Le gouvernement trumpiste n’est que la poursuite de l’assaut du Capitole en 2021 : une attaque contre la démocratie. Mais cette fois-ci, sont au pouvoir ceux qui préparaient la victoire de Trump afin de permettre aux détenteurs du capitalisme financiarisé de régner au-dessus des lois de manière totalitaire1.
Gilles Dostaler et Bernard Maris2, en se référant à Freud qui voyait le capitalisme comme « la pulsion de mort » et à Keynes pour qui « l’amour irrationnel de l’argent constitue le moteur du capitalisme », avancent qu’« à nouveau le capitalisme, par sa course effrénée au profit, son désir toujours plus intense d’accumulation, a libéré ce qui est enfoui au plus profond de lui-même et le meut de toute son énergie : la pulsion de mort ». Autrement dit, le capitalisme nous déshumanise et nous conduit à prendre plaisir à détruire et à nous autodétruire.
Le pouvoir de l’argent, que les Grecs appelaient la chrématistique, tend à échapper à la vie communautaire et fait de l’humain une abstraction, un pur objet sans corps et sans esprit. Cette réalité, qui réduit l’économie au pouvoir de l’argent, perdure durant toute la modernité qui est parfois contrôlée et limitée par les institutions politiques ou laissée à elle-même, entraînant des injustices, des inégalités et des guerres. Une relecture des ouvrages sur le capitalisme et le totalitarisme nous fait prendre conscience de manière plus aiguë que la barbarie est aux frontières de l’humanité.
L’État voyou est déjà en marche avec la multiplication des décrets imposés par Trump que l’on retrouve dans le « Project 20253 » qui vise à liquider toute opposition et à barricader la démocratie. Trump et son entourage ressemblent à des personnages de La fable des abeilles ou les vices privés font le bien public4. Dans cette fable, qui serait à l’origine du libéralisme économique5, les vices (luxure, appât du gain, malhonnêteté, mensonge, etc.) sont paradoxalement vertueux, comme le vice de l’intérêt particulier qui va inévitablement, dit-on, engendrer la prospérité. Selon cette logique, l’altruisme, la morale, l’hospitalité sont des défauts qui freinent l’accumulation sans limites de richesses économiques.
Pour tenter de comprendre ces transformations dans notre rapport au monde et les dérives de l’autoritarisme et du totalitarisme, je retiens trois moments de l’histoire récente : la crise sanitaire de la COVID, le néolibéralisme et la perte de légitimité des institutions politiques au profit de la puissance des grandes organisations financières contemporaines dans un contexte de globalisation.
Pandémie et néolibéralisme
Durant la pandémie, l’ensemble des individus et même des scientifiques reconnus qui ont osé poser un regard différent sur la crise ont reçu peu d’attention et ont parfois été discrédités. La légitimité de la connaissance s’est limitée aux experts, à l’emprise de l’industrie pharmaceutique sur nos vies et aux autorités étatiques. Dans ce contexte, la pandémie « n’est plus un objet de discussion dans nos démocraties, mais […] la démocratie est elle-même, en Pandémie, devenue objet discutable6. » Elle devient embarrassante avec ses brebis qui osent tirer les ficelles d’un tissage un peu trop serré d’une rationalité sans débats qui repose entre les mains du pouvoir. Ainsi, la gestion de la pandémie laisse entrevoir les signes d’un possible glissement vers l’autoritarisme.
Cette période n’est pas sans lien avec le néolibéralisme, une idéologie où l’économie cherche à se libérer de toute entrave, y compris la démocratie. Le néolibéralisme est, selon Pierre Dardot et Christian Laval, « la nouvelle raison du monde », c’est-à-dire une rationalité qui vise à structurer l’ensemble des conduites humaines en faisant du marché le principe de gouvernement des hommes : « Le néolibéralisme, avant d’être une idéologie ou une politique économique, est d’abord et fondamentalement une rationalité, et à ce titre il tend à structurer et organiser, non seulement l’action des gouvernants, mais jusqu’à la conduite des gouvernés eux-mêmes7. » Il s’agit alors de transformer l’État, les manières de vivre, les règles, les normes pour que chacun adhère à une rationalité qui soumet les individus à une adaptation mécanique et inéluctable au changement. C’est dire qu’on cherche à libérer les individus de tout affect, de toute intériorité, de toute sensibilité à l’égard d’autrui.
