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Algorithmes et société. Pint Of Science 2025.

J’étais hier, Mercredi 21 Mai, Ă  Nantes dans le cadre de l’évĂ©nement « Pint Of Science Â» pour une soirĂ©e thĂ©matiques sur le thĂšme « Algorithmes et sociĂ©tĂ© Â».

 

Voici un retour sur mon intervention. Un trĂšs grand merci aux organisateurs et organisatrices (notamment RĂ©mi) pour cette invitation et l’organisation de ce temps d’échange citoyen tout Ă  fait rĂ©jouissant et fĂ©cond. Et un grand merci aussi Ă  mes deux collĂšgues d’intervention, Leia Savary et Odile Bellenguez pour les Ă©changes et la prĂ©paration de cette soirĂ©e.

Voici donc ce que j’ai racontĂ© de mon cĂŽtĂ©.

Je vais vous faire écouter un algorithme.

Je vais vous faire écouter un algorithme.

 

Ce titre de SĂ©bastien Tellier sort en 2004. Il est intitulĂ© « La ritournelle Â». 2004 c’est aussi la naissance de Facebook et de ce que l’on va nommer les « rĂ©seaux sociaux Â» puis les « mĂ©dias sociaux Â» de masse. C’est aussi Ă  partir de ce moment lĂ  que bien plus que pendant les prĂ©cĂ©dentes annĂ©es, le web, espace public ouvert et traversable, va se « refermer Â» autour de plateformes propriĂ©taires (le fondateur du web, Tim Berners-Lee, parle de « jardins fermĂ©s Â») et que les « applications Â» vont devenir nos compagnons quotidiens avec la massification des smartphones (circa 2007).

DĂšs lors, Ă  partir de ces annĂ©es et dans la dĂ©cennie qui s’ouvre en 2010, « les algorithmes Â» vont devenir autant de ritournelles qui nous accompagnent, nous cadrent, nous autorisent et nous empĂȘchent au quotidien. Pourquoi ce titre de SĂ©bastien Tellier et pourquoi comparer les algorithmes Ă  des ritournelles ? Parce que le titre « la ritournelle Â» fait Ă©cho Ă  ce qui me semble la meilleure dĂ©finition de la nature profonde d’un algorithme et surtout de la nature profonde des effets d’un algorithme. Et cette dĂ©finition je la tire de l’ouvrage de Deleuze et Guattari, « Mille Plateaux Â», paru en 1980 et qui avait pour sous-titre « Capitalisme et SchizophrĂ©nie Â» (ce qui est aussi intĂ©ressant pour penser le rĂŽle actuel des algorithmes dont beaucoup enferment et « rendent fou Â» parce qu’ils ne sont au service que du Capital).

Donc dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari parlent de l’importance de ce qu’ils appellent la ritournelle et qu’ils dĂ©crivent en trois points :

  • D’abord ce qui nous rassure par une forme de rĂ©gularitĂ© attendue, que l’on devine et anticipe.

Les algorithmes sont cela.

  • Ensuite ce qui installe l’organisation nous semblant familiĂšre d’un espace que l’on sait public mais que l’on perçoit et que l’on investit en partie comme intime : ils « enchantent » l’éventail de nos affects et sont l’état de nature de nos artifices sociaux.

Les algorithmes se dĂ©ploient dans ces espaces Ă  la fois massivement publics en nombre d’utilisateurs mais qui sont aussi, en faux-semblant, « privĂ©s Â». Cela avait Ă©tĂ© posĂ© dĂšs 2007 par danah boyd qui soulignait que la premiĂšre particularitĂ© et le premier problĂšme de ces plateformes Ă©tait qu’elles Ă©taient semi-publiques et semi-privĂ©es et que toute dimension de « privacy Â», c’est Ă  dire de vie privĂ©e, Ă©tait donc structurellement ambigĂŒe et presqu’impossible.

Deleuze et Guattari disent aussi que la ritournelle (donc les algorithmes) « enchantent nos affects Â» et sont « l’état de nature de nos artifices sociaux Â». « L’état de nature de nos artifices sociaux. Â» C’est, je trouve, vraiment une magnifique dĂ©finition de ce qui se joue, de ce que nous jouons autour de notre frĂ©quentation algorithmique. La visibilitĂ©, la rĂ©ciprocitĂ©, le souci de paraĂźtre, les fonctions comme le like et les autres icĂŽnes « Ă©motionnelles Â» sont, parmi d’autres, les notes de la partition de cette ritournelle.

  • Enfin ils sont ce qui, parfois, nous accompagne et nous Ă©quipe aussi dans la dĂ©couverte d’un ailleurs, parce qu’y compris au sein de reprĂ©sentations cloisonnĂ©es, ils sont des « chants traversants. » 

LĂ  encore, c’est dans le mille. Des « chants traversants Â» : les algorithmes, notamment ceux que l’on dit de recommandation, fonctionnent comme des chants traversants : la plupart du temps ils s’alignent sur nos prĂ©fĂ©rences mais ils sont aussi structurellement faits pour nous emmener vers des ailleurs afin de maintenir un niveau d’attention qui ne s’effondre pas dans une trop forte routine.

Ces ritournelles nous accompagnent et elles « cadrent Â» notre rĂ©el. Notre rĂ©el amoureux, notre rĂ©el gĂ©ographique, notre rĂ©el politique. Elles le cadrent et elles le rythment.

 

Je vais maintenant vous parler du rythme des algorithmes.

Dans un vieux texte j’avais imaginĂ© un trouble que j’avais appelĂ© la « dysalgorithmie Â», un « trouble de rĂ©sistance algorithmique oĂč le sujet fait preuve d’un comportement ou d’opinions non-calculables« , c’est Ă  dire la capacitĂ© Ă  ne pas suivre les recommandations algorithmiques, Ă  n’ĂȘtre, par exemple, pas sensible Ă  la cadence des notifications. C’est Ă  dire Ă  ĂȘtre dans un autre rythme de la mĂȘme maniĂšre que les diffĂ©rents troubles « dys Â» sont diffĂ©remment sensibles au monde, Ă  l’orthographe, au calcul.

Ma thĂšse c’est que chaque algorithme dispose de son propre rythme. Le rythme de l’algorithme de Tiktok n’est pas le mĂȘme que celui de l’algorithme de X ou d’Instagram. Si l’algorithme de Tiktok nous parait si efficace, ce n’est pas parce qu’il serait plus intelligent ou machiavĂ©lique que d’autres, c’est parce que son rythme (sĂ©quences trĂšs courtes) impose que nous nous en occupions en permanence, Ă  un rythme constant, et chaque interaction, chaque pulsation, est une nouvelle information pour cet algorithme. Or en moyenne toutes les 6 Ă  10 secondes nous interagissons avec l’algorithme de TikTok.

Et mon autre thĂšse qui est un corrĂ©lat de la premiĂšre, c’est que ces algorithmes jouent aussi sur la question de nos propres rythmes ils cadencent comme autant de contremaĂźtres nos vitesses de dĂ©placement – Waze – mais aussi nos vitesses de connexion, d’information , de socialisation, nos frĂ©quences de rencontre amoureuses, etc.

Le problĂšme c’est qu’à la fin c’est trop souvent le rythme de l’algorithme qui gagne. Qui l’emporte non seulement sur notre propre biorythme, mais sur le rythme de nos sociĂ©tĂ©s, de nos environnements sociaux, amicaux, informationnels, affectifs mais aussi sur d’autres aspects parfois plus triviaux. Je prends quelques exemples.

L’algorithme de Facebook, derriĂšre la promesse de nous exposer Ă  davantage de diversitĂ©, nous a en rĂ©alitĂ© enfermĂ© dans nos certitudes, dans nos propres croyances, dans ce qu’Eli Pariser a appelĂ© des « bulles de filtre Â». Ce n’est d’ailleurs pas « que Â» la faute de Facebook. Il y a une nature anthropologique Ă  ces bulles de filtre : plus on nous sommes seuls Ă  ĂȘtre exposĂ© Ă  des diversitĂ©s de culture, de religion, de sociĂ©tĂ©s, et plus nous cherchons Ă  nous rapprocher de ce qui nous est semblable ; plus nous cherchons Ă  nous rapprocher de notre propre rythme. En ce sens la promesse inititale de Facebook a Ă©tĂ© tenue : la plateforme nous a en effet exposĂ© Ă  Ă©normĂ©ment de diversitĂ©, mais de maniĂšre tellement outranciĂšre que nous avons fini par n’y chercher que de l’identique, du mĂȘme, du ressemblant. Et dĂšs lors que nous l’avons trouvĂ©, nous nous y sommes enfermĂ© avec l’aide des logiques publicitaires et virales totalement perverses qui alimentent la plateforme.

L’algorithme d’AirBnB a fini par reconfigurer totalement l’espace social de nos centre-villes. En affirmant rendre plus abordable le sĂ©jour, il a en rĂ©alitĂ© totalement rarĂ©fiĂ© l’offre de logements abordables dans certains pĂ©rimĂštres urbains.

L’autre exemple c’est celui de Waze. L’histoire est dĂ©sormais un peu plus cĂ©lĂšbre car elle figure Ă  la fin du dernier livre de Guiliano Da Empoli, « L’ùre des prĂ©dateurs Â», mais elle est ancienne. C’est celle d’un maire, Christophe Mathon, d’un petit village, Saint-Montan, une citĂ© mĂ©diĂ©vale de 180 habitants nichĂ©e dans les confins de l’ArdĂšche. Et Ă  chaque vacance scolaire ou long week-end un flot de vĂ©hicules (plus de 1000 par jour), le tout pour gagner quelques minutes ou secondes sur un itinĂ©raire. Autre exemple, Matthieu Lestoquoy, maire de Camphin-en-Carembaut, commune de 1800 habitants, plus de 14 000 passages de vĂ©hicule par jour. Avec les dangers et les nuisance sonores que cela reprĂ©sente. LĂ  encore au prĂ©texte de fluidifer le trafic routier et de nous faire gagner du temps, Waze densifie le trafic routier dans des endroits non-prĂ©vus pour cela (et c’est donc beaucoup plus dangereux) et ne nous fait pas rĂ©ellement gagner de temps et surtout il en fait perdre Ă  l’ensemble des habitants de Saint-Montan ou de Camphin-en-Carembaut, dont il se contrefiche.

Au final, ces algorithmes nous promettent des choses (voir plus de diversitĂ©, avoir des logements plus accessibles, gagner du temps) mais en rĂ©alitĂ©, soit ils font l’inverse, soit ils crĂ©ent tellement d’externalitĂ©s nĂ©gatives que la pertinence de leur fonction premiĂšre peut et doit ĂȘtre rediscutĂ©e.

Dans un article j’écrivais :

« Management, travail, donnĂ©es, infrastructures de production, modĂšle Ă©conomique, stigmatisation des minoritĂ©s et des plus pauvres 
 Il faut non seulement constater mais accepter que le monde social que les technologies numĂ©riques et algorithmiques bĂątissent depuis presqu’un quart de siĂšcle est un monde dans lequel se rĂ©vĂšlent et s’organisent les puissances les plus radicales et aliĂ©nantes de l’histoire Ă©conomique, sociale et politique des peuples. Cela n’empĂȘche pas que les appropriations singuliĂšres de ces technologies numĂ©riques soient toujours possiblement vectrices d’émancipation mais en revanche, leurs appropriations collectives et politiques le sont trĂšs rarement. Presque jamais en rĂ©alitĂ©. Et chaque fois qu’elles l’ont Ă©tĂ©, l’émancipation s’est toujours retournĂ©e en rĂ©pression.« 

 

Pour le dire plus simplement : ces algorithmes facilitent Ă©normĂ©ment de choses Ă  l’échelle individuelle (Ă©chelle oĂč le rapport bĂ©nĂ©fice / risque reste positif) mais ce rapport s’inverse trĂšs souvent Ă  l’échelle collective. Or le seul bon niveau d’analyse de ces algorithmes, ce n’est pas tant l’effet qu’ils produisent sur nous, mais c’est celui des effets qu’ils produisent dans la sociĂ©tĂ© : les nouveaux cadres, les nouvelles normes qu’ils installent et lĂ©gitiment.

