Quel diable d’homme que ce Victor-Lévy Beaulieu! Il aura poursuivi, sa vie durant, cette baleine blanche qui n’est pas celle de Melville, même si l’auteur de La Nuitte de Malcomm Hudd a nourri la délirante démesure et l’entêtement singulier du maître à bord du baleinier Pequod, le capitaine Achab, personnage principal du célèbre roman de Melville, Moby-Dick, devenu avec le temps le plus important héros de la littérature américaine.
Melville, certes transpercé par les flèches du péché originel et tétanisé par l’impossibilité de rédemption, ne cessait de revenir à la charge, tâtonnant dans l’obscurité jusqu’à tomber sur cette baleine éblouissante de blancheur. De son côté, Victor-Lévy Beaulieu, plus prosaïque, a tenté de donner au Québec un écrivain de stature universelle et, cela, même si pour se faire, comme la célèbre baleine, il a avalé, puis digéré, les plus grands esprits croisés sur son chemin. Melville chasse la baleine, et Victor-Lévy Beaulieu devient une ronde baleine en ratissant les fonds marins de sa bibliothèque. Il a terriblement besoin des morts pour exister. On comprend alors pourquoi cet homme a passé sa vie à ronchonner, maudissant parfois ses contemporains, jusqu’à se réfugier dans les bois pour les éviter avant de les convoquer pour une séance de clowneries.
Comme Melville, encore une fois, qui, quand il n’était pas en train de lécher ses blessures spirituelles ou les nombreux échecs de ses romans dits de voyage, ou de se frapper le front contre le mur de sa passion pour Hawthorne, connaissait d’affolants passages à vide. Il s’en prenait alors à ces écrivains anglais du moment, simplement “agréables”, et dont l’influence sur la jeune mais bondissante littérature américaine ne cessait de l’étonner. Il prédisait une montée si fulgurante de cette littérature qu’elle ferait pâlir la littérature moderne anglaise, celle qui s’ébrouait autour des années 1850. L’impression d’entendre Victor-Lévy Beaulieu à propos de la littérature québécoise par rapport à la française – sa confiance dans le destin de cette littérature québécoise n’étant jamais ébranlée – et cela même s’il a déjà exprimé certains doutes sur l’ambition de nos jeunes écrivains. Nul besoin de dire qu’il a eu tort sur cette appréciation car chaque génération, si ce terme si détestable est valable en littérature, cherche à explorer des contrées inédites. Et l’ambition n’est pas toujours liée au volume ou à la puissance. Le ruisseau Rimbaud tient tête à l’océan Hugo, ou, si vous voulez, le “vaisseau d’or” de Nelligan navigue sans couler dans le fleuve d’encre qu’est l’œuvre monumentale de Victor Lévy-Beaulieu. Une œuvre dont une grande partie est dédiée aux autres et est aussi faite par les autres.
Son originalité réside dans cette “faculté d’admirer” si chère à Malraux. Ne me reprochez pas tous ces noms car VLB a ouvert les fenêtres du Québec sur le monde en écrivant des livres entiers, et non de simples citations comme on fait dans les salons, sur Hugo, Kerouac, Melville, Atwood, Joyce, Nietzsche. Qui dit mieux? Et il les ramène au Québec, dans son œuvre, jusqu’à donner l’impression que Melville, Hugo ou Joyce sont en fait des écrivains québécois. Quelle jolie façon de dire que le Québec est, à ses yeux, le cœur du monde rêvé à défaut de l’être dans le monde réel. En effet, il s’est fâché plusieurs fois avec le Québec réel qui lui semblait douter de sa propre réalité.
L’homme qui aimait faire des déclarations intempestives était aussi un bûcheron solitaire qui s’enfonçait longtemps dans la forêt des voix où il avait appris le silence et le monologue sans fin. Vous avez compris que ce veilleur de nuit, tout en contrastes comme son vieil ami Melville, a vécu mille tourments dont le plus douloureux était l’impression d’être oublié de son vivant. Ses livres étaient de moins en moins commentés ou même feuilletés. Pas parce qu’ils étaient sans intérêt (il a aussi écrit des livres sur les plantes qui guérissent et était un écologiste forcené) mais parce que personne ne voulait se colleter à lui. Qui a lu son diabolique 666 Friedrich Nietzsche (1392 pages)? Melville avait jeté son dévolu sur Hawthorne qui lui rendit cette amitié un bref temps. Lui, Victor-Lévy Beaulieu était de plus en plus seul vers la fin: Tremblay est à Miami, et Blais, Hébert, Ducharme, Aquin, Ferron, Miron (la forêt dépeuplée) n’étaient plus là. Il faut dire qu’il n’a pas beaucoup fréquenté les vivants non plus. Victor-Lévy Beaulieu a admiré passionnément Melville qu’il n’a pourtant jamais rencontré. En fait, il s’agissait de la poursuite d’une baleine blanche, cet animal marin qu’on ne peut chasser que si on est prêt à le suivre parfois à plus de cinq mille mètres de profondeur, de ces profondeurs dont on ne remonte jamais.
Aujourd’hui pour retrouver l’écrivain de Trois-Pistoles, il faudra un long souffle et cette ambition démesurée qui ne sont accordés qu’aux fous, aux saints et aux génies. Je ne sais même pas si on a les moyens nécessaires pour évaluer cette œuvre, ou la générosité réquise pour comprendre l’abnégation de cet homme aux lèvres minces, aux mains délicates, aux cuisses solides qu’il aimait exhiber, sans oublier chapeau et pipe. Je revois l’étonnement de Melville en lisant la lettre d’admiration de Hawthorne. Un homme avait tenté de le comprendre quand tous les autres cherchaient à le ridiculiser.
Victor-Lévy Beaulieu a besoin de lecteurs plus que des larmes. Il nous faut le lire ou le relire pour apprécier cet incroyable saut périlleux dans l’obscurité. Commencez cet été par son Melville (Monsieur Melville) et son Joyce (James Joyce, le Québec, l’Irlande, les mots, essai hilare) pour ceux qui n’ont pas peur des grands massifs. Mon premier livre en arrivant au Québec c’était Les Grands-pères, paru en 1971 et réédité en 2011 dans une certaine indifférence. Toute l’œuvre était déjà là. “Dans le livre de Victor-Lévy Beaulieu, il y la mort, l’auteur et le lecteur” écrivait Ferron. La mort ayant amené l’auteur avec elle pour une promenade qui n’est pas de santé, il reste le lecteur. Qu’est-ce qu’on attend alors?
Dany Laferrière
de l’Académie française