Mondialisation et globalisation
C’est aussi dans ce sens que Michel Freitag8 aborde le capitalisme et distingue mondialisation et globalisation. La mondialisation est ce qui « va dans le sens de l’ouverture des sociétés les unes sur les autres dans la perspective de l’harmonisation de leurs rapports au niveau mondial à travers la création d’institutions normatives et expressives (c’est-à-dire de formes de reconnaissance identitaires et représentatives) communes; [elle] désigne donc l’exigence de la création d’un ordre commun. […] Le projet de mondialisation reste un projet politique de caractère humaniste. » Cette conception de la mondialisation est celle qui alimentait le mouvement altermondialiste par la création de forums sociaux mondiaux et, plus près de chez nous, le Forum social bas-laurentien en 2011 dans le village d’Esprit-Saint.
La globalisation va plutôt « dans le sens de la dissolution [ …] des sociétés et des identités collectives existantes […] l’abandon de toutes les autonomies sociétales au profit d’une soumission exclusive de toutes les réalités à la puissance des mécanismes de régulation systémique. […] Le procès de globalisation est seul proprement totalitaire ». Dans ce mouvement de globalisation, les grandes corporations transnationales dominent avec un mode de régulation qui ne repose plus sur le politique et les institutions, mais sur un système que Freitag qualifie d’opérationnel-décisionnel puisque l’humain tend à ne devenir qu’un opérateur de décisions auxquelles il doit s’adapter et sur lesquelles il a peu de pouvoir. « Le programme de la globalisation, c’est l’abolition de cette capacité démocratique ou en tout cas politique d’agir sur le développement économique pour l’intégrer dans un ordre social visant la réalisation de fins humaines, sociales et politiques. » Et « l’idéologie néolibérale qui est mise au service de la globalisation n’est que propagande, et les bénéficiaires de cette propagande sont les puissances corporatives supranationales, et les pouvoirs publics s’y sont assujettis, notamment à leur chantage9. »
Telle est la forme du totalitarisme de l’impérialité capitaliste américaine qui se répand dans d’autres pays avec la figure de Trump, mutée en « Trumpenstein, un monstre à la Frankenstein, cette créature que l’overclass avec les organisations et ses guerres a créée et qui maintenant lui fait peur10 ».
On a souvent reproché à Freitag de développer une pensée pessimiste sur les transformations de la société alors qu’il pointait uniquement la forme qu’elle pouvait prendre, celle qui se manifeste de manière plus intense actuellement par la logique systémique dont la finalité repose uniquement sur les moyens et les rapports de force. Il attirait aussi notre attention sur les formes de résistance qui participent à la reconstruction et à la réinvention du monde. Ces résistances ne sont pas à venir, elles existent déjà dans la société québécoise à travers le mouvement des alternatives sociales, économiques et politiques11.
1. Voir Amérique 2025 : Les Architectes du Chaos – Le plan de Trump & Musk pour s’emparer de l’État, https://www.youtube.com/watch?v=OZasDbtvMDc&t=742s Lire Giuliano Da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Folio actuel, 2023.
2. Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, 2009.
3. Stéphanie Yates, « Projet 2025, ou le pouvoir d’un “think tank” à l’œuvre », Le Devoir, 11 février 2025,
https://www.ledevoir.com/opinion/idees/840763/idees-projet-2025-ou-pouvoir-think-tank-oeuvre
4. Bernard de Mandeville, La fable de abeilles, 1723.
5. Dany-Robert Dufour, Baise ton prochain : une histoire souterraine du capitalisme, Acte Sud, 2019.
6. Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie, Tracts Gallimard, no 23, janvier 2021. Lire également Roland Gori, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu : l’étrange défaite de nos croyances, Les liens qui libèrent, 2022.
7. Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, La Découverte, 2010.
8. Michel Freitag, (propos recueillis par Patrick Ernst), L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme. Écosociété, 2008.
9. Ibid.
10. Jacques-Alexandre Mascotto, « Le Réel, nom de Dieu! Aphorismes sur l’âge du néolibéralisme intégral, de gauche comme de droite », Cahiers Société, no 3, 2021.
11. Jean-Marc Fontan, Juan-Luis Klein et Vincent van Schendel, « La transition juste face à la décadence du trumpisme », Le Devoir, 18 janvier 2025, https://www.ledevoir.com/auteur/juan-luis-klein