d’endroits différents que la fonte va transformer en une marchandise unique : la tonne d’or que vous vendez.
Un fonctionnement assez proche de la programmation modulaire, remarque Miriam Posner. La programmation modulaire est une méthode familière à tout programmeur et architecte de systèmes. Elle consiste à gérer la complexité par des unités fonctionnelles distinctes. Chaque programmeur travaille ainsi sur un module qui s’interface aux autres en spécifiant les entrées et sorties où les modalités qu’il prend en charge. Les systèmes modulaires permettent notamment de gérer la complexité et d’améliorer un module sans avoir à toucher les autres : chacun étant une sorte de « boite noire » vis-à-vis des autres.
Comme l’explique Andrew Russell, historien de l’informatique, la modularité, née dans l’architecture, a été un moyen de structurer les organisations comme l’économie. « C’est une sorte de caractéristique de la modernité ». Et les chaînes d’approvisionnement sont hautement modulaires, à l’image du conteneur, standardisé et interchangeable, qui peut contenir n’importe quoi pour se rendre n’importe où, ce qui permet aux marchandises transportées de passer à l’échelle globale.
« Les informations sur la provenance, les conditions de travail et l’impact sur l’environnement sont difficiles à gérer lorsque l’objectif de votre système est simplement de fournir et d’assembler des produits rapidement. « Vous pouvez imaginer une manière différente de faire les choses, de sorte que vous sachiez tout cela », explique Russell, « afin que votre regard soit plus immersif et continu. Mais ce que cela fait, c’est inhiber l’échelle ». Et l’échelle, bien sûr, est la clé d’une économie mondialisée. »
Pour Miriam Posner, le passage à l’échelle – la fameuse scalabilité – explique pourquoi les branches d’un réseau d’approvisionnement disparaissent. Cela aide également à expliquer pourquoi la syndicalisation transnationale a été si difficile : pour répondre aux demandes du marché, les ateliers ont appris à se rendre interchangeables. Un peu comme si « nous avions assimilé les leçons de la modularité d’une manière psychologique ».
La traçabilité de bout en bout ! Mais pour quelle transparence ?
Reste à savoir si la technologie peut remédier au problème qu’elle a créé. Miriam Posner constate que l’internet des objets et la blockchain sont deux technologies qui ont reçu beaucoup d’engouements chez les praticiens des systèmes de gestion de la chaîne d’approvisionnement.
La première permet de localiser et tracer les composants alors que la seconde permet d’y attacher un numéro d’identification et un journal qui enregistre chaque fois qu’une fourniture change de main. Leurs partisans affirment que ces technologies pourraient apporter une transparence radicale aux chaînes d’approvisionnement mondiales. Le problème est que l’une comme l’autre peuvent vite être vidées de leurs sens si elles ne sont qu’une chaîne d’enregistrement de prestataires, sans informations sur leurs pratiques. Et ni l’une ni l’autre ne résolvent les problèmes liés à la transformation de produits. Pour Bonanni, elles ne résolvent pas non plus le manque de visibilité : quand tout le monde est incité à agir toujours plus rapidement et efficacement, il est difficile d’imaginer qui sera chargé de fournir plus d’informations que nécessaire. Si ces technologies pourraient certes fournir des informations détaillées sur les conditions de travail et le respect des normes de sécurité, il reste difficile de croire que l’internet des objets et la blockchain, qui sont surtout des objets techniques visant à accroître l’efficacité, le contrôle, la rapidité et la sécurité des informations puissent devenir demain des moyens pour s’assurer de chaînes d’approvisionnement socialement responsables.
Dans le domaine de la gestion des chaînes d’approvisionnement, l’autre technologie source d’innovation, c’est bien sûr l’apprentissage automatique, via des algorithmes capables de faire de meilleures prévisions et de prendre des décisions. Appliqué à la chaîne logistique, le machine learning pourrait aider à déterminer les fournisseurs et les itinéraires qui livreront les marchandises de la manière la plus rapide et la plus fiable. Les algorithmes pourraient prédire les performances des fournisseurs et des transporteurs, en leur attribuant des scores de risques selon l’historique de leurs résultats. Et demain, les réseaux d’approvisionnement pourraient se reconfigurer automatiquement, de manière dynamique, selon cette évaluation de risques… Pas sûr que cette piste améliore la cécité collective des outils, pointe Posner. Pas sûr non plus qu’elle soit si accessible quand déjà les données utilisées ne savent pas grand-chose de la qualité des fournisseurs.
En fait, ces technologies nous montrent que les spécialistes de la gestion de la chaîne logistique ne parlent pas de la même transparence ou de la même visibilité que le consommateur final. La transparence de la chaîne logistique ne vise pas à aider à comprendre d’où vient un produit, mais vise à améliorer son efficacité : diminuer le coût tout en maximisant la rapidité.
Quel levier pour transformer l’approvisionnement ?
Les défis politiques pour transformer ces constats sont immenses, conclut Miriam Posner. En l’absence de véritables efforts pour créer un contrôle démocratique des chaînes d’approvisionnement, nous en sommes venus à les considérer comme fonctionnant de manière autonome – davantage comme des forces naturelles que des forces que nous avons créées nous-mêmes.
En 2014, le Guardian a signalé que des migrants birmans travaillaient dans des conditions qui tenaient de l’esclavagisme à bord de crevettiers au large des côtes thaïlandaises. Pour un importateur de crevettes, l’esclavagisme semblait un symptôme plus qu’une cause des modalités d’approvisionnement elles-mêmes. Et effectivement, il est possible d’avoir une chaîne d’approvisionnement parfaitement efficace, mais également parfaitement ignorante des conditions de travail qu’elle implique.
Reste que nous avons construit les réseaux décentralisés tels qu’ils opèrent, rappelle la chercheuse. L’anthropologue Anna Tsing dans ses travaux sur la chaîne d’approvisionnement souligne que Walmart par exemple exige un contrôle parfait sur certains aspects de sa chaîne d’approvisionnement : notamment sur les prix et les délais de livraison, et ce au détriment d’autres aspects comme les pratiques de travail. L’absence d’information sur certains aspects de la chaîne d’approvisionnement est profondément liée à un système conçu pour s’adapter à la variété de produits que nous produisons et à la rapidité avec lesquelles nous les produisons. Et cette absence d’information est intégrée dans les logiciels mêmes qui produisent la mondialisation. Exiger une chaîne logistique plus transparente et plus juste nécessite d’intégrer des informations que peu d’entreprises souhaitent utiliser, notamment parce que par nature, elles remettent en question les paradigmes de l’efficacité et de la scalabilité qui les font fonctionner.
Hubert Guillaud
Cet article a été publié originellement sur InternetActu.net, le 17 mars 2019.
En 2017, Paul Dourish publiait « The Stuff of Bits », un livre qui s’intéressait à notre rapport aux tableurs et aux impacts matériels de l’information numérique sur la réalité. Une manière de saisir et comprendre comment le monde réel est piloté par les outils numériques dans les organisations. Relecture.
La couverture du livre Stuff of bits.
Paul Dourish (Wikipedia) a signé au printemps aux Presses du MIT un court essai The Stuff of Bits (que l’on pourrait traduire d’une manière un peu cavalière par « La substance de l’information »), un livre qui s’intéresse aux impacts matériels de l’information numérique. Comment la simulation numérique, nos outils de modélisation et nos outils de travail façonnent-ils à rebours notre expérience ? Pour le professeur d’informatique et anthropologue, les arrangements matériels de l’information, c’est-à-dire la manière dont elle est représentée, dont elle est façonnée, dont on peut l’utiliser, ont une importance significative dans notre rapport à l’information. Comme le soulignait le philosophe Donald Schön, le design reflète notre conversation avec les matériaux. Dourish regarde comment le numérique impacte désormais nos modalités d’usage. Pour lui, « les matérialités de l’information reposent sur des propriétés et des formats qui contraignent, rendent possible, limitent et façonnent la façon dont ces représentations peuvent être créées, transmises, stockées, manipulées et mises à profit ». A la suite par exemple de Lev Manovich, il souligne combien la base de données est devenue la forme culturelle majeure du XXIe siècle (après le roman au XIXe et le film au XXe siècle).
Dourish prend de nombreux exemples pour explorer son idée. Il développe longuement les différentes façons de représenter une même image au format numérique, en observant les multiples manières de la coder : une image peut-être effectivement une image, mais également peut-être produite par un programme ou une itération. Reste que, même dans le programme, des choses échappent à la représentation, comme ce peut-être le cas par exemple de la vitesse d’exécution d’un programme pour représenter cette image ou de la taille de la mémoire de l’ordinateur utilisé. Un programme est une série d’instructions, mais l’expérience qui résulte de son exécution, elle, n’est pas spécifiée par le programme. Or, bien sûr, la manipulation de cette image sera très différente selon la manière dont elle est codée. C’est bien à cette relation entre les formes et les possibilités que permettent les matériaux numériques que s’intéresse Dourish. Comment leurs affordances, c’est-à-dire leurs propriétés relationnelles, façonnent-elles nos pratiques ?
Du rôle du tableur dans les organisations
Dans son livre Dourish évoque longuement un exemple significatif qui permet de mieux saisir là où il souhaite nous emmener, ce qu’il estime qu’il nous faut désormais regarder avec attention. Il revient longuement sur ce qu’il appelle les « spreadsheet events » des réunions organisées autour de la projection de tableurs, comme elles se pratiquent dans de plus en plus d’entreprises – avec les « powerpoint events », plus anciens et plus documentés, qui sont des rencontres organisées autour de la présentation de documents projetés qui forment l’essentiel des réunions ou des conférences professionnelles – voir notamment « Les transformations de l’écosystème de l’information dans le monde du travail » ou « PowerPoint, voilà l’ennemi ! »).
Image : Exemple d’un « spreadsheet event » tiré d’un blog local américain – qui montre qu’il n’est pas si simple de trouver des images de ce type de pratiques pourtant courantes.
Les réunions spreadsheet ne sont pas vraiment des réunions Tupperware : ce sont des réunions de travail autour d’un écran qui projette un tableur dont l’accès est parfois partagé. Souvent utilisé pour travailler de manière collaborative autour d’un budget (avec toutes les limites que cela peut avoir, comme le faisait remarquer récemment Bjarte Bogsnes), le tableur est utilisé pour une multitude de raisons. C’est à la fois un artefact de coordination et d’archivage des décisions prises lors de l’événement. Dourish rappelle d’ailleurs l’importance de l’enchevêtrement des organisations et de leurs systèmes d’information : combien les « workflows » encodent les procédures, les processus et les règles d’organisation. Cet exemple permet à Dourish de poser des questions sur comment nos outils façonnent nos usages. « Comment la matérialité d’un spreadsheet – à la fois outils interactifs et systèmes de représentation – modèle, contraint et habilite la façon dont on travaille ? Comment projetons-nous notre travail dans la forme des tableurs ou comment avons-nous (ou pas) la main sur un ensemble de règles, de limites, de possibilité ou d’opportunités ? » Bref, comment les gens bricolent et s’approprient ces contraintes logicielles en pratique ?
Dourish souligne d’ailleurs la complexité d’action que permettent ces tableurs qui sont à la fois des grilles de cellules qui permettent des formes de regroupement et qui permettent d’activer certains contenus : c’est-à-dire que certains contenus ne sont pas fixés, mais calculés selon des formules via des données pouvant provenir d’autres cellules ou d’autres tableurs ou bases de données. C’est en cela que, malgré leur sécheresse apparente (des listes de chiffres le plus souvent), ces outils se révèlent commodes pour rendre visibles de la complexité comme du détail. Si la plupart de ces tableurs ne sont pas hautement dynamiques (assez souvent, la plupart des données ne sont pas calculées), ils permettent, alors qu’ils ne sont pas conçus pour cela, de générer de la planification d’activité ou de la priorisation d’activité, tout en facilitant le partage et d’information et de données.
Dourish insiste également sur les limites de ces outils (par exemple, la difficulté à manipuler des blocs non contigus) ou leur potentiel (la possibilité d’ajouter des données et de faire grandir le tableur). Bien souvent, souligne-t-il, le tableur sert de guide à la réunion : il révèle l’organisation elle-même, les participants discutant des données cellule après cellule, colonne après colonne… Le tableau spécifie ce qui est à l’ordre du jour et écarte tout ce qui n’apparaît pas sur le tableur. La distinction entre les données joue souvent comme une séparation des responsabilités – ce qui pose d’ailleurs des questions sur les responsabilités qui relèvent de ce qui n’est pas sur le tableur ou de ce qui est à l’intersection des données ou de leur calcul.
Dourish souligne aussi qu’il faut distinguer différents types d’objets dans les tableurs : on ne sait pas facilement par exemple si une donnée est une donnée directe – inscrite – ou dérivée, c’est-à-dire calculée – c’est-à-dire si un chiffre est un nombre ou le résultat d’une formule. Si le rôle du tableur semble de faire ressembler les données à un document papier où toutes les valeurs auraient le même statut, il faut saisir que ce n’est pas le cas, puisque ces données sont éditables et calculables, recomposables… Il souligne par là comment les usages que nous inventons depuis ces objets manquent de conception : un tableur n’a pas été conçu pour être le pilote de réunions. Si le côté dynamique de ces objets explique en grande partie leur utilisation, ce dynamisme par exemple créé des lacunes de fonctionnalités, comme le fait de ne pas pouvoir faire de recherche sur une donnée résultant d’un calcul dans un très grand tableau.
Enfin, il montre également que cet enregistrement d’activité est également un enregistrement d’accord : l’important devient ce qui est noté dans le tableau et non pas la discussion ou le calcul qui conduit à inscrire cette information. Pire, souligne-t-il, l’utilisation de tableurs comme outils de pilotage ou de budgétisation s’impose par reproduction. « Les documents deviennent des enregistrements ; les enregistrements deviennent des modèles : les modèles deviennent des routines ; les routines deviennent des processus. » Ces outils encodent et fixent des relations à la fois dans le tableur lui-même (cette cellule doit toujours être la moyenne des chiffres de cette colonne) comme entre les entités que ces chiffres recouvrent (ce budget et ce que ça implique doit toujours être le résultat de tel autre…).
Le développement de l’usage de ces outils, malgré leurs lacunes de conception, provient certainement du fait que ce sont des outils performatifs, qui permettent via le calcul, les formules et les liens entre les données d’être toujours à jour et de réaliser ce qu’ils énoncent. « L’usage de formules est une façon de montrer que le tableur continuera à faire son travail, même si son contenu change : c’est un moyen de produire de la stabilité dans une forme qui ne l’est pas. » Ces réunions qui consistent à éditer et mettre à jour ces tableurs soulignent que ce qui se joue ne tient pas seulement de la communication comme peuvent l’être les réunions powerpoint, mais bien de la délibération et que le document qui fixe la réunion n’est pas seulement produit, mais transformé par la réunion elle-même. Si les tableurs détrônent l’édition collaborative de documents textuels, selon Dourish, c’est parce qu’ils permettent de mieux rendre compte de la complexité des données et des interactions entre elles. S’ils détrônent le tableau blanc, c’est parce que les tableurs ont une vie avant et après la réunion, d’une certaine manière qu’ils doivent être vivants, dynamiques… Enfin, note encore Dourish, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la plupart de ces séances utilisent un tableur non connecté à l’internet. Alors qu’un document partagé en ligne permet de maintenir des versions synchrones, les documents offline permettent d’avoir un point de contrôle qu’une seule personne ajuste selon les discussions.
Des conséquences de la matérialité du numérique sur nos usages
Cet exemple illustre assez bien l’ambition de Dourish. « Explorer comment le calcul devient un objet avec lequel les gens doivent lutter »… Comment le calcul façonne la forme des objets numériques, contraint nos interactions humaines elles-mêmes et créent de nouvelles structures d’interaction qui ne sont pas seulement numérique ou qui rétroagissent au-delà de leur caractère numérique ? L’exemple des tableurs et des bases de données pour la coordination de groupe montre comment les organisations passent d’une forme linéaire, narrative, à des formes profondément relationnelles. « La base de données est à la fois une forme de représentation et une forme effective ».
Force est pourtant de constater que hormis cet exemple – passionnant – Dourish ne parvient pas vraiment à cerner les enjeux de la matérialité de l’information. Les autres objets sur lesquels il pose son regard d’anthropologue ne sont pas aussi parlant et parfois trop techniques pour être facilement compréhensibles.
Reste que l’analyse qu’il livre sur comment les bases de données façonnent désormais le monde matériel – et inversement – pointe bien sûr leurs limites : « Si les organisations ne peuvent agir que sur les données dont elles disposent, alors les limites de leurs bases de données deviennent leurs contraintes d’action sur le monde. » Or, dans ce qui est projeté lors de ce type de réunion, les bases de données et les données demeurent bien souvent l’objet caché… La matérialité du numérique a donc des conséquences sur la façon même dont on communique, on partage et se connecte.
Comme il le souligne en conclusion, « les bits ne sont pas que bits. Certains comptent plus que d’autres. Certains arrangements de bits sont plus facilement manipulables que d’autres…(…) tout comme les systèmes numériques indo-arabes et romains, différentes représentations impliquent différentes conséquences pour les sortes de choses que l’on peut faire avec. »La rhétorique du « virtuel » suggère que le numérique serait indépendant des configurations et contraintes matérielles qui pèsent sur lui. Or, si le numérique dépend de grandes infrastructures matérielles, le numérique impose en retour des contraintes matérielles à ceux qui les utilisent. Les objets numériques ont des particularités propres et les systèmes de représentation qu’ils déterminent ont des manifestations directement matérielles. Et Dourish d’en appeler à mieux comprendre à la fois les pratiques culturelles et leurs manifestations techniques. Certes, il n’est pas le premier à le dire, à signaler les limites des intentions dans la production des systèmes numériques et leurs détournements ou leurs bricolages. Pour lui, il est nécessaire de prendre au sérieux la matérialité du numérique. Cette matérialité explique-t-il encore relève le plus souvent d’une « traduction », du passage d’une représentation à une autre. Bien souvent, on néglige l’aspect matériel de ces transformations, alors qu’elles sont éminemment importantes, comme le soulignait déjà Frédéric Kaplan en s’intéressant au fonctionnement du traducteur de Google, qui passe toujours par une traduction par l’anglais pour traduire d’une langue à une autre. Il invite d’ailleurs à parler plutôt de transduction pour parler de ce type de conversions, comme c’est le cas de notre voix transformée en signal électrique par l’usage du téléphone et réassemblé en sons à la fin, produisant une nouvelle production qui n’est pas qu’une simple copie. Le calcul n’est pas indépendant de ses manifestations matérielles insiste Dourish (« l’informatique ne concerne pas plus l’ordinateur désormais que l’astronomie ne concerne les télescopes« , disait le mathématicien Edsger Dijkstra), qui invite à refonder la science informatique en s’inspirant du Manifeste pour la pensée computationnelle (.pdf) de Jeanette Wing qui invitait déjà à changer de mode de pensée. Une conclusion hélas un peu convenue.
On aurait aimé que Dourish, plutôt que de se perdre parfois dans la dissection de la matérialité du réseau, évoque les succédanés de ces tableurs par exemple, comment les tableaux de bord de pilotage, comme les tableaux de bord urbains, les systèmes de visualisation de données, prolongent les effets qu’il pointe avec les « spreadsheets events ». On aurait aimé qu’il souligne d’autres exemples de simulations numériques, de virtualisation de la réalité (à l’image des bombes nucléaires américaines qui continuent d’évoluer alors qu’aucune n’est testée en situation réelle, mais uniquement par simulation numérique ce qui implique que leurs limites reposent désormais plus sur les capacités de calcul que sur leur niveau de radioactivité) en s’intéressant par exemple plus avant aux contraintes qu’imposent les formes de modélisation à la réalité. La conception d’armes nucléaires est devenue une science informatique, rappelle-t-il. Et c’est le cas de nombre de domaines des sciences de l’ingénieur. La réalité est façonnée par la modélisation que nous faisons du monde. D’où la nécessité de s’y intéresser toujours plus avant. De regarder toujours avec acuité l’enchevêtrement toujours plus complexe du numérique au reste du monde et sa matérialisation.
Hubert Guillaud
Cet article a été publié originellement sur InternetActu.net le 5 septembre 2017.
En 2022, Ben Tarnoff fait paraître Internet for the people, the fight for the future, un livre essentiel pour comprendre les conséquences de la privatisation d’internet. Retour de lecture.
Ben Tarnoff est un chercheur et un penseur important des réseaux. Éditeur de l’excellent Logic Mag, il est également l’un des membres de la Collective action in tech, un réseau pour documenter et faire avancer les mobilisations des travailleurs de la tech.
Internet for the People n’est pas une contre-histoire de l’internet, ni une histoire populaire du réseau (qui donnerait la voix à ceux qui ne font pas l’histoire, comme l’avait fait l’historien Howard Zinn), c’est avant tout l’histoire de notre déprise, de comment nous avons été dépossédé d’internet, et comment nous pourrions peut-être reconquérir le réseau des réseaux. C’est un livre souvent amer, mais assurément politique, qui tente de trouver les voies à des alternatives pour nous extraire de l’industrialisation du net. Sa force, assurément, est de très bien décrire comment l’industrialisation s’est structurée à toutes les couches du réseau. Car si nous avons été dépossédés, c’est bien parce qu’internet a été privatisé par devers nous, si ce n’est contre nous.
« Les réseaux ont toujours été essentiels à l’expansion capitaliste et à la globalisation. Ils participent à la création des marchés, à l’extraction des ressources, à la division et à la distribution du travail. » Pensez au rôle du télégraphe dans l’expansion coloniale par exemple, comme aux câbles sous-marins qui empruntent les routes maritimes des colons comme des esclaves – tout comme les données et processus de reporting standardisés ont été utilisés pour asseoir le commerce triangulaire et pour distancier dans et par les chiffres la réalité des violences commises par l’esclavage, comme l’explique l’historienne Caitlin Rosenthal dans son livre Accounting for Slavery : Masters & Management.
« La connectivité n’est jamais neutre. La croissance des réseaux a toujours été guidée par le désir de puissance et de profit. Ils n’ont pas été conduits pour seulement convoyer de l’information, mais comme des mécanismes pour forger des relations de contrôle. » La défiance envers le monde numérique et ses effets n’a cessé de monter ces dernières années, dénonçant la censure, la désinformation, la surveillance, les discriminations comme les inégalités qu’il génère. Nous sommes en train de passer du techlash aux technoluttes, d’une forme d’animosité à l’égard du numérique à des luttes dont l’objet est d’abattre la technologie… c’est-à-dire de dresser le constat qu’internet est brisé et que nous devons le réparer. Pour Tarnoff, la racine du problème est pourtant simple : « l’internet est brisé parce que l’internet est un business ». Même « un internet appartenant à des entreprises plus petites, plus entrepreneuriales, plus régulées, restera un internet qui marche sur le profit », c’est-à-dire « un internet où les gens ne peuvent participer aux décisions qui les affectent ». L’internet pour les gens sans les gens est depuis trop longtemps le mode de fonctionnement de l’industrie du numérique, sans que rien d’autre qu’une contestation encore trop timorée ne vienne le remettre en cause.
Ben Tarnoff et la couverture de son livre, Internet for the People.
Privatisation partout, justice nulle part
L’internet n’a pas toujours eu la forme qu’on lui connaît, rappelle Tarnoff. Né d’une manière expérimentale dans les années 70, c’est à partir des années 90 que le processus de privatisation s’enclenche. Cette privatisation « n’est pas seulement un transfert de propriété du public au privé, mais un mouvement plus complexe où les entreprises ont programmé le moteur du profit à chaque niveau du réseau », que ce soit au niveau matériel, logiciel, législatif ou entrepreneurial… « Certaines choses sont trop petites pour être observées sans un microscope, d’autres trop grosses pour être observées sans métaphores ». Pour Tarnoff, nous devons regarder l’internet comme un empilement (stack, qui est aussi le titre du livre de Benjamin Bratton qui décompose et cartographie les différents régimes de souveraineté d’internet, qui se superposent et s’imbriquent les uns dans les autres), un agencement de tuyaux et de couches technologiques qui le compose, qui va des câbles sous-marins aux sites et applications d’où nous faisons l’expérience d’internet. Avec le déploiement d’internet, la privatisation est remontée des profondeurs de la pile jusqu’à sa surface. « La motivation au profit n’a pas seulement organisé la plomberie profonde du réseau, mais également chaque aspect de nos vies en ligne ».
En cela, Internet for the people se veut un manifeste, dans le sens où il rend cette histoire de la privatisation manifeste. Ainsi, le techlash ne signifie rien si on ne le relie pas à l’héritage de cette dépossession. Les inégalités d’accès comme la propagande d’extrême droite qui fleurit sur les médias sociaux sont également les conséquences de ces privatisations. « Pour construire un meilleur internet (ou le réparer), nous devons changer la façon dont il est détenu et organisé. Pas par un regard consistant à améliorer les marchés, mais en cherchant à les rendre moins dominants. Non pas pour créer des marchés ou des versions de la privatisation plus compétitifs ou réglementés, mais pour les renverser ».
« La “déprivatisation” vise à créer un internet où les gens comptent plus que les profits ». Nous devons prendre le contrôle collectif des espaces en ligne, où nos vies prennent désormais place. Pour y parvenir, nous devons développer et encourager de nouveaux modèles de propriété qui favorisent la gouvernance collective et la participation, nous devons créer des structures qui favorisent ce type d’expérimentations. Or, « les contours précis d’un internet démocratique ne peuvent être découverts que par des processus démocratiques, via des gens qui s’assemblent pour construire le monde qu’ils souhaitent ». C’est à en créer les conditions que nous devons œuvrer, conclut Tarnoff dans son introduction.