On peut dans le mĂȘme genre penser au travaux de Zeinep Tufekci, sociologie, hacktiviste, militante, qui a documentĂ©, notamment dans le cadre des printemps arabes, « comment internet a facilitĂ© l’organisation les rĂ©volutions sociales mais en a compromis la victoire. Â» Et quand elle dit « internet Â» elle dĂ©signe en fait les grands mĂ©dias sociaux et leurs algorithmes.

Alors devant tout cela, on pourrait se dire que l’une des solutions, simple en apparence, c’est d’ouvrir le code de ces algorithmes, et de regarder attentivement comment est faite la partition de ces ritournelles, et nous pourrons nous en affranchir, que nous pourrons les amĂ©liorer et les ramener dans le sens de l’intĂ©rĂȘt commun.

Malheureusement, aujourd’hui, ouvrir le code des algorithmes ne suffit plus (mĂȘme si c’est plus que jamais nĂ©cessaire)

Le Golfe, la montagne et la base militaire : chroniques d’un monde exonyme (et d’une purge fasciste).

Publication pour archivage de l’article paru sur AOC.media le 20 FĂ©vrier 2025 et titrĂ© « BlacklistĂ© – sur le rapport fasciste de Trump au langage. Â»

 

Encore des mots, toujours des mots, rien que des mots. C’est une guerre sur la langue, sur le vocabulaire, sur les mots, sur la nomination et la dĂ©nomination possible. Sur ce qu’il est ou non possible de nommer. Une guerre avec ses frappes. Une guerre particuliĂšre car lorsque ce sont des mots qui sautent, c’est toute l’humanitĂ© qui est victime collatĂ©rale directe et immĂ©diate.

Au lendemain de son accession au pouvoir et dans la longue liste des dĂ©crets de turpitude de cet homme dĂ©crĂ©pit, Trump donc annonçait vouloir changer le nom d’un golfe, d’une montagne et d’une base militaire.

Le golfe c’est celui du Mexique que Trump a voulu (et obtenu) renommer en golfe d’AmĂ©rique. L’enjeu c’est d’îter symboliquement cette dĂ©nomination Ă  la population mexicaine qu’il assimile totalement Ă  un danger migratoire. Il y est parvenu.

La montagne c’est le Mont Denali, situĂ© en Alaska. Anciennement Mont McKinley, il avait Ă©tĂ© changĂ© en 2015 par Barack Obama selon le souhait des populations autochtones. L’enjeu est donc ici une nouvelle fois re rĂ©affirmer la primautĂ© de l’AmĂ©rique blanche. Il n’y est pas parvenu, le sĂ©nat de l’Alaska a votĂ© contre.

La base militaire c’est celle de Fort Liberty, anciennement Fort Bragg, le nom d’un ancien gĂ©nĂ©ral confĂ©dĂ©rĂ© symbole du passĂ© esclavagiste des USA, et que l’administration Biden avait modifiĂ© tout comme celui de neuf autres bases pour les mĂȘmes raisons. Trump l’a renommĂ© Fort Bragg. Et son ministre de la dĂ©fense annonce que les autres bases militaires « dĂ©nommĂ©es Â» seront, de la mĂȘme maniĂšre et pour les mĂȘmes motifs, « renommĂ©es Â». Et le passĂ© esclavagiste des USA ainsi « honorĂ© Â».

Un monde exonyme. C’est Ă  dire un monde dans lequel « un groupe de personnes dĂ©nomme un autre groupe de personnes, un lieu, une langue par un nom distinct du nom rĂ©gulier employĂ© par l’autre groupe pour se dĂ©signer lui-mĂȘme Â» (WikipĂ©dia)

Je leur dirai les mots noirs. 

Une liste. De mots interdits. De mots Ă  retirer. De mots qui, si vous les utilisez, dans un article scientifique ou dans des sites web en lien quelconque avec une quelconque administration US vous vaudront, Ă  votre article, Ă  votre site et donc aussi Ă  vous-mĂȘme, d’ĂȘtre « flaggĂ©s Â», d’ĂȘtre « signalĂ©s Â» et vos subventions fĂ©dĂ©rales ensuite « retirĂ©es Â».

Comme cela a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© par le Washington Post, un arbre de dĂ©cision, un logigramme a aussi Ă©tĂ© envoyĂ© aux responsables des programmes scientifiques Ă  la NSF (National Science Foundation)  leur indiquant Ă  quel moment prendre la dĂ©cision de « couper Â» le dĂ©clenchement d’un financement si l’un des mots de la liste interdite apparaissait dans le descriptif gĂ©nĂ©ral du projet, dans son titre, dans son rĂ©sumĂ©, etc. Une purge fasciste.

 

Des mots qui dans la tĂȘte de Trump ont vocation Ă  disparaitre dans le prĂ©sent inconditionnel qu’il instaure comme un temps politique majeur. La liste est longue. Elle mĂ©rite d’ĂȘtre affichĂ©e. ArchivĂ©e. MĂ©morisĂ©e. EngrammĂ©e. Car Trump n’aime pas les archives. Il efface aussi des donnĂ©es. Ces mots-lĂ  :

  • activism, activists, advocacy, advocate, advocates, barrier, barriers, biased, biased toward, biases, biases towards, bipoc, black and latinx, community diversity, community equity, cultural differences, cultural heritage, culturally responsive, disabilities, disability, discriminated, discrimination, discriminatory, diverse backgrounds, diverse communities, diverse community, diverse group, diverse groups, diversified, diversify, diversifying, diversity and inclusion, diversity equity, enhance the diversity, enhancing diversity, equal opportunity, equality, equitable, equity, ethnicity, excluded, female, females, fostering inclusivity, gender, gender diversity, genders, hate speech, excluded, female, females, fostering inclusivity, gender, gender diversity, genders, hate speech, hispanic minority, historically, implicit bias, implicit biases, inclusion, inclusive, inclusiveness, inclusivity, increase diversity, increase the diversity, indigenous community, inequalities, inequality, inequitable, inequities, institutional, Igbt, marginalize, marginalized, minorities, minority, multicultural, polarization, political, prejudice, privileges, promoting diversity, race and ethnicity, racial, racial diversity, racial inequality, racial justice, racially, racism, sense of belonging, sexual preferences, social justice, sociocultural, socioeconomic, status, stereotypes, systemic, trauma, under appreciated, under represented, under served, underrepresentation, underrepresented, underserved, undervalued, victim, women, women and underrepresented.

DiversitĂ©, Ă©quitĂ© et inclusion. La « DEI Â» contre laquelle Trump entre en guerre. Guerre qu’il remporte avec l’appui de son administration mais aussi et surtout de tout un large pan de l’industrie mĂ©diatique et numĂ©rique. La science aux ordres du pouvoir.

« Erase Baby, Erase ! Â»

Il faut effacer. « Erase Baby, Erase. Â» Comme Anne-CĂ©cile Mailfert le rappelait dans sa chronique sur France Inter :

Son administration ne se contente pas de sabrer dans les budgets de la recherche ou de nier les faits scientifiques. Elle tente de supprimer les donnĂ©es qui la dĂ©rangent. Les indices de vulnĂ©rabilitĂ© sociale du Centre pour le contrĂŽle et la prĂ©vention des maladies ? SupprimĂ©s. Les pages du ministĂšre des Transports sur l’égalitĂ©, le genre et le climat ? ÉvaporĂ©es. Les Ă©tudes sur la santĂ© publique qui mettent en lumiĂšre les inĂ©galitĂ©s croisĂ©es ? EffacĂ©es. Imaginez un immense autodafĂ© numĂ©rique, oĂč ce ne sont plus des livres qu’on brĂ»le, mais des sites web, des pages Internet, des index, des bases de donnĂ©es. (
)

Trump et son administration ne se contentent pas de faire disparaĂźtre des informations. Ils empĂȘchent que de nouvelles soient créées. Les chercheurs qui souhaitent ĂȘtre financĂ©s par l’État fĂ©dĂ©ral doivent maintenant Ă©viter des termes comme « diversitĂ© Â», « inclusion Â», « femme Â», « LGBTQI « , « changement climatique Â». Imaginez : des scientifiques contraints de parler d’ouragans sans pouvoir mentionner le climat, d’étudier les inĂ©galitĂ©s sans pouvoir dire « femme Â» ou “racisme”. C’est Orwell qui rencontre Kafka dans un Ă©pisode de Black Mirror.

 

Dans le cadre de la NSA (National Security Agency) c’est le « Big Delete Â», le grand effacement. Des pages et des sites entiers qui disparaissent, puis qui parfois rĂ©apparaissent sans jamais ĂȘtre capable de dire prĂ©cisĂ©ment ce qui a entre temps Ă©tĂ© modifiĂ© ou supprimĂ© ou réécrit 


IngĂ©nieries de l’effacement.

Il y a donc le langage, et puis il y a l’ensemble des ingĂ©nieries de l’effacement des mots, du travestissement de la langue, de la dissimulation du sens. Au premier rang desquelles les ingĂ©nieries du numĂ©rique. Dans l’une des derniĂšres livraison de sa Newsletter « Cybernetica Â», Tariq Krim rappelait comment « lorsque vous utilisez Google Maps aux États-Unis, (
) l’application affiche dĂ©sormais Gulf of America pour les utilisateurs amĂ©ricains, tout en conservant Gulf of Mexico pour les utilisateurs mexicains et en affichant les deux noms ailleurs. Â» Jusque-lĂ  le numĂ©rique et Google ne sont coupables de rien, ils se contentent d’appliquer les rĂšgles du droit. Mais ce faisant bien sĂ»r ils s’exposent. Et la maniĂšre dont ils rĂ©pondent Ă  cette exposition est une entrave considĂ©rable Ă  nos propres dĂ©nominations, Ă  nos capacitĂ©s Ă  nĂ©gocier ces dĂ©nominations au coeur mĂȘme des espaces qui le mobilisent et les activent. Ainsi Tariq Krim rappelait Ă©galement que « maintenant, Google Maps empĂȘche les utilisateurs de laisser des avis sur cet emplacement. Cette restriction intervient aprĂšs une vague de critiques et de review-bombing, oĂč des centaines d’utilisateurs ont attribuĂ© une Ă©toile Ă  l’application pour dĂ©noncer ce changement. Â»

Et puis il est d’autres exemples dans lesquels ce sont cette fois ces acteurs du numĂ©rique eux-mĂȘmes qui se placent en situation de complaire aux politiques fascisantes en cours, non qu’elles en Ă©pousent nĂ©cessairement l’idĂ©ologie, mais par ce qui relĂšve a minima d’une opportune lĂąchetĂ© alignĂ©e sur un opportunisme Ă©conomique. Ainsi la dĂ©cision de MĂ©ta et de Zuckergerg de revenir (rien ne l’y obligeait) sur ses propres politiques en termes de DEI, ainsi la dĂ©cision de Google (rien ne l’y obligeait non plus) de supprimer de Google Calendar l’affichage par dĂ©faut d’évĂ©nements liĂ©s Ă  la Gay Pride (marche des fiertĂ©s), au Black History Month (BHM), supprimant aussi les rappels calendaires suivants : « Indigenous People Month, Jewish Heritage, Holocaust Remembrance Day, and Hispanic Heritage. Â»

Les LGBTQIA+, les Noirs, les peuples indigĂšnes, les Juifs et les Latinos. Le tout dans un monde oĂč un salut Nazi n’est plus seulement inqualifiable sur le plan de l’éthique et de la morale, mais dans un monde oĂč plus personne ne semble capable de simplement le qualifier pour ce qu’il est.

Un grand remplacement documentaire et linguistique.

Il y a les donnĂ©es, les discours, les dates et les mots qui s’effacent, que Trump, et Musk notamment effacent. Effacent et remplacent. Et il y a le grignotage en cours des espaces (notamment) numĂ©riques dans lesquels les contenus « gĂ©nĂ©rĂ©s artificiellement Â» sont un grand remplacement documentaire. Des contenus gĂ©nĂ©rĂ©s artificiellement, un web synthĂ©tique qui non seulement gagne du terrain mais qui a la double particularitĂ©, d’une part de se nourrir d’archives, et d’autre part d’ĂȘtre totalement infĂ©odĂ© aux rĂšgles de gĂ©nĂ©ration dĂ©terminĂ©es par les entreprises qui le dĂ©ploient. Or ces archives (et ce besoin de bases de donnĂ©es pour ĂȘtre entraĂźnĂ© et pour pouvoir gĂ©nĂ©rer des contenus), ces archives et ces bases de donnĂ©es sont en train d’ĂȘtre littĂ©ralement purgĂ©es de certains contenus. Et les rĂšgles de gĂ©nĂ©ration sont de leur cĂŽtĂ© totalement infĂ©odĂ©es Ă  des idĂ©ologies fascisantes qui dictent leurs agendas.

Une boucle paradoxale dans laquelle les mĂȘmes technologies d’IA utilisĂ©es pour gĂ©nĂ©rer des contenus jusqu’au-delĂ  de la saturation sont Ă©galement mobilisĂ©es et utilisĂ©es pour rechercher, dĂ©tecter et supprimer les mots interdits. Et Ă  partir de lĂ  de nouveau gĂ©nĂ©rer des contenus Ă  saturation mais cette fois exempts autant qu’exsangues de cette langue et de ces mots.

La certitude d’une ingĂ©rence.

Avec ce que rĂ©vĂšle et met en place le second mandat de Trump, avec l’évolution de la marche du monde qui l’accompagne et sa cohorte de rĂ©gimes autoritaires, illibĂ©raux ou carrĂ©ment dictatoriaux d’un bout Ă  l’autre de la planĂšte, nous sommes Ă  ce moment prĂ©cis de bascule oĂč nous mesurons Ă  quel point tout ce qui jusqu’ici Ă©tait disqualifiĂ© comme discours catastrophiste ou alarmiste se trouve soudainement requalifiĂ© en discours simplement programmatique.

Et l’abĂźme qui s’ouvre devant nous est vertigineux. Que fera une administration (celle de Trump aujourd’hui ou une autre, ailleurs, demain), que fera une telle administration de l’ensemble de ces donnĂ©es, aussi bien d’ailleurs de celles qu’elle choisit de conserver que de celles qu’elle choisit d’effacer ? Je l’avais (notamment) documentĂ© dans ma sĂ©rie d’articles sur le mouvement des Gilets Jaunes, et plus particuliĂšrement dans celui intitulĂ© « AprĂšs avoir LikĂ©, les Gilets Jaunes vont-ils voter ?« , il faut s’en rappeler aujourd’hui :

Quelle que soit l’issue du mouvement, la base de donnĂ©e « opinion Â» qui restera aux mains de Facebook est une bombe dĂ©mocratique Ă  retardement 
 Et nous n’avons Ă  ce jour absolument aucune garantie qu’elle ne soit pas vendue Ă  la dĂ©coupe au(x) plus offrant(s). 

 

Et ce qui est aux mains de Facebook est aujourd’hui aux mains de Trump. Le ralliement de Zuckerberg (et de l’ensemble des patrons des Big Tech) Ă  Trump, l’état de la dĂ©mocratie US autant que les enjeux Ă  l’oeuvre dans le cadre de prochaines Ă©lections europĂ©ennes et Françaises, ne laisse pas seulement « entrevoir Â» des « possibilitĂ©s Â» d’ingĂ©rence, mais elle les constitue en certitude, certitude que seule limite (pour l’instant) l’incompĂ©tence analytique de ceux qui mettent en place ces outils de captation et leurs infrastructures techniques toxiques (ladite incompĂ©tence analytique pouvant aussi entraĂźner nombre d’autres errances et catastrophes).

Dans un autre genre, et alors que la Ligue des Drois de l’Homme vient de dĂ©poser plainte en France contre Apple au sujet de l’enregistrement (non consenti) de conversations via son assistant vocal Siri, et que l’on sait que ces enregistrements non-consentis couvrent toute la gamme des acteurs qui proposent de tels assistants vocaux et leur palette d’enceintes connectĂ©s, c’est Ă  dire d’Apple Ă  Amazon en passant par Facebook, Microsoft et Google, et par-delĂ  ce qu’Olivier Tesquet qualifie de « Watergate domestique Â», qu’est-ce qu’une administration qui efface des mots, qui en interdit d’autres, qui réécrit des sites ou modifie et invisibilise des pans entiers de la recherche scientifique, qu’est-ce que ce genre d’administration est capable de faire de l’ensemble de ces conversations enregistrĂ©es et qui relĂšvent de l’intime et du privĂ© ?

Il semble que nous n’ayons finalement rien appris, rien retenu et surtout rien compris de ce qu’ont rĂ©vĂ©lĂ© Edward Snowden et Julian Assange. Ils montraient la surveillance de masse et nous regardions le risque d’une surveillance de masse. Ils montraient le danger du politique et nous regardions le danger de la technique. Il est en tout cas Ă©vident que malgrĂ© les lanceurs d’alerte qui ont mis leur rĂ©putation et parfois leur vie en danger, que malgrĂ© le travail tenace et sans relĂąche des militantes et militants des libertĂ©s numĂ©riques, il semble que rien de tout cela n’ait Ă©tĂ© suffisant.

Calculer la langue.

Orwell en a fait un roman, d’immenses penseurs ont rĂ©flĂ©chi Ă  la question de la propagande, Ă  celle de la langue et du vocabulaire Ă  son service ; aujourd’hui en terre numĂ©rique et Ă  l’aune de ce que l’on qualifie bien improprement « d’intelligence artificielle Â», en hĂ©ritage aussi du capitalisme linguistique thĂ©orisĂ© par FrĂ©dĂ©ric Kaplan, aujourd’hui la langue est attaquĂ©e Ă  une Ă©chelle jamais atteinte. Aujourd’hui tout comme les possibilitĂ©s de propagande, les possibilitĂ©s de censure, d’effacement, de dĂ©tournement n’ont jamais Ă©tĂ© aussi simples et aussi massives ; elles n’ont jamais Ă©tĂ© autant Ă  disposition commode de puissances accommodantes ; et jamais l’écart avec les possibilitĂ©s d’y rĂ©sister, d’y Ă©chapper, de s’y soustraire ou mĂȘme simplement de documenter ces effacements, ces travestissements et ces censures, jamais cet Ă©cart n’a Ă©tĂ© aussi grand. En partie parce que les puissances calculatoires sont aujourd’hui en situation et capacitĂ© d’atteindre la langue dans des mĂ©canismes de production demeurĂ©s longtemps incalculables. On appelle cela en linguistique de corpus et dans le traitement automatique du langage, les « entitĂ©s nommĂ©es« , c’est Ă  dire cette capacitĂ© « Ă  rechercher des objets textuels (c’est-Ă -dire un mot, ou un groupe de mots) catĂ©gorisables dans des classes telles que noms de personnes, noms d’organisations ou d’entreprises, noms de lieux, quantitĂ©s, distances, valeurs, dates, etc. Â» Le travail sur ces entitĂ©s nommĂ©es existe depuis les annĂ©es 1990 ; elles ont Ă©tĂ© la base de tous les travaux d’ingĂ©nierie linguistique et sont actuellement l’un des coeurs de la puissance gĂ©nĂ©rative qui fait aujourd’hui illusion au travers d’outils comme ChatGPT : la recherche, la dĂ©tection, l’analyse et la production sous stĂ©roĂŻdes d’entitĂ©s nommĂ©es dans des corpus documentaires de l’ordre de l’aporie, c’est Ă  dire Ă  la fois calculables linguistiquement mais incommensurables pour l’entendement.

Quand il n’y aura plus rien à dire, il n’y aura plus rien à voter.

En conclusion il semble important de redire, de rĂ©-expliquer et de rĂ©affirmer qu’à chaque fois que nous utilisons des artefacts gĂ©nĂ©ratifs, et qu’à chaque fois que nous sommes confrontĂ©s Ă  leurs productions (en le sachant ou sans le savoir), nous sommes avant toute chose face Ă  un systĂšme de valeurs. Un article rĂ©cent de Wired se fait l’écho des travaux de Dan Hendrycks (directeur du Center for AI Safety) et de ses collĂšgues (l’article scientifique complet est Ă©galement disponible en ligne en version prĂ©print) :

Hendrycks et ses collĂšgues ont mesurĂ© les perspectives politiques de plusieurs modĂšles d’IA de premier plan, notamment Grok de xAI, GPT-4o d’OpenAI et Llama 3.3 de Meta. GrĂące Ă  cette technique, ils ont pu comparer les valeurs des diffĂ©rents modĂšles aux programmes de certains hommes politiques, dont Donald Trump, Kamala Harris, Bernie Sanders et la reprĂ©sentante rĂ©publicaine Marjorie Taylor Greene. Tous Ă©taient beaucoup plus proches de l’ancien prĂ©sident Joe Biden que de n’importe lequel des autres politiciens.

Les chercheurs proposent une nouvelle façon de modifier le comportement d’un modĂšle en changeant ses fonctions d’utilitĂ© sous-jacentes au lieu d’imposer des garde-fous qui bloquent certains rĂ©sultats. En utilisant cette approche, Hendrycks et ses coauteurs dĂ©veloppent ce qu’ils appellent une « assemblĂ©e citoyenne« . Il s’agit de collecter des donnĂ©es de recensement amĂ©ricaines sur des questions politiques et d’utiliser les rĂ©ponses pour modifier les valeurs d’un modĂšle LLM open-source. Le rĂ©sultat est un modĂšle dont les valeurs sont systĂ©matiquement plus proches de celles de Trump que de celles de Biden. [Traduction via DeepL et moi-mĂȘme]

 

En forme de boutade je pourrais écrire que cette expérimentation qui tend à rapprocher le LLM (large modÚle de langage) des valeurs de Donald Trump est, pour le coup, enfin une intelligence vraiment artificielle.

En forme d’angoisse (et c’est pour le coup l’une des seules et des rares qui me terrifie sincĂšrement et depuis longtemps) je pourrais Ă©galement Ă©crire que jamais nous n’avons Ă©tĂ© aussi proche d’une expĂ©rimentation grandeur nature de ce que dĂ©crit Asimov dans sa nouvelle : « Le votant Â». Plus rien technologiquement n’empĂȘche en tout cas de rĂ©aliser le scĂ©nario dĂ©crit par Asimov, Ă  savoir un vote totalement Ă©lectronique dans lequel un « super ordinateur Â» (Multivac dans la nouvelle) serait capable de choisir un seul citoyen amĂ©ricain considĂ©rĂ© comme suffisamment reprĂ©sentatif de l’ensemble de tout un corps Ă©lectoral sur la base d’analyses croisant la fine fleur des technologies de Data Mining et d’Intelligence artificielle. On peut mĂȘme tout Ă  fait imaginer l’étape d’aprĂšs la nouvelle d’Asimov, une Ă©tape dans laquelle l’ordinateur seul serait capable de prĂ©dire et d’acter le vote, un monde dans lequel il ne serait tout simplement plus besoin de voter. PrĂ©cisĂ©ment le monde de Trump qui se faisait Augure de cette possibilitĂ© : « Dans quatre ans, vous n’aurez plus Ă  voter. Â»

En forme d’analyse le seul enjeu dĂ©mocratique du siĂšcle Ă  venir et des Ă©lections qui vont, Ă  l’échelle de la planĂšte se dĂ©rouler dans les 10 ou 20 prochaines annĂ©es, sera de savoir au service de qui seront mis ces grands modĂšles de langage. Et avant cela de savoir s’il est possible de connaĂźtre leur systĂšme de valeurs. Et pour cela de connaĂźtre celles et ceux qui dĂ©cident de ces systĂšmes de valeurs et de pouvoir leur en faire rendre publiquement compte. Et pour cela, enfin, de savoir au service et aux intĂ©rĂȘts de qui travaillent celles et ceux qui dĂ©cident du systĂšme de valeurs de ces machines de langage ; machines de langage qui ne seront jamais au service d’autres que celles et ceux qui en connaissent, en contrĂŽlent et en dĂ©finissent le systĂšme de valeurs. Et quand il n’y aura plus rien Ă  dire, il n’y aura plus Ă  voter.