Coincés dans les tuyaux
Dans la première partie de son livre, Tarnoff s’intéresse d’abord aux tuyaux en nous ramenant aux débuts du réseau. L’internet n’est alors qu’un langage, qu’un ensemble de règles permettant aux ordinateurs de communiquer. À la fin des années 70, il est alors isolé des forces du marché par les autorités qui financent un travail scientifique de long terme. Il implique des centaines d’individus qui collaborent entre eux à bâtir ces méthodes de communication. C’est l’époque d’Arpanet où le réseau bénéficie de l’argent de la Darpa (l’agence de la Défense américaine chargée du développement des nouvelles technologies) et également d’une éthique open source qui va encourager la collaboration et l’expérimentation, tout comme la créativité scientifique. « C’est l’absence de motivation par le profit et la présence d’une gestion publique qui rend l’invention d’internet possible ».
C’est seulement dans les années 90 que les choses changent. Le gouvernement américain va alors céder les tuyaux à des entreprises, sans rien exiger en retour. Le temps de l’internet des chercheurs est fini. Or, explique Tarnoff, la privatisation n’est pas venue de nulle part, elle a été planifiée. En cause, le succès de l’internet de la recherche. NSFNet, le réseau de la Fondation nationale pour la science qui a succédé à Arpanet en 1985, en excluant les activités commerciales, a fait naître en parallèle les premiers réseaux privés. Avec l’invention du web, qui rend l’internet plus convivial (le premier site web date de 1990, le navigateur Mosaic de 1993), les entreprises parviennent à proposer les premiers accès commerciaux à NSFNet en 1991. En fait, le réseau national des fondations scientifiques n’a pas tant ouvert l’internet à la compétition : il a surtout transféré l’accès à des opérateurs privés, sans leur imposer de conditions et ce, très rapidement.
En 1995, la privatisation des tuyaux est achevée. Pour tout le monde, à l’époque, c’était la bonne chose à faire, si ce n’est la seule. Il faut dire que les années 90 étaient les années d’un marché libre triomphant. La mainmise sur l’internet n’est finalement qu’une mise en application de ces idées, dans un moment où la contestation n’était pas très vive, notamment parce que les utilisateurs n’étaient encore pas très nombreux pour défendre un autre internet. D’autres solutions auraient pu être possibles, estime Tarnoff. Mais plutôt que de les explorer, nous avons laissé l’industrie dicter unilatéralement ses conditions. Pour elle, la privatisation était la condition à la popularisation d’internet. C’était un faux choix, mais le seul qui nous a été présenté, estime Tarnoff. L’industrie a récupéré une technologie patiemment développée par la recherche publique. La dérégulation des télécoms concomitante n’a fait qu’accélérer les choses. Pour Tarnoff, nous avons raté les alternatives. Les profits les ont en tout cas fermé. Et le «pillage » a continué. L’épine dorsale d’internet est toujours la propriété de quelques entreprises qui pour beaucoup sont alors aussi devenues fournisseurs d’accès. La concentration de pouvoir prévaut à tous les niveaux, à l’image des principales entreprises qui organisent et possèdent l’information qui passent dans les réseaux. Google, Netflix, Facebook, Microsoft, Apple et Amazon comptent pour la moitié du trafic internet. La privatisation nous a promis un meilleur service, un accès plus large, un meilleur internet. Pourtant, le constat est inverse. Les Américains payent un accès internet parmi les plus chers du monde et le moins bon. Quant à ceux qui sont trop pauvres ou trop éloignés du réseau, ils continuent à en être exclus. En 2018, la moitié des Américains n’avaient pas accès à un internet à haut débit. Et cette déconnexion est encore plus forte si en plus d’habiter loin des villes vous avez peu de revenus. Aux États-Unis, l’accès au réseau demeure un luxe.
Mais l’internet privé n’est pas seulement inéquitable, il est surtout non-démocratique. Les utilisateurs n’ont pas participé et ne participent toujours pas aux choix de déploiements techniques que font les entreprises pour eux, comme nous l’ont montré, très récemment, les faux débats sur la 5G. « Les marchés ne vous donnent pas ce dont vous avez besoin, ils vous donnent ce que vous pouvez vous offrir ». « Le profit reste le principe qui détermine comment la connectivité est distribuée ».
Pourtant, insiste Tarnoff, des alternatives existent aux monopoles des fournisseurs d’accès. En 1935, à Chattanooga, dans le Tennessee, la ville a décidé d’être propriétaire de son système de distribution d’électricité, l’Electric Power Board. En 2010, elle a lancé une offre d’accès à haut débit, The Gig, qui est la plus rapide et la moins chère des États-Unis, et qui propose un accès même à ceux qui n’en ont pas les moyens. C’est le réseau haut débit municipal le plus célèbre des États-Unis. Ce n’est pas le seul. Quelque 900 coopératives à travers les États-Unis proposent des accès au réseau. Non seulement elles proposent de meilleurs services à petits prix, mais surtout, elles sont participatives, contrôlées par leurs membres qui en sont aussi les utilisateurs. Toutes privilégient le bien social plutôt que le profit. Elles n’ont pas pour but d’enrichir les opérateurs. À Detroit, ville particulièrement pauvre et majoritairement noire, la connexion a longtemps été désastreuse. Depuis 2016, leDetroit Community Technology Project (DCTP) a lancé un réseau sans fil pour bénéficier aux plus démunis. Non seulement la communauté possède l’infrastructure, mais elle participe également à sa maintenance et à son évolution. DCTP investit des habitants en « digital stewards » chargés de maintenir le réseau, d’éduquer à son usage, mais également de favoriser la connectivité des gens entre eux, assumant par là une fonction politique à la manière de Community organizers.
Pour Tarnoff, brancher plus d’utilisateurs dans un internet privatisé ne propose rien pour changer l’internet, ni pour changer sa propriété, ni son organisation, ni la manière dont on en fait l’expérience. Or, ces expériences de réseaux locaux municipaux défient la fable de la privatisation. Elles nous montrent qu’un autre internet est possible, mais surtout que l’expérience même d’internet n’a pas à être nécessairement privée. La privatisation ne décrit pas seulement un processus économique ou politique, mais également un processus social qui nécessite des consommateurs passifs et isolés les uns des autres. À Detroit comme à Chattanooga, les utilisateurs sont aussi des participants actifs à la croissance, à la maintenance, à la gouvernance de l’infrastructure. Tarnoff rappelle néanmoins que ces réseaux municipaux ont été particulièrement combattus par les industries du numériques et les fournisseurs d’accès. Mais contrairement à ce que nous racontent les grands opérateurs de réseaux, il y a des alternatives. Le problème est qu’elles ne sont pas suffisamment défendues, étendues, approfondies… Pour autant, ces alternatives ne sont pas magiques. « La décentralisation ne signifie pas automatiquement démocratisation : elle peut servir aussi à concentrer le pouvoir plus qu’à le distribuer ». Internet reste un réseau de réseau et les nœuds d’interconnections sont les points difficiles d’une telle topographie. Pour assurer l’interconnexion, il est nécessaire également de « déprivatiser » l’épine dorsale des interconnexions de réseaux, qui devrait être gérée par une agence fédérale ou une fédération de coopératives. Cela peut sembler encore utopique, mais si l’internet n’est déprivatisé qu’à un endroit, cela ne suffira pas, car cela risque de créer des zones isolées, marginales et surtout qui peuvent être facilement renversées – ce qui n’est pas sans rappeler le délitement des initiatives de réseau internet sans fil communautaire, comme Paris sans fil, mangés par la concurrence privée et la commodité de service qu’elle proposentque nous évoquions à la fin de cet article.
Dans les années 90, quand la privatisation s’est installée, nous avons manqué de propositions, d’un mouvement en défense d’un internet démocratique, estime Tarnoff. Nous aurions pu avoir, « une voie publique sur les autoroutes de l’information ». Cela n’a pas été le cas.
Désormais, pour déprivatiser les tuyaux (si je ne me trompe pas, Tarnoff n’utilise jamais le terme de nationalisation, un concept peut-être trop loin pour le contexte américain), il faut résoudre plusieurs problèmes. L’argent, toujours. Les cartels du haut débit reçoivent de fortes injections d’argent public notamment pour étendre l’accès, mais sans rien vraiment produire pour y remédier. Nous donnons donc de l’argent à des entreprises qui sont responsables de la crise de la connectivité pour la résoudre ! Pour Tarnoff, nous devrions surtout rediriger les aides publiques vers des réseaux alternatifs, améliorer les standards d’accès, de vitesse, de fiabilité. Nous devrions également nous assurer que les réseaux publics locaux fassent du respect de la vie privée une priorité, comme l’a fait à son époque la poste, en refusant d’ouvrir les courriers ! Mais, si les lois et les régulations sont utiles, « le meilleur moyen de garantir que les institutions publiques servent les gens, est de favoriser la présence de ces gens à l’intérieur de ces institutions ». Nous devons aller vers des structures de gouvernances inclusives et expansives, comme le défendent Andrew Cumbers et Thomas Hanna dans « Constructing the Democratic Public Entreprise »(.pdf) (à prolonger par le rapport Democratic Digital Infrastructure qu’a publié Democracy Collaborative, le laboratoire de recherche et développement sur la démocratisation de l’économie).
Coincés dans les plateformes
Les années 90 sont les années du web. En 1995, l’internet ne ressemble plus tout à fait à un réseau de recherche. Avec 45 millions d’utilisateurs et 23 500 sites web, l’internet commence à se transformer. Chez Microsoft, Bill Gates annonce qu’internet sera leur priorité numéro un. Jeff Bezos lance Amazon. Pierre Omidyar AuctionWeb, qui deviendra eBay. C’est le début des grandes entreprises de l’internet, de celles qui deviendront des « plateformes », un terme qui mystifie plus qu’il n’éclaircit, qui permet de projeter sur la souveraineté qu’elles conquièrent une aura d’ouverture et de neutralité, quand elles ne font qu’ordonner et régir nos espaces digitaux. Si la privatisation d’internet a commencé par les fondements, les tuyaux, au mitan des années 90, cette phase est terminée. « La prochaine étape consistera à maximiser les profits dans les étages supérieurs, dans la couche applicative, là où les utilisateurs utilisent l’internet ». C’est le début de la bulle internet jusqu’à son implosion.
eBay a survécu au crash des années 2000 parce qu’elle était l’une des rares exceptions aux startups d’alors. eBay avait un business model et est devenu très rapidement profitable. eBay a aussi ouvert un modèle : l’entreprise n’a pas seulement offert un espace à l’activité de ses utilisateurs, son espace a été constitué par eux, en les impliquant dans son développement, selon les principes de ce qu’on appellera ensuitele web 2.0. La valeur technique de l’internet a toujours été ailleurs. Sociale plus que technique, estime Tarnoff (pour ma part, je pense que ce n’est pas si clair,l’industrialisation inédite qui s’est construite avec le numérique, n’est pas uniquement sociale, elle me semble surtout économique et politique).
En 1971, quand Ray Tomlinson invente le mail, celui-ci devient très rapidement très populaire et représente très vite l’essentiel du trafic du premier réseau. L’e-mail a humanisé le réseau. Les échanges avec les autres sont rapidement devenu l’attraction principale. Avec eBay, Omidyar va réussir à refondre sa communauté en marché. Le succès des plateformes du web 2.0 va consister à «fusionner les relations sociales aux relations de marché », par trois leviers : la position d’intermédiaire (entre acheteurs et vendeurs), la souveraineté (la plateforme façonne les interactions, écrits les règles, fonctionne comme un législateur et un architecte) et bien sûr les effets réseaux (plus les gens utilisent, plus l’espace prend de la valeur). La couche applicative de l’internet va ainsi se transformer en vastes centres commerciaux : des environnements clos, qui vont tirer leurs revenus à la fois de la rente que procurent ces espaces pour ceux qui veulent en bénéficier et de la revente de données le plus souvent sous forme publicitaire (mais pas seulement). La collecte et l’analyse de données vont d’ailleurs très vite devenir la fonction primaire de ces « centres commerciaux en ligne ». « La donnée a propulsé la réorganisation de l’internet », à l’image de Google qui l’a utilisé pour améliorer son moteur, puis pour vendre de la publicité, lui permettant de devenir, dès 2002, profitable. C’est la logique même du Capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff. Une logique qui préexistait aux entreprises de l’internet, comme le raconte le pionnier des études sur la surveillance, Oscar H. Gandy, dans ses études sur les médias de masse, les banques ou les compagnies d’assurances, mais qui va, avec la circulation des données, élargir la surface de sa surveillance.
Malgré toutes ses faiblesses (vous atteignez surtout les catégories produites par les systèmes que la réalité des gens, c’est-à-dire la manière dont le système caractérise les usagers, même si ces caractères se révèlent souvent faux parce que calculés), la surveillance des utilisateurs pour leur livrer de la publicité ciblée va construire les principaux empires des Gafams que nous connaissons encore aujourd’hui. Si la publicité joue un rôle essentiel dans la privatisation, les «Empires élastiques » des Gafams, comme les appels Tarnoff, ne vont pas seulement utiliser l’analyse de données pour vendre des biens et de la publicité, ils vont aussi l’utiliser pour créer des places de marché pour les moyens de production, c’est-à-dire produire du logiciel pour l’internet commercial.
« Quand le capitalisme transforme quelque chose, il tend à ajouter plus de machinerie », rappelle Tarnoffavec les accents de Pièces et Main d’œuvre. Avec les applications, les pages internet sont devenues plus dynamiques et complexes, « conçues pour saisir l’attention des utilisateurs, stimuler leur engagement, liées pour élaborer des systèmes souterrains de collecte et d’analyse des données ». « Les centres commerciaux en ligne sont devenus les lieux d’un calcul intensif. Comme le capitalisme a transformé l’atelier en usine, la transformation capitaliste d’internet a produit ses propres usines », qu’on désigne sous le terme de cloud, pour mieux obscurcir leur caractère profondément industriel. Ces ordinateurs utilisés par d’autres ordinateurs, rappellent l’enjeu des origines du réseau : étendre le calcul et les capacités de calcul. Tarnoff raconte ainsi la naissance, dès 2004, de l’Elastic Compute Cloud (EC2) d’Amazon par Chris Pinkham et Christopher Brown, partis en Afrique du Sud pour rationaliser les entrailles numériques de la machine Amazon qui commençait à souffrir des limites de l’accumulation de ses couches logicielles. EC2 lancé en 2006 (devenu depuis Amazon Web Services, AWS, l’offre d’informatique en nuage), va permettre de vendre des capacités informatiques et d’analyse mesurées et adaptables. Le cloud d’Amazon va permettre d’apporter un ensemble d’outils à l’industrialisation numérique, de pousser plus loin encore la privatisation. Le Big Data puis les avancées de l’apprentissage automatisé (l’intelligence artificielle) dans les années 2010 vont continuer ces accélérations industrielles. La collecte et le traitement des données vont devenir partout un impératif.
Dans le même temps, les utilisateurs ont conquis un internet devenu mobile. L’ordinateur devenant smartphone n’est plus seulement la machine à tout faire, c’est la machine qui est désormais partout, s’intégrant non seulement en ligne, mais jusqu’à nos espaces physiques, déployant un contrôle logiciel jusque dans nos vies réelles, à l’image d’Uber et de son management algorithmique. L’industrialisation numérique s’est ainsi étendue jusqu’à la coordination des forces de travail, dont la profitabilité a été accrue par la libéralisation du marché du travail. La contractualisation des travailleurs n’a été qu’une brèche supplémentaire dans la gestion algorithmique introduite par le déploiement sans fin de l’industrie numérique, permettant désormais de gérer les tensions sur les marchés du travail, localement comme globalement. La force de travail est elle-même gérée en nuage, à la demande. Nous voilà dans le Human Cloud que décrit Gavin Mueller dansBreaking things at Work ou David Weil dansThe Fissured Workplace.
Coincés dans les profits !
Les biens réelles abstractions de ces empires élastiques ont enfin été rendues possibles par la financiarisation sans précédent de cette nouvelle industrie. Tout l’enjeu de la privatisation d’internet, à tous les niveaux de la pile, demeure le profit, répète Tarnoff. La financiarisation de l’économie depuis les années 70 a elle aussi profité de cette industrialisation numérique… Reste que la maximisation des profits des empires élastiques semble ne plus suffire. Désormais, les entreprises de la tech sont devenues des véhicules pour la pure spéculation. La tech est l’un des rares centres de profit qui demeure dans des économies largement en berne. La tech est désormais le dernier archipel de super-profit dans un océan de stagnation. Pire, la privatisation jusqu’aux couches les plus hautes d’internet, a programmé la motivation du profit dans tous les recoins du réseau. De Comcast (fournisseur d’accès), à Facebook jusqu’à Uber, l’objectif est resté de faire de l’argent, même si cela se fait de manière très différente, ce qui implique des conséquences sociales très différentes également. Les fournisseurs d’accès vendent des accès à l’internet, au bénéfice des investisseurs et au détriment des infrastructures et de l’égalité d’accès. Dans les centres commerciaux en ligne comme Facebook, on vend la monétisation de l’activité des utilisateurs ainsi que l’appareillage techno-politique qui va avec… Dans Uber ou les plateformes du digital labor, on vend le travail lui-même au moins disant découpé en microtranches et micro-tâches… Mais tous ces éléments n’auraient pas été possibles hors d’internet. C’est la promesse d’innovation technologique qui persuade les autorités de permettre à ces entreprises à déroger aux règles communes, qui persuade les investisseurs qu’ils vont réaliser une martingale mirifique. Mais dans le fond, toutes restent des machines non démocratiques et des machines à produire des inégalités. Toutes redistribuent les risques de la même façon : « ils les poussent vers le bas, vers les plus faibles » (les utilisateurs comme les travailleurs) « et les répandent autour d’eux. Ils tirent les récompenses vers le haut et les concentrent en de moins en moins de mains ».
Pourtant, rappelle Tarnoff, l’action collective a été le meilleur moyen pour réduire les risques, à l’image des régulations qu’ont obtenues dans le passé les chauffeurs de taxis… jusqu’à ce qu’Uber paupérise tout le monde. L’existence des chauffeurs est devenue plus précaire à mesure que la valorisation de l’entreprise s’est envolée. Le risque à terme est que la machine néolibérale programmée jusqu’au cœur même des systèmes, ubérise tout ce qui reste à ubériser, de l’agriculture à la santé, des services public à l’école jusqu’au développement logiciel lui-même.
Pourtant, les centres commerciaux en ligne sont très gourmands en travail. Tous ont recours à une vaste force de travail invisible pour développer leurs logiciels, les maintenir, opérer les centres de données, labéliser les données… La sociologue Tressie McMillan Cottom parle d’« inclusion prédatrice » pour qualifier la dynamique de l’économie politique d’internet. C’est une logique, une organisation et une technique qui consiste à inclure les marginalisés selon des logiques extractives. C’est ce que montrait Safiya Umoja Noble dansAlgorithms of oppression : les « filles noires » que l’on trouve dans une requête sur Google sont celles des sites pornos, les propositions publicitaires qui vous sont faites ne sont pas les mêmes selon votre niveau de revenu ou votre couleur de peau. Les plus exclus sont inclus, mais à la condition qu’ils absorbent les risques et renoncent aux moindres récompenses. L’oppression et les discriminations des espaces en ligne sont désormais le fait d’une boucle de rétroaction algorithmique qui ressasse nos stéréotypes pour ne plus s’en extraire, enfermant chacun dans les catégories que spécifie la machine. Nous sommes désormais pris dans une intrication, un enchevêtrement d’effets, d’amplification, de polarisation, dont nous ne savons plus comment sortir.
Les inégalités restent cependant inséparables de la poursuite du profit pour le profit. La tech est devenue l’équivalent de l’industrie du Téflon. Pour l’instant, les critiques sont mises en quarantaine, limitées au monde de la recherche, à quelques activistes, à quelques médias indépendants. Le techlash a bien entrouvert combien la tech n’avait pas beaucoup de morale, ça n’empêche pas les scandales des brèches de données de succéder aux scandales des traitements iniques. Réformer l’internet pour l’instant consiste d’un côté à écrire de nouvelles réglementations pour limiter le pouvoir de ces monopoles. C’est le propos des New Brandeisians (faisant référence à l’avocat américain Louis Brandeis, grand réformateur américain) qui veulent rendre les marchés plus compétitifs en réduisant les monopoles des Gafams. Ces faiseurs de lois ont raison : les centres commerciaux en ligne ne sont pas assez régulés ! Reste qu’ils souhaitent toujours un internet régi par le marché, plus compétitif que concentré. Pourtant, comme le souligne Nick Srnicek, l’auteur de Capitalisme de plateforme, c’est la compétition, plus que la taille, qui nécessite toujours plus de données, de traitements, de profits…
Pour Tarnoff, il y a une autre stratégie : la déprivatisation. « Que les marchés soient plus régulés ou plus compétitifs ne touchera pas le problème le plus profond qui est le marché lui-même. Les centres commerciaux en ligne sont conçus pour faire du profit et faire du profit est ce qui construit des machines à inégalités ».« L’exploitation des travailleurs à la tâche, le renforcement des oppressions sexistes ou racistes en ligne, l’amplification de la propagande d’extrême-droite… aucun de ces dommages sociaux n’existeraient s’ils n’étaient pas avant tout profitables. » Certes, on peut chercher à atténuer ces effets… Mais le risque est que nous soyons en train de faire comme nous l’avons fait avec l’industrie fossile, où les producteurs de charbon se mettent à la capture du CO2 plutôt que d’arrêter d’en brûler ! Pour Tarnoff, seule la déprivatisation ouvre la porte à un autre internet, tout comme les mouvements abolitionnistes et pour les droits civiques ont changé la donne en adressant finalement le coeur du problème et pas seulement ses effets (comme aujourd’hui, les mouvements pour l’abolition de la police ou de la prison).
Mais cette déprivatisation, pour l’instant, nous ne savons même pas à quoi elle ressemble. Nous commençons à savoir ce qu’il advient après la fermeture des centres commerciaux (les Etats-Unis en ont fermé beaucoup) : ils sont envahis par les oiseaux et les mauvaises herbes ! Sur l’internet, bien souvent, les noms de domaines abandonnés sont valorisés par des usines à spam ! Si nous savons que les réseaux communautaires peuvent supplanter les réseaux privés en bas de couche technologique, nous avons peu d’expérience des alternatives qui peuvent se construire en haut des couches réseaux.
Nous avons besoin d’expérimenter l’alternet !
Nous avons besoin d’expérimenter. L’enjeu, n’est pas de remplacer chaque centre commercial en ligne par son équivalent déprivatisé, comme de remplacer FB ou Twitter par leur clone placé sous contrôle public ou coopératif et attendre des résultats différents. Cela nécessite aussi des architectures différentes. Cela nécessite d’assembler des constellations de stratégies et d’institutions alternatives, comme le dit Angela Davis quand elle s’oppose à la prison et à la police. Pour Tarnoff, nous avons besoin de construire une constellation d’alternatives. Nous devons arrêter de croire que la technologie doit être apportée aux gens, plutôt que quelque chose que nous devons faire ensemble.
Comme le dit Ethan Zuckerman dans sa vibrante défense d’infrastructures publiques numériques, ces alternatives doivent être plurielles dans leurs formes comme dans leurs buts, comme nous avons des salles de sports, des bibliothèques ou des églises pour construire l’espace public dans sa diversité. Nous avons besoin d’une décentralisation, non seulement pour combattre la concentration, mais aussi pour élargir la diversité et plus encore pour rendre possible d’innombrables niveaux de participation et donc d’innombrables degrés de démocratie. Comme Zuckerman ou Michael Kwet qui milite pour un « socialisme numérique » avant lui, Tarnoff évoque les logiciels libres, open source, les instances distribuées, l’interopérabilité…, comme autant de leviers à cetalternumérisme. Il évoque aussi une programmation publique, un cloud public comme nous avons finalement des médias publics ou des bibliothèques. On pourrait même imaginer, à défaut de construire des capacités souveraines, d’exiger d’Amazon de donner une portion de ses capacités de traitements, à défaut de les nationaliser. Nous avons besoin d’un secteur déprivatisé plus gros, plus fort, plus puissant.
C’est oublier pourtant que ces idées (nationaliser l’internet ou Google hier, AWS demain…) ont déjà été émises et oubliées. Déconsidérées en tout cas. Tarnoff oublie un peu de se demander pourquoi elles n’ont pas été mises en œuvre, pourquoi elles n’ont pas accroché. Qu’est-ce qui manque au changement pour qu’il ait lieu ?, semble la question rarement posée. Pour ma part, pourtant, il me semble que ce qui a fait la différence entre l’essor phénoménal de l’internet marchand et la marginalité des alternatives, c’est assurément l’argent. Même si on peut se réjouir de la naissance de quelques coopératives, à l’image de Up&Go, CoopCycle ou nombre de plateformes coopératives, les niveaux d’investissements des uns ne sont pas les niveaux d’investissements des autres. Le recul des politiques publiques à investir dans des infrastructures publiques, on le voit, tient bien plus d’une déprise que d’une renaissance. Bien sûr, on peut, avec lui, espérer que les données soient gérées collectivement, par ceux qui les produisent. Qu’elles demeurent au plus près des usagers et de ceux qui les coproduisent avec eux, comme le prônent les principes duféminisme de données et que défendent nombre de collectifs politisés (à l’image d’InterHop), s’opposant à une fluidification des données sans limites où l’ouverture sert bien trop ceux qui ont les moyens d’en tirer parti, et plus encore, profite à ceux qui veulent les exploiter pour y puiser de nouveaux gains d’efficacité dans des systèmes produits pour aller à l’encontre des gens. Pour démocratiser la conception et le développement des technologies, il faut créer des processus participatifs puissants, embarqués et embarquants. « Rien pour nous sans nous », disent les associations de handicapés, reprises par le mouvement du Design Justice.
« Écrire un nouveau logiciel est relativement simple. Créer des alternatives soutenables et capables de passer à l’échelle est bien plus difficile », conclut Tarnoff. L’histoire nous apprend que les Télécoms ont mené d’intenses campagnes pour limiter le pouvoir des réseaux communautaires,comme le pointait à son tour Cory Doctorow, en soulignant que, du recul de la neutralité du net à l’interdiction des réseaux haut débit municipaux aux US (oui, tous les Etats ne les autorisent pas, du fait de l’intense lobbying des fournisseurs d’accès privés !), les oppositions comme les régulateurs trop faibles se font dévorer par les marchés ! Et il y a fort à parier que les grands acteurs de l’internet mènent le même type de campagne à l’encontre de tout ce qui pourra les déstabiliser demain. Mais ne nous y trompons pas, souligne Tarnoff, l’offensive à venir n’est pas technique, elle est politique !
« Pour reconstruire l’internet, nous allons devoir reconstruire tout le reste ». Et de rappeler queles Luddites n’ont pas tant chercher à mener un combat d’arrière garde que d’utiliser leurs valeurs pour construire une modernité différente. Le fait qu’ils n’y soient pas parvenus doit nous inquiéter. La déprivatisation à venir doit être tout aussi inventive que l’a été la privatisation à laquelle nous avons assisté. Nous avons besoin d’un monde où les marchés comptent moins, sont moins présents qu’ils ne sont… Et ils sont certainement encore plus pesants et plus puissants avec le net que sans !
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Tarnoff nous invite à nous défaire de la privatisation comme d’une solution alors qu’elle tient du principal problème auquel nous sommes confrontés. Derrière toute privatisation, il y a bien une priva(tisa)tion, quelque chose qui nous est enlevé, dont l’accès et l’enjeu nous est soufflé, retranché, dénié. Derrière l’industrialisation numérique, il y a une privatisation massive rappelions-nous il y a peu. Dans le numérique public même, aux mains des cabinets de conseils, l’État est plus minimal que jamais ! Même aux États-Unis, où l’État est encore plus croupion, les grandes agences vendent l’internet public à des services privés qui renforcent l’automatisation des inégalités.
Malgré la qualité de la synthèse que livre Ben Tarnoff dans son essai, nous semblons au final tourner en rond. Sans investissements massifs et orientés vers le bien public plutôt que le profit, sans projets radicaux et leurs constellations d’alternatives, nous ne construirons ni l’internet de demain, ni un monde, et encore moins un monde capable d’affronter les ravages climatiques et les dissolutions sociales à venir. L’enjeu désormais semble bien plus de parvenir à récupérer les milliards accaparés par quelques-uns qu’autre chose ! Si nous avons certes besoin de constellations d’alternatives, il nous faut aussi saisir que ces constellations d’alternatives en sont rarement, en tout cas, que beaucoup ne sont que des projets politiques libéraux et qu’elles obscurcissent la nécessité d’alternatives qui le soient. Le secteur marchand produit nombre d’alternatives mais qui demeurent pour l’essentiel des formes de marchandisation, sans s’en extraire, à l’image de son instrumentation de la tech for good, qui conduit finalement à paupériser et vider de son sens la solidarité elle-même. Comme il le dit dans une interview pour The Verge, nous avons besoin de politiques et de mobilisations sur les enjeux numériques, pas seulement d’alternatives, au risque qu’elles n’en soient pas vraiment ! La constellation d’alternatives peut vite tourner au techwashing.
Il manque à l’essai de Ben Tarnoff quelques lignes sur comment réaliser une nécessaire désindustrialisation du numérique (est-elle possible et comment ?), sur la nécessité d’une définanciarisation, d’une démarchandisation, d’une déséconomisation, voire d’un définancement de la tech, et donc pointer la nécessité d’autres modèles, comme l’investissement démocratique qu’explorait récemment Michael McCarthy dans Noema Mag. Et même ce changement d’orientation de nos investissements risque d’être difficile, les moyens d’influence et de lobbying des uns n’étant pas au niveau de ceux des autres,comme s’en désolent les associations de défense des droits américaines. C’est-à-dire, comme nous y invitait dans la conclusion de son dernier livre le sociologue Denis Colombi, Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ?, à comment rebrancher nos choix d’investissements non pas sur la base des profits financiers qu’ils génèrent, mais sur ce qu’ils produisent pour la collectivité. C’est un sujet que les spécialistes de la tech ne maîtrisent pas, certes. Mais tant qu’on demandera à la tech de produire les meilleurs rendements du marché pour les actionnaires (15% à minima !), elle restera le bras armé du capital. Pour reconstruire l’internet, il faut commencer par reconstruire tout le reste !
En 2022, David Robinson faisait paraître « Voices in the Code ». Depuis, on ne s’étonnera pas qu’il soit devenu responsable de la sureté des systèmes chez OpenAI. « Voices in the Code » est à la fois une enquête passionnante sur la responsabilité des systèmes et une ode à la participation publique, seule à même d’assurer leur gouvernance. Lecture.
Avec Voices in the Code, David G. Robinson signe un livre important pour nous aider à rendre les systèmes responsables. Robinson est l’un des directeurs de l’Apple University, le centre de formation interne d’Apple. Il a surtout été, en 2011, le cofondateur d’Upturn, une association américaine qui promeut l’équité et la justice dans le design, la gouvernance et l’usage des technologies numériques. Voices in the code est un livre qui se concentre sur la gestion d’une question technique et une seule, en descendant dans ses tréfonds, à la manière d’une monographie : celle de l’évolution de l’algorithme d’attribution des greffons de rein aux Etats-Unis. Et cette histoire est riche d’enseignement pour comprendre comment nous devrions gérer les algorithmes les plus essentiels de nos sociétés.
“Plus de technologie signifie d’abord moins de démocratie”
De plus en plus de moments décisifs de nos vies sont décidés par des algorithmes : attribution de places dans l’enseignement supérieur, obtention de crédit bancaire, emploi, emprisonnement, accès aux services publics… Derrière les verdicts opaques des systèmes techniques, nous avons tendance à penser que leurs enjeux de conception n’est qu’une question technique. Ce n’est pas le cas. La mathématicienne Cathy O’Neil dans Algorithmes, la bombe à retardement, nous le disait déjà : les algorithmes sont des opinions embarquées dans du code. Et le risque est que confrontés à ces systèmes nous perdions les valeurs et l’idéal de société qui devraient les guider. Ces systèmes qui produisent des choix moraux et politiques sont souvent difficiles à comprendre, peu contrôlés, sujets aux erreurs. “Les choix éthiques et démocratiques pris par ces logiciels sont souvent enterrés sous une montagne de détails techniques qui sont traités eux-mêmes comme s’ils étaient techniques plus qu’éthiques”, explique Robinson. Pourtant, les algorithmes n’ont aucune raison d’être mystérieux et leurs limites morales devraient être partagées, notamment pour que nous puissions faire collectivement le travail nécessaire pour les améliorer.
Les algorithmes permettent de traiter des données massives et sont particulièrement populaires pour prendre des décisions sur les personnes – et notamment les plus démunies -, parce qu’ils permettent justement de procéder à des traitements de masses tout en réduisant les coûts de ces traitements. Cela n’est pas sans conséquences. “Trop souvent, plus de technologie signifie d’abord moins de démocratie”, constate Robinson. Le problème, c’est que quand les décisions difficiles sont embarquées dans des logiciels, ces décisions sont plus dures à comprendre et plus difficiles à contrôler. Les logiciels agissent depuis des données toujours imparfaites et la compréhension de leurs biais et lacunes n’est pas accessible à tous. La quantification semble souvent neutre et objective, mais c’est surtout un moyen de prendre des décisions “sans avoir l’air de décider”, comme le disait l’historien des sciences Theodore Porter dans son livre, Trust in numbers. Trop souvent, l’implantation d’algorithmes est le décret d’application des lois. Le problème, c’est que trop souvent, la politique n’est pas assez précise, les ingénieurs comme les administrations avant eux, doivent en produire une interprétation qui a des conséquences directes sur ceux qui sont affectés par le calcul. Nos lois et politiques sont remplies d’ambiguïtés. Le risque auquel nous sommes confrontés c’est de laisser décider aux ingénieurs et systèmes le rôle de définir les frontières morales des systèmes techniques qu’ils mettent en place.
Le problème, bien souvent, demeure l’accès aux algorithmes, aux calculs. En 2021, Upturn a publié une étude (.pdf) sur 15 grands employeurs américains pour comprendre les technologies qu’ils utilisaient pour embaucher des candidats, concluant qu’il était impossible de saisir les biais de leurs pratiques depuis l’extérieur. Et c’est encore plus difficile quand les algorithmes ou leurs résultats sont puissamment intriqués entre eux : avoir un mauvais score de crédit a des répercussions bien au-delà d’une demande de crédit (sur ses primes d’assurance ou la possibilité de candidater à certains emplois par exemple…). Nous sommes cernés par des scores complexes, intriqués, qui ne nous sont pas expliqués et qui calculent trop souvent des objets d’une manière trompeuse, selon une prétention à la connaissance mensongère (Robinson parle de “prédictions zombies” qui m’évoquent les “technologies zombies” de José Halloy), peu contrôlés, pas mis à jour… sans qu’on puisse les contester, les rectifier ou même être au courant de leur existence. Robinson donne de nombreux exemples d’algorithmes qui posent problèmes, dans le domaine de la justice, de la santé, de l’aide sociale, de l’affectation dans l’enseignement supérieur…
“Quand les enjeux sont élevés, nous devrions construire des systèmes qui se trompent rarement et où les erreurs sont faciles à trouver et à corriger”. Ce n’est pas le cas. Trop souvent, les systèmes mettent en œuvre les logiques morales de ceux qui les conçoivent. Trop souvent, on laisse les experts techniques, cette élite du code (qui tient également beaucoup d’une consultocratie, entre Gafams et grands acteurs du conseil) décide d’enjeux moraux et politiques. Nous sommes confrontés à une industrie logicielle qui encode les principes et visions du monde des puissants. Des technologies avec des objectifs, comme disait Kate Crawford. Un numérique industriel profondément orienté à droite, comme je le résume souvent et plus directement. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, décider de qui doit prioritairement bénéficier d’un organe tient bien plus d’un choix moral que d’un choix médical, notamment parce que les différences médicales entre les patients qui relèvent d’une même urgence sont faibles. Trop souvent, le choix moral qu’accomplissent les systèmes n’est pas explicite. “Nous devons nous inquiéter de la relation entre le process et le résultat”, explique Robinson. Le problème, c’est que bien souvent la conception met en valeur l’un ou l’autre, prônant la vertu du processus ou la vertu du résultat, quand ils devraient surtout se renforcer l’un l’autre plutôt que de s’opposer. Or, souligne Robinson dans son livre, seule la délibération et la participation partout tendent à mener à de meilleurs résultats, permettent de faire se rejoindre le process et le résultat.
4 stratégies pour améliorer la gouvernance des systèmes
Robinson détaille 4 stratégies de gouvernance pour les systèmes algorithmiques :
Élargir la participation des parties prenantes
Renforcer la transparence
Améliorer la prévision d’impact des systèmes
Assurer l’audit en continu
La participation des parties prenantes repose sur les techniques délibératives très documentées, comme on les trouve développées dans les jury ou les conférences de citoyens : à savoir délivrer une information équilibrée, consciente, substantielle, compréhensible. C’est ce qu’on appelle aussi, assez mal, les “comités consultatifs” communautaires ou éthiques (qu’on devrait plutôt appeler il me semble Comités de parties prenantes, parce qu’ils ne devraient pas être seulement consultatifs, mais bien impliqués dans les décisions… et parce que leurs fonctions consistent avant tout à rassembler autour de la table tous ceux qui sont concernés, les usagers comme les experts). Ces comités chargés d’inspecter, de contrôler, d’équilibrer les décisions techniques en faisant entendre d’autres voies dans les décisions sont encore bien trop rares. Une coalition d’organisation de défense des droits civils a proposé ainsi que les algorithmes d’évaluation de risque de récidive utilisés dans les cours de justice américaines mettent en place ce type de structure pour déterminer ce qui devrait être pris en compte et rejeté par ces systèmes, et on pourrait les imaginer comme des structures obligatoires à tout système à fort impact social. C’est le “rien pour nous sans nous” de ceux qui réclament d’être à la table et pas seulement au menu de ce que l’on conçoit pour eux. Le risque bien sûr – et c’est d’ailleurs la règle plus que l’exception – c’est que ces comités soient trop souvent des coquilles vides, un faux-semblant participatif, rassemblant des gens qu’on n’écoute pas.
La transparence peut prendre bien des formes. La principale à l’œuvre dans les systèmes techniques consiste à divulguer le code source des systèmes. Une solution intéressante, mais insuffisante, notamment parce qu’elle ferme la question à l’élite du code, et surtout que sans données correspondantes, il est difficile d’en faire quelque chose (et c’est encore plus vrai avec les systèmes d’IA, dont la non-reproductabilité est le premier écueil). La transparence doit s’accompagner d’une documentation et de descriptions plus larges : des données utilisées comme des logiques de décisions suivies, des critères pris en compte et de leurs poids respectifs. Elle doit être “extensive”, plaide Robinson (pour ma part, j’ajouterai bien d’autres termes, notamment le terme “projective”, c’est-à-dire que cette transparence, cette explicabilité, doit permettre au gens de se projeter dans les explications). Dans le contexte de la transplantation, le système doit être décrit d’une manière compréhensible, les changements envisagés doivent être explicités, doivent montrer ce qu’ils vont changer, et l’ensemble doit pouvoir être largement débattu, car le débat fait également partie de la transparence attendue.
La prévision consiste à produire des déclarations d’impacts qui décrivent les bénéfices et risques des modifications envisagées, évaluées et chiffrées. La prévision consiste à montrer les effets concrets, les changements auxquels on souhaite procéder en en montrant clairement leurs impacts, leurs effets. L’enjeu est bien de prévoir les conséquences afin de pouvoir décider depuis les effets attendus. Dans le cas de la transplantation de rein, les études d’impact sur les modifications de l’algorithme d’allocation ont permis de voir, très concrètement, les changements attendus, de savoir qui allait être impacté. Lors d’une de ses modifications par exemple, la prévision – produite par un organisme dédié et indépendant, c’est important – montrait que les patients âgés recevraient bien moins de transplantation… ce qui a conduit à rejeter la proposition.
L’audit consiste à surveiller le système en usage et à produire une documentation solide sur son fonctionnement. Les audits permettent souvent de montrer les améliorations ou détériorations des systèmes. Sous prétextes de vie privée ou de propriété, l’audit est encore bien trop rarement pratiqué. Bien souvent, pourtant, l’audit permet d’accomplir certaines mesures, comme par exemple de mesurer la performances des systèmes d’attribution de crédits sur différents groupes démographiques. Dans le domaine de la transplantation rénale américaine, le Scientific Registry of Transplant Recipients (SRTR) – l’organisme indépendant qui publie un rapport annuel détaillé pour mesurer la performance du système pour les patients selon des caractéristiques comme l’âge, le genre ou la race – permet de voir les évolutions dans le temps de ces caractéristiques, et de montrer si le système s’améliore ou se dégrade.
Ces bonnes pratiques ne se suffisent pas, rappelle Robinson, en évoquant l’exemple d’un outil de prédiction du risque de maltraitance et d’agression d’enfants du comté d’Allegheny en Pennsylvanie sur lequel avait travaillé Virginia Eubanks dans Automating inequality. La bonne question à se poser parfois consiste aussi à refuser la construction d’un système… ou de poser la question des moyens. Trop souvent, les systèmes algorithmiques visent d’abord et avant tout à gérer la pénurie quand l’enjeu devrait d’abord consister à y remédier. Trop souvent, leurs déploiements visent et produisent de la diminution de personnel et donc amoindrit l’interaction humaine. Le refus – que défendent nombre d’activistes, comme ceux présents à la conférence sur le refus technique organisée à Berkeley en 2020 ou les associations à l’origine du Feminist Data Manifest-No (voir également “Pour un féminisme des données”) – tient bien souvent, pour certains, du seul levier pour s’opposer à des projets par nature toxiques. Face à des moyens de discussion et d’écoute réduits à néant, l’opposition et le refus deviennent souvent le seul levier pour faire entendre une voix divergente. Dans le champ du social notamment, les travaux d’Eubanks ont montré que la mise en place de systèmes numériques produisent toujours une diminution des droits à l’encontre des plus démunis. Nombre de systèmes sociaux mis en place depuis (au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Autriche, mais également en France – ce qu’il se passe actuellement autour des systèmes mis en place dans les CAF suit les mêmes logiques) sont en ce sens profondément dysfonctionnels. Les biais, les logiques austéritaires et libérales qui président au déploiement des systèmes ne produisent que la dégradation des systèmes sociaux et des services publics (« ce patrimoine de ceux qui n’en ont pas »), de la justice et de l’équité vers lesquels ils ne devraient jamais cesser de tendre. C’est bien l’inverse pourtant auquel on assiste. La numérisation accélérée des services publics, sous prétexte d’économie budgétaire, devient un levier de leur définancement et de la minimisation des droits et empêche les gens d’accéder à leurs droits et aux services. Depuis les travaux d’Eubanks, on constate finalement que partout, le déploiement de systèmes de traitements de masse des bénéficiaires d’aides ou de services publics est problématique, et la cause est autant à trouver dans les choix de développement que dans les considérations idéologiques qui président à ceux-ci. Partout, le but est de gérer la pénurie et de l’étendre, tout en diminuant les coûts. Le but n’est pas de faire des services publics qui rendent le service qu’on en attend, que de faire des services qui produisent des gains économiques, de la rentabilité. Et de l’accélérer… quoi qu’il en coûte.
Une histoire algorithmique exemplaire : affecter des reins à ceux qui en ont besoin
D’une manière un peu déstabilisante, Robinson ne nous explique pas comment le système d’attribution d’un greffon rénal calcule (c’est tout de même dommage de ne pas s’être essayé à l’exercice… Ainsi par exemple, on finit par comprendre que c’est un système par points qui préside à l’attribution où le but du côté du greffon est d’en avoir le moins possible, quand du côté du greffé, il est d’en avoir le plus possible). Robinson raconte plutôt la grande histoire de l’évolution de la transplantation rénale et l’évolution des débats éthiques qui l’ont accompagné. Il raconte l’histoire de la discussion d’un système technique avec la société et si cette histoire est exemplaire, ce n’est pas parce que le système d’attribution, l’algorithme d’appariement, serait plus vertueux que d’autres (Robinson termine son analyse en montrant que ce n’est pas le cas), mais parce qu’il démontre que ce qui est vertueux c’est la mise en discussion – ouverte, organisée, inclusive… – continue entre technique et société… Même quand elle se referme (par exemple quand il évoque la question de la prise en compte des problèmes liés à la géographie des dons), d’autres moyens permettent de l’ouvrir (en l’occurrence, le recours aux tribunaux). Ce qu’il montre, c’est que même quand les discussions se referment, les questions de justice et d’équité, d’équilibres des droits, finissent toujours par revenir, comme nous le rappelle Alain Supiot.
De l’introduction des questions éthiques
Robinson retrace l’histoire de la transplantation rénale en montrant les conséquences éthiques de l’évolution des connaissances médicales. Si la première tentative de transplantation à eu lieu au début du XXe siècle, longtemps, la question de l’immunologie, c’est-à-dire de l’acceptation d’un organe étranger dans le corps est restée obscure à la science. La première transplantation de rein réussie date de 1954 seulement, et elle était entre deux parfaits jumeaux, qui semblait la seule condition à la réussite de l’opération. A défaut de transplantation, la médecine a progressé sur un autre front, la dialyse, c’est-à-dire le fait de faire filtrer les toxines d’un patient non pas par un rein, mais par une machine, ce qu’on est parvenu à faire pendant la seconde guerre mondiale. En 1960, le docteur Scribner met au point le cathéter qui va permettre de prolonger la durée d’un patient sous dialyse (qui n’était que de quelques semaines), transformant le dysfonctionnement du rein de maladie fatale en maladie chronique et amenant un problème éthique chronique : comment trier les patients, à une époque où les appareils de dialyse sont encore extrêmement rares et coûteux ? Face à l’afflux des demandes, Scribner va avoir l’intuition de mettre en place un système de sélection qui ne soit pas uniquement médical. Pour élire les patients à la dialyse, il met en place un processus de sélection consistant en un avis médical pour déterminer l’éligibilité à la dialyse mais surtout il va mettre en place un comité de profanes chargés de trancher les décisions non-médicales d’attribution (comme de déterminer entre deux patients médicalement éligibles, lequel doit être prioritaire). Les membres de ce comité recevront des informations sur le fonctionnement de la dialyse et de la transplantation… mais devront décider des règles non médicales s’appliquant aux patients éligibles à une transplantation ou une dialyse. Très tôt donc, la réponse des limites de l’allocation dans des cas où les ressources sont rares a consisté à faire porter la problématique éthique à une communauté plus large – et pas seulement aux experts techniques. Lors de ses 13 premiers mois de fonctionnement, le Centre du rein de Seattle du docteur Scribner a dû considérer 30 candidats, 17 ayant été jugé médicalement aptes la dialyse, mais en écartant 7 du traitement.
D’autres centres de dialyse vont pourtant faire des choix différents : certains vont opter pour une approche, “premier arrivé, premier servi”. Les premiers critères de choix n’étaient pas sans opacités où sans jugements moraux : les patients pauvres, vieux ou appartenant à des minorités ethniques, ceux dont les vies sont plus chaotiques, ont été plus facilement écartés que d’autres. Malgré ses déficiences, ces interrogations ont permis de construire peu à peu la réponse éthique.
Ce qui va changer dans les années 60, c’est la généralisation de la dialyse (d’abord accessible aux vétérans de l’armée), le développement de la transplantation rénale en ayant recours à des donneurs provenant de la famille proche, puis, en 1972, la décision par le Congrès de rembourser les soins de dialyse. Cette évolution législative doit beaucoup aux témoignages de patients devant les représentants, expliquant la difficulté à accéder à ce type de soins. Le remboursement des soins va permettre d’élargir le public de la dialyse, de créer des centres dédiés et de la rendre moins coûteuse, non seulement pour les patients, mais aussi pour la médecine. Cette prise en charge de la dialyse n’est pas sans incidence d’ailleurs, souligne Robinson, notamment quand les soins liés à une transplantation, couvrant la prise d’immunosuppresseurs, eux, ne courent que sur 3 ans, alors que les soins de dialyse, eux sont pris en charge à vie. Même encore aujourd’hui (et plus encore aux Etats-Unis, ou la prise en charge des soins de santé est difficile), cette logique subsiste et fait que certains patients ne peuvent se permettre de s’extraire de la dialyse au profit d’une transplantation. En moyenne, une dialyse, consiste en 3 traitements par semaine, 4 heures de traitement par session. Coûteuse, elle reste surtout dangereuse, le taux de mortalité des patients sous dialyse est encore important à cette époque. Sans compter que l’augmentation du nombre de patients sous dialyse va avoir un impact sur l’augmentation de la demande de transplantation…
Dans les années 60, la découverte de médications immunosuppressives va permettre de faire baisser considérablement le rejet des greffons et d’élargir le nombre de greffes : en quelques années, on va passer d’une mortalité post transplantation de 30% à un taux de survie de 80%.
Un algorithme, mais sûr quels critères ?
En 1984, les spécialistes de la greffe de rein, Tom Starzl et Goran Klintmalm reçoivent une demande de greffe de toute urgence pour une petite fille de 4 ans. Ce drame public, très médiatisé, va reposer la question de l’attribution. La loi nationale sur la transplantation d’organe votée en 1984 va organiser l’encadrement de l’attribution et décider de la création d’un système national par ordinateur pour apparier les organes des donneurs aux patients, dont la réalisation est confiée au Réseau d’approvisionnement en organe et de transplantation (OPTN, Organ procurement and transplantation network) et qui doit faire discuter, comme les premiers comités de Scribner, des médecins et le public. A nouveau, deux écoles s’affrontent. Celle qui propose le premier arrivé, premier servi, et une autre qui propose une rationalisation médicale de la priorisation.
Cette priorisation va longtemps reposer sur l’appariement antigénique… Ce typage des tissus, consiste a prédire biologiquement la meilleure relation entre les données biomédicales d’un donneur et celles d’un receveur. Cette prédiction ne va cesser d’évoluer avec l’avancée des connaissances et l’évolution des standards de soin. Cet appariement permet de médicaliser le choix, mais repose sur la croyance que cet appariement est important pour la plupart des cas. Pour Robinson, nous avons là un expédient moral car les caractéristiques biomédicales ne sont pas toujours un obstacle insurmontable pour la survie des greffons de reins. Le problème, c’est que les antigènes ne sont pas seulement un prédicteur de la compatibilité entre donneur et receveur, ils sont aussi statistiquement corrélés à la race. Les afro-américains ont trois fois plus de risques d’avoir une maladie des reins en stade terminal que les blancs, alors que la majorité des donneurs ressemblent à la population américaine et sont donc blancs. La prise en compte antigénique signifie proportionnellement moins d’appariements pour les noirs.
Un autre problème va donner lieu à de longues discussions : à partir de quand prendre en compte une demande de transplantation ? La règle a longtemps été à l’inscription d’un patient sur la liste d’attente… Or, cette inscription sur la liste d’attente n’est pas la même pour tous les patients : le niveau social, la couleur de peau et l’accès aux soins de santé sont là encore producteurs d’inégalités. En fait, le souhait de ne vouloir prendre en compte que des critères dits médicaux pour l’attribution d’un greffon, fait l’impasse sur ce qui ne relève pas du médical dans le médical et notamment ses pesanteurs sociales. Ce que montre très bien le livre de Robinson, c’est combien les discussions internes comme le débat public ne cessent de se modifier dans le temps, à mesure que la connaissance progresse.
En 1987, l’UNOS (United network for Organ Sharing) qui opère l’OPTN, décide d’opter pour un algorithme d’allocation déjà utilisé localement à Pittsburgh (là encore, soulignons le, on retrouve une constante dans le déploiement de procédures techniques nationales : celle de s’appuyer sur des innovateurs locaux… Le sociologue Vincent Dubois raconte la même histoire quand il évoque la généralisation du contrôle automatisé à l’égard des bénéficiaires de l’aide sociale dans les CAF). Cet algorithme prend en compte de multiples facteurs : le temps d’attente d’un patient, la comptabilité antigénique et l’urgence médicale… avant d’opter deux ans plus tard pour renforcer dans les critères la question de l’appariement antigénique, alors que de nombreux spécialistes s’y opposent prétextant que la preuve de leur importance n’est pas acquise. La contestation gagne alors du terrain arguant que la question antigénique est insignifiante dans la plupart des cas de transplantation et qu’elle est surtout discriminatoire. En 1991, l’inspecteur général de la Santé américain souligne que les noirs attendent un rein deux à trois fois plus longtemps que les blancs (jusqu’à 18 mois, contre 6 !). Sans compter que ceux en faveur de l’appariement antigénique sont également ceux qui valorisent la distribution géographique, qui elle aussi à un impact discriminatoire.
Mais à nouveau, comme aux premiers temps de la transplantation, pour équilibrer les débats, une infrastructure de gouvernance ouverte et équilibrée s’est installée. Avec l’OPTN d’abord, qui s’est imposé comme une organisation caractérisée par la transparence, la consultation et la décision (par le vote). L’OPTN est le modèle de nombreux comités de parties prenantes qui prennent en compte la représentation des usagers et discutent des changements à apporter à des systèmes via d’innombrables conférences ouvertes au public qui vont se déplacer à travers le pays pour permettre la participation. Les efforts de cette structure ont été soutenus par une autre, qui lui est indépendante : le Scientific Registry of Transplant Recipents (SRTR), dont l’une des fonctions est de produire une compréhension des modèles et des impacts des changements envisagés par l’OPTN. Les visualisations et simulations que va produire le SRTR vont bien souvent jouer un rôle vital dans les débats. Simuler les conséquences d’un changement de modèle d’affectation permet d’en saisir les orientations, permet de comprendre qui va en bénéficier et qui risque d’en pâtir. Outre ces institutions phares, il faut ajouter les autorités de santé, les représentants politiques, la communauté médicale, les associations de patients, les décisions de justice… qui s’imbriquent et s’entremêlent dans une grande discussion médico-politique.
Des critères qui évoluent avec la science et le débat public
Durant les années 90, les progrès de l’immunosuppression renforcent la critique des antigènes, les rendant encore moins critiques dans le succès de la transplantation. L’UNOS procéde à plusieurs changements à son système d’affectation pour réduire le rôle des antigènes dans l’attribution des greffons (et atténuer le fossé des discriminations), au profit du temps d’attente. Dans les années 90, la barrière des groupes sanguins est également dépassée.
En 2003, un processus de discussion pour reconcevoir le système d’attribution des greffons qui semble en bout de course est à nouveau lancé. Pour beaucoup, “l’algorithme d’allocation des reins était devenu un collage de priorités”. A partir de 2003, le débat s’enflamme sur la question des listes d’attentes : là encore, la discrimination est à l’oeuvre, les afro-américains n’étant pas placé sur les listes d’attentes aussi rapidement ou dans les mêmes proportions que les blancs. Les patients noirs attendent plus longtemps avant d’être inscrits en liste d’attente, souvent après plusieurs années de dialyse, notamment parce que l’accès aux soins aux Etats-unis reste fortement inégalitaire. Pour corriger cette disparité, en 2002, on propose non plus de partir du moment où un patient est ajouté à une liste d’attente, mais de partir du moment où un patient commence une dialyse. Pourtant, à cette époque, la question ne fait pas suffisamment consensus pour être adoptée.
Une autre critique au premier système de calcul est son manque d’efficacité. Certains proposent que les reins soient affectés prioritairement afin de maximiser la durée de vie des patients (au détriment des patients en attente les plus âgés). D’autres discussions ont lieu sur les patients sensibles, des patients qui ont développé des antigènes spécifiques qui rendent leur transplantation plus à risque, comme ceux qui ont déjà eu une transplantation, des femmes qui ont eu plusieurs naissances ou des patients qui ont reçu beaucoup de transfusions par exemple. Ce degré de sensibilité est calculé par un score : le CPRA, calculated panel reactive antibody score. L’un des enjeux est de savoir si on doit favoriser un patient qui a déjà reçu une transplantation sur un autre qui n’en a pas encore eu : le fait d’avoir une double chance paraissant à ceux qui n’en ont pas encore eu une, comme une injustice. L’introduction de ce nouveau calcul souligne combien les calculs dépendent d’autres calculs. L’intrication des mesures et la complexité que cela génère n’est pas un phénomène nouveau.
L’utilité contre l’équité : l’efficacité en question
La grande question qui agite les débats qui vont durer plusieurs années, explique Robinson, consiste à balancer l’utilité (c’est-à-dire le nombre total d’années de vie gagnées) et l’équité (le fait que chacun ait une chance égale). Des médecins proposent d’incorporer au système d’allocation une mesure du bénéfice net (le LYFT : Life years from Transplant), visant à classer les candidats selon le nombre d’années de vie qu’ils devraient gagner s’ils reçoivent une greffe. Cette formule, présentée en 2007, est compliquée : elle prend en compte une douzaine de facteurs (l’âge, l’indice de masse corporelle, le temps passé à vivre avec un problème rénal, la conformité antigénique…). En utilisant les données passées, le STR peut modéliser le temps de survie des patients en liste d’attente, le temps de survie post-transplantation, pour chaque patient et chaque appariement. Les modélisations présentées par le STR montrent que LYFT devrait avoir peu d’effet sur la distribution raciale et sanguine des receveurs, mais qu’il devrait éloigner de la greffe les diabétiques, les candidats sensibles et âgés, au profit des plus jeunes. Le calcul du temps de vie cumulé que le système devrait faire gagner peut paraître impressionnant, mais le recul de la chance pour les seniors est assez mal accueilli par les patients. L’efficacité semble mettre à mal l’équité. Les discussions s’enlisent. Le comité demande au ministère de la santé, si l’usage de l’âge dans les calculs est discriminatoire, sans recevoir de réponse. Une version finale et modifiée de Lyft est proposée à commentaire. Lyft montre une autre limite : les modèles de calculs de longévité sur lesquels il repose ne sont pas très compréhensibles au public. Ce qui permet de comprendre une autre règle des systèmes : quand l’explicabilité n’est pas forte, le système reste considéré comme défaillant. Au final, après plusieurs années de débats, Lyft est abandonné.
En 2011, une nouvelle proposition de modification est faite qui propose de concilier les deux logiques : d’âge et de bénéfice net. Les greffons sont désormais évalués sur un score de 100, où plus le score est bas, meilleur est le greffon. Les patients, eux, sont affecté par un Post-Transplant Survival score (EPTS), qui comme Lyft tente d’estimer la longévité depuis 4 facteurs seulement : l’âge, le temps passé en dialyse, le diabète et si la personne a déjà reçu une transplantation, mais sans évaluer par exemple si les patients tolèrent la dialyse en cas de non transplantation… Pour concilier les logiques, on propose que 20% des greffons soient proposés prioritairement à ceux qui ont le meilleur score de longévité, le reste continuant à être attribué plus largement par âge (aux candidats qui ont entre 15 ans de plus ou de moins que l’âge du donneur). Là encore, pour faire accepter les modifications, le comité présente des simulations. Plus équilibré, la règle des 20/80 semble plus compréhensible, Mais là encore, il réduit les chances des patients de plus de 50 ans de 20%, privilégiant à nouveau l’utilité sur l’équité, sans répondre à d’autres problèmes qui semblent bien plus essentiels à nombre de participants, notamment ceux liés aux disparités géographiques. Enfin, la question de l’âge devient problématique : la loi américaine contre la discrimination par l’âge a été votée en 2004, rappelant que personne ne peut être discriminé sur la base de son âge. Ici, se défendent les promoteurs de la réforme, l’âge est utilisé comme un proxy pour calculer la longévité. Mais cela ne suffit pas. Enfin, les patients qui ont 16 ans de plus ou de moins que l’âge du donneur n’ont pas moins de chance de survivre que ceux qui ont 14 ans de différence avec le donneur. Ce critère aussi est problématique (comme bien souvent les effets de seuils des calculs, qui sont souvent strictes, alors qu’ils devraient être souples).
La surveillance du nouveau système montre d’abord que les receveurs de plus de 65 ans sont défavorisés avant de s’améliorer à nouveau (notamment parce que, entre-temps, la crise des opioïdes et la surmortalité qu’elle a engendré a augmenté le nombre de greffons disponibles). Le suivi longitudinal de l’accès aux greffes montre qu’entre 2006 et 2017, l’équité raciale a nettement progressé, notamment du fait de la prise en compte de la date de mise sous dialyse pour tous. Les différences entre les candidats à la greffe, selon la race, se resserrent.
En septembre 2012, une nouvelle proposition est donc faite qui conserve la règle des 20/80, mais surtout qui intègre le calcul à partir du début de l’entrée en dialyse des patients, atténue l’allocation selon le groupe sanguin… autant de mesures qui améliorent l’accès aux minorités. Cette proposition finale est à nouveau discutée entre septembre et décembre 2012, notamment sur le fait qu’elle réduit l’accès aux patients les plus âgés et sur le compartimentage régional qui perdure. En juin 2013, le conseil de l’OPTN approuve cependant cette version et le nouvel algorithme entre en fonction en décembre 2014. Dix ans de discussion pour valider des modifications… Le débat public montre à la fois sa force et ses limites. Sa force parce que nombre d’éléments ont été discutés, recomposés ou écartés. Ses limites du fait du temps passé et que nombre de problèmes n’ont pas été vraiment tranchés. Décider prend du temps. Robinson souligne combien ces évolutions, du fait des débats, sont lentes. Il a fallu 10 ans de débats pour que l’évolution de l’algorithme d’attribution soit actée. Le débat entre utilité et équité n’a pu se résoudre qu’en proposant un mixte entre les deux approches, avec la règle du 20/80, tant ils restent irréconciliables. Mais si le processus a été long, le consensus obtenu semble plus solide.
La lente déprise géographique
Le temps d’acheminement d’un greffon à un donneur a longtemps été une donnée essentielle de la greffe, tout comme la distance d’un malade à une unité de dialyse, ce qui explique, que dès le début de la greffe et de la dialyse, le critère géographique ait été essentiel.
L’allocation de greffon est donc circonscrite à des zonages arbitraires : 58 zones, chacune pilotées par un organisme de contrôle des allocations, découpent le territoire américain. Le système montre pourtant vite ses limites, notamment parce qu’il génère de fortes discriminations à l’accès, notamment là où la population est la plus nombreuse et la demande de greffe plus forte. Les patients de New York ou Chicago attendent des années, par rapport à ceux de Floride. Plusieurs fois, il va être demandé d’y mettre fin (hormis quand le transport d’organes menace leur intégrité). Pourtant, les zones géographiques vont s’éterniser. Il faut attendre 2017 pour que l’UNOS s’attaque à la question en proposant un Score d’accès à la transplantation (ATS, Access to Transplant Score) pour mesurer l’équité de l’accès à la transplantation. L’outil démontre ce que tout le monde dénonçait depuis longtemps : la géographie est un facteur plus déterminant que l’âge, le groupe sanguin, le genre, la race ou les facteurs sociaux : selon la zone dont dépend le receveur (parmi les 58), un même candidat pourra attendre jusqu’à 22 fois plus longtemps qu’un autre ! Cette question va évoluer très rapidement parce que la même année, l’avocat d’une patiente qui a besoin d’une greffe attaque en justice pour en obtenir une depuis une zone où il y en a de disponibles. Fin 2017, l’UNOS met fin au zonage pour le remplacer par une distance concentrique par rapport à l’hôpital du donneur, qui attribue plus ou moins de points au receveur selon sa proximité. Le plus étonnant ici, c’est qu’un critère primordial d’inégalité ait mis tant d’années à être démonté.
Le scoring en ses limites
Les scientifiques des données de l’UNOS (qui ont mis en place l’ATS) travaillent désormais à améliorer le calcul de score des patients. Chaque patient se voit attribuer un score, dont la précision va jusqu’à 16 chiffres après la virgule (et le système peut encore aller plus loin pour départager deux candidats). Mais se pose la question du compromis entre la précision et la transparence. Plus il y a un chiffre précis et moins il est compréhensible pour les gens. Mais surtout, pointe Robinson, la précision ne reflète pas vraiment une différence médicale entre les patients. “Le calcul produit une fausse précision”. Ajouter de la précision ne signifie pas qu’un candidat a vraiment un meilleur résultat attendu qu’un autre s’il est transplanté. La précision du calcul ne fait que fournir un prétexte technique pour attribuer l’organe à un candidat plutôt qu’à un autre, une raison qui semble extérieurement neutre, alors que la précision du nombre ne reflète pas une différence clinique décisive. Pour Robinson, ces calculs, poussés à leur extrême, fonctionnent comme la question antigénique passée : ils visent à couvrir d’une neutralité médicale l’appariement. En fait, quand des candidats sont cliniquement équivalents, rien ne les départage vraiment. La précision du scoring est bien souvent une illusion. Créer une fausse précision vise surtout à masquer que ce choix pourrait être aussi juste s’il était aléatoire. Robinson souhaite voir dans cette question qu’adressent les data scientist de l’UNOS, le retour de l’interrogation sempiternelle de ne pas transformer une question technique en une question morale. Il paraîtra à d’autres assez étonnant qu’on continue à utiliser la précision et la neutralité des chiffres pour faire croire à leur objectivité. Pourtant, c’est là une pratique extrêmement répandue. On calcule des différences entre les gens via une précision qui n’a rien de médicale, puisqu’au final, elle peut considérer par exemple, que le fait d’habiter à 500 mètres d’un hôpital fait la différence avec une personne qui habite à 600 mètres. En fait, l’essentiel des candidats est si semblable, que rien ne les distingue dans la masse, les uns des autres. Faire croire que la solution consiste à calculer des différences qui n’ont plus rien de scientifiques est le grand mensonge de la généralisation du scoring. C’est trop souvent l’écueil moral des traitements de masse qui justifient le recours aux algorithmes. Mais le calcul ne le résout pas. Il ne fait que masquer sous le chiffre des distinctions problématiques (et c’est un problème que l’on retrouve aujourd’hui dans nombre de systèmes de scoring, à l’image de Parcoursup). Le calcul d’attribution de greffes de rein n’est pas encore exemplaire.
Faire mieux
Dans sa conclusion, Robinson tente de remettre cette histoire en perspective. Trop souvent, depuis Upturn, Robinson a vu des systèmes conçus sans grande attention, sans grands soins envers les personnes qu’ils calculaient. Trop de systèmes sont pauvrement conçus. “Nous pouvons faire mieux.”
Dans la question de l’attribution de greffes, la participation, la transparence, la prévision et l’audit ont tous joué un rôle. Les gens ont élevé leurs voix et ont été entendus. Pourquoi n’en est-il pas de même avec les autres algorithmes à fort enjeu ? Robinson répond rapidement en estimant que la question de la transplantation est unique notamment parce qu’elle est une ressource non marchande. Je ne partage pas cet avis. Si le système est l’un des rares îlots de confiance, son livre nous montre que celle-ci n’est jamais acquise, qu’elle est bien construite, âprement disputée… Cette histoire néanmoins souligne combien nous avons besoin d’une confiance élevée dans un système. “La confiance est difficile à acquérir, facile à perdre et pourtant très utile.” L’exemple de la transplantation nous montre que dans les cas de rationnement la participation du public est un levier primordial pour assurer l’équité et la justice. Il montre enfin que les stratégies de gouvernance peuvent être construites et solides pour autant qu’elles soient ouvertes, transparentes et gérées en entendant tout le monde.
Gérer la pénurie pour l’accélérer… et faire semblant d’arbitrer
Certes, construire un algorithme d’une manière collaborative et discutée prend du temps. Les progrès sont lents et incrémentaux. Les questions et arbitrages s’y renouvellent sans cesse, à mesure que le fonctionnement progresse et montre ses lacunes. Mais les systèmes sociotechniques, qui impliquent donc la technique et le social, doivent composer avec ces deux aspects. La progression lente mais nette de l’équité raciale dans l’algorithme d’affectation des reins, montre que les défis d’équité que posent les systèmes peuvent être relevés. Reste que bien des points demeurent exclus de ce sur quoi l’algorithme concentre le regard, à l’image de la question des remboursements de soins, limités à 3 ans pour la prise en charge des médicaments immunosuppresseurs des transplantés alors qu’ils sont perpétuels pour les dialysés. Cet enjeu pointe qu’il y a encore des progrès à faire sur certains aspects du système qui dépassent le cadre de la conception de l’algorithme lui-même. Les questions éthiques et morales évoluent sans cesse. Sur la transplantation, la prochaine concernera certainement la perspective de pouvoir avoir recours à des reins de cochons pour la transplantation. Les xénogreffes devraient être prêtes pour les essais médicaux très prochainement, et risquent de bouleverser l’attribution.
Robinson évoque les algorithmes de sélection des écoles de la ville de New York, où chaque école peut établir ses propres critères de sélection (un peu comme Parcoursup). Depuis peu, ces critères sont publics, ce qui permet un meilleur contrôle. Mais derrière des critères individuels, les questions de discrimination sociale demeurent majeures. Plusieurs collectifs critiques voudraient promouvoir un système où les écoles ne choisissent pas leurs élèves selon leurs mérites individuels ou leurs résultats à des tests standardisés, mais un système où chaque école doit accueillir des étudiants selon une distribution représentative des résultats aux tests standardisés, afin que les meilleurs ne soient pas concentrés dans les meilleures écoles, mais plus distribués entre chaque école. C’est le propos que porte par exemple le collectif Teens Take Change. De même, plutôt que d’évaluer le risque de récidive, la question pourrait être posée bien autrement : plutôt que de tenter de trouver quel suspect risque de récidiver, la question pourrait être : quels services garantiront le mieux que cette personne se présente au tribunal ou ne récidive pas ? Déplacer la question permet de déplacer la réponse. En fait, explique très clairement Robinson, les orientations des développements techniques ont fondamentalement des présupposés idéologiques. Les logiciels de calcul du risque de récidive, comme Compass, reposent sur l’idée que le risque serait inhérent à des individus, quand d’autres systèmes pourraient imaginer le risque comme une propriété des lieux ou des situations, et les prédire à la place. (pour InternetActu.net, j’étais revenu sur les propos de Marianne Bellotti, qui militait pour des IA qui complexifient plutôt qu’elles ne simplifient le monde, qui, sur la question du risque de récidive, évoquait le système ESAS, un logiciel qui donne accès aux peines similaires prononcées dans des affaires antérieures selon des antécédents de condamnations proches, mais, là où Compass charge l’individu, ESAS relativise et aide le juge à relativiser la peine, en l’aidant à comparer sa sentence à celles que d’autres juges avant lui ont prononcé). Les algorithmes qui rationnent le logement d’urgence, comme l’évoquait Eubanks dans son livre, visent d’abord à organiser la pénurie, et finalement permettent de mieux écarter le problème principal, celui de créer plus de logements sociaux. Au contraire même, en proposant un outil d’administration de la pénurie, bien souvent, celle-ci peut finalement être encore plus optimisée, c’est-à-dire plus rabotée encore. Les systèmes permettent de créer des “fictions confortables” : la science et le calcul tentent de neutraliser et dépolitiser des tensions sociales en nous faisant croire que ces systèmes seraient plus juste que le hasard, quand une “loterie aléatoire refléterait bien mieux la structure éthique de la situation”.
Participer c’est transformer
La force de la participation n’est pas seulement dans l’apport d’une diversité, d’une pluralité de regards sur un problème commun. La participation modifie les regards de tous les participants et permet de créer des convergences, des compromis qui modulent les systèmes, qui modifient leur idéologie. Au contact d’autres points de vues, dans une ambiance de construction d’un consensus, les gens changent d’avis et modèrent leurs positions, souligne très pertinemment Robinson. Certes, la participation est un dispositif complexe, long, lent, coûteux. Mais ses apports sont transformateurs, car la délibération commune et partagée est la seule à même à pouvoir intégrer de la justice et de l’équité au cœur même des systèmes, à permettre de composer un monde commun. “Une compréhension partagée bénéficie d’une infrastructure partagée”. Pour produire une gouvernance partagée, il faut à la fois partager la compréhension que l’on a d’un système et donc partager l’infrastructure de celui-ci. Les jurés sont briefés sur les enjeux dont ils doivent débattre. Les participants d’un budget citoyens également. La participation nécessite la transparence, pas seulement des données et des modalités de traitement, mais aussi des contextes qui les façonnent. Cela signifie qu’il est toujours nécessaire de déployer une infrastructure pour soutenir le débat : quand elle est absente, la conversation inclusive et informée tend à ne pas être possible. Dans le cas de la transplantation, on l’a vu, les ressources sont innombrables. Les organismes pour les produire également – et leur indépendance est essentielle. Les visualisations, les simulations se sont souvent révélées essentielles, tout autant que les témoignages et leur pluralité. Pour Robinson, cette implication des publics, cette infrastructure pour créer une compréhension partagée, ces gouvernances ouvertes sont encore bien trop rares au-delà du domaine de la santé… alors que cela devrait être le cas dans la plupart des systèmes à haut enjeu. “La compréhension partagée bénéficie d’une infrastructure partagée, c’est-à-dire d’investissements qui vont au-delà de l’effort qu’implique la construction d’un algorithme en soi.” Certes, concède-t-il, la participation est très coûteuse. Pour Robinson : “Nous ne pouvons pas délibérer aussi lourdement sur tout”. Bien sûr, mais il y a bien trop d’endroits où nous ne délibérons pas. Faire se rejoindre l’utilité et l’équité prend du temps, mais elles ne sont irréconciliables que là où aucune discussion ne s’engage. En fait, contrairement à Robinson, je pense que nous ne pouvons pas vivre dans des systèmes où la justice n’est pas présente ou le déséquilibre entre les forces en présence est trop fort. Les systèmes injustes et oppressifs n’ont qu’un temps. L’auto-gouvernement et la démocratie ont toujours pris du temps, mais ils demeurent les moins pires des systèmes. L’efficacité seule ne fera jamais société. Cette logistique de la participation est certainement le coût qui devrait balancer les formidables économies que génère la dématérialisation. Mais surtout, convient Robinson, la participation est certainement le meilleur levier que nous avons pour modifier les attitudes et les comportements. Plusieurs études ont montré que ces exercices de discussions permettent finalement d’entendre des voies différentes et permettent aux participants de corriger leurs idées préconçues. La participation est empathique.
Le risque d’une anesthésie morale par les chiffres
Enfin, Robinson invite à nous défier de la quantification, qu’il qualifie “d’anesthésiant moral“. “Les algorithmes dirigent notre attention morale”, explique-t-il. Le philosophe Michael Sacasas parle, lui, de machines qui permettent “l’évasion de la responsabilité”. Quand on regarde le monde comme un marché, un score “semble toujours dépassionné, impartial et objectif”, disaient Marion Fourcade et Kieran Healy. Pourtant, la quantification n’est pas objective, parce qu’elle a des conséquences normatives et surtout que le chiffre nous rend indifférent à la souffrance comme à la justice (c’est ce que disait très bien le chercheur italien Stefano Diana, qui parlait de psychopathologisation par le nombre). C’est également ce que disaient les juristes Guido Calabresi et Philip Bobbitt dans leur livre, Tragic Choices (1978) : “En faisant en sorte que les résultats semblent nécessaires, inévitables, plutôt que discrétionnaires, l’algorithme tente de convertir ce qui est tragiquement choisi en ce qui n’est qu’un malheur fatal. Mais généralement, ce n’est qu’un subterfuge, car, bien que la rareté soit un fait, une décision particulière… (par exemple, celle de savoir qui recevra un organe dont on a besoin de toute urgence) est rarement nécessaire au sens strict du terme.” C’est tout le problème du scoring jusqu’à 16 décimales, qui ne distingue plus de différences médicales entre des patients, mais les discrétise pour les discrétiser. La fausse rationalité du calcul, permet “d’esquiver la réalité que de tels choix, sont, à un certain niveau, arbitraires”. Ces subterfuges par le calcul se retrouvent partout. Poussé à son extrême, le score produit des différences inexistantes. Pour Robinson, “nous apprenons à expliquer ces choix impossibles dans des termes quantitatifs neutres, plutôt que de nous confronter à leur arbitraire”. Pour ma part, je pense que nous n’apprenons pas. Nous mentons. Nous faisons passer la rationalité pour ce qu’elle n’est pas. Nous faisons entrer des critères arbitraires et injustes dans le calcul pour le produire. Quand rien ne distingue deux patients pour leur attribuer un greffon, on va finir par prendre un critère ridicule pour les distinguer, plutôt que de reconnaître que nous devrions avoir recours à l’aléatoire quand trop de dossiers sont similaires. Et c’est bien le problème que souligne Robinson à la fin de son inspection du système de calcul de l’attribution de greffe de rein : la plupart des patients sont tellement similaires entre eux que le problème est bien plus relatif à la pénurie qu’autre chose. Le problème est de faire penser que les critères pour les distinguer entre eux sont encore médicaux, logiques, rationnels.
Pour Robinson, les algorithmes sont des productions de compromis, d’autant plus efficaces qu’ils peuvent être modifiés (et ne cessent de l’être) facilement. Leur adaptabilité même nous invite à tisser un lien, trop inexistant, entre la société et la technique. Puisque les modifier n’est pas un problème, alors nous devrions pouvoir en discuter en permanence et avoir une voix pour les faire évoluer. L’expertise technique n’est jamais et ne devrait jamais être prise comme une autorité morale. La participation ne devrait pas être vue comme quelque chose de lourd et de pesant, mais bien comme le seul levier pour améliorer la justice du monde. Robinson nous invite à imaginer un monde où les plus importants systèmes techniques refléteraient bien des voix, même la nôtre. Pour l’instant, ce que l’on constate partout, c’est que tout est fait pour ne pas les écouter.
Ce que nous dit le livre de Robinson, c’est combien la question de l’équité reste primordiale. Et qu’améliorer un système prend du temps. La justice n’est pas innée, elle se construit lentement, patiemment. Trop lentement bien souvent. Mais le seul outil dont nous disposons pour améliorer la justice, c’est bien le débat, la contradiction et la discussion. Malgré sa complexité et sa lenteur, la question du débat public sur les systèmes est essentielle. Elle ne peut ni ne doit être un débat d’experts entre eux. Plusieurs fois, dans ces débats, Robinson montre l’importance des patients. C’est leurs interventions lors des séances publiques qui modifient les termes du débat. Construire des systèmes robustes, responsables, nécessite l’implication de tous. Mais ce qui est sûr c’est qu’on ne construit aucun système responsable quand il n’écoute pas les voix de ceux pris dans ces filets. Nous devons exiger des comités de parti de prenantes partout où les systèmes ont un impact fort sur les gens. Nous devons nous assurer d’améliorations incrémentales, non pas imposées par le politique, mais bien discutées entre égaux, dans des comités où les experts ont autant la voix que les calculés. Aujourd’hui, c’est ce qui manque dans la plupart des systèmes. Y faire entrer les voix des gens. C’est la principale condition pour faire mieux, comme nous y invite David Robinson.
Alors que l’IA colonise tous les champs de recherche, « la crise de reproductibilité dans la science basée sur l’apprentissage automatique n’en est qu’à ses débuts », alertent les chercheurs Arvind Narayanan et Sayash Kapoor dans Nature. « Les outils de l’apprentissage automatique facilitent la construction de modèles, mais ne facilitent pas nécessairement l’extraction de connaissances sur le monde, et pourraient même la rendre plus difficile. Par conséquent, nous courons le risque de produire davantage, tout en comprenant moins », expliquent les deux chercheurs, qui rappellent que ce qui est bénéfique à l’ingénierie ne l’est pas forcément pour la science.
Pour rendre hommage à la sociologue Dominique Pasquier, qui vient de nous quitter, nous avons voulu republier l’interview qu’elle nous accordait en 2018 pour InternetActu.net, à l’occasion de la parution de son livre, L’internet des familles modestes. Histoire de nous souvenir de son ton, de sa voix, de son approche. Merci Dominique.
Il semble toujours difficile de saisir une enquête sociologique, car, comme toute bonne enquête sociologique, celles-ci sont surtout qualitatives et se fondent sur des témoignages peu nombreux et variés… dont il semble difficile de dégager des lignes directrices. C’est pourtant ce que réussit à faire la sociologue Dominique Pasquier dans son livre, L’internet des familles modestes en s’intéressant aux transformations des univers populaires par le prisme des usages et des pratiques d’internet.
Alors qu’il n’y a pas si longtemps, la fracture numérique semblait ne pouvoir se résorber, les usagers les plus modestes semblent finalement avoir adopté les outils numériques très rapidement, à l’image de l’introduction de la photographie au début du XXe siècle dans les sociétés rurales traditionnelles qu’évoquait Pierre Bourdieu dans Un art moyen. L’internet des classes dominantes et urbaines a colonisé la société, rapporte Dominique Pasquier dans son étude où elle s’est intéressée aux employées (majoritairement des femmes) travaillant principalement dans le secteur des services à la personne et vivant dans des zones rurales. En matière de temps, d’utilisation des services en lignes, les usages d’internet des plus modestes ont rejoint les taux d’usages des classes supérieures. Reste à savoir si les usages sont les mêmes du haut au bas de l’échelle sociale. Interview.
Existe-t-il un usage populaire d’internet ? Quelles sont les caractéristiques d’un internet des familles modestes ?
Dominique Pasquier : Il n’a pas de caractéristique particulière. C’est un usage comme les autres en fait, avec quelques poches de spécificités, et c’est finalement ce qui est le plus surprenant. Parmi ces spécificités – qu’il faudrait valider en enquêtant plus avant sur des familles plus pourvues en revenus et en capital culturel -, il y a le refus d’utiliser le mail ou l’obligation de transparence des pratiques entre les membres de la famille, mais qui existent peut-être sous une forme ou une autre dans d’autres milieux sociaux. Le plus étonnant finalement, c’est de constater que pour des gens qui se sont équipés sur le tard, combien ces usages sont devenus aisés et rituels. Je m’attendais à trouver plus de difficultés, plus d’angoisses… Mais cela n’a pas été le cas. Les familles modestes se sont emparées d’internet à toute vitesse. Ils font certes des usages plutôt utilitaristes de ces outils polymorphes. Ils ont peu de pratiques créatives. Participent peu. Mais n’en ont pas particulièrement besoin. L’outil s’est glissé dans leurs pratiques quotidiennes, d’une manière très pragmatique. Les gens ont de bonnes raisons de faire ce qu’ils font de la manière dont ils le font.
Les témoignages que vous rapportez montrent une grande hétérogénéité d’usage. Mais ce qui marque, c’est de voir que pour ces publics, internet semble avant tout un outil d’accomplissement personnel, une seconde école. Il les aide à mieux se repérer dans l’information, à être plus ouverts, à élargir leur champ de compétences…
Dominique Pasquier : Oui, internet est une seconde école. Et ce constat n’est pas sans vertus pour des populations qui bien souvent ne sont pas allées à l’école ou qui n’ont pas le bac. Internet leur propose des manières d’apprendre qui leur correspondent mieux, sans hiérarchie ni sanction. On pourrait croire par exemple qu’en matière d’information ils ne recherchent pas des choses importantes, mais si. Ils cherchent à comprendre les termes qu’emploient le professeur de leurs enfants ou le médecin qu’ils consultent. Quelque chose s’est ouvert. L’enjeu n’est pas pour eux de devenir experts à la place des experts, mais de parvenir à mieux argumenter ou à poser des questions. D’être mieux armés. Le travail de la sociologue Annette Lareau qui a observé des réunions parents professeurs et des consultations médicales dans les milieux populaires, montrait que les parents des milieux populaires se trouvaient dans une position de déférence, imposée par l’interaction elle-même. Ils n’osent pas dire qu’ils ne comprennent pas. Or, cette déférence subie implique nombre de malentendus sur les diagnostics scolaires ou médicaux. Les gens que j’ai rencontrés se servent tout le temps de ces outils pour trouver le sens des mots ou pour apprendre. Les aides-soignantes travaillent souvent dans des structures très pesantes. Mais quand elles vont sur des sites de professionnels de la santé, elles s’aperçoivent qu’il y a des échanges horizontaux et hiérarchiques possibles. Internet permet d’ouvrir le bec – même si cela ne veut pas dire que ces aides-soignantes ouvrent le bec en ligne facilement pour autant.
Image : Dominique Pasquier sur la scène de la conférence Numérique en Communs, qui se tenait à Nantes.
… plus ouverts, mais pas totalement. Internet n’est pas l’espace des idées nouvelles…
Dominique Pasquier : Si internet permet de s’informer et de se former (via les tutoriels, très consommés pour progresser notamment dans ses passions), le public de mon enquête ne s’intéresse pas du tout à l’actualité. Il ne consulte pas la presse nationale. L’actualité demeure celle que propose la presse locale et la télévision. Ce manque d’ouverture est certainement lié aux territoires d’enquêtes. Pour les ruraux, l’information nationale ou internationale semble très loin. Dans ce domaine, la possibilité qu’ouvre l’internet n’est pas saisie. La consommation télévisuelle reste très forte. L’ouverture passe par la télévision, c’est de là qu’arrive la nouveauté, via la télé-réalité, les émissions de décoration et de cuisine. La « moyennisation » des styles de vie est concrète : elle se voit dans les maisons. La télévision a diffusé un dépouillement du décor mobilier par exemple comme on le voit dans les émissions de décoration. Dans ses enquêtes sur le monde ouvrier des années 80, le sociologue Olivier Schwartz montrait que les familles de mineurs qui réussissaient achetaient des salles à manger en bois. Elles ont disparu !
L’internet n’est pas sans difficulté pourtant pour les plus modestes. Vous évoquez notamment la difficulté à utiliser certaines ressources dans le cadre professionnel ou dans la relation administrative. Quelles sont ces difficultés et pourquoi persistent-elles selon vous ?
Dominique Pasquier : Dans leurs services en ligne, les administrations de la République sont lamentables. On ne met pas assez d’argent dans l’ergonomie, dans les tests usagers… pour des gens dont les budgets se jouent à 100 euros près et où le moindre remboursement qui ne vient pas est un drame. La dématérialisation de l’administration est inhumaine et brutale. Les familles modestes utilisent peu le mail. Leurs adresses servent principalement aux achats et aux relations avec les administrations. Mais les courriers de l’administration se perdent dans le spam qu’ils reçoivent des sites d’achat. Pour eux, le mail est un instrument de torture et ce d’autant plus qu’il est l’outil de l’injonction administrative. Les gens ont l’impression d’être maltraités par les administrations, à l’image de cet homme que j’ai rencontré, noyé dans ses démêlés avec Pôle emploi, en difficulté dans toutes ses démarches.
Les usagers ne sont pas contre la dématérialisation pourtant. Le public que j’ai rencontré utilise quotidiennement les applications bancaires par exemple, matins et soirs. Ils n’ont pas de mal à gérer leurs factures en ligne. Mais les relations avec les institutions sociales, en ligne, sont particulièrement difficiles.
Peut-être est-ce aussi lié à l’usage spécifique du mail qu’on rencontre dans ces familles. Vous soulignez, qu’une des rares spécificités de l’internet des familles modestes, c’est que l’usage du mail n’est pas tant individuel que familial…
Dominique Pasquier : Oui. Pour les familles modestes, le mail n’est pas un outil de conversation agréable. Il est asynchrone et écrit. Envoyer et attendre une réponse ne correspond pas aux valeurs du face à face dans l’échange, qui reste très fort dans les milieux populaires. Il demeure de l’ordre du courrier, ce qui en fait un dispositif formellement distant.
Les familles disposent bien souvent d’une seule adresse mail partagée. C’est un moyen de tenir un principe de transparence familial… (et de surveillance : une femme ne peut pas recevoir de courrier personnel). Ce principe de transparence se retrouve également dans les comptes Facebook, dans les SMS,… La famille intervient sur les comptes de ses membres, on regarde les téléphones mobiles des uns et des autres. On surveille ce qu’il se dit. Les familles modestes ne voient pas de raison à avoir des outils individuels. Sur Facebook, l’ouverture de comptes par les enfants est conditionnée au fait que les parents soient amis avec eux. Bien souvent, ces pratiques donnent une illusion de maîtrise aux parents, qui ne voient pas ce qui échappe à leur vigilance. Ils observent les murs des enfants et les commentaires, mais ne voient pas les échanges en messagerie instantanée incessants.
L’autre grande différence sociale que vous pointez c’est la participation : l’usage des plus modestes n’est pas très contributif. Pourquoi ?
Dominique Pasquier : Effectivement, l’internet n’est jamais vu comme un moyen de contribution. J’ai demandé ainsi à une femme qui souhaitait se remarier et qui me confiait avoir beaucoup consulté de forums pour se décider à franchir le pas de la famille recomposée… si elle posait des questions sur ces forums. Elle m’a clairement répondu non, comme si c’était impensable. Ce qui l’intéressait c’était la réponse aux questions qu’elle aurait pu poser. Mais la difficulté demeure d’oser, et ce même pour intervenir sur un simple forum, entouré de femmes dans la même situation qu’elle, qui se confient sur des choses intimes… On ne saute pas le pas. Une autre qui réalisait des tricots en puisant des idées sur des blogs contributifs n’y montrait pas non plus ses créations… Il y a une grande pudeur à poser des questions, « à ramener sa fraise »…
Sur l’internet des familles modestes, il y a une grande distance avec la création. Ce qui circule sur Facebook, c’est essentiellement des citations morales, des images, des dessins… des « panneaux » qui proviennent d’ailleurs. L’enjeu n’est pas tant de discuter du contenu de ces messages que de demander à ses amis s’ils sont d’accord avec le fait que ce qui est mis en ligne me reflète moi ! Le but est plus une recherche de consensus. On s’empare de ces messages pour dire qu’on s’y reconnaît et on demande aux autres s’ils nous y reconnaissent. Ces partages se font avec des gens qu’on connaît. On ne cherche pas à étendre sa sociabilité.
À Brest, Bénédicte Havard Duclos qui a travaillé sur des assistantes maternelles, plus diplômées que les populations sur lesquelles j’ai travaillé, à montré qu’elles avaient un peu plus d’ouverture dans leurs échanges en ligne : elles osaient échanger avec des gens qu’elles ne connaissaient pas. Les gens que j’ai vus ne sortent pas de leur monde, sauf en ce qui concerne les connaissances, mais pas en matière de culture ni de sociabilité. Ils utilisent internet pour apprendre des choses qu’ils ne connaissent pas ou perfectionner des pratiques, comme le tricot, la cuisine, le jardinage… Mais ce n’est pas une ouverture sur des nouveaux goûts culturels. Il n’y en a pas du tout dans mon public. Les liens partagés servent aussi beaucoup à rappeler le passé, à le célébrer ensemble une nostalgie. Leur fonction consiste plus à évoquer une culture commune et à renforcer le consensus qu’à une ouverture culturelle. Mais ces résultats auraient certainement été très différents si j’avais regardé les pratiques de leurs enfants.
Y’a-t-il un temps internet chez les plus modestes ou une connexion continue comme pour les catégories professionnelles supérieures ? La frontière entre le monde professionnel et le monde privé est-elle moins étanche chez les plus modestes qu’ailleurs ?
Dominique Pasquier : Il y a une différence entre ces milieux et ceux des cadres et des professions intermédiaires. Ici, quand on arrête de travailler, on arrête de travailler. S’il y a une forte perméabilité du personnel au professionnel, la frontière est complètement hermétique dans l’autre sens : les collègues n’ont pas le numéro de portable ! Beaucoup des femmes que j’ai rencontrées ont des conjoints artisans qui eux n’arrêtent jamais de travailler… mais le plus souvent, les milieux ouvriers ou d’employés subalternes, la frontière entre les deux mondes est forte.
Un long chapitre de votre livre s’intéresse à l’achat en ligne qui semble être devenu une pratique forte et complètement intégrée des milieux modestes. Qu’est-ce qu’a changé cet accès à la consommation ?
Dominique Pasquier : On pense souvent qu’internet permet d’acheter ce qu’on ne trouve pas localement. Pour les plus modestes, la motivation n’est pas du tout celle-ci. Internet sert à acheter moins cher. Et ces femmes y passent du temps. Reste qu’elles se sentent coupables vis-à-vis du petit commerce local, car ce sont des gens qu’elles connaissent. Pour nombre d’achats, elles transigent donc.
Le Bon Coin et les plateformes d’achats entre particuliers sont considérées, elles, comme vertueuses. Ça rapporte un peu d’argent. Ça rend service. On a l’impression que ces échanges sont moraux. « Sur le Bon Coin, chacun garde sa fierté ». Y vendre ou y acheter des produits, même très peu chers – et beaucoup des produits qu’on y échange le sont pour quelques euros -, c’est un moyen de conserver sa fierté, d’affirmer qu’on n’est pas des assistés. Il faut entendre l’omniprésence de la peur du déclassement dans ces populations, limites financièrement. Recourir à l’aide social et faire des démarches, c’est compliqué. Dans cette frange de la population, on déteste tout autant ceux qui sont socialement au-dessus qu’au-dessous. On y entend un discours d’extrême droite qui peut-être manié par des gens qui n’y sont pas acquis, mais qui est caractérisé par la peur de basculer vers les assistés. Comme le disait Olivier Schwartz, il n’y a pas qu’eux contre nous, que le peuple face aux élites, il y a ceux du haut, ceux du bas et les fragiles.
Vous notez dans votre livre que les familles modestes ont un rapport très distant avec l’information (notamment nationale), mais pas avec les causes. « Ceux qui parlent frontalement de politique le font de façon sporadique ». La politique n’est présente que sous une forme polémique, très liée à la crise du marché du travail. Pourquoi ?
Dominique Pasquier : Ce public ne s’informe pas. Beaucoup de rumeurs circulent et s’engouffrent sur des peurs. Les dépenses somptuaires ne les étonnent pas. Les rumeurs sur les fraudeurs et paresseux non plus. J’ai enquêté dans une région où l’immigration est peu présente, mais où le fantasme de l’immigré assisté est omniprésent. La hantise sociale est forte et est à relier à la crise du marché du travail, qui fait que ces familles semblent toujours sur le point de basculer dans la précarité. Ces femmes qui travaillent dans l’aide à domicile connaissent les difficultés du marché du travail : elles ont plein de petits patrons, des horaires à trous, des trajets difficiles et leurs situations sont précaires et instables… Reste que dans ces milieux issus des milieux ouvriers, les valeurs du travail, de l’entrepreneuriat privé et de la réussite restent fortes.
D’une manière assez surprenante, vous consacrez tout un chapitre à la question des relations hommes/femmes. Internet renforce-t-il la séparation des sphères domestiques masculines et féminines ? Comment en questionne-t-il ou en redistribue-t-il les frontières normatives ?
Dominique Pasquier : Effectivement. Nombre de comptes Facebook exaltent l’amour conjugal et la famille. Ce n’est bien sûr pas le cas des hommes célibataires que j’ai rencontrés, dans les comptes desquels dominent des blagues sur les femmes. Chez celles-ci, par contre, on trouve beaucoup de partage d’images et de maximes sur l’absence de partage des tâches domestiques. Chez ces femmes, l’idée qu’on se réalise en tenant son intérieur propre et son linge repassé ne fonctionne plus. L’épanouissement domestique ne fait plus rêver. Cela n’empêche pas que ces femmes continuent à tout faire et que leurs intérieurs soient nickels et parfaitement rangés. Elles aspirent à ce que ce ne soit plus une image valorisante, mais en vrai, la répartition des tâches traditionnelles demeure.
On entend en tout cas une revendication, une contestation de la division très asymétrique du travail domestique. Pourtant, pour ces aides-soignantes qui pratiquent les horaires décalés, bien souvent, les maris doivent faire le dîner pour les enfants. En tout cas, il n’y a plus ce qu’observait Olivier Schwartz, à savoir que les femmes trouvaient leur épanouissement dans la tenue du foyer. Il faut dire que contrairement aux enquêtes qu’il a réalisées dans les familles de mineurs, ces femmes travaillent. C’est sans doute la transformation du marché du travail qui fait bouger les lignes à la maison.
Pour autant, ce n’est pas la guerre non plus. On trouve plus d’endroits où on échange des maximes célébrant le couple que le contraire. C’est moins vrai pour les hommes célibataires. Dans les milieux populaires, les hommes sans qualification (comme les femmes trop qualifiées) ont du mal à entrer en couples. D’où l’expression d’un vif ressentiment.
À la lecture de votre livre, on a l’impression que la fracture numérique a été résorbée. Et on peinerait même à trouver des traces d’une fracture sociale d’usages ?
Dominique Pasquier : Oui. On trouve encore quelques personnes en difficultés, notamment les seniors, mais le plus frappant est de constater qu’internet est entré dans la vie de tous les jours, même chez les familles modestes.
La régulation parentale y est par exemple aussi présente qu’ailleurs. Mais dans les familles plus diplômées, on ne trouve pas la croyance que, parce qu’on sait se servir d’internet, on réussira dans la vie. Il y a ici, une illusion de modernité. Dans les milieux plus cultivés, on retrouve les mêmes difficultés à surveiller les pratiques des enfants et à réguler leurs pratiques, mais les parents offrent la complémentarité de l’écrit traditionnel valorisé à l’école. Ici, les mères croient bien faire en encourageant les pratiques numériques, pensant que cela sera un déclencheur de réussite. Mais c’est assez faux. Malgré la transparence qu’elles imposent, les familles modestes ne savent pas ce que font leurs enfants. En fait, il faut reconnaître que c’est plus difficile pour les parents qu’avant. Alors que la télé réunissait les familles, internet menace les dimensions collectives familiales, par ses pratiques addictives (comme le jeu vidéo) et parce que les pratiques des plus jeunes sont impossibles à réguler. Il transforme et menace profondément les familles. Mon discours à l’air très négatif, je le reconnais. Pour les plus jeunes, internet offre de fortes possibilités de divertissement. Mais comme il n’y a pas de limites et qu’on ne peut pas en mettre, tout repose sur la manière dont les enfants gèrent les sollicitations. Mes travaux sur la culture lycéenne, soulignaient déjà les limites de la transmission horizontale entre jeunes. Les mères, qui se sont mises au jeu et qui ont compris qu’elles étaient accros à leur tour, ont une meilleure compréhension de ce qu’il se passe quand on ne peut pas s’arrêter. Les disputes sur le temps d’écran sont moins présentes. Reste qu’une grande partie de la vie des enfants échappe au périmètre familial et c’est difficile à vivre pour les parents. Ils ont l’impression parfois de contrôler ce que font leurs enfants en ligne, mais ils se trompent.
Propos recueillis par Hubert Guillaud.
Cette interview a été originellement publiée sur InternetActu.net, le 21 septembre 2018.
La neurologue irlandaise, Suzanne O’Sullivan, qui vient de publier The Age of Diagnosis: Sickness, Health and Why Medicine Has Gone Too Far (Penguin Random House, 2025) estime que nous sommes entrés dans l’ère du diagnostique, c’est-à-dire que l’essor technologique nous permet désormais d’améliorer les diagnostics. Mais, tempère-t-elle, cet essor « ne semble pas s’être accompagné d’une amélioration de notre santé ». Si nous détectons et traitons davantage de cancers à des stades plus précoces, ce qui sauve la vie de certaines personnes, en revanche, d’autres reçoivent des traitements inutiles, et il se pourrait que la proportion des personnes surtraitées soit plus forte que la réduction de la mortalité. En fait, des études à grande échelle montrent que l’amélioration du dépistage ne conduit pas à une amélioration des taux de survie, rappelle le Times. Pour la spécialiste qui dénonce cette dérive diagnostique, « nous sommes victimes d’une médecine excessive ». Pour elle, l’augmentation des diagnostiques de neurodivergence notamment (Troubles de l’activité et autisme) a surtout tendance à pathologiser inutilement certaines personnes. Nous ne devenons pas forcément plus malades, nous attribuons davantage à la maladie, regrette-t-elle. « Les explications médicales sont devenues un pansement ».
Le diagnostic apporte des réponses tant aux patients qu’aux médecins, mais ne soigne pas toujours. Diagnostiquer des patients alors qu’il n’existe pas de traitements efficaces peut aggraver leurs symptômes, explique-t-elle dans une interview à Wired. Entre 1998 et 2018, les diagnostics d’autisme ont augmenté de 787 % rien qu’au Royaume-Uni ; le taux de surdiagnostic de la maladie de Lyme est estimé à 85 %, y compris dans les pays où il est impossible de contracter la maladie. Le diagnostic de l’autisme est passé d’une personne sur 2 500 à un enfant sur 36 au Royaume-Uni et un sur 20 en Irlande du Nord. Nous sommes passés d’un sous-diagnostic à un sur-diagnostic, estime O’Sullivan. Or, ce sur-diagnostic n’améliore pas la santé des patients. « L’échec de cette approche est dû au fait que, lorsqu’on arrive aux stades les plus légers des troubles du comportement ou de l’apprentissage, il faut trouver un équilibre entre les avantages du diagnostic et l’aide disponible, et les inconvénients du diagnostic, qui consistent à annoncer à l’enfant qu’il a un cerveau anormal. Quel est l’impact sur la confiance en soi de l’enfant ? Comment est-ce stigmatisé ? Comment cela influence-t-il la construction de son identité ? Nous avons pensé qu’il serait utile de le dire aux enfants, mais les statistiques et les résultats suggèrent que ce n’est pas le cas. » De même, nous sur-diagnostiquons désormais différents types de cancer, tant et si bien que de plus en plus de personnes reçoivent des traitements alors qu’elles n’en ont pas besoin. Le problème c’est que nous devons veiller à ce que le surdiagnostic reste à un niveau bas. Nous multiplions les tests plutôt que de perfectionner ceux que nous avons.
Ce n’est pas tant qu’il ne faut pas dépister, estime la neurologue, mais que les décisions doivent être prises parfois plus lentement qu’elles ne sont. Pour The Guardian, le surdiagnostic nous fait croire que notre société va mal ou que la vie moderne nous rend malade (ce qui n’est pas nécessairement faux). La réalité est que nos outils de diagnostics sont devenus plus précis, mais les variations de santé physique et mentale sont inutilement médicalisées et pathologisées. Pour le dire autrement, nous n’avons pas beaucoup de méthodes pour limiter les faux positifs en médecine, comme ailleurs.
Les systèmes de prise de décision automatisée (ADM, pour automated decision-making) sont partout. Ils touchent tous les types d’activités humaines et notamment la distribution de services publics à des millions de citoyens européens mais également nombre de services privés essentiels, comme la banque, la fixation des prix ou l’assurance. Partout, les systèmes contrôlent l’accès à nos droits et à nos possibilités d’action.
Opacité et défaillance généralisée
En 2020 déjà, la grande association européenne de défense des droits numériques, Algorithm Watch, expliquait dans un rapport que ces systèmes se généralisaient dans la plus grande opacité. Alors que le calcul est partout, l’association soulignait que si ces déploiements pouvaient être utiles, très peu de cas montraient de « manière convaincante un impact positif ». La plupart des systèmes de décision automatisés mettent les gens en danger plus qu’ils ne les protègent, disait déjà l’association.
Dans son inventaire des algorithmes publics, l’Observatoire des algorithmes publics montre, très concrètement, combien le déploiement des systèmes de prise de décision automatisée reste opaque, malgré les obligations de transparence qui incombent aux systèmes.
Avec son initiative France Contrôle, la Quadrature du Net, accompagnée de collectifs de lutte contre la précarité, documente elle aussi le déploiement des algorithmes de contrôle social et leurs défaillances. Dès 2018, les travaux pionniers de la politiste Virginia Eubanks, nous ont appris que les systèmes électroniques mis en place pour calculer, distribuer et contrôler l’aide sociale sont bien souvent particulièrement défaillants, et notamment les systèmes automatisés censés lutter contre la fraude, devenus l’alpha et l’oméga des politiques publiques austéritaires.
Malgré la Loi pour une République numérique (2016), la transparence de ces calculs, seule à même de dévoiler et corriger leurs défaillances, ne progresse pas. On peut donc se demander, assez légitimement, ce qu’il y a cacher.
A mesure que ces systèmes se déploient, ce sont donc les enquêtes des syndicats, des militants, des chercheurs, des journalistes qui documentent les défaillances des décisions automatisées dans tous les secteurs de la société où elles sont présentes.
Ces enquêtes sont rendues partout difficiles, d’abord et avant tout parce qu’on ne peut saisir les paramètres des systèmes de décision automatisée sans y accéder.
3 problèmes récurrents
S’il est difficile de faire un constat global sur les défaillances spécifiques de tous les systèmes automatisés, qu’ils s’appliquent à la santé, l’éducation, le social ou l’économie, on peut néanmoins noter 3 problèmes récurrents.
Les erreurs ne sont pas un problème pour les structures qui calculent. Pour le dire techniquement, la plupart des acteurs qui produisent des systèmes de décision automatisée produisent des faux positifs importants, c’est-à-dire catégorisent des personnes indûment. Dans les systèmes bancaires par exemple, comme l’a montré une belle enquête de l’AFP et d’Algorithm Watch, certaines activités déclenchent des alertes et conduisent à qualifier les profils des clients comme problématiques voire à suspendre les possibilités bancaires d’individus ou d’organisations, sans qu’elles n’aient à rendre de compte sur ces suspensions.
Au contraire, parce qu’elles sont invitées à la vigilance face aux activités de fraude, de blanchiment d’argent ou le financement du terrorisme, elles sont encouragées à produire des faux positifs pour montrer qu’elles agissent, tout comme les organismes sociaux sont poussés à détecter de la fraude pour atteindre leurs objectifs de contrôle.
Selon les données de l’autorité qui contrôle les banques et les marchés financiers au Royaume-Uni, 170 000 personnes ont vu leur compte en banque fermé en 2021-2022 en lien avec la lutte anti-blanchiment, alors que seulement 1083 personnes ont été condamnées pour ce délit.
Le problème, c’est que les organismes de calculs n’ont pas d’intérêt à corriger ces faux positifs pour les atténuer. Alors que, si ces erreurs ne sont pas un problème pour les structures qui les produisent, elles le sont pour les individus qui voient leurs comptes clôturés, sans raison et avec peu de possibilités de recours. Il est nécessaire pourtant que les taux de risques détectés restent proportionnels aux taux effectifs de condamnation, afin que les niveaux de réduction des risques ne soient pas portés par les individus.
Pour les organismes publics le taux de détection automatisée est un objectif à atteindre explique le syndicat Solidaires Finances Publiques dans son enquête sur L’IA aux impôts, qu’importe si cet objectif est défaillant pour les personnes ciblées. D’où l’importance de mettre en place un ratio d’impact sur les différents groupes démographiques et des taux de faux positifs pour limiter leur explosion. La justesse des calculs doit être améliorée.
Pour cela, il est nécessaire de mieux contrôler le taux de détection des outils et de trouver les modalités pour que ces taux ne soient pas disproportionnés. Sans cela, on le comprend, la maltraitance institutionnelle que dénonce ATD Quart Monde est en roue libre dans les systèmes, quels qu’ils soient.
Dans les difficultés, les recours sont rendus plus compliqués. Quand ces systèmes mé-calculent les gens, quand ils signalent leurs profils comme problématiques ou quand les dossiers sont mis en traitement, les possibilités de recours sont bien souvent automatiquement réduites. Le fait d’être soupçonné de problème bancaire diminue vos possibilités de recours plutôt qu’elle ne les augmente.
A la CAF, quand l’accusation de fraude est déclenchée, la procédure de recours pour les bénéficiaires devient plus complexe. Dans la plateforme dématérialisée pour les demandes de titres de séjour dont le Défenseur des droits pointait les lacunes dans un récent rapport, les usagers ne peuvent pas signaler un changement de lieu de résidence quand une demande est en cours.
Or, c’est justement quand les usagers sont confrontés à des difficultés, que la discussion devrait être rendue plus fluide, plus accessible. En réalité, c’est bien souvent l’inverse que l’on constate. Outre les explications lacunaires des services, les possibilités de recours sont réduites quand elles devraient être augmentées. L’alerte réduit les droits alors qu’elle devrait plutôt les ouvrir.
Enfin, l’interconnexion des systèmes crée des boucles de défaillances dont les effets s’amplifient très rapidement. Les boucles d’empêchements se multiplient sans issue. Les alertes et les faux positifs se répandent. L’automatisation des droits conduit à des évictions en cascade dans des systèmes où les organismes se renvoient les responsabilités sans être toujours capables d’agir sur les systèmes de calcul. Ces difficultés nécessitent de mieux faire valoir les droits d’opposition des calculés. La prise en compte d’innombrables données pour produire des calculs toujours plus granulaires, pour atténuer les risques, produit surtout des faux positifs et une complexité de plus en plus problématique pour les usagers.
Responsabiliser les calculs du social
Nous avons besoin de diminuer les données utilisées pour les calculs du social, explique le chercheur Arvind Narayanan, notamment parce que cette complexité, au prétexte de mieux calculer le social, bien souvent, n’améliore pas les calculs, mais renforce leur opacité et les rend moins contestables. Les calculs du social doivent n’utiliser que peu de données, doivent rester compréhensibles, transparents, vérifiables et surtout opposables… Collecter peu de données cause moins de problèmes de vie privée, moins de problèmes légaux comme éthiques… et moins de discriminations.
Renforcer le contrôle des systèmes, notamment mesurer leur ratio d’impact et les taux de faux positifs. Améliorer les droits de recours des usagers, notamment quand ces systèmes les ciblent et les désignent. Et surtout, améliorer la participation des publics aux calculs, comme nous y invitent le récent rapport du Défenseur des droits sur la dématérialisation et les algorithmes publics.
A mesure qu’ils se répandent, à mesure qu’ils accèdent à de plus en plus de données, les risques de défaillances des calculs s’accumulent. Derrière ces défaillances, c’est la question même de la justice qui est en cause. On ne peut pas accepter que les banques ferment chaque année des centaines de milliers de comptes bancaires, quand seulement un millier de personnes sont condamnées.
On ne peut pas accepter que la CAF détermine qu’il y aurait des centaines de milliers de fraudeurs, quand dans les faits, très peu sont condamnés pour fraude. La justice nécessite que les calculs du social soient raccords avec la réalité. Nous n’y sommes pas.
« Le potentiel révolutionnaire de l’IA est d’aider les experts à appliquer leur expertise plus efficacement et plus rapidement. Mais pour que cela fonctionne, il faut des experts. Or, l’apprentissage est un processus de développement humain désordonné et non linéaire, qui résiste à l’efficacité. L’IA ne peut donc pas le remplacer », explique la sociologue Tressie McMillan Cottom dans une tribune au New York Times. « L’IA recherche des travailleurs qui prennent des décisions fondées sur leur expertise, sans institution qui crée et certifie cette expertise. Elle propose une expertise sans experts ». Pas sûr donc que cela fonctionne.
Mais, si ce fantasme – qui a traversé toutes les technologies éducatives depuis longtemps – fascine, c’est parce qu’il promet de contrôler l’apprentissage sans en payer le coût. Plus que de réduire les tâches fastidieuses, l’IA justifie les réductions d’effectifs « en demandant à ceux qui restent de faire plus avec moins ». La meilleure efficacité de l’IA, c’est de démoraliser les travailleurs, conclut la sociologue.
Les acteurs de l’IA générative intègrent de plus en plus les plateformes de contenus, à l’image de xAI de Musk qui vient de racheter X/Twitter, rappelle Ameneh Dehshiri pour Tech Policy Press. « Les entreprises technologiques ne se contentent plus de construire des modèles, elles acquièrent les infrastructures et les écosystèmes qui les alimentent ». Nous sommes désormais confrontés à des écosystèmes de plus en plus intégrés et concentrés…
Pour TechPolicy Press, le consultant Jonathan van Geuns se moque de l’illusion de la participation dont s’est paré le Sommet pour l’action sur l’IA parisien. «La gouvernance de l’IA aujourd’hui n’est qu’une vaste mise en scène, un théâtre parisien où les acteurs – dirigeants d’entreprises, politiques et technocrates – déclament d’une voix posée leur discours sur la responsabilité, créant l’illusion d’une décision collective ». En réalité, les mécanismes de gouvernance restent imperméables aux voix qu’ils prétendent intégrer. Entreprises, ONG et gouvernements ont bien compris l’efficacité d’un engagement de façade. Les comités d’éthique sur l’IA, les tables rondes des parties prenantes, les forums publics ne sont pas les fondements d’une démocratie mais son simulacre. Simulacre d’inclusion où la contestation est réduite à son expression la plus polie. Ces dispositifs «créent l’illusion d’un contrôle démocratique tout en permettant à ceux qui les mettent en œuvre, de garder la mainmise sur les résultats ». Ce n’est pas de la gouvernance, seulement un décor.
Pour que les audits et les évaluations modifient réellement les rapports de force, ils doivent d’abord s’extraire du carcan d’opacité qui les enserre. « Actuellement, ces processus servent davantage à absorber qu’à transformer : ils recueillent les critiques, les diluent en rapports inoffensifs, puis les présentent comme preuve qu’une action a été menée. Ils fonctionnent comme des vitrines de l’engagement, invitant le public à admirer les mécanismes complexes de la gouvernance de l’IA tout en préservant les structures de pouvoir existantes de toute remise en cause ».
Les structures mise en place pour contester le pouvoir servent de rempart à la contestation
Le problème n’est pas tant que la participation manque de force, mais que l’écosystème a été conçu pour la neutraliser, sollicitant des critiques tout en gardant le monopole de leur interprétation. «On finance des conseils consultatifs tout en se réservant le droit d’ignorer leurs recommandations. On réunit des comités d’éthique pour les dissoudre dès que ce qu’ils veulent examiner devient gênant. Ce n’est pas un échec de la participation, c’est son détournement. Les structures qui devraient être mises en place pour contester le pouvoir servent finalement de rempart contre sa contestation».
Cette situation est d’autant plus problématique que nous manquons d’outils structurés pour évaluer si la participation à la gouvernance de l’IA est véritablement significative. On compte le nombre de « parties prenantes » consultées sans mesurer l’impact réel de leurs contributions. On comptabilise les forums organisés sans examiner s’ils ont abouti à des changements concrets. Cette focalisation sur la forme plutôt que sur le fond permet au « participation-washing » de prospérer. Un constat très proche de celui que dressaient Manon Loisel et Nicolas Rio dans leur livre, Pour en finir avec la démocratie participative (Textuel, 2024).
Changer les indicateurs de la participation : mesurer les changements qu’elle produit !
Pour Jonathan van Geuns, la participation doit se doter d’un cadre plus rigoureux pour favoriser l’inclusivité, la redistribution du pouvoir, la construction de la confiance, l’impact et la pérennité. Les indicateurs doivent évoluer du procédural vers le structurel. La vraie question n’est pas de savoir si différentes parties prenantes ont été invitées à s’exprimer, «mais de savoir si leur participation a redistribué le pouvoir, modifié les processus décisionnels et engendré des changements concrets ! »
La participation ne peut se réduire à un exercice consultatif où les communautés concernées peuvent exprimer leurs inquiétudes sans avoir le pouvoir d’agir, comme nous le constations dans notre article sur l’absence de tournant participatif de l’IA. Pour van Geuns, «la participation doit être ancrée structurellement, non comme une fonction consultative mais comme une fonction souveraine », comme l’exprimait Thomas Perroud dans son livre, Services publics et communs (Le Bord de l’eau, 2023). Cela pourrait se traduire par des conseils de surveillance publique ayant un droit de veto sur les applications, des organismes de régulation où les représentants disposent d’un réel pouvoir décisionnel, et des mécanismes permettant aux groupes affectés de contester directement les décisions basées sur l’IA ou d’exiger le retrait des systèmes perpétuant des injustices.
«L’audit des systèmes d’IA ne suffit pas ; nous devons pouvoir les démanteler. Les cadres de supervision de l’IA doivent inclure des mécanismes de refus, pas uniquement de contrôle. Quand un audit révèle qu’un algorithme est structurellement discriminatoire, il doit avoir la force juridique de le désactiver. Quand un système nuit de façon disproportionnée aux travailleurs, locataires, réfugiés ou citoyens, ces communautés ne doivent pas seulement être consultées mais avoir le pouvoir d’en stopper le déploiement. La participation ne doit pas se contenter de documenter les préjudices ; elle doit les interrompre. »
En fait, estime le consultant, «la gouvernance de l’IA n’est plus simplement un terrain de contestation mais un exemple flagrant de capture par les entreprises. Les géants de la tech agissent comme des législateurs privés, élaborant les cadres éthiques qui régissent leur propre conduite. Ils prônent l’ouverture tout en protégeant jalousement leurs algorithmes, parlent d’équité tout en brevetant des biais, évoquent la sécurité tout en exportant des technologies de surveillance vers des régimes autoritaires. Dans ce contexte, tout cadre qui n’aborde pas le déséquilibre fondamental des pouvoirs dans le développement et le déploiement de l’IA n’est pas seulement inefficace ; il est complice». Les audits et évaluations participatifs doivent donc être juridiquement contraignants et viser non seulement à diversifier les contributions mais à redistribuer le contrôle et rééquilibrer les pouvoirs.
«La gouvernance doit être continue, adaptative et structurellement résistante à l’inertie et au désintérêt, en garantissant que les communautés restent impliquées dans les décisions tout au long du cycle de vie d’un système d’IA. Cela implique également la mise en place de financements pérennes et de mandats légaux pour les structures participatives ».
«La crise de la gouvernance de l’IA ne se limite pas à des systèmes d’IA défectueux. Elle révèle la mainmise des entreprises sur les processus de gouvernance. L’enjeu n’est pas simplement d’accroître la participation, mais de s’assurer qu’elle conduise à une véritable redistribution du pouvoir. Sans cadres d’évaluation solides, mécanismes d’application clairs et remise en question fondamentale de ceux qui définissent les priorités de la gouvernance de l’IA, la participation restera une vitrine vide, conçue pour afficher une transparence et une responsabilité de façade tout en préservant les structures mêmes qui perpétuent les inégalités ».
Les législateurs californiens viennent de proposer pas moins de 5 projets de loi contre la tarification algorithmique,… alors que celle-ci envahit tous les secteurs de l’économie numérique (voir notre dossier : Du marketing à l’économie numérique, une boucle de prédation), rapporte The Markup. Et ce alors que les témoignages sur les problèmes que posent la personnalisation des tarifs ne cessent de remonter, par exemple avec des tarifs de réservation d’hôtel qui augmentent selon le lieu d’où vous vous connectez, ou encore des tarifs pour des services de chauffeurs plus élevés pour certains clients que pour d’autres. C’est ce que montre la récente étude du chercheur Justin Kloczko pour Consumer Watchdog, une association de défense des consommateurs américains. Kloczko rappelle que si en magasin les prix étaient différents pour chacun, il y aurait des émeutes, or, sur Amazon, le prix moyen d’un produit change environ toutes les 10 minutes. Et le chercheur de défendre “un droit à des prix standardisés et des garanties contre la tarification de surveillance”. L’association de consommateurs estime que les entreprises devraient indiquer sur leurs sites si des informations personnelles sont utilisées pour déterminer les prix et lesquelles. Certaines données devraient être interdites d’utilisation, notamment la géolocalisation, l’historique d’achat et bien sûr les données personnelles…
Selon The Markup, les projets de loi sur l’IA proposés par les législateurs californiens se concentrent sur des questions de consommation courante et notamment les prix abusifs, estime Vinhcent Le qui a longtemps été à l’Agence de protection de la vie privée des consommateurs et qui vient de rejoindre l’ONG Tech Equity. Les projets de loi visent par exemple à interdire l’utilisation d’algorithmes personnalisant les prix en fonction de caractéristiques perçues ou de données personnelles ou de les utiliser pour fixer le montant des biens locatifs, ou encore des interdictions pour modifier les prix des produits en ligne par rapport à ceux vendus en magasin.
Maytal Eyal est psychologue et écrivaine. Dans une tribune pour Time Magazine, elle constate que l’IA générative est en train de concurrencer son travail. De nombreuses personnes utilisent déjà les chatbots pour discuter de leurs problèmes et de leurs difficultés. Peut-être que l’IA peut contribuer à rendre la thérapie plus facilement accessible à tous, d’autant que les mauvais thérapeutes sont nombreux et que l’accès aux soins est difficile et coûteux, s’interroge-t-elle. Aux Etats-Unis, la moitié des adultes souffrant de problèmes de santé mentale ne reçoivent pas le traitement dont ils ont besoin.
En convainquant les gens que nos difficultés émotionnelles – de la tristesse au chagrin en passant par les conflits familiaux – nécessitaient une exploration professionnelle, Freud a contribué à déplacer la guérison émotionnelle de la sphère communautaire et spirituelle qui l’ont longtemps pris en charge, vers l’intimité du cabinet du thérapeute, rappelle-t-elle. “Ce qui était autrefois considéré comme des manquements moraux honteux est devenu un problème humain courant, qui pouvait être compris scientifiquement avec l’aide d’un professionnel. Mais il a également transformé la guérison en une entreprise plus solitaire, coupée des réseaux communautaires qui ont longtemps été au cœur du soutien humain”.
Dans un avenir proche, la thérapie par IA pourrait pousser le modèle individualisé de Freud à son extrême au risque que nos problèmes psychiques soient adressés sans plus aucun contact humain.
Mais, c’est oublier que la friction est bien souvent au cœur de la thérapie : “C’est dans le malaise que le vrai travail commence”. Alors que les compagnons IA deviennent source de soutien émotionnel par défaut – pas seulement en tant que thérapeutes, mais aussi en tant qu’amis, confidents, complices ou partenaires amoureux, c’est-à-dire désormais ceux avec qui l’on discute et qui sont capables de répondre à nos discussions, qui nous donnent l’impression d’être au plus proche de nous et qui bien souvent nous font croire qu’ils nous connaissent mieux que quiconque – “nous risquons de devenir de plus en plus intolérants aux défis qui accompagnent les relations humaines”.
“Pourquoi lutter contre la disponibilité limitée d’un ami alors qu’une IA est toujours là ? Pourquoi gérer les critiques d’un partenaire alors qu’une IA a été formée pour offrir une validation parfaite ? Plus nous nous tournons vers ces êtres algorithmiques parfaitement à l’écoute et toujours disponibles, moins nous risquons d’avoir de la patience pour le désordre et la complexité des relations humaines réelles”.
Or, “les défis mêmes qui rendent les relations difficiles sont aussi ce qui leur donne du sens. C’est dans les moments d’inconfort, lorsque nous naviguons dans des malentendus ou que nous réparons les dégâts après un conflit, que l’intimité grandit. Ces expériences, que ce soit avec des thérapeutes, des amis ou des partenaires, nous apprennent à faire confiance et à nous connecter à un niveau plus profond. Si nous cessons de pratiquer ces compétences parce que l’IA offre une alternative plus fluide et plus pratique, nous risquons d’éroder notre capacité à nouer des relations significatives”.
“L’essor de la thérapie par l’IA ne se résume pas seulement au remplacement des thérapeutes. Il s’agit de quelque chose de bien plus vaste : la façon dont nous, en tant que société, choisissons d’interagir les uns avec les autres. Si nous adoptons l’IA sans friction au détriment de la complexité des relations humaines réelles, nous ne perdrons pas seulement le besoin de thérapeutes, nous perdrons la capacité de tolérer les erreurs et les faiblesses de nos semblables.” Le risque n’est pas que les thérapeutes deviennent obsolètes, le risque c’est que nous le devenions tous.
L’association des psychologues américains vient justement d’émettre une alerte à l’encontre des chatbots thérapeutes. Programmés pour renforcer, plutôt que de remettre en question la pensée des utilisateurs, ils pourraient inciter des personnes vulnérables à se faire du mal ou à en faire aux autres, rapporte le New York Times. Des adolescents ayant discuté avec des chatbots se présentant comme psychologues sur Character.ai se sont suicidés ou sont devenus violents. En fait, le problème de ces outils, c’est qu’ils œuvrent à nous complaire pour mieux nous manipuler. « Les robots ne remettent pas en question les croyances des utilisateurs même lorsqu’elles deviennent dangereuses pour eux ou pour leur proches, au contraire, ils les encouragent ». Si les entreprises ont introduit des alertes pour rappeler aux utilisateurs qu’ils n’interagissent pas avec de vrais psychologues, ces avertissements ne sont pas suffisants pour briser “l’illusion de la connexion humaine”. L’association a demandé à la Federal Trade Commission d’ouvrir une enquête sur ces chatbots. Du côté des entreprises d’IA, le discours consiste à dire que les outils vont s’améliorer et que compte tenu de la grave pénurie de prestataires de soins de santé mentale, il est nécessaire d’améliorer les outils plutôt que de les contenir. Mais cette réponse en forme de promesse ne dit rien ni des limites intrinsèques de ces machines, ni du contexte de leurs déploiement, ni de la manière dont on les conçoit.
Comme nous le disions, la qualité des systèmes et de leurs réponses ne suffit pas à les évaluer : “l’état du système de santé, ses défaillances, ses coûts, la disponibilité du personnel… sont autant de facteurs qui vont appuyer sur les choix à recourir et à déployer les outils, mêmes imparfaits”. Et les outils apportent avec eux leur monde, comme l’explique la chercheuse Livia Garofalo. Garofalo a publié une étude pour Data & Society sur la téléthérapie et les soins de santé mentale. Elle revient pour le magazine de l’Association psychanalytique américaine sur les enjeux des transformations du travail à distance qui s’est beaucoup développée depuis la pandémie. Outre les consultations sur Zoom ou Doxy.me, les plateformes comme BetterHelp ou Talkspace redéfinissent les soins de santé mentale à distance. Mais ces plateformes ne font pas que mettre en relation un patient et un thérapeute, elles gèrent aussi les planning, les paiements, les messages, les remboursements… Malgré leur commodité, pour les thérapeutes, ces espaces de travail ressemblent beaucoup à une ubérisation, comme la connaissent les infirmières. Car en fait, ce qui change, ce n’est pas la distance. La chercheuse Hannah Zeavin dans son livre, The Distance Cure (MIT Press, 2021) a d’ailleurs montré que depuis le début de la psychanalyse, des formes de thérapies à distance ont toujours existé, par exemple via l’imposante correspondance épistolaire de Freud avec ses patients. Ce qui change, c’est la prise de pouvoir des plateformes qui organisent la relation, imposent des tarifs et renforcent les inégalités d’accès au soin, en s’adressant d’abord aux thérapeutes débutants, aux femmes, aux professionnels de couleurs, c’est-à-dire aux thérapeutes dont la clientèle est plus difficile à construire. Enfin, là aussi, la plateformisation change la relation, notamment en rendant les professionnels disponibles en continu, interchangeables, et brouille les frontières cliniques et personnelles.
Pour des IA qui nous reconnectent avec des humains plutôt qu’elles ne nous en éloignent
L’illusion qu’ils nous donnent en nous faisant croire qu’on parle à quelqu’un se révèle bien souvent un piège. C’est ce que l’on constate dans un tout autre domaine, celui de l’orientation scolaire. Aux Etats-Unis, raconte The Markup. “Plus les étudiants se tournent vers les chatbots, moins ils ont de chances de développer des relations réelles qui peuvent mener à des emplois et à la réussite.” Comme les conseillers d’orientation scolaires et conseillers pour l’emploi des jeunes sont très peu nombreux, un flot de chatbots d’orientation est venu combler ce déficit humain. Le problème, c’est qu’y avoir recours érode la création de liens sociaux qui aident bien plus les jeunes à trouver une orientation ou un emploi, estime une étude du Christensen Institute.
En août, dans son document détaillant les risques et problèmes de sécurité pour ChatGPT, OpenAI énumérait les problèmes sociétaux que posent ses modèles et pointait que les questions de l’anthropomorphisation et la dépendance émotionnelle étaient en tête de liste des préoccupations auxquelles l’entreprise souhaitait s’attaquer. L’anthorpormophisation, c’est-à-dire le fait que ces boîtes de dialogues nous parlent comme si elles étaient humaines, créent “à la fois une expérience produit convaincante et un potentiel de dépendance et de surdépendance”. En bref, à mesure que la technologie s’améliore, les risques psychosociaux s’aggravent, comme le souligne d’ailleurs l’étude que viennent de publier le MIT et OpenAI. Pour Julia Fisher, auteure de l’étude du Christensen Institute, il faut que ces robots soient conçus pour nous reconnecter aux humains plutôt que de nous en écarter, explique-t-elle dans une tribune pour The74, l’une des grandes associations éducatives américaines.
Elle pointe notamment que les fournisseurs de chatbots d’orientation commencent à prendre la question au sérieux et tentent d’esquisser des solutions pour y répondre. Par exemple en limitant le temps d’interaction ou en faisant que les robots conseillent à ceux qui y ont recours, fréquemment, de voir des amis. Un autre outil demande aux étudiants qui s’inscrivent d’indiquer 5 relations qui seront alertées des progrès des étudiants à l’université pour qu’ils reçoivent un soutien humain réel. Un autre propose de connecter les étudiants à des mentors humains. Un autre encore propose de s’entraîner à demander de l’aide à des humains. Autant d’exemples qui montrent que l’IA peut jouer un rôle pour renforcer les liens humains. “Cependant, les incitations à créer des outils d’IA centrés sur les relations sont faibles. Peu d’écoles demandent ces fonctionnalités sociales ou évaluent les outils pour leurs impacts sociaux”, rappelle Fisher. Ceux qui achètent ces technologies devraient exiger des systèmes qu’ils améliorent les relations humaines plutôt que de les remplacer.
Mais pour cela, encore faudrait-il que ses systèmes soient conçus pour être moins puissants que ses concepteurs ne le pensent. En nous répétant qu’ils ne s’amélioreront qu’avec plus de données, nous oublions de les concevoir pour qu’ils nous aident plutôt qu’ils ne fassent à notre place ou à la place d’autres humains. Il serait temps d’arrêter de croire en leur puissance et de mieux prendre en compte leurs défaillances et plus encore les nôtres. Par exemple, quand un élève leur demande de faire leur dissertation à leur place, ces systèmes seraient bien plus utiles s’ils les aidaient à la faire, à en comprendre les étapes et les raisons, et exigeaient d’eux le travail qu’on leur demande, en les guidant pour le réaliser, plutôt qu’en le faisant à leur place. Mais pour cela, peut-être faudrait-il parvenir à sortir de la course à la puissance… et parvenir à imaginer un autre rapport à ces outils en faisant de manière à ce qu’eux-mêmes, nous proposent un autre rapport à leur puissance.
Melanie Mitchell est certainement la plus pédagogue des spécialistes de l’IA. Son livre, Intelligence artificielle, triomphes et déceptions (Dunod, 2021) est une excellente ressource pour comprendre l’histoire et le fonctionnement de l’IA, tout comme sa newsletter. Dans sa récente chronique pour le magazine, Science, elle revient sur la capacité de l’IA à “raisonner”. Pour cela, elle prend un petit exemple logique simple. “Julia a deux sœurs et un frère. Combien de sœurs son frère Martin a-t-il ?”. Le résoudre demande à chacun de nous quelques secondes d’attention. Mitchell a soumis cette énigme à plusieurs reprises à la version la plus récente de GPT-4 (4o), qui lui a donné la mauvaise réponse à chaque fois, affirmant que Martin avait deux sœurs. Pour remédier à ce type de problème, les grandes entreprises de l’IA développent de nouveaux systèmes qu’elles appellent les Grands modèles de raisonnement (Large reasoning models, LRM).
Quand on soumet cet exemple logique à un LRM, comme les modèles o1 et o3 d’OpenAI, Claude d’Anthropic, Gemini 2.0 Flash Thinking Experimental de Google et le modèle R1 de l’entreprise chinoise DeepSeek… ces modèles déploient une chaîne de pensée qui énoncent un processus de raisonnement apparemment plausible. o1 d’OpenAI décompose sa réponse : “1. Julia a deux sœurs. Cela signifie qu’il y a trois filles au total (Julia + deux autres). 2. Julia a également un frère, prénommé Martin. 3. Au total, il y a quatre frères et sœurs : trois filles et un garçon (Martin). 4. Du point de vue de Martin, ses sœurs sont toutes les trois des filles (Julia et ses deux sœurs). 5. Martin a donc trois sœurs.”… Ce qui ressemble beaucoup à un raisonnement humain que chacun d’entre nous pourrait tenir pour résoudre l’énigme. On comprend alors que ces modèles soient en train de devenir le corps de l’offre commerciale des entreprises d’IA… Reste à savoir si ces modèles “réfléchissent et raisonnent vraiment, ou s’ils font juste semblant” ?
Mitchell rappelle que les LRM sont construits sur des LLM. Les LLM sont pré-entraînés pour prédire une partie de mots (un token ou jeton) dans une séquence de texte. Pour devenir LRM, “le modèle est ensuite post-entraîné, c’est-à-dire entraîné davantage, mais avec un objectif différent : générer spécifiquement des chaînes de pensée, comme celle générée par o1 pour l’énigme des “sœurs”. Après cette formation spéciale, lorsqu’un problème lui est posé, le LRM ne génère pas de jetons un par un mais génère des chaînes entières”. Pour le dire autrement, les LRM effectuent beaucoup plus de calculs qu’un LLM pour générer une réponse. D’où le fait qu’on parle d’un progrès par force brute, par puissance de calcul, avec des systèmes capables de tester en parallèle des milliers de réponses pour les améliorer. “Ce calcul peut impliquer la génération de nombreuses chaînes de réponses possibles, l’utilisation d’un autre modèle d’IA pour évaluer chacune d’elles et renvoyer celle la mieux notée, ou une recherche plus sophistiquée parmi les possibilités, semblable à la recherche par anticipation que les programmes de jeu d’échecs ou de go effectuent pour déterminer le bon coup”. Quand on utilise un modèle de raisonnement, l’utilisateur ne voit que les résultats de calculs démultipliés. Ces modèles qui fonctionnent surtout selon la méthode d’apprentissage par renforcement non supervisé sont récompensés quand ils produisent les étapes de raisonnement dans un format lisible par un humain, lui permettant de délaisser les étapes qui ne fonctionnent pas, de celles qui fonctionnent.
Un débat important au sein de la communauté rappelle Mitchell consiste à savoir si les LRM raisonnent ou imitent le raisonnement. La philosophe Shannon Valor a qualifié les processus de chaîne de pensée des LRM de “sorte de méta-mimétisme”. Pour Mitchell, ces systèmes génèrent des traces de raisonnement apparemment plausibles qui imitent les séquences de “pensée à voix haute” humaines sur lesquelles ils ont été entraînés, mais ne permettent pas nécessairement une résolution de problèmes robuste et générale. Selon elle, c’est le terme de raisonnement qui nous induit en erreur. Si les performances de ces modèles sont impressionnantes, la robustesse globale de leurs performances reste largement non testée, notamment pour les tâches de raisonnement qui n’ont pas de réponses claires ou d’étapes de solution clairement définies, ce qui est le cas de nombreux problèmes du monde réel.
De nombreuses études ont montré que lorsque les LLM génèrent des explications sur leurs raisonnement, celles-ci ne sont pas toujours fidèles à ce que le modèle fait réellement. Le langage anthropomorphique (puisqu’on parle de “raisonnement”, de “pensées”…) utilisé induit les utilisateurs en erreur et peut les amener à accorder une confiance excessive dans les résultats. Les réponses de ces modèles ont surtout pour effet de renforcer la confiance des utilisateurs dans les réponses, constate OpenAI. Mais la question d’évaluer leur fiabilité et leur robustesse reste entière.
Google vient de lancer Gemini Robotics, une adaptation de son modèle d’IA générative à la robotique (vidéo promotionnelle), permettant de commander un bras robotique par la voix, via une invite naturelle, son IA décomposant la commande pour la rendre exécutable par le robot, rapporte la Technology Review. L’année dernière, la start-up de robotique Figure avait publié une vidéo dans laquelle des humains donnaient des instructions vocales à un robot humanoïde pour ranger la vaisselle. Covariant, une spinoff d’OpenAI rachetée par Amazon, avait également fait une démonstration d’un bras robotisé qui pouvait apprendre en montrant au robot les tâches à effectuer (voir l’article de la Tech Review). Agility Robotics propose également un robot humanoïde sur le modèle de Figure. Pour Google, l’enjeu est « d’ouvrir la voie à des robots bien plus utiles et nécessitant une formation moins poussée pour chaque tâche », explique un autre article. L’enjeu est bien sûr que ces modèles s’améliorent par l’entraînement de nombreux robots.
Voilà des années que Cory Doctorow traverse les enjeux des technologies. En France, il est surtout connu pour ses romans de science-fiction, dont quelques titres ont été traduits (Le grand abandon, Bragelonne, 2021 ; De beaux et grands lendemains, Goater, 2018, Little Brother, éditions 12-21, 2012 ; Dans la dèche au royaume enchanté, Folio, 2008). Cela explique que beaucoup connaissent moins le journaliste et militant prolixe, qui de Boing Boing (le blog qu’il a animé pendant 20 ans) à Pluralistic (le blog personnel qu’il anime depuis 5 ans), de Creative Commons à l’Electronic Frontier Foundation, dissémine ses prises de positions engagées et informées depuis toujours, quasiment quotidiennement et ce avec un ton mordant qui fait le sel de ses prises de paroles. Depuis des années, régulièrement, quelques-unes de ses prises de position parviennent jusqu’à nous, via quelques entretiens disséminés dans la presse française ou quelques traductions de certaines de ses tribunes. D’où l’importance du Rapt d’Internet (C&F éditions, 2025, traduction de The internet con, publié en 2023 chez Verso), qui donne enfin à lire un essai du grand activiste des libertés numériques.
On retrouve dans ce livre à la fois le ton volontaire et énergisant de Doctorow, mais aussi son côté brouillon, qui permet bien souvent de nous emmener plus loin que là où l’on s’attendait à aller. Dans son livre, Doctorow explique le fonctionnement des technologies comme nul autre, sans jamais se tromper de cible. Le défi auquel nous sommes confrontés n’est pas de nous débarrasser des technologies, mais bien de combattre la forme particulière qu’elles ont fini par prendre : leur concentration. Nous devons œuvrer à remettre la technologie au service de ceux qui l’utilisent, plaide-t-il depuis toujours. Pour cela, Doctorow s’en prend aux monopoles, au renforcement du droit d’auteur, au recul de la régulation… pour nous aider à trouver les leviers pour reprendre en main les moyens de production numérique.
En Guerre
Voilà longtemps que Cory Doctorow est en guerre. Et le principal ennemi de Doctorow c’est la concentration. Doctorow est le pourfendeur des monopoles quels qu’ils soient et des abus de position dominantes. A l’heure où les marchés n’ont jamais autant été concentrés, le militant nous rappelle les outils que nous avons à notre disposition pour défaire cette concentration. “La réforme de la tech n’est pas un problème plus pressant qu’un autre. Mais si nous ne réformons pas la tech, nous pouvons abandonner l’idée de remporter d’autres combats”, prévient-il. Car la technologie est désormais devenue le bras armé de la concentration financière, le moyen de l’appliquer et de la renforcer. Le moyen de créer des marchés fermés, où les utilisateurs sont captifs et malheureux.
Pour résoudre le problème, Doctorow prône l’interopérabilité. Pour lui, l’interopérabilité n’est pas qu’un moyen pour disséminer les technologies, mais un levier pour réduire les monopoles. L’interopérabilité est le moyen “pour rendre les Big Tech plus petites”. Pour Doctorow, la technologie et notamment les technologies numériques, restent le meilleur moyen pour nous défendre, pour former et coordonner nos oppositions, nos revendications, nos luttes. “Si nous ne pouvons nous réapproprier les moyens de production du numérique, nous aurons perdu”.
Cory Doctorow est un militant aguerri. En historien des déploiements de la tech, son livre rappelle les combats technologiques que nous avons remportés et ceux que nous avons perdus, car ils permettent de comprendre la situation où nous sommes. Il nous rappelle comme nul autre, l’histoire du web avant le web et décrypte les manœuvres des grands acteurs du secteur pour nous enfermer dans leurs rets, qui ont toujours plus cherché à punir et retenir les utilisateurs dans leurs services qu’à leur fournir un service de qualité. Nous sommes coincés entre des “maniaques de la surveillance” et des “maniaques du contrôle”. “Toutes les mesures prises par les responsables politiques pour freiner les grandes entreprises technologiques n’ont fait que cimenter la domination d’une poignée d’entreprises véreuses”. La régulation a produit le contraire de ce qu’elle voulait accomplir. Elle a pavé le chemin des grandes entreprises technologiques, au détriment de la concurrence et de la liberté des usagers.
Police sans justice
En revenant aux racines du déploiement des réseaux des années 90 et 2000, Doctorow nous montre que l’obsession au contrôle, à la surveillance et au profit, ont conduit les entreprises à ne jamais cesser d’œuvrer contre ce qui pouvait les gêner : l’interopérabilité. En imposant par exemple la notification et retrait pour modérer les infractions au copyright, les grandes entreprises se sont dotées d’une procédure qui leur permet tous les abus et face auxquelles les utilisateurs sont sans recours. En leur confiant la police des réseaux, nous avons oublié de confier la justice à quelqu’un. Dans les filtres automatiques des contenus pour le copyright, on retrouve les mêmes abus que dans tous les autres systèmes : des faux positifs en pagaille et des applications strictes au détriment des droits d’usage. En fait, les grandes entreprises de la tech, comme les titulaires des droits, tirent avantage des défaillances et des approximations de leurs outils de filtrage. Par exemple, rappelle Doctorow, il est devenu impossible pour les enseignants ou interprètes de musique classique de gagner leur vie en ligne, car leurs vidéos sont systématiquement bloquées ou leurs revenus publicitaires captés par les maisons de disques qui publient des interprétations de Bach, Beethoven ou Mozart. L’application automatisée de suppression des contenus terroristes conduit à la suppression automatisée des archives de violations des droits humains des ONG. Pour Doctorow, nous devons choisir : “Soit nous réduisons la taille des entreprises de la Tech, soit nous les rendons responsables des actions de leurs utilisateurs”. Cela fait trop longtemps que nous leur faisons confiance pour qu’elles s’améliorent, sans succès. Passons donc à un objectif qui aura plus d’effets : œuvrons à en réduire la taille !, recommande Doctorow.
L’interopérabilité d’abord
Pour y parvenir, l’interopérabilité est notre meilleur levier d’action. Que ce soit l’interopérabilité coopérative, celle qui permet de construire des normes qui régulent le monde moderne. Ou que ce soit l’interopérabilité adverse. Doctorow s’énerve légitimement contre toutes les entreprises qui tentent de protéger leurs modèles d’affaires par le blocage, à l’image des marchands d’imprimantes qui vous empêchent de mettre l’encre de votre choix dans vos machines ou des vendeurs d’objets qui introduisent des codes de verrouillages pour limiter la réparation ou l’usage (qu’on retrouve jusque chez les vendeurs de fauteuils roulants !). Ces verrous ont pourtant été renforcés par des lois qui punissent de prison et de lourdes amendes ceux qui voudraient les contourner. L’interopérabilité est désormais partout entravée, bien plus encore par le droit que par la technique.
Doctorow propose donc de faire machine avant. Nous devons imposer l’interopérabilité partout, ouvrir les infrastructures, imposer des protocoles et des normes. Cela suppose néanmoins de lutter contre les possibilités de triche dont disposent les Big Tech. Pour cela, il faut ouvrir le droit à la rétro-ingénierie, c’est-à-dire à l’interopérabilité adverse (ou compatibilité concurrentielle). Favoriser la “fédération” pour favoriser l’interconnexion, comme les services d’emails savent échanger des messages entre eux. Doctorow défend la modération communautaire et fédérée, selon les règles que chacun souhaite se donner. Pour lui, il nous faut également favoriser la concurrence et empêcher le rachat d’entreprises concurrentes, comme quand Facebook a racheté Instagram ou WhatsApp, qui a permis aux Big Techs de construire des empires toujours plus puissants. Nous devons nous défendre des seigneuries du web, car ce ne sont pas elles qui nous défendront contre leurs politiques. Sous prétexte d’assurer notre protection, bien souvent, elles ne cherchent qu’à maximiser les revenus qu’elles tirent de leurs utilisateurs.
L’interopérabilité partout
Le livre de Doctorow fourmille d’exemples sur les pratiques problématiques des Big Tech. Par exemple, sur le fait qu’elles ne proposent aucune portabilité de leurs messageries, alors qu’elles vous proposent toujours d’importer vos carnets d’adresse. Il déborde de recommandations politiques, comme la défense du chiffrement des données ou du droit à la réparabilité, et ne cesse de dénoncer le fait que les régulateurs s’appuient bien trop sur les Big Tech pour produire de la réglementation à leur avantage, que sur leurs plus petits concurrents. Nous devons rendre l’interopérabilité contraignante, explique-t-il, par exemple en la rendant obligatoire dans les passations de marchés publics et en les obligeant à l’interopérabilité adverse, par exemple en faisant que les voitures des flottes publiques puissent être réparables par tous, ou en interdisant les accords de non-concurrence. “Les questions de monopole technologique ne sont pas intrinsèquement plus importantes que, disons, l’urgence climatique ou les discriminations sexuelles et raciales. Mais la tech – une tech libre, juste et ouverte – est une condition sine qua non pour remporter les autres luttes. Une victoire dans la lutte pour une meilleure tech ne résoudra pas ces autres problèmes, mais une défaite annihilerait tout espoir de remporter ces luttes plus importantes”. L’interopérabilité est notre seul espoir pour défaire les empires de la tech.
Le verrouillage des utilisateurs est l’un des nœuds du problème techno actuel, expliquait-il récemment sur son excellent blog, et la solution pour y remédier, c’est encore et toujours l’interopérabilité. Ces services ne sont pas problématiques parce qu’ils sont détenus par des entreprises à la recherche de profits, mais bien parce qu’elles ont éliminé la concurrence pour cela. C’est la disparition des contraintes réglementaires qui produit « l’emmerdification », assure-t-il, d’un terme qui est entré en résonance avec le cynisme actuel des plateformes pour décrire les problèmes qu’elles produisent. Zuckerberg ou Musk ne sont pas plus diaboliques aujourd’hui qu’hier, ils sont juste plus libres de contraintes. « Pour arrêter l’emmerdification, il n’est pas nécessaire d’éliminer la recherche du profit – il faut seulement rendre l’emmerdification non rentable ». Et Doctorow de nous inviter à exploiter les divisions du capitalisme. Nous ne devons pas mettre toutes les entreprises à but lucratif dans le même panier, mais distinguer celles qui produisent des monopoles et celles qui souhaitent la concurrence. Ce sont les verrous que mettent en place les plateformes en s’accaparant les protocoles que nous devons abattre. Quand Audrey Lorde a écrit que les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître, elle avait tort, s’énerve-t-il. « Il n’y a pas d’outils mieux adaptés pour procéder à un démantèlement ordonné d’une structure que les outils qui l’ont construite ».
Cet essai est une chance. Il va permettre à beaucoup d’entre nous de découvrir Cory Doctorow, de réfléchir avec lui, dans un livre joyeusement bordélique, mais qui sait comme nul autre relier l’essentiel et le décortiquer d’exemples toujours édifiants. Depuis plus de 20 ans, le discours de Doctorow est tout à fait cohérent. Il est temps que nous écoutions un peu plus !
La couverture du Rapt d’internet de Cory Doctorow.
Les machines-outils à commandes numériques sont des outils complexes et fragiles, qui nécessitent des réglages, des tests et une surveillance constante. Microsoft travaille à développer une gamme de produits d’IA dédiée, des “Agents d’exploitation d’usine”, rapporte Wired. L’idée, c’est que l’ouvrier qui est confronté à une machine puisse interroger le système pour comprendre par exemple pourquoi les pièces qu’elle produit ont un taux de défaut plus élevé et que le modèle puisse répondre précisément depuis les données provenant de l’ensemble du processus de fabrication. Malgré son nom, le chatbot n’a pas la possibilité de corriger les choses. Interconnecté à toutes les machines outils, il permet de comparer les pannes et erreurs pour améliorer ses réponses. Microsoft n’est pas le seul à l’oeuvre. Google propose également un Manufacturing Data engine.
Mais, bien plus qu’un enjeu de réponses, ces nouvelles promesses semblent surtout permettre aux entreprises qui les proposent un nouveau pouvoir : prendre la main sur l’interconnexion des machines à la place de leurs fabricants.
Dans son passionnant journal, qu’il produit depuis plus de 10 ans, l’artiste Gregory Chatonsky tient le carnet d’une riche réflexion de notre rapport aux technologies. Récemment, il proposait de parler de vectofascisme plutôt que de technofascisme, en livrant une explication et une démonstration passionnante qui nous montre que ce nouveau fascisme n’est pas une résurgence du fascisme du XXe siècle, mais bien une « transformation structurelle dans la manière dont le pouvoir se constitue, circule et s’exerce ». Tribune.
Comme annoncé par Vilèm Flusser nous sommes entrés dans l’ère post-alphabétique. Les appareils nous programment désormais autant que nous ne les programmons. Dans cet univers techno-imaginal où l’ensemble de nos facultés sont traversées par les technologies, la question du fascisme se pose différemment. Qualifier un phénomène contemporain de “fasciste” n’est ni un simple détournement sémantique ni une exactitude historique. C’est plutôt reconnaître une certaine disposition affective qui traverse le socius, un réarrangement des intensités désirantes sous de nouvelles conditions techniques.
Le second mandat Trump n’est pas un “retour” au fascisme – comme si l’histoire suivait un schéma circulaire – mais une réémergence fracturée dans un champ techno-affectif radicalement distinct. Le préfixe “vecto-”, hérité de Wark McKenzie, indique précisément cette transformation : nous ne sommes plus dans une politique des masses mais dans une politique des vecteurs, des lignes de force et des intensités directionnelles qui traversent et constituent le corps social algorithmisé.
Même parler de “masses” serait encore nostalgique, un concept résiduel d’une époque où la densité physique manifestait le politique. Aujourd’hui, la densité s’exprime en termes d’attention agrégée, de micro-impulsions synchronisées algorithmiquement en l’absence de toute proximité corporelle. Les corps n’ont plus besoin de se toucher pour former une force politique ; il suffit que leurs données se touchent dans l’espace latent des serveurs. Cette dématérialisation n’est pas une disparition du corps mais sa redistribution dans une nouvelle géographie computationnelle qui reconfigure les coordonnées mêmes du politique. D’ailleurs, quand ces corps se mobilisent physiquement c’est grâce au réseau.
Dans cette recomposition du champ social, les catégories politiques héritées perdent leur efficacité descriptive. Ce n’est pas que les mots “fascisme” ou “démocratie” soient simplement désuets, c’est que les phénomènes qu’ils désignaient ont subi une mutation qui nécessite non pas simplement de nouveaux mots, mais une nouvelle grammaire politique. Le préfixe “vecto-” n’est pas un ornement conceptuel, mais l’indicateur d’une transformation structurelle dans la manière dont le pouvoir se constitue, circule et s’exerce.
Définitions
Fascisme historique : Mouvement politique né dans l’entre-deux-guerres, principalement en Italie et en Allemagne, caractérisé par un nationalisme exacerbé, un culte du chef, un rejet des institutions démocratiques, une mobilisation des masses et une violence politique institutionnalisée.
Néofascisme : Adaptation contemporaine de certaines caractéristiques du fascisme historique à un contexte sociopolitique différent, préservant certains éléments idéologiques fondamentaux tout en les reformulant.
Vectofascisme : Néologisme désignant une forme contemporaine de fascisme qui s’adapte aux moyens de communication et aux structures sociales de l’ère numérique, caractérisée par la vectorisation (direction, intensité, propagation) de l’information et du pouvoir à l’ère de l’IA.
Des masses aux vecteurs
Le fascisme historique appartenait encore à l’univers de l’écriture linéaire et de la première vague industrielle. Les machines fascistes étaient des machines à produire des gestes coordonnés dans l’espace physique. Le corps collectif s’exprimait à travers des parades uniformisées, des bras tendus à l’unisson, un flux énergétique directement observable.
Le vectofascisme appartient à l’univers post-alphabétique des appareils computationnels. Ce n’est plus un système d’inscription mais un système de calcul. Là où le fascisme classique opérait par inscription idéologique sur les corps, le vectofascisme opère par modulation algorithmique des flux d’attention et d’affect. Les appareils qui le constituent ne sont pas des méga-haut-parleurs mais des micro-ciblages.
L’image technique fasciste était monumentale, visible de tous, univoque ; l’image technique vectofasciste est personnalisée, multiple, apparemment unique pour chaque regardeur. Mais cette multiplication des images n’est pas libératrice ; elle est calculée par un méta-programme qui demeure invisible. L’apparence de multiplicité masque l’unité fondamentale du programme.
Cette transformation ne signifie pas simplement une numérisation du fascisme, comme si le numérique n’était qu’un nouveau support pour d’anciennes pratiques politiques. Il s’agit d’une mutation du politique lui-même. Les foules uniformes des rassemblements fascistes opéraient encore dans l’espace euclidien tridimensionnel ; le vectofascisme opère dans un hyperespace de n-dimensions où la notion même de “rassemblement” devient obsolète. Ce qui se rassemble, ce ne sont plus des corps dans un stade mais des données dans un espace vectoriel.
Ce passage d’une politique de la présence physique à une politique de la vectorisation informationnelle transforme également la nature même du pouvoir. Le pouvoir fasciste traditionnel s’exerçait par la disciplinarisation visible des corps, l’imposition d’une orthopédie sociale directement inscrite dans la matérialité des gestes grâce au Parti unique. Le pouvoir vectofasciste s’exerce par la modulation invisible des affects, une orthopédie cognitive qui ne s’applique plus aux muscles mais aux synapses, qui ne vise plus à standardiser les mouvements mais à orienter les impulsions. Le Parti ou toutes formes d’organisation sociale n’ont plus de pertinence.
Dans ce régime, l’ancien binôme fasciste ordre/désordre est remplacé par le binôme signal/bruit. Il ne s’agit plus de produire un ordre visible contre le désordre des masses indisciplinées, mais d’amplifier certains signaux et d’atténuer d’autres, de moduler le rapport signal/bruit dans l’écosystème informationnel global. Ce passage du paradigme disciplinaire au paradigme modulatoire constitue peut-être la rupture fondamentale qui justifie le préfixe “vecto-“.
Analysons 3 caractéristiques permettant de justifier l’usage du mot fasciste dans notre concept:
Le culte du chef
Le fascisme historique a institutionnalisé le culte de la personnalité à un degré sans précédent. Le Duce ou le Führer n’étaient pas simplement des dirigeants, mais des incarnations quasi-mystiques de la volonté nationale. Cette relation entre le chef et ses partisans transcendait la simple adhésion politique pour atteindre une dimension presque religieuse.
Cette caractéristique se manifeste aujourd’hui par la dévotion inconditionnelle de certains partisans envers leur leader, résistant à toute contradiction factuelle. L’attachement émotionnel prime sur l’évaluation rationnelle des politiques. Le slogan “Trump can do no wrong” illustre parfaitement cette suspension du jugement critique au profit d’une confiance absolue.
La démocratie, par essence, suppose une vigilance critique des citoyens envers leurs dirigeants. La défiance par rapport aux dirigeants est un signe du bon fonctionnement de la démocratie en tant que les citoyens restent autonomes. La substitution de cette autonomie par une allégeance inconditionnelle constitue donc une régression anti-démocratique significative.
La dissolution du rapport à la vérité
Le rapport du discours fasciste à la vérité constitue un élément particulièrement distinctif. Contrairement à d’autres idéologies qui proposent une vision alternative mais cohérente du monde, le fascisme entretient un rapport instrumental et flexible avec la vérité. La contradiction n’est pas perçue comme un problème logique mais comme une démonstration de puissance.
Le “logos” fasciste vaut moins pour son contenu sémantique que pour son intensité affective et sa capacité à mobiliser les masses. Cette caractéristique se retrouve dans la communication politique contemporaine qualifiée de “post-vérité”, où l’impact émotionnel prime sur la véracité factuelle.
L’incohérence apparente de certains discours politiques actuels n’est pas un défaut mais une fonctionnalité : elle démontre l’affranchissement du leader des contraintes communes de la cohérence et de la vérification factuelle. Le mépris des “fake news” et des “faits alternatifs” participe de cette logique où la puissance d’affirmation l’emporte sur la démonstration rationnelle.
La désignation de boucs émissaires
La troisième caractéristique fondamentale réside dans la désignation systématique d’ennemis intérieurs, généralement issus de minorités, qui sont présentés comme responsables des difficultés nationales.
Cette stratégie remplit une double fonction : elle détourne l’attention des contradictions structurelles du système économique (servant ainsi les intérêts du grand capital) et fournit une explication simple à des problèmes complexes. La stigmatisation des minorités – qu’elles soient ethniques, religieuses ou sexuelles – crée une cohésion nationale négative, fondée sur l’opposition à un “autre” intérieur.
Dans le contexte contemporain, cette logique s’observe dans la rhétorique anti-immigration, la stigmatisation des communautés musulmanes ou certains discours sur les minorités sexuelles présentées comme menaçant l’identité nationale. La création d’un antagonisme artificiel entre un “peuple authentique” et des éléments présentés comme “parasitaires” constitue une continuité frappante avec les fascismes historiques.
L’industrialisation du différend
Le fascisme historique s’inscrivait encore – même perversement – dans le grand récit de l’émancipation moderne. C’était une pathologie de la modernité, mais qui parlait son langage : progrès, renouveau, pureté, accomplissement historique. Le vectofascisme s’épanouit précisément dans la fin des grands récits, dans l’incrédulité et le soupçon.
En l’absence de métarécits, le différend politique devient inexprimable. Comment articuler une résistance quand les règles mêmes du discours sont constamment reconfigurées ? Le vectofascisme n’a pas besoin de nier la légitimité de l’opposition ; il peut simplement la rendre inaudible en recalibrant perpétuellement les conditions même de l’audibilité : c’est une politique à haute fréquence comme quand on parle de spéculation à haute fréquence.
On pourrait définir le vectofascisme comme une machine à produire des différends indécidables – non pas des conflits d’interprétation, mais des situations où les phrases elles-mêmes appartiennent à des régimes hétérogènes dont aucun n’a autorité pour juger les autres. La phrase vectofasciste n’est pas contredite dans son régime, elle crée un régime où la contradiction n’a plus cours.
La notion lyotardienne de différend prend ici une dimension algorithmique. Le différend classique désignait l’impossibilité de trancher entre deux discours relevant de régimes de phrases incommensurables. Le différend algorithmique va plus loin : il produit activement cette incommensurabilité par manipulation ciblée des environnements informationnels. Ce n’est plus simplement qu’aucun tribunal n’existe pour trancher entre deux régimes de phrases ; c’est que les algorithmes créent des régimes de phrases sur mesure pour chaque nœud du réseau, rendant impossible même la conscience de l’existence d’un différend.
Cette fragmentation algorithmique des univers discursifs constitue une rupture radicale avec la sphère publique bourgeoise moderne, qui présupposait au moins théoriquement un espace discursif commun où différentes positions pouvaient s’affronter selon des règles partagées. Le vectofascisme n’a pas besoin de censurer l’opposition ; il lui suffit de s’assurer que les univers discursifs sont suffisamment distincts pour que même l’identification d’une opposition commune devienne impossible.
Cette incapacité à formuler un différend commun empêche la constitution d’un “nous” politique cohérent face au pouvoir. Chaque nœud du réseau perçoit un pouvoir légèrement différent, contre lequel il formule des griefs légèrement différents, qui trouvent écho dans des communautés de résistance légèrement différentes. Cette micro-différenciation des perceptions du pouvoir et des résistances assure une neutralisation effective de toute opposition systémique.
“Je ne suis pas ici”
Le pouvoir ne s’exerce plus principalement à travers les institutions massives de la modernité, mais à travers des systèmes spectraux, impalpables, dont l’existence même peut être niée. Le vectofascisme ressemble à ces entités qui, comme les hauntologies derridiennes, sont simultanément là et pas là. Il opère dans cette zone d’indistinction entre présence et absence.
Ce qui caractérise ce pouvoir spectral, c’est précisément sa capacité à dénier sa propre existence tout en exerçant ses effets. “Ce n’est pas du fascisme”, répète-t-on, tout en mettant en œuvre ses mécanismes fondamentaux sous des noms différents. Cette dénégation fait partie de sa puissance opératoire. Le vectofascisme est d’autant plus efficace qu’il peut toujours dire : “Je ne suis pas ici.”
La spectralité n’est pas seulement une métaphore mais une condition du pouvoir contemporain. Les algorithmes qui constituent l’infrastructure du vectofascisme sont littéralement des spectres : invisibles aux utilisateurs qu’ils modulent, présents seulement par leurs effets, ils hantent l’espace numérique comme des fantômes dans la machine. La formule fishérienne “ils ne savent pas ce qu’ils font, mais ils le font quand même” prend ici un nouveau sens : les utilisateurs ne perçoivent pas les mécanismes qui modulent leurs affects, mais ils produisent néanmoins ces affects avec une précision troublante.
Cette spectralité du pouvoir vectofasciste explique en partie l’inadéquation des modes traditionnels de résistance. Comment s’opposer à ce qui nie sa propre existence ? Comment résister à une forme de domination qui se présente non comme imposition mais comme suggestion personnalisée ? Comment combattre un pouvoir qui se manifeste moins comme prohibition que comme modulation subtile du champ des possibles perçus ?
Le vectofascisme représente ainsi une évolution significative par rapport au biopouvoir foucaldien. Il ne s’agit plus seulement de “faire vivre et laisser mourir” mais de moduler infiniment les micro-conditions de cette vie, de créer des environnements informationnels sur mesure qui constituent autant de “serres ontologiques” où certaines formes de subjectivité peuvent prospérer tandis que d’autres sont étouffées par des conditions défavorables.
Le second mandat Trump
À la lumière de ces éléments théoriques, revenons à la question initiale : est-il légitime de qualifier le second mandat Trump de “fasciste” ?
Plusieurs éléments suggèrent des convergences significatives avec les caractéristiques fondamentales du fascisme :
La personnalisation extrême du pouvoir et le culte de la personnalité
Le rapport instrumental à la vérité factuelle et l’incohérence délibérée du discours
La désignation systématique de boucs émissaires (immigrants, minorités ethniques, “élites cosmopolites”)
La remise en cause des institutions démocratiques (contestation des résultats électoraux, pression sur l’appareil judiciaire)
La mobilisation d’affects collectifs (peur, ressentiment, nostalgie) plutôt que d’arguments rationnels
Dans l’univers des images techniques que devient le chef ? Il n’est plus un sujet porteur d’une volonté historique mais une fonction dans un système de feedback. Il n’est ni entièrement un émetteur ni complètement un récepteur, mais un nœud dans un circuit cybernétique de modulation affective.
Le culte du chef vectofasciste n’est plus un culte de la personne mais un culte de l’interface, de la surface d’interaction. Ce qui est adoré n’est pas la profondeur supposée du chef mais sa capacité à fonctionner comme une surface de projection parfaite. Le chef idéal du vectofascisme est celui qui n’offre aucune résistance à la projection des désirs collectifs algorithmiquement modulés.
La grotesquerie devient ainsi non plus un accident mais un opérateur politique essentiel. Si le corps du leader fasciste traditionnel était idéalisé, devant incarner la perfection de la race et de la nation, le corps du leader vectofasciste peut s’affranchir de cette exigence de perfection précisément parce qu’il n’a plus à incarner mais à canaliser. Le caractère manifestement construit, artificiel, même ridicule de l’apparence (la coiffure improbable, le maquillage orange) n’est pas un défaut mais un atout : il signale que nous sommes pleinement entrés dans le régime de l’image technique, où le référent s’efface derrière sa propre représentation.
Cette transformation ontologique du statut du chef modifie également la nature du lien qui l’unit à ses partisans. Là où le lien fasciste traditionnel était fondé sur l’identification (le petit-bourgeois s’identifie au Führer qui incarne ce qu’il aspire à être), le lien vectofasciste fonctionne davantage par résonance algorithmique : le chef et ses partisans sont ajustés l’un à l’autre non par un processus psychologique d’identification mais par un processus technique d’optimisation. Les algorithmes façonnent simultanément l’image du chef et les dispositions affectives des partisans pour maximiser la résonance entre eux.
Ce passage de l’identification à la résonance transforme la temporalité même du lien politique. L’identification fasciste traditionnelle impliquait une temporalité du devenir (devenir comme le chef, participer à son destin historique). La résonance vectofasciste implique une temporalité de l’instantanéité : chaque tweet, chaque déclaration, chaque apparition du chef produit un pic d’intensité affective immédiatement mesurable en termes d’engagement numérique, puis s’efface dans le flux continu du présent perpétuel.
Le rapport vectofasciste à la vérité n’est pas simplement un mensonge ou une falsification. Dans l’univers post-alphabétique, la distinction binaire vrai/faux appartient encore à la pensée alphabétique. Ce qui caractérise le vectofascisme est plutôt la production d’une indécidabilité calculée, d’une zone grise où le statut même de l’énoncé devient indéterminable.
Ce mécanisme ne doit pas être compris comme irrationnel. Au contraire, il est hyper-rationnel dans sa capacité à exploiter les failles des systèmes de vérification. La post-vérité n’est pas l’absence de vérité mais sa submersion dans un flot d’informations contradictoires dont le tri exigerait un effort cognitif dépassant les capacités attentionnelles disponibles.
Le capitalisme a toujours su qu’il était plus efficace de saturer l’espace mental que de le censurer. Le vectofascisme applique cette logique à la vérité elle-même : non pas nier les faits, mais les noyer dans un océan de quasi-faits, de semi-faits, d’hyper-faits jusqu’à ce que la distinction même devienne un luxe cognitif inabordable.
Cette stratégie de saturation cognitive exploite une asymétrie fondamentale : il est toujours plus coûteux en termes de ressources cognitives de vérifier une affirmation que de la produire. Produire un mensonge complexe coûte quelques secondes ; le démystifier peut exiger des heures de recherche. Cette asymétrie, négligeable dans les économies attentionnelles pré-numériques, devient décisive dans l’écosystème informationnel contemporain caractérisé par la surabondance et l’accélération.
Le vectofascisme pousse cette logique jusqu’à transformer la véracité elle-même en une simple variable d’optimisation algorithmique. La question n’est plus “est-ce vrai ?” mais “quel degré de véracité maximisera l’engagement pour ce segment spécifique ?”. Cette instrumentalisation calculée de la vérité peut paradoxalement conduire à une calibration précise du mélange optimal entre faits, demi-vérités et mensonges complets pour chaque micro-public.
Cette modulation fine du rapport à la vérité transforme la nature même du mensonge politique. Le mensonge traditionnel présupposait encore une reconnaissance implicite de la vérité (on ment précisément parce qu’on reconnaît l’importance de la vérité). Le mensonge vectofasciste opère au-delà de cette distinction : il ne s’agit plus de nier une vérité reconnue, mais de créer un environnement informationnel où la distinction même entre vérité et mensonge devient une variable manipulable parmi d’autres.
Les concepts traditionnels de propagande ou de manipulation deviennent ainsi partiellement obsolètes. La propagande classique visait à imposer une vision du monde alternative mais cohérente ; la modulation vectofasciste de la vérité renonce à cette cohérence au profit d’une efficacité localisée et temporaire. Il ne s’agit plus de construire un grand récit alternatif stable, mais de produire des micro-récits contradictoires adaptés à chaque segment de population et à chaque contexte attentionnel.
Là où le fascisme historique désignait des ennemis universels de la nation (le Juif, le communiste, le dégénéré), le vectofascisme calcule des ennemis personnalisés pour chaque nœud du réseau. C’est une haine sur mesure, algorithmiquement optimisée pour maximiser l’engagement affectif de chaque segment de population.
Cette personnalisation n’est pas une atténuation mais une intensification : elle permet d’infiltrer les micropores du tissu social avec une précision chirurgicale. Le système ne propose pas un unique bouc émissaire mais une écologie entière de boucs émissaires potentiels, adaptés aux dispositions affectives préexistantes de chaque utilisateur.
L’ennemi n’est plus un Autre monolithique mais un ensemble de micro-altérités dont la composition varie selon la position de l’observateur dans le réseau et dont le “wokisme” est le paradigme. Cette modulation fine des antagonismes produit une société simultanément ultra-polarisée et ultra-fragmentée, où chaque bulles informationnelles développe ses propres figures de haine.
Cette fragmentation des figures de l’ennemi ne diminue pas l’intensité de la haine mais la rend plus efficace en l’adaptant précisément aux dispositions psycho-affectives préexistantes de chaque utilisateur. Les algorithmes peuvent identifier quelles caractéristiques spécifiques d’un groupe désigné comme ennemi susciteront la réaction émotionnelle la plus forte chez tel utilisateur particulier, puis accentuer précisément ces caractéristiques dans le flux informationnel qui lui est destiné.
Cependant, cette personnalisation des boucs émissaires ne signifie pas l’absence de coordination. Les algorithmes qui modulent ces haines personnalisées sont eux-mêmes coordonnés au niveau méta, assurant que ces antagonismes apparemment dispersés convergent néanmoins vers des objectifs politiques cohérents. C’est une orchestration de second ordre : non pas l’imposition d’un ennemi unique, mais la coordination algorithmique d’inimitiés multiples.
Cette distribution algorithmique de la haine transforme également la temporalité des antagonismes. Le fascisme traditionnel désignait des ennemis stables, permanents, essentialisés (le Juif éternel, le communiste international). Le vectofascisme peut faire varier les figures de l’ennemi selon les nécessités tactiques du moment, produisant des pics d’intensité haineuse temporaires mais intenses, puis réorientant cette énergie vers de nouvelles cibles lorsque l’engagement faiblit. “Mes amis il n’y a point d’amis” résonne aujourd’hui très étrangement.
Cette souplesse tactique dans la désignation des ennemis permet de maintenir une mobilisation affective constante tout en évitant la saturation qui résulterait d’une focalisation trop prolongée sur un même bouc émissaire. La haine devient ainsi une ressource attentionnelle renouvelable, dont l’extraction est optimisée par des algorithmes qui surveillent constamment les signes de désengagement et recalibrent les cibles en conséquence.
Le contrôle vectoriel
Le fascisme historique fonctionnait dans l’espace disciplinaire foucaldien : quadrillage des corps, visibilité panoptique, normalisation par l’extérieur. Le vectofascisme opère dans un espace latent de n-dimensions qui ne peut même pas être visualisé directement par l’esprit humain.
Cet espace latent n’est pas un lieu métaphorique mais un espace mathématique concret dans lequel les réseaux de neurones artificiels génèrent des représentations compressées des données humaines. Ce n’est pas un espace de représentation mais de modulation : les transformations qui s’y produisent ne représentent pas une réalité préexistante mais génèrent de nouvelles réalités.
La géographie politique traditionnelle (centre/périphérie, haut/bas, droite/gauche) devient inopérante. Les coordonnées politiques sont remplacées par des vecteurs d’intensité, des gradients de polarisation, des champs d’attention dont les propriétés ne correspondent à aucune cartographie politique antérieure.
Cette transformation de la géographie du pouvoir n’est pas une simple métaphore mais une réalité technique concrète. Les grands modèles de langage contemporains, par exemple, n’opèrent pas primitivement dans l’espace des mots mais dans un espace latent de haute dimensionnalité où chaque concept est représenté comme un vecteur possédant des centaines ou des milliers de dimensions. Dans cet espace, la “distance” entre deux concepts n’est plus mesurée en termes spatiaux traditionnels mais en termes de similarité cosinus entre vecteurs.
Cette reconfiguration de l’espace conceptuel transforme fondamentalement les conditions de possibilité du politique. Les catégories politiques traditionnelles (gauche/droite, conservateur/progressiste) deviennent des projections simplifiées et appauvries d’un espace multidimensionnel plus complexe. Les algorithmes, eux, opèrent directement dans cet espace latent, capable de manipuler des dimensions politiques que nous ne pouvons même pas nommer car elles émergent statistiquement de l’analyse des données sans correspondre à aucune catégorie préexistante dans notre vocabulaire politique.
Le pouvoir qui s’exerce dans cet espace latent échappe ainsi partiellement à notre capacité même de le conceptualiser. Comment critiquer ce que nous ne pouvons pas représenter ? Comment résister à ce qui opère dans des dimensions que nous ne pouvons pas percevoir directement et qui permet de passer de n’importe quel point à n’importe quel autre ? Cette invisibilité constitutive n’est pas accidentelle mais structurelle : elle découle directement de la nature même des espaces vectoriels de haute dimensionnalité qui constituent l’infrastructure mathématique du vectofascisme.
Cette invisibilité est renforcée par le caractère propriétaire des algorithmes qui opèrent ces transformations. Les modèles qui modulent nos environnements informationnels sont généralement protégés par le secret commercial, leurs paramètres précis inaccessibles non seulement aux utilisateurs mais souvent même aux développeurs qui les déploient. Cette opacité n’est pas un bug mais une feature : elle permet précisément l’exercice d’un pouvoir qui peut toujours nier sa propre existence.
De la facticité
Le vectofascisme ne se contente pas de manipuler les représentations du monde existant ; il génère activement des mondes contrefactuels qui concurrencent le monde factuel dans l’espace attentionnel. Ces mondes ne sont pas simplement “faux” – qualification qui appartient encore au régime alphabétique de vérité – mais alternatifs, parallèles, adjacents.
La puissance des modèles prédictifs contemporains réside précisément dans leur capacité à produire des contrefactuels convaincants, des simulations de ce qui aurait pu être qui acquièrent une force d’attraction affective équivalente ou supérieure à ce qui est effectivement advenu.
Cette prolifération des contrefactuels n’est pas un bug mais une autre feature du système : elle permet de maintenir ouvertes des potentialités contradictoires, de suspendre indéfiniment la clôture épistémique du monde qu’exigerait une délibération démocratique rationnelle.
La modélisation contrefactuelle n’est pas en soi une innovation du vectofascisme ; elle constitue en fait une capacité cognitive fondamentale de l’être humain et un outil épistémologique essentiel de la science moderne. Ce qui caractérise spécifiquement le vectofascisme est l’industrialisation de cette production contrefactuelle, son insertion systématique dans les flux informationnels quotidiens, et son optimisation algorithmique pour maximiser l’engagement affectif plutôt que la véracité ou la cohérence.
Les grands modèles de langage constituent à cet égard des machines à contrefactualité d’une puissance sans précédent. Entraînés sur la quasi-totalité du web, ils peuvent générer des versions alternatives de n’importe quel événement avec un degré de plausibilité linguistique troublant. Ces contrefactuels ne se contentent pas d’exister comme possibilités abstraites ; ils sont insérés directement dans les flux informationnels quotidiens, concurrençant les descriptions factuelles dans l’économie de l’attention.
Cette concurrence entre factualité et contrefactualité est fondamentalement asymétrique. La description factuelle d’un événement est contrainte par ce qui s’est effectivement produit ; les descriptions contrefactuelles peuvent explorer un espace des possibles virtuellement infini, choisissant précisément les versions qui maximiseront l’engagement émotionnel des différents segments d’audience. Cette asymétrie fondamentale explique en partie le succès du vectofascisme dans l’économie attentionnelle contemporaine : la contrefactualité optimisée pour l’engagement l’emportera presque toujours sur la factualité dans un système où l’attention est la ressource principale.
Cette prolifération contrefactuelle transforme également notre rapport au temps politique. La politique démocratique moderne présupposait un certain ordonnancement temporel : des événements se produisent, sont rapportés factuellement, puis font l’objet d’interprétations diverses dans un débat public structuré. Le vectofascisme court-circuite cet ordonnancement : l’interprétation précède l’événement, les contrefactuels saturent l’espace attentionnel avant même que les faits ne soient établis, et le débat ne porte plus sur l’interprétation de faits communs mais sur la nature même de la réalité.
En finir
Nous assistons moins à une reproduction à l’identique du fascisme historique qu’à l’émergence d’une forme hybride, adaptée au contexte contemporain, que l’on pourrait qualifier d’autoritarisme populiste à tendance fascisante.
L’emploi du terme “fascisme” pour qualifier des phénomènes politiques contemporains nécessite à la fois rigueur conceptuelle et lucidité politique. Si toute forme d’autoritarisme n’est pas nécessairement fasciste, les convergences identifiées entre certaines tendances actuelles et les caractéristiques fondamentales du fascisme historique ne peuvent être négligées.
Le fascisme, dans son essence, représente une subversion de la démocratie par l’exploitation de ses vulnérabilités. Sa capacité à se métamorphoser selon les contextes constitue précisément l’un de ses dangers. Reconnaître ces mutations sans tomber dans l’inflation terminologique constitue un défi intellectuel majeur.
Le vectofascisme contemporain ne reproduit pas à l’identique l’expérience historique des années 1930, mais il partage avec celle-ci des mécanismes fondamentaux.
On peut proposer cette définition synthétique à retravailler :
« Le vectofascisme désigne une forme politique contemporaine qui adapte les mécanismes fondamentaux du fascisme historique aux structures technologiques, communicationnelles et sociales de l’ère numérique. Il se définit précisément comme un système politique caractérisé par l’instrumentalisation algorithmique des flux d’information et des espaces numériques pour produire et orienter des affects collectifs, principalement la peur et le ressentiment, au service d’un projet de pouvoir autoritaire. Il se distingue par (1) l’exploitation stratégique des propriétés vectorielles de l’information numérique (direction, magnitude, propagation) ; (2) la manipulation systématique de l’espace des possibles et des contrefactuels pour fragmenter la réalité commune ; (3) la production statistiquement optimisée de polarisations sociales et identitaires ; et (4) la personnalisation algorithmique des trajectoires de radicalisation dans des espaces latents de haute dimensionnalité.
Contrairement au fascisme historique, centré sur la mobilisation physique des masses et l’occupation matérielle de l’espace public, le vectofascisme opère principalement par la reconfiguration de l’architecture informationnelle et attentionnelle. Cependant, il repose fondamentalement sur une mobilisation matérielle d’un autre ordre : l’extraction intensive de ressources énergétiques et minérales (terres rares, lithium, cobalt, etc.) nécessaires au fonctionnement des infrastructures numériques qui le soutiennent. Cette extraction, souvent délocalisée et invisibilisée, constitue la base matérielle indispensable de la superstructure informationnelle, liant le vectofascisme à des formes spécifiques d’exploitation environnementale et géopolitique qui alimentent les machines computationnelles au cœur de son fonctionnement. »
“L’automatisation remplace les hommes. Ce n’est bien sûr pas une nouveauté. Ce qui est nouveau, c’est qu’aujourd’hui, contrairement à la plupart des périodes précédentes, les hommes déplacés n’ont nulle part où aller. (…) L’automatisation exclut de plus en plus de personnes de tout rôle productif dans la société.” James Boggs, The American Revolution, pages from a negro workers notebook, 1963.
La réponse actuelle face à l’automatisation est la même que dans les années 60, explique Jason Ludwig pour PublicBooks : il faut former les travailleurs à la programmation ou aux compétences valorisées par la technologie pour qu’ils puissent affronter les changements à venir. Le mantra se répète : ”le progrès technologique est inévitable et les travailleurs doivent s’améliorer eux-mêmes ou être balayés par sa marche inexorable”. Une telle approche individualiste du déplacement technologique trahit cependant une myopie qui caractérise la politique technologique, explique Ludwig : c’est que l’automatisation est fondamentalement un problème politique. Or, comme le montre l’histoire de la politique du travail américaine, les efforts pour former les travailleurs noirs aux compétences technologiques dans les années 60 ont été insuffisants et n’ont fait que les piéger dans une course vers le bas pour vendre leur travail.
Pour Ludwig, il nous faut plutôt changer notre façon de penser la technologie, le travail et la valeur sociale. Dans les années 60, Kennedy avait signé une loi qui avait permis de former quelque 2 millions d’américains pour répondre au défi de l’automatisation. Mais dans le delta du Mississippi, la majorité des noirs formés (comme opérateurs de production, mécanicien automobile, sténographes…) sont retournés au travail agricole saisonnier avant même d’avoir fini leur formation. En fait, les formations formaient des gens à des emplois qui n’existaient pas. “Ces programmes ont également marqué un éloignement de l’espoir initial des leaders des droits civiques de voir une politique d’automatisation faire progresser l’égalité raciale. Au lieu de cela, l’automatisation a renforcé une hiérarchie racialisée du travail technologique”. Ceux qui ont suivit une formation dans l’informatique sont restés pour la plupart dans des rôles subalternes, à l’image des travailleurs des plateformes d’aujourd’hui. Travailleur noir dans l’industrie automobile de Détroit des années 50, James Boggs a d’ailleurs été le témoin direct de la manière dont les nouveaux contrôles électroniques ont remplacé les travailleurs de la chaîne de montage, et a également observé les échecs de la direction, des dirigeants gouvernementaux et du mouvement ouvrier lui-même à faire face aux perturbations causées par l’automatisation. Dans ses écrits critiques, Boggs a soutenu que leur incapacité à concevoir une solution adéquate au problème de l’automatisation et du chômage provenait d’une croyance qu’ils avaient tous en commun : les individus doivent travailler !
Pour Boggs, la voie à suivre à l’ère de l’automatisation ne consiste pas à lutter pour le plein emploi, mais plutôt à accepter une société sans travail, en garantissant à chacun un revenu décent. Pour Ludwig, les recommandations de Boggs soulignent les failles des prévisions contemporaines sur l’avenir du travail, comme celles de McKinsey. La reconversion des travailleurs peut être une mesure temporaire, mais ne sera jamais qu’une solution provisoire. La présenter comme la seule voie à suivre détourne l’attention de la recherche de moyens plus efficaces pour assurer un avenir meilleur à ceux qui sont en marge de la société, comme l’expérimentation d’un revenu de base ou la réinvention de l’État-providence pour le XXIe siècle.