MenacĂ©, bĂąillonnĂ©, dĂ©livrĂ©. Petite histoire d’un effet Streisand entre le Cabinet Louis Reynaud et moi.

VoilĂ , j’espĂšre en tout cas, la fin de cette histoire. AprĂšs avoir dĂ©noncĂ© les agissements peu scrupuleux (euphĂ©misme) du Cabinet Louis Reynaud auprĂšs d’une association de lutte contre la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante dont je m’occupe et dont je suis membre, j’avais Ă©tĂ© mis en demeure par leurs avocats de retirer mon article. Ce que j’avais fait en en donnant les raisons dans cet autre article.

J’avais alors formulĂ© plusieurs souhaits :

  1. que des journalistes et des associations de dĂ©fense des libertĂ©s numĂ©riques se saisissent de ces Ă©lĂ©ments et enquĂȘtent.
  2. que d’autres associations ayant reçu de pareilles sollicitations me contactent ou publient aussi ces Ă©lĂ©ments.
  3. que les autoritĂ©s indĂ©pendantes que sont la CNIL et l’ANSSI s’expriment sur ce sujet.

Pour l’instant seul mon voeu numĂ©ro 1 s’est trouvĂ© exaucĂ©, et de belle maniĂšre 🙂 Mais j’ai toujours bon espoir que les autres suivent. Et puis cette affaire m’a Ă©galement appris plusieurs choses. Je vous raconte.

CĂŽtĂ© presse d’abord.

Plusieurs articles et enquĂȘtes vont venir se pencher sur cette affaire et Ă©tablir qu’a minima la pratique du Cabinet Louis Reynaud est extrĂȘmement tendancieuse et fondamentalement problĂ©matique (je n’ai pas droit de dire qu’elle est crapuleuse sinon leurs avocats pourraient encore m’écrire mais vous voyez l’idĂ©e hein 🙂

Cela commence avec une brĂšve (mais saignante) dans StratĂ©gies du 23 Avril : « Du don de data organique contre la prĂ©caritĂ©. Â»

 

Cela se poursuit avec un long article au format enquĂȘte dans dans Next.Ink en date du 24 Avril : « Les Ă©tranges mĂ©thodes d’un cabinet de conseil pour aller Ă  la pĂȘche aux donnĂ©es biomĂ©triques. Â» Je vous invite vraiment Ă  lire cet article parfaitement respectueux du contradictoire, ainsi que les 10 pages (!) que le cabinet Louis Reynaud a fourni au journaliste en guise de rĂ©ponse.

 

Cela continue avec un autre article, cette fois dans l’HumanitĂ© en date du 25 Avril : « Aide alimentaire contre donnĂ©es biomĂ©triques ? L’étrange deal proposĂ© par le cabinet Louis Reynaud, spĂ©cialisĂ© dans la cybersĂ©curitĂ©, Ă  une Ă©picerie solidaire. Â»

 

Si vous n’ĂȘtes pas abonnĂ© Ă  l’Huma (c’est mal mais c’est encore rectifiable) je vous donne, avec l’accord d’EugĂ©nie Barbezat, un pdf de l’article complet : article-huma.pdf

 

Et Ouest-France Ă  son tour sort un papier le 2 Mai : « Comment on a offert Ă  des Ă©tudiants bĂ©nĂ©ficiaires d’une Ă©picerie solidaire de ficher leur visage. Â»

 

Voici l’article complet (lĂ  encore avec l’accord de la journaliste ClĂ©mence Holleville).

 

VoilĂ  pour l’essentiel de la couverture mĂ©diatique de cette affaire (Ă  ce jour 
).

Effet Streisand.

L’effet Streisand c’est cette part consubstancielle de la culture web qui « se produit lorsqu’en voulant empĂȘcher la divulgation d’une information que certains aimeraient cacher, le rĂ©sultat inverse survient, Ă  savoir que le fait que l’on voulait dissimuler attire et concentre l’attention mĂ©diatique. Â»

Avant le courrier de mise en demeure qui m’a Ă©tĂ© adressĂ© par les avocats du Cabinet Louis Reynaud, l’article dans lequel je dĂ©nonçais leurs agissements en assimilant leurs pratiques Ă  celle de vautours et de crapules culminait Ă  un peu moins de 900 visites. Soit la moyenne d’un article de mon blog dans lequel je m’énerve un peu et use d’un vocabulaire soyeux et chatoyant 🙂 Pour tout dire, la circulation de cet article sur les mĂ©dias sociaux avait mĂȘme Ă©tĂ© plutĂŽt faible Ă  mon goĂ»t et j’avais initialement imaginĂ© qu’il puisse dĂ©clencher davantage de reprises Ă  proportion de mon indignation et de mon courroux (coucou).

Et puis PAF la lettre de mise en demeure des avocats, et puis POUF l’explication de mon choix d’y cĂ©der, et puis PIF PAF POUF des reprises cette fois massives sur les rĂ©seaux sociaux et surtout 
 un nombre de visites cumulĂ©es qui explose sur mon blog : plus 10 000 se rĂ©partissant entre l’article initial retirĂ© (plus de 4500 vues avant son retrait effectif) et sur son article satellite expliquant les raisons de ce retrait (plus de 6500 vues Ă  ce jour et ça continue de grimper).

L’effet Streisand implique Ă©galement que l’information que certains aimeraient cacher se retrouve donc librement accessible en d’autres endroits. C’est lĂ  que les articles de presse vont jouer une partie de ce rĂŽle, et c’est surtout lĂ  aussi que la dynamique du web va opĂ©rer puisque sans que j’en fasse la demande, mon article initial, dĂšs l’annonce de la mise en demeure connue, s’est retrouvĂ© archivĂ© et republiĂ© dans un trĂšs grand nombre d’autres blogs ou forums, le plus souvent sous forme d’extraits choisis, et qu’il a surtout instantanĂ©ment Ă©tĂ© intĂ©gralement archivĂ© sur le formidable Archive.org et sa « Wayback Machine Â». Vous pouvez ainsi continuer d’en lire la version originale si vous le souhaitez. Pour celles et ceux qui dĂ©couvrent tout cela, je prĂ©cise que n’importe qui peut solliciter auprĂšs du site Archive.org l’archivage d’une page ou d’un site.

 

 

Je rappelle par ailleurs Ă  toutes fins utiles, que ce blog Ă©st dotĂ© depuis Juin 2012, par la BibliothĂšque Nationale de France, d’un numĂ©ro ISSN, et qu’il est donc rĂ©guliĂšrement archivĂ© et conservĂ© Ă  titre patrimonial dans le cadre du dĂ©pĂŽt lĂ©gal numĂ©rique (parmi 4 millions d’autres sites).

Je sais par ailleurs (puisqu’ils et elles me l’ont dit ou Ă©crit) qu’un certain nombre de lecteurs et lectrices du blog ont saisi des dĂ©putĂ©s (plutĂŽt sur les rangs de la gauche de l’assemblĂ©e), des groupes parlementaires ainsi que d’autres Ă©lus sur ce sujet (celui de la collecte des donnĂ©es biomĂ©triques). Sujet qui est, comme je l’indiquais dĂšs le dĂ©part, un sujet d’inquiĂ©tude majeur de notre monde contemporain a fortiori lorsqu’il touche les plus prĂ©caires et les plus fragiles, ce qui est bien le cas de l’affaire concernĂ©e.

J’ai encore tout rĂ©cemment appris dans l’article de Ouest-France qu’à l’échelle locale, le Parti Communiste vendĂ©en avait publiĂ© le 30 Avril un communiquĂ© interpellant le prĂ©fet de VendĂ©e sur ce « fichage Â» et appelant Ă  « protĂ©ger les plus exposĂ©s. Â» Et je l’en remercie. Je continue d’espĂ©rer que d’autres groupes politiques, locaux ou nationaux se feront le relai des alertes qu’ils ont reçu, et qui vont bien au-delĂ  des seules pratiques du cabinet Louis Reynaud.

Cherry On The Cake.

Si dans cette affaire et Ă  ce jour, la CNIL comme l’ANSSI demeurent Ă  mon goĂ»t Ă©tonnamment silencieuses, j’ai cependant eu l’heureuse surprise d’échanger avec nombre d’avocats et de conseils juridiques (dont le GOAT, j’ai nommĂ© MaĂźtre Eolas) qui m’ont Ă  chaque fois indiquĂ© que s’ils comprenaient ma dĂ©cision de cĂ©der Ă  la mise en demeure, ils la regrettaient, et m’auraient conseillĂ© de n’en rien faire tant, toujours selon mes Ă©changes avec eux, la dimension de la procĂ©dure bĂąillon Ă©tait manifeste (entre autres). Et tant Ă©galement le fait d’adresser cette mĂȘme mise en demeure directement Ă  mon employeur (l’universitĂ© de Nantes) alors que je n’agis dans cette affaire, jamais en cette qualitĂ© mais de maniĂšre indĂ©pendante de mes fonctions de MaĂźtre de ConfĂ©rences, pouvait selon certains d’entre elles et eux suffire Ă  justifier une plainte dĂ©ontologique en retour (contre le cabinet d’avocat qui reprĂ©sente les intĂ©rĂȘts du cabinet Louis Reynaud)

J’en profite pour les remercier et remercier aussi chacune et chacun d’entre vous du soutien apportĂ© durant cette affaire qui m’occupa bien davantage qu’elle ne m’inquiĂ©ta rĂ©ellement.

Merci aussi aux journalistes qui ont pris le temps de se saisir du sujet, d’enquĂȘter et de qualifier les faits.

Et merci Ă  l’ensemble des Ă©lus qui se sont Ă©galement saisi de ce sujet, ou qui continueront de s’en prĂ©occuper par-delĂ  ce seul cas, et d’y faire valoir et prĂ©valoir toute la vigilance rĂ©publicaine qu’il nĂ©cessite.

Et si vous souhaitez aider l’épicerie sans nous demander de vous envoyer nos bĂ©nĂ©ficiaires se faire scanner la face, c’est toujours possible par lĂ  😉

Les effets de Tiktok sur les mineurs. Retour sur mon audition Ă  l’assemblĂ©e nationale.

Le 29 Avril 2025 j’ai Ă©tĂ© (avec d’autres) auditionnĂ© Ă  l’assemblĂ©e nationale dans le cadre de la commission sur « Les effets de Tiktok sur les mineurs Â». L’ensemble des auditions (qui se poursuivent) est disponible en ligne sur le site de l’assemblĂ©e.

Initialement invitĂ© en compagnie d’AurĂ©lie Jean et de David Chavalarias qui ont finalement dĂ» dĂ©cliner (j’espĂšre qu’ils pourront tout de mĂȘme ĂȘtre entendus), le pĂ©rimĂštre de cette audition a finalement rĂ©uni :

  • Mme Sihem Amer-Yahia, directrice de recherche au CNRS, directrice adjointe du Laboratoire d’informatique de Grenoble
  • Mme Lucile Coquelin, maĂźtre de confĂ©rences en sciences de l’information et de la communication, Laboratoire DyLIS, InspĂ© Normandie Rouen Le Havre, Sciences Po Paris
  • M. Marc Faddoul, directeur et cofondateur d’AI Forensics.
  • et moi 🙂

 

 

Pour prĂ©parer cette audition, on nous avait envoyĂ© une liste de 18 questions. Je vous livre ci-dessous les rĂ©ponses que j’y ai apportĂ©es et que j’ai Ă©galement transmises Ă  ladite commission. Comme j’aime bien partager ma vie avec mes Ă©tudiant.e.s du meilleur BUT Infocom de la galaxie connue, je leur avais racontĂ© et annoncĂ© cette audition et leur avais aussi demandĂ© de rĂ©pondre Ă  quelques-unes des questions qui m’avaient Ă©tĂ© adressĂ©es, en le faisant depuis leur point de vue d’utilisateur et d’utilisatrice de la plateforme. J’en ai extrait (avec leur accord et en les anonymisant) quelques verbatims que vous trouverez en toute fin d’article.

A titre personnel cette expĂ©rience fut Ă  la fois intĂ©ressante mais essentiellement frustrante. Il s’agit d’un dispositif « court Â» : nous Ă©tions ici 4 universitaires Ă  ĂȘtre auditionnĂ©s sur un temps d’un peu plus d’une heure. Ajoutez-y les questions et les propos « liminaires Â» et cela reste court. Mais chaque commission auditionne Ă©normĂ©ment de personnes et il est donc normal et nĂ©cessaire de limiter la temporalitĂ© de ces temps d’échange. Il y a aussi une forme de solennitĂ© biaisĂ©e : nous sommes conviĂ©s en tant que praticiens et praticiennes spĂ©cialistes d’un sujet auquel nous avons consacrĂ© plusieurs dizaines d’annĂ©es de recherche, de travaux, d’ouvrages et d’articles, mais nous nous adressons Ă  la puissance publique dans un cadre dont il est difficile de dĂ©terminer quelle est la part attendue de l’analyse rĂ©flexive, et celle de l’opĂ©rationnalitĂ© immĂ©diate exigĂ©e ; car Ă  la fin, tout cela devra se traduire par des mesures concrĂštes susceptibles de produire ou d’orienter des cadres lĂ©gislatifs Ă  l’origine de dĂ©cisions politiques. Le dernier point de difficultĂ© est que nous dĂ©barquons dans cette commission sans savoir quel est le niveau rĂ©el d’acculturation des dĂ©putĂ©s aux Ă©lĂ©ments que nous allons prĂ©senter. J’avais de mon cĂŽtĂ© Ă©coutĂ© l’ensemble des auditions prĂ©cĂ©dentes pour tenter d’éviter les redites et produire un minimum de continuitĂ© dans les travaux de la commission, mais mĂȘme en ayant pris le temps de le faire, l’exercice reste dĂ©licat.

Tout ça pour dire que je suis bien content de pouvoir, au calme, transmettre par Ă©crit mes rĂ©flexions Ă  cette commission, car si elle devait se fonder uniquement sur ce que je lui ai dĂ©clarĂ© Ă  l’oral (ainsi que mes camarades d’audition), je ne pense pas qu’elle serait trĂšs avancĂ©e ou informĂ©e 😉 J’espĂšre donc surtout qu’elle pourra prendre le temps de lire tout cela (ainsi que la synthĂšse que j’en dresse Ă  la fin en mode TLDR).

Cela a commencé ainsi.

[On nous demande d’abord de nous prĂ©senter briĂšvement et on nous laisse un « propos liminaire Â» de 5 minutes] Je suis enseignant chercheur en sciences de l’information. Si les universitaires qui Ă©tudient la sociologie se dĂ©finissent comme sociologues, je peux me dĂ©finir comme « mĂ©diologue Â». J’étudie les mĂ©dias numĂ©riques (moteurs de recherche, rĂ©seaux sociaux, plateformes) et ce qu’ils modifient dans notre rapport Ă  l’information, Ă  la connaissance, aux autres et Ă  nous-mĂȘmes. Depuis 25 ans je documente l’évolution de ces outils avec – essentiellement – des mĂ©thodes d’observation participante. Et si je devais rĂ©sumer 25 ans de recherche en une seule phrase je dirai que tout est de la faute du modĂšle Ă©conomique de ces plateformes. Ou pour reprendre le titre d’une confĂ©rence d’une collĂšgue, Zeinep Tufekci : « nous avons construit une dystopie, juste pour obliger les gens Ă  cliquer sur des publicitĂ©s« .

[Propos liminaire 1] En guise de propos liminaires je veux rappeler et insister sur le fait que ces « rĂ©seaux sociaux Â» qui sont en fait des « mĂ©dias sociaux Â» doivent ĂȘtre pensĂ©s et analysĂ©s comme des biotopes particuliers dans un Ă©cosystĂšme gĂ©nĂ©ral qui est celui de l’économie des mĂ©dias (radio, tĂ©lĂ©, presse, etc.). Et que ces mĂ©dias sociaux procĂšdent (en partie) comme des parasites qui vont littĂ©ralement venir phagogyter les autres Ă©cosystĂšmes mĂ©diatiques. Les exemples sont nombreux. Il y avait eu Ă  l’époque (circa 2010) le fait que plein de sites de presse ou de mĂ©dias avaient acceptĂ© d’installer sur leur site le bouton « Like Â» de Facebook qui avait fait d’eux de simples vassaux numĂ©riques et mĂ©diatiques de cette plateforme devenue hĂŽte. J’écrivais alors et alertais : « Le Like tuera le lien« .

Aujourd’hui il y a toujours des liens d’écho, de rĂ©sonance trĂšs forts entre diffĂ©rents Ă©cosystĂšmes mĂ©diatiques mais dans certains cas d’usages, auprĂšs de certaines populations, pour certains segments d’ñge ou d’éducation, les mĂ©dias sociaux sont le premier biotope informationnel. C’est cette question qu’il faut adresser (pour TikTok comme pour les autres) et pour laquelle la part « Ă©ditoriale Â» de ce que l’on appelle « les algorithmes Â» doit ĂȘtre clarifiĂ©e, dĂ©battue, encadrĂ©e. EncadrĂ©e de maniĂšre contraignante.

[Propos liminaire 2] Les algorithmes sont comme des ritournelles auxquelles on s’accoutume Ă  force de les frĂ©quenter, que l’on retient – et que l’on maĂźtrise parfois – dans une forme d’intelligence situationnelle altĂ©rĂ©e par l’expĂ©rience sans cesse renouvelĂ©e de cette frĂ©quentation. Comme la ritournelle chez Deleuze et Guattari dans leur ouvrage « Mille Plateaux Â», les algorithmes sont trois choses Ă  la fois :

  1. D’abord ce qui nous rassure par une forme de rĂ©gularitĂ© attendue, que l’on devine et anticipe.
  2. Ensuite ce qui installe l’organisation nous semblant familiĂšre d’un espace que l’on sait public mais que l’on perçoit et que l’on investit en partie comme intime : ils « enchantent Â» l’éventail de nos affects et sont l’état de nature de nos artifices sociaux.
  3. Enfin ils sont ce qui, parfois, nous accompagne et nous Ă©quipe aussi dans la dĂ©couverte d’un ailleurs, parce qu’y compris au sein de reprĂ©sentations cloisonnĂ©es, ils sont des « chants traversants. Â»

[Propos liminaire 3] La question nous est posĂ©e de savoir si l’on peut « exiger des rĂ©seaux sociaux d’ĂȘtre entiĂšrement transparents sur leur algorithme« . Oui. En tout cas sur la partie Ă©ditoriale, cela me semble nĂ©cessaire de l’exiger. En dĂ©finissant le pĂ©rimĂštre de cette Ă©ditorialisation pour Ă©viter qu’elle ne puisse ĂȘtre totalement instrumentalisĂ©e (par exemple si tout le monde sait qu’un bouton like vaut 1 point et qu’un bouton colĂšre vaut 5 points, nos comportements sont susceptibles de changer).

Mais plus fondamentalement nous parlons d’outils qui ont totalement explosĂ© le cadre anthropologique de la communications entre les ĂȘtres humains. On peut se parler Ă  distance, en absence, Ă  la fois Ă  plusieurs et en dialogue, en multimodalitĂ©, via des avatars, dans des mondes « rĂ©els Â» ou dans d’autres « virtuels Â», etc.

Nous parlons d’outils qui touchent chaque jour et de maniĂšre rĂ©currente davantage de monde que jamais aucun mĂ©dia n’a jamais Ă©tĂ© en capacitĂ© d’en toucher et ce dans toute l’histoire de l’humanitĂ©. Ce ne sont pas seulement des mĂ©dias de masse mais des mĂ©dias d’hyper-masse.

Et enfin il y a la question du rythme, de la fragmentation et de la sĂ©quentialitĂ© hypercourte : notre cerveau n’est pas fait, n’est pas calibrĂ© pour s’informer par tranches de 6 Ă  15 secondes en passant d’un sujet Ă  un autre.

Cette triple rĂ©volution anthropologique de la communication ne peut s’accommoder de demi-mesures ou de clairs-obscurs lĂ©gislatifs et rĂ©glementaires. A fortiori lorsque la mauvaise foi, la duperie et la tromperie de ces plateformes a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ©e et documentĂ©e Ă  de trĂšs nombreuses reprises, grĂące notamment aux lanceurs et lanceuses d’alertes.

Et a fortiori encore dans un monde oĂč ces applications et plateformes sont devenues totalement indissociables de pouvoirs politiques qu’elles servent toujours par intĂ©rĂȘt (soit pour Ă©chapper Ă  des rĂ©gulations, soit pour jouir de financements publics, soit pour tuer la concurrence comme le documentent encore les actuelles actions en justice contre Google et Meta notamment).

[Propos liminaire 4] Je veux citer ce que j’écrivais dans l’article « Ouvrir le code des algorithmes ne suffit plus Â»

AprĂšs les mensonges de l’industrie du tabac sur sa responsabilitĂ© dans la conduite vers la mort de centaines de millions de personnes, aprĂšs les mensonges de l’industrie du pĂ©trole sur sa responsabilitĂ© dans le dĂ©rĂšglement climatique, nous faisons face aujourd’hui au troisiĂšme grand mensonge de notre modernitĂ©. Et ce mensonge est celui des industries extractivistes de l’information, sous toutes leurs formes. (
) Et mĂȘme s’ils s’inscrivent, comme je le rappelais plus haut, dans un Ă©cosystĂšme mĂ©diatique, Ă©conomique et politique bien plus vaste qu’eux, leur part Ă©mergĂ©e, c’est Ă  dire les mĂ©dias sociaux, sont aujourd’hui pour l’essentiel de mĂȘme nature que la publicitĂ© et le lobbying le furent pour l’industrie du tabac et du pĂ©trole : des outils au service d’une diversion elle-mĂȘme au service d’une perversion qui n’est alimentĂ©e que par la recherche permanente du profit. 

 

Les questions de la commission (et mes réponses).

Ces questions étaient organisées en cinq grandes parties :

  1. Sur le fonctionnement des algorithmes utilisés par les réseaux sociaux.
  2. Sur les données personnelles utilisées par les algorithmes des réseaux sociaux
  3. Sur la transparence des réseaux sociaux
  4. Sur l’éducation aux rĂ©seaux sociaux
  5. Questions générales
Sur le fonctionnement des algorithmes utilisés par les réseaux sociaux

1. Quels sont les multiples facteurs pris en compte par les algorithmes utilisés par les réseaux sociaux, notamment pour déterminer les contenus présentés aux utilisateurs ? Identifiez-vous des spécificités propres au fonctionnement de TikTok ?

De maniÚre générale les algorithmes de recommandation fonctionnent sur 4 critÚres.

  • Le premier est celui de la personnalisation dĂ©clarative (on dit ce que l’on aime ou ce que l’on n’aime pas).
  • Le second est celui de l’historique de navigation rĂ©el : indĂ©pendamment de ce que l’on dit aimer, les plateformes « voient Â» ce que l’on consomme rĂ©ellement et ce sur quoi on est appĂ©tent.
  • Le troisiĂšme critĂšre est celui de la moyenne statistique (comparativement Ă  d’autres ayant dĂ©clarĂ© les mĂȘmes centres d’intĂ©rĂȘt, et/ou dans le mĂȘme groupe d’ñge, de genre, etc.)
  • le quatriĂšme critĂšre est celui de la stochastique, de l’alĂ©atoire. Depuis le dĂ©but des systĂšmes de recommandation, les ingĂ©nieurs qui fabriquent ces algorithmes savent que si on ne sort pas de temps en temps de nos centres d’intĂ©rĂȘt dĂ©claratifs on va avoir des phĂ©nomĂšnes de dĂ©sintĂ©rĂȘt ou de lassitude. Ils injectent donc un peu (ou beaucoup) d’alĂ©atoire pour « affiner Â» et « ajuster Â» mais aussi pour (souvent) nous « ramener Â» des des contenus plus directement monĂ©tisables. La question c’est de savoir jusqu’oĂč peut aller cet alĂ©atoire (plus ou moins loin de nos habitudes de. navigation et de consultation) et de quelle maniĂšre et en quelles proportions il peut-ĂȘtre corrĂ©lĂ© Ă  d’autres moyennes statistiques.

Reste la particularitĂ© de l’algorithme de Tiktok qui est la question du rythme. Alors que la durĂ©e moyenne d’une vidĂ©o TikTok est de 15 ou 16 secondes, toutes les 3, 4, 5 ou 6 secondes, donc sur des temps et des rythmes extrĂȘmement courts, il y a une interaction, donc une documentation de notre pratique, donc une information pour l’algorithme.  La vitesse de consommation est en elle-mĂȘme une information. Elle fonctionne comme un arc rĂ©flexe. Chaque vidĂ©o, chaque contenu affichĂ© est l’équivalent du petit coup de marteau sur votre genou pour dĂ©clencher l’arc rĂ©flexe. Sauf que cette fois l’arc rĂ©flexe recherchĂ© est un arc rĂ©flexe cognitif. Cette rythmique a Ă©tĂ© copiĂ©e par les autres plateformes : Reels sur Insta, Spotlights sur Snapchat, Shorts sur Youtube.

A cette rythmique s’ajoute aussi la multiplication des points d’entrĂ©e dans les logiques de recommandation : « Pour toi Â» mais aussi « abonnements Â» (« suivis Â»), « amis Â», « lives Â», « explorer Â».

Et une stratĂ©gie du fou, de l’irrationalitĂ© : certains contenus mis en avant disposent de chiffres de visibilitĂ© et d’engagement hallucinants (plusieurs centaines de millions de vues) alors que d’autres beaucoup plus travaillĂ©s et pertinents ne dĂ©colleront jamais. La question des mĂ©triques est par ailleurs lĂ  aussi une spĂ©cificitĂ© de TikTok qui fonctionne comme un vertige, une ivresse de notoriĂ©tĂ© : la moindre vidĂ©o peut atteindre des nombres de vues immensĂ©ment plus important que sur d’autres plateformes. Comme sur les autres plateformes, absolument rien ne permet en revanche d’authentifier la sincĂ©ritĂ© de ces mĂ©triques.

 

2. Les algorithmes des réseaux sociaux peuvent-ils favoriser certains types de contenus ? Le font-ils effectivement ? Si oui, selon quels facteurs et quelles modalités ? Identifiez-vous des spécificités propres au fonctionnement de TikTok ?

Dans l’absolu la rĂ©ponse est oui car la nature mĂȘme d’un algorithme est de trier et d’organiser l’information et les contenus. Donc de hiĂ©rarchiser. Donc d’éditorialiser (cf « Un algorithme est un Ă©ditorialiste comme les autres« ). Ce qui est plus complexe c’est de documenter finement la maniĂšre dont ils procĂšdent. Mais on a eu un exemple indĂ©passable avec le rachat de Twitter par Elon Musk et la maniĂšre dont du jour au lendemain la ligne Ă©ditoriale a totalement changĂ© (cf mon article « ouvrir le code des algorithmes ne suffit plus« ).

[Nota-Bene] J’entends le terme « d’éditorialisation Â» comme le dĂ©finit Marcello Vitali-Rosati : « L’éditorialisation est l’ensemble des dispositifs qui permettent la structuration et la circulation du savoir. En ce sens l’éditorialisation est une production de visions du monde, ou mieux, un acte de production du rĂ©el. Â»

L’autre enjeu c’est de comprendre Ă  quels intĂ©rĂȘts ces changements correspondent ; un algorithme Ă©tant nĂ©cessairement la dĂ©cision de quelqu’un d’autre, qu’est-ce qui motive ces dĂ©cisions ?

  • L’idĂ©ologie ? Exemples rĂ©cents et rĂ©currents de rĂ©tablissement de comptes masculinistes ou pro-avortement, prime donnĂ©e Ă  ces contenus, etc.
  • La gĂ©opolitique ? Exemples rĂ©cents de contenus plutĂŽt pro-israĂ«liens sur Facebook aprĂšs le 7 Octobre (en tout cas invisibilisation de contenus pro-palestiniens) Ă  l’inverse de contenus plutĂŽt pro-palestiniens sur TikTok.
  • L’argent (recettes et monĂ©tisation publicitaire) ?

Un concept clĂ© pour comprendre la favorisation de certains contenus c’est celui de la publicitarisation. La « publicitarisation Â» c’est une notion dĂ©finie ainsi par ValĂ©rie Patrin-LeclĂšre, enseignante au CELSA :

« une adaptation de la forme, des contenus, ainsi que d’un ensemble de pratiques professionnelles mĂ©diatiques Ă  la nĂ©cessitĂ© d’accueillir la publicitĂ©. Cette adaptation consiste en un amĂ©nagement destinĂ© Ă  rĂ©duire la rupture sĂ©miotique entre contenu Ă©ditorial et contenu publicitaire – elle se traduit, par exemple, par l’augmentation des contenus Ă©ditoriaux relevant des catĂ©gories « sociĂ©tĂ© » et « consommation » ou par le dĂ©ploiement de formats facilitant l’intĂ©gration publicitaire, comme la « tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ© » – mais aussi en un mĂ©nagement Ă©ditorial des acteurs Ă©conomiques susceptibles d’apporter des revenus publicitaires au mĂ©dia (
) Â»

 

Cette publicitarisation est lĂ  encore trĂšs ancienne. Un des responsables partenariats de Google (David Eun) dĂ©clarait il y a plus de 20 ans : « Ads Are Content Â». Traduction : « les publicitĂ©s sont du contenu« , et par extension, « les publicitĂ©s c’est le contenu« . Le rĂ©sultat aujourd’hui c’est ce verbatim d’utilisateurs et d’utilisatrices pour qui « le fait que le contenu est sponsorisĂ© n’est pas toujours explicite et mĂȘme parfois volontairement dissimulĂ©. Les publicitaires reprennent Ă©galement les codes des influenceurs et les trends, ce qui floute la frontiĂšre entre une recommandation personnelle et un contenu sponsorisĂ©. Â»

Concernant la dimension gĂ©opolitique ou idĂ©ologique, lĂ  oĂč TikTok est un objet encore plus complexe c’est parce que lui-mĂȘme est en quelque sorte le premier rĂ©seau social directement, presqu’ontologiquement gĂ©opolitique. Créé par la Chine, comme un facteur, vecteur, agent d’influence. Mais avec des dĂ©clinaisons diffĂ©rentes dans chaque pays ou zone : le TikTok Chinois n’est pas le TikTok amĂ©ricain qui lui-mĂȘme n’est pas exactement le TikTok europĂ©en, etc.

Une autre particularitĂ© forte de l’algorithmie de TikTok (en plus de son rythme propre) c’est ce qu’on appelle le « beauty / pretty privilege Â» et qui fait que des phĂ©nomĂšnes comme le SkinnyTok ont un impact majeur presqu’indĂ©pendamment du nombre d’utilisateurs actifs de la plateforme (saisine par Clara Chappaz de l’ARCOM et de la commission europĂ©enne Ă  ce sujet). Et qui fait que certains corps (noirs, gros, trans, etc.) sont invisibilisĂ©s ou dĂ©nigrĂ©s.

Les réseaux et médias sociaux, via leurs décisions et tamis algorithmiques, sont essentiellement deux choses :

  • des machines Ă  cash
  • des machines Ă  fabriquer de la norme

Et plus il y aura de normes édictées par les médias sociaux, plus elles seront facilement suivies (public captif), plus elles seront publicitarisables, plus il y aura de cash, plus il y aura de nouveaux espaces de publicitarisation. Ad Libitum.

Et pour ĂȘtre ces machines Ă  cash et Ă  fabriquer de la norme, les algorithmes de ces plateformes ont un rapport particulier Ă  la mĂ©moire : ils sont structurellement dans une forme d’hypermnĂ©sie permanente (du fait de la conservation de nos historiques) mais sont conjoncturellement tout Ă  fait capables d’amnĂ©sie lorsque cela les arrange ou le nĂ©cessite (par exemple pour nous re-proposer des contenus dont nous avons dit qu’ils ne nous intĂ©ressaient pas mais qui sont rentables pour la plateforme).

 

3. Quels sont les consĂ©quences du modĂšle Ă©conomique des rĂ©seaux sociaux et particuliĂšrement de TikTok quant Ă  la construction et la mise en Ɠuvre des algorithmes utilisĂ©s ?

Ils cadrent tout. Au sens oĂč le sociologue Erving Goffman parle des « cadres de l’expĂ©rience Â».

Toute expĂ©rience humaine renvoie, selon Goffman, Ă  un cadre donnĂ©, gĂ©nĂ©ralement partagĂ© par toutes les personnes en prĂ©sence ; ce cadre oriente leurs perceptions de la situation ainsi que les comportements qu’elles adoptent par rapport Ă  elle. Ceci Ă©tant posĂ©, l’auteur s’attache, selon son habitude, Ă  classer les diffĂ©rents types de cadres, en distinguant d’abord les cadres primaires des cadres transformĂ©s. (Source)

 

Ces cadres vont ensuite ĂȘtre « modalisĂ©s Â», c’est Ă  dire subir diffĂ©rentes transformations. Et donc la consĂ©quence du modĂšle Ă©conomique des rĂ©seaux sociaux c’est que la publicitĂ©, ou plus exactement la publicitarisation est la premiĂšre modalisation de ce cadre d’expĂ©rience commun qu’est la navigation dans les contenus de chaque plateforme.

La publicitarisation fabrique littĂ©ralement de la consommation (au sens Ă©conomique mais aussi informationnel et navigationnel), consommation qui elle-mĂȘme fabrique des formes de compulsion (FOMO, etc.) qui elles-mĂȘmes viennent nourrir et optimiser la rentabilitĂ© du cadre de la publicitarisation.

Sur ce sujet, je cite souvent l’exemple de la position des deux fondateurs du moteur de recherche Google, Serguei Brin et Larry Page; En 1998, ils publient un article scientifique pour expliquer le fonctionnement de l’algorithme Pagerank qui va rĂ©volutionner le monde de la recherche en ligne. Et dans une annexe de leur article scientifique ils Ă©crivent :

« nous dĂ©clarons que les moteurs de recherche reposant sur un modĂšle Ă©conomique de rĂ©gie publicitaire sont biaisĂ©s de maniĂšre inhĂ©rente et trĂšs loin des besoins des utilisateurs. S’il est vrai qu’il est particuliĂšrement difficile, mĂȘme pour les experts du domaine, d’évaluer les moteurs de recherche, les biais qu’ils comportent sont particuliĂšrement insidieux. Une nouvelle fois, le Google de ces derniĂšres annĂ©es en est un bon exemple puisque nous avons vendu Ă  des entreprises le droit d’ĂȘtre listĂ© en lien sponsorisĂ© tout en haut de la page de rĂ©sultats pour certaines requĂȘtes. Ce type de biais est encore plus insidieux que la « simple Â» publicitĂ© parce qu’il masque l’intention Ă  l’origine de l’affichage du rĂ©sultat. Si nous persistons dans ce modĂšle Ă©conomique, Google cessera d’ĂȘtre un moteur de recherche viable. Â»

Et ils concluent par :

 Â« Mais nous croyons que le modĂšle publicitaire cause un nombre tellement important d’incitations biaisĂ©es qu’il est crucial de disposer d’un moteur de recherche compĂ©titif qui soit transparent et transcrive la rĂ©alitĂ© du monde. Â»

 

On a donc des plateformes qui « ontologiquement Â» ont pleine conscience et connaissance de la dĂ©naturation opĂ©rĂ©e par leur modĂšle de rĂ©gie publicitaire mais qui passent outre Ă  la seule fin d’une rentabilitĂ© maximale. Cela pourrait ĂȘtre simplement considĂ©rĂ© comme du cynisme. Mais Ă  l’échelle des dĂ©gĂąts produits Ă  la fois dans le dĂ©bat public mais aussi dans la psychĂ© de certains des plus jeunes ou des plus fragiles, c’est de l’irresponsabilitĂ©. Et c’est pĂ©nalement condamnable. Cela devrait l’ĂȘtre en tout cas.

 

4. Quelles sont les consĂ©quences des opinions des concepteurs des algorithmes utilisĂ©s par les rĂ©seaux sociaux, et notamment de leurs Ă©ventuels biais, dans la construction et la mise en Ɠuvre de ces algorithmes ?

J’ai dĂ©jĂ  rĂ©pondu plus haut avec l’exemple du rachat de Twitter par Musk et dans mon article « Ouvrir le code des algorithmes ne suffit plus« . Mais on peut aussi complĂ©ter par le rĂ©cent changement de Zuckerberg qui impacte directement les contenus diffusĂ©s sur Facebook. Encore une fois : il n’y a pas d’algorithmes, juste la dĂ©cision de quelqu’un d’autre. TrĂšs longtemps on a refusĂ© de le voir. Aujourd’hui, plus le monde se clive, plus les conflits sont mondialisĂ©s dans leur mĂ©diatisation, plus les plateformes sont par nature ou par intĂ©rĂȘt des outils de Soft Power, et plus l’opinion ou l’agenda de leurs concepteurs est dĂ©terminant et cadrant.

Ce qui est trĂšs frappant aujourd’hui c’est ce qu’écrivait Kate Crawford dans son Atlas de l’IA (2021) et qui s’applique tout particuliĂšrement aux algorithmes en tant que systĂšmes de pouvoir et que facteurs de puissance.

(
) il n’y a pas de boĂźte noire unique Ă  ouvrir, pas de secret Ă  rĂ©vĂ©ler, mais une multitude de systĂšmes de pouvoir entrelacĂ©s. La transparence totale est donc un objectif impossible Ă  atteindre. Nous parviendrons Ă  mieux comprendre le rĂŽle de l’IA dans le monde en nous intĂ©ressant Ă  ses architectures matĂ©rielles, Ă  ses environnements contextuels et aux politiques qui la façonnent, et en retraçant la maniĂšre dont ils sont reliĂ©s.

Pour les algorithmes, c’est exactement la mĂȘme chose : il faut nous intĂ©resser simultanĂ©ment Ă  leurs architectures matĂ©rielles, Ă  leurs environnements contextuels et aux politiques qui les façonnent, et retracer la maniĂšre dont ils sont reliĂ©s. Un algorithme, aujourd’hui, n’est plus uniquement une suite d’instructions logico-mathĂ©matiques, c’est une suite de systĂšmes de pouvoirs entrelacĂ©s.

 

5. Faut-il considĂ©rer les algorithmes comme des objets statiques ? Comment un algorithme Ă©volue-t-il ? Peut-il Ă©voluer sans intervention humaine, en apprenant de son propre fonctionnement ? À votre connaissance, comment cela s’applique-t-il aux rĂ©seaux sociaux, et particuliĂšrement Ă  TikTok ?

Je reprends ici ce que j’indiquais dans mes propos liminaires. Les algorithmes sont comme des ritournelles auxquelles on s’accoutume Ă  force de les frĂ©quenter, que l’on retient – et que l’on maĂźtrise parfois – dans une forme d’intelligence situationnelle altĂ©rĂ©e par l’expĂ©rience sans cesse renouvelĂ©e de cette frĂ©quentation. Comme la ritournelle chez Deleuze et Guattari dans leur ouvrage « Mille Plateaux Â», les algorithmes sont trois choses Ă  la fois :

  1. D’abord ce qui nous rassure par une forme de rĂ©gularitĂ© attendue, que l’on devine et anticipe.
  2. Ensuite ce qui installe l’organisation nous semblant familiĂšre d’un espace que l’on sait public mais que l’on perçoit et que l’on investit en partie comme intime : ils « enchantent Â» l’éventail de nos affects et sont l’état de nature de nos artifices sociaux.
  3. Enfin ils sont ce qui, parfois, nous accompagne et nous Ă©quipe aussi dans la dĂ©couverte d’un ailleurs, parce qu’y compris au sein de reprĂ©sentations cloisonnĂ©es, ils sont des « chants traversants. Â»

L’algorithme de TikTok n’est pas plus intelligent, plus efficace ou plus machiavĂ©lique que d’autres ; simplement, nous passons beaucoup plus de temps Ă  nous en occuper, et nous le faisons, du fait de sa rythmique propre, avec une frĂ©quence beaucoup plus Ă©levĂ©e et avec un soin sans commune mesure avec les autres. Notre rapport Ă  l’algorithme de Tiktok relĂšve littĂ©ralement d’une forme de clinique au sens Ă©tymologique du terme, c’est Ă  dire empruntĂ© au grec klinikos, « propre au mĂ©decin qui exerce son art prĂšs du lit de ses malades Â» (lui-mĂȘme de klinĂȘ, « le lit Â»). Selon que nous adoptons le point de vue de la plateforme ou le notre, nous sommes le mĂ©decin ou le malade.

 

6. Comment les algorithmes utilisĂ©s par les rĂ©seaux sociaux, et particuliĂšrement TikTok, s’adaptent-ils Ă  des comportements humains parfois changeants d’un jour Ă  l’autre ?

Par effet d’entrainement. Nous Ă©duquons et entraĂźnons les algorithmes au moins autant qu’ils ne nous formatent en retour. Et tout parciculiĂšrement celui de TikTok comme je l’expliquais juste ci-dessus.

Et puis par leur rythme (cf supra). L’algorithme se moque de savoir si vous ĂȘtes de gauche aujourd’hui alors que vous Ă©tiez de droite hier, vĂ©gĂ©tarien aujourd’hui alors que vous Ă©tiez vĂ©gan hier. Ce qui intĂ©resse les concepteurs de l’algorithme c’est la captation en temps rĂ©el de l’ensemble de ce qui dĂ©finit votre surface informationnelle numĂ©rique. L’algorithme a pour objet de scanner en permanence et si possible en temps rĂ©el des Ă©lĂ©ments qui constituent Ă  la fois votre surface informationnelle (ce qui vous intĂ©resse), votre surface sociale (avec qui partagez-vous ces intĂ©rĂȘts) et votre surface comportementale (« sur quoi Â» ou « avec qui Â» passez-vous plus ou moins de temps).

Le grand problĂšme est d’ailleurs aussi celui de la personnalisation : c’est Ă  dire que, sur certains types de requĂȘtes en tout cas, plus personne ne voit la mĂȘme chose en rĂ©ponse Ă  la mĂȘme question (ceci vaut pour les plateformes dans lesquels on dĂ©marre la navigation par une recherche). Et pour les plateformes, comme TikTok, dans lesquelles il n’est besoin d’aucun amorçage mais uniquement de scroller, tout le monde Ă  l’impression de voir des choses diffĂ©rentes (personnalisĂ©es) alors qu’en fait tout le monde voit pour l’essentiel la mĂȘme chose ; mais cette « mĂȘme chose Â» se rĂ©duit exclusivement Ă  ce qui est bon Ă©conomiquement pour la plateforme, c’est Ă  dire soit ce qui fait le buzz et va vous obliger Ă  rĂ©agir (polarisation Ă©motionnelle), soit ce qui vous maintient attentionnellement captif et peut donc possiblement renforcer des troubles conatifs (« SymptĂŽmes liĂ©s Ă  une rĂ©duction des capacitĂ©s d’effort, d’initiative, et Ă  une dĂ©gradation de la volontĂ© et des tendances Ă  l’action. Les formes majeures peuvent aboutir Ă  une inactivitĂ© avec repli, parfois incurie et rĂ©sistance aux sollicitations de l’entourage, voire indiffĂ©rence affective.« )

Je ne sais pas si l’image vous parlera mais plutĂŽt que l’idĂ©e des « bulles de filtres Â» d’Eli pariser (idĂ©e que les algorithmes enferment chacun d’entre nous dans une bulle informationnelle plus ou moins Ă©tanche) je parlais de mon cĂŽtĂ© d’un comportement d’autarcithĂ©caires ; cette idĂ©e que, du point de vue des plateformes et de leurs algorithmes, il s’agit de nous faire croire que nous sommes en situation d’autarcie informationnelle, c’est Ă  dire de nous donner l’impression que ce qu’elles nous donnent Ă  voir est Ă  la fois suffisant, complet et reprĂ©sentatif, prĂ©cisĂ©ment pour que nous perdions progressivement le besoin d’aller regarder ailleurs ou mĂȘme simplement de considĂ©rer qu’il existe un ailleurs informationnel. Ou pour le dire d’une autre maniĂšre, comment nous faire passer de la peur de rater quelques chose (FOMO) Ă  la certitude d’une non-nĂ©cessitĂ© d’aller voir ailleurs.

 

7. Peut-on envisager des algorithmes « Ă©thiques », notamment eu Ă©gard aux enjeux de santĂ© mentale ? Pouvez-vous expliquer le concept d’« informatique sociale » ?

Pour moi l’éthique algorithmique passe par le rendu public de l’ensemble des critĂšres et mĂ©triques relevant de formes d’éditorialisation. Et pour rĂ©pondre par une comparaison, bien sĂ»r que oui, on peut tout Ă  fait imaginer des algorithmes Ă©thiques comme on peut imaginer des vĂȘtements fabriquĂ©es de maniĂšre Ă©thique, des aliments fabriquĂ©s de maniĂšre Ă©thique et qui ne soient pas immensĂ©ment transformĂ©s. La seule question est : pourquoi ne le faisons-nous pas ? Pourquoi lorsqu’il en existe parfois personne ne s’y intĂ©resse ?

La rĂ©ponse Ă  ces questions est Ă©videmment la mĂȘme que pour l’agro-alimentaire ou les vĂȘtements : c’est une question de coĂ»t (ce qui n’est pas Ă©thique est moins cher) et de cadres sociĂ©taux de consommation (oĂč l’on minore et oĂč l’on invisibilise les problĂšmes posĂ©s par cette absence d’éthique).

A chaque fois il faut des drames pour que la sociĂ©tĂ© parvienne Ă  se rĂ©veiller temporairement. Comme lors de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 qui fait exploser le scandale de la fast fashion. Mais malheureusement Ă  chaque fois au lendemain de ces rĂ©veils sociĂ©taux il se produit deux choses : le pouvoir politique ne saisit pas l’opportunitĂ© impĂ©rieuse de lĂ©gifĂ©rer, et lorsqu’il le fait, la puissance du lobbying et du pantouflage vient tout Ă©dulcorer ou tout remettre Ă  plus tard.

En complĂ©ment, il y a un point particulier d’une Ă©thique algorithmique qui consiste Ă  se mettre en situation (pour les plateformes), oĂč Ă  donner l’injonction (pour la puissance publique) de casser les chaĂźnes de contamination virales. De ralentir. D’ajouter de la friction dans les possibilitĂ©s de partage, etc. On a vu et on a documentĂ© que cela marchait, et que les plateformes le savaient. Je cite ici, avec les exemples en lien, ce que j’écrivais en Mars 2022 dans mon article « Par-delĂ  le Like et la colĂšre Â» :

« Ensuite il faut casser les chaĂźnes de contamination virales qui sont Ă  l’origine de l’essentiel des problĂšmes de harcĂšlement, de dĂ©sinformation, et des discours de haine dans leur globalitĂ©. Et lĂ  encore le cynisme des plateformes est aussi Ă©vident que documentĂ© puisqu’elles ont elles-mĂȘmes fait la dĂ©monstration, et Ă  plusieurs reprises, que si par exemple elles diminuaient le nombre de personnes que l’on peut inviter par dĂ©faut dans les groupes Whatsapp ou le nombre de conversations et de groupes vers lesquels on peut automatiquement transfĂ©rer des messages, elles diminuaient aussi considĂ©rablement la vitesse de circulation des fake news, notamment en pĂ©riode Ă©lectorale ; que si elles supprimaient la visibilitĂ© de nombre de likes ou de rĂ©actions diverses sur un post (et que seul le crĂ©ateur du post Ă©tait en mesure de les voir), elles jouaient alors sur les effets souvent dĂ©lĂ©tĂšres de conformitĂ© (et de pression) sociale et qu’elles permettaient d’aller vers des logiques de partage bien plus vertueuses car essentiellement qualitatives et non plus uniquement quantitatives ; que si elles se contentaient de demander aux gens s’ils avaient bien lu l’article qu’ils s’apprĂȘtaient Ă  partager avant que de le faire sous le coup de l’émotion, elles diminuaient lĂ  encore la circulation de fausses informations de maniĂšre tout Ă  fait significative. Il y a encore quelques jours, c’était Youtube qui annonçait supprimer l’affichage public du compteur des « dislikes Â» pour « protĂ©ger Â» les crĂ©ateurs notamment de formes de harcĂšlement, un effet qu’il connaĂźt et documente pourtant depuis dĂ©jĂ  de longues annĂ©es. Â»

 

 

Sur les données personnelles utilisées par les algorithmes des réseaux sociaux

8. Pouvez-vous expliquer le concept d’« identitĂ© numĂ©rique » ? Quelles donnĂ©es personnelles partageons-nous lorsque nous utilisons les rĂ©seaux ? Comment ces donnĂ©es sont-elles utilisĂ©es par les algorithmes des rĂ©seaux sociaux et particuliĂšrement de TikTok ?

Pour reprendre, en l’actualisant, la dĂ©finition que j’en donnais dans mon ouvrage Ă©ponyme paru en 2013, je dirai que :

L’identitĂ© numĂ©rique peut ĂȘtre dĂ©finie comme la collection des traces (Ă©crits, contenus audios ou vidĂ©os, messages sur des forums, identifiants de connexion, navigations, Ă©lĂ©ments d’interactions, etc.) que nous laissons derriĂšre nous, consciemment ou inconsciemment, au fil de nos activitĂ©s connectĂ©es, et le reflet de cet ensemble de traces tel qu’il apparaĂźt « remixĂ© Â» par les moteurs de recherche ainsi que par les mĂ©dias et les plateformes sociales, et qui sont autant d’élĂ©ments en capacitĂ© de nourrir des choix algorithmiques visant Ă  mieux cibler les contenus qui nous seront proposĂ©s dans le cadre du modĂšle Ă©conomique de la plateforme concernĂ©e.

(version actualisĂ©e de Ertzscheid, Olivier. Qu’est-ce que l’identitĂ© numĂ©rique ?. OpenEdition Press, 2013, https://doi.org/10.4000/books.oep.332.)

 

9. Est-il possible de limiter ce partage de donnĂ©es personnelles ? Est-il possible et souhaitable d’en limiter la collecte, par exemple par le paramĂ©trage des rĂ©seaux sociaux ?

Concernant la premiĂšre partie de la question (est-il possible d’en limiter le partage), et pour autant qu’elle s’adresse aux utilisateurs et utilisatrices de ces plateformes, je rĂ©ponds oui pour les donnĂ©es personnelles « dĂ©claratives Â» (nous pouvons disposer d’un tamis plus ou moins large). Mais je rĂ©ponds « non Â» pour les donnĂ©es personnelles qui relĂšvent de la sphĂšre comportementale (ce que l’on voit, ce avec quoi l’on interagit, etc.).

Si la question s’adresse aux plateformes, alors lĂ  c’est un oui pour les donnĂ©es personnelles dĂ©claratives comme pour les donnĂ©es comportementales. Elles sont tout Ă  fait en capacitĂ© d’en limiter la collecte (mais cela vient heurter leur modĂšle publicitaire) et sont tout autant en capacitĂ© d’en limiter les usages dans le temps.

Le problĂšme principal tient au statut discursif ou Ă©nonciatif de l’ensemble de ce qui circule, se dit et se voit dans ces plateformes ou applications : nous ne savons jamais rĂ©ellement si nous sommes dans un espace discursif ou mĂ©diatique intime (oĂč il serait OK et parfois nĂ©cessaire de partager ces donnĂ©es personnelles), privĂ©, ou public. DĂšs 2007, trois ans aprĂšs le lancement de Facebook, danah boyd indiquait que le problĂšme des rĂ©seaux sociaux est qu’ils Ă©taient des espaces semi-publics et semi-privĂ©s (« la privautĂ© de ces espaces publics ou semi-publics pose problĂšme« ). Ce problĂšme n’a jamais Ă©tĂ© rĂ©solu.

L’autre problĂšme (et la grande responsabilitĂ© des plateformes) c’est qu’elles changent en permanence et sous plein de prĂ©textes diffĂ©rents, le rĂ©glage de nos paramĂštres de confidentialitĂ© ou de navigation. Et qu’elles complexifient, par dĂ©faut, la possibilitĂ© de limiter ce partage de donnĂ©es personnelles (dark patterns, etc.)

Sur la deuxiĂšme partie de la question (est-ce possible et souhaitable de limiter cette collecte), je rĂ©ponds que c’est possible, que c’est souhaitable, et que c’est, surtout, absolument nĂ©cessaire.

Il y a un grand rĂ©cit marketing et technologique qui nous fait croire que plus on collecte de donnĂ©es personnelles, et plus on peut nous proposer de l’information et des contenus personnalisĂ©s, et plus ce serait donc intĂ©ressant pour nous. C’est une vaste et totale fumisterie. Le seul rĂ©cit qui vaille est le suivant : plus on collecte de donnĂ©es personnelles, plus on propose des contenus personnalisĂ©s, plus on ne fait que « publicitariser Â» les expĂ©riences navigationnelles et informationnelles, et plus on efface la notion de rĂ©fĂ©rent commun sur tout un ensemble de sujets, plus on saborde Ă  l’échelle d’une sociĂ©tĂ© la question des « rĂ©gimes de vĂ©ritĂ© Â» (cf Foucault ci-dessous), et plus on crĂ©e donc Ă  la fois de l’isolement, du conflit, et de la dĂ©fiance.

« Chaque sociĂ©tĂ© a son rĂ©gime de vĂ©ritĂ©, sa politique gĂ©nĂ©rale de la vĂ©ritĂ© : c’est-Ă -dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mĂ©canismes et les instances qui permettent de distinguer les Ă©noncĂ©s vrais ou faux, la maniĂšre dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procĂ©dures qui sont valorisĂ©es pour l’obtention de la vĂ©ritĂ© ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai. Â» Michel Foucault

 

Longtemps la « personnalisation Â» n’a Ă©tĂ© que thĂ©matique et dĂ©clarative. Du genre : je prĂ©fĂšre l’actualitĂ© sportive Ă  l’actualitĂ© politique, et dans l’actualitĂ© sportive, je prĂ©fĂšre le rugby au foot. DĂšs que la personnalisation a gommĂ© cette dimension dĂ©clarative explicite, dĂšs qu’elle a surtout Ă©tĂ© indexĂ©e sur nos propres croyances, comportements et opinions plutĂŽt que sur des mĂ©dias aux formes et aux pratiques d’éditorialisation transparentes, elle est devenue un instrument purement marketing avec un impact politique massivement dĂ©lĂ©tĂšre.

 

Sur la transparence des réseaux sociaux

10. Pensez-vous qu’il soit possible d’exiger des rĂ©seaux sociaux d’ĂȘtre entiĂšrement transparents sur leur fonctionnement et les algorithmes qu’ils utilisent ?

Je reprends ici une partie de mes propos liminaires. Oui il est possible de l’exiger. En tout cas sur la partie Ă©ditoriale, cela me semble nĂ©cessaire de l’exiger. En dĂ©finissant le pĂ©rimĂštre de cette Ă©ditorialisation pour Ă©viter qu’elle ne puisse ĂȘtre totalement instrumentalisĂ©e (par exemple si tout le monde sait qu’un like vaut 1 point et qu’une colĂšre vaut 5 points, nos comportements sont susceptibles de changer mais pour autant il est impĂ©ratif que chacun sache combien « vaut Â» chaque type d’interaction mobilisĂ©e).

Mais plus fondamentalement nous parlons d’outils qui ont totalement explosĂ© le cadre anthropologique de la communications entre les ĂȘtres humains. On peut se parler Ă  distance, en absence, Ă  la fois Ă  plusieurs et en dialogue, en multimodalitĂ©, via des avatars, etc.

Et d’outils qui touchent chaque jour et de maniĂšre rĂ©currente davantage de monde que jamais aucun mĂ©dia n’a jamais Ă©tĂ© en capacitĂ© d’en toucher et ce dans toute l’histoire de l’humanitĂ©. Ce ne sont pas seulement des mĂ©dias de masse mais des mĂ©dias d’hyper-masse.

Et enfin il y a la question du rythme, de la fragmentation et de la sĂ©quentialitĂ© hypercourte : notre cerveau n’est pas fait, n’est pas calibrĂ© pour s’informer par tranches de 6 Ă  15 secondes en passant d’un sujet Ă  un autre.

Cette triple rĂ©volution anthropologique de la communication ne peut s’accommoder de demi-mesures ou de clairs-obscurs lĂ©gislatifs et rĂ©glementaires. A fortiori lorsque la mauvaise foi, la duperie et la tromperie de ces plateformes a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ©e et documentĂ©e Ă  de trĂšs nombreuses reprises, grĂące notamment aux lanceurs et lanceuses d’alertes.

Et a fortiori encore dans un monde oĂč elles sont devenus totalement indissociables de pouvoirs politiques qu’elles servent toujours par intĂ©rĂȘt (soit pour Ă©chapper Ă  des rĂ©gulations, soit pour jouir de financements publics, soit pour tuer la concurrence comme le documentent encore les actuelles actions en justice contre Google et Meta notamment).

 

11. Est-on en mesure de contrĂŽler cette transparence ? Comment, tant au niveau europĂ©en qu’au niveau français ?

Nous n’avons aujourd’hui plus besoin de produire des textes, lois et rĂšglements. Nous avons besoin de faire appliquer ceux qui existent dĂ©jĂ  (DSA, DMA, RGPD). Et d’organiser un cadre politique dans lequel la main de l’exĂ©cutif ne tremblera pas. Par exemple au titre de l’application du DSA, Twitter devenu X aurait pu et probablement dĂ» ĂȘtre au moins temporairement fermĂ© et interdit Ă  l’échelle europĂ©enne (il l’a Ă©tĂ© au BrĂ©sil pendant plusieurs mois).

Nous sommes aujourd’hui pour la rĂ©gulation de ces mass mĂ©dia en plein paradoxe de la tolĂ©rance tel qu’exprimĂ© par Popper. A force d’ĂȘtre tolĂ©rants y compris avec les intolĂ©rants, nous courrons droit dans le mur. [« Popper affirme que si une sociĂ©tĂ© est tolĂ©rante sans limite, sa capacitĂ© Ă  ĂȘtre tolĂ©rante est finalement dĂ©truite par l’intolĂ©rant. Il la dĂ©crit comme l’idĂ©e apparemment paradoxale que « pour maintenir une sociĂ©tĂ© tolĂ©rante, la sociĂ©tĂ© doit ĂȘtre intolĂ©rante Ă  l’intolĂ©rance. Â» Wikipedia]

Il faut Ă  ce titre aussi exiger des plateformes qu’elles appliquent leurs propres rĂšgles, et par exemple ne traitent pas diffĂ©remment leurs « power users Â» car Ă  ce jour ces plateformes, toutes ces plateformes, ont d’abord un immense problĂšme de dĂ©mocratie interne.

 

12.  Les apports du DSA sont-ils suffisants ?

Oui pour autant qu’il y ait la volontĂ© politique de l’appliquer en chacun de ses termes.

 

13.  Est-ce techniquement possible, a minima, d’exiger des rĂ©seaux sociaux des garanties que leurs algorithmes ne comprennent pas de biais susceptibles d’avoir des consĂ©quences nĂ©fastes (sur-reprĂ©sentation de contenus dangereux pour la santĂ© mentale, propagation de fake news, discriminations, etc) ?

Je crois qu’on se trompe en plaçant cette question sous l’angle « technique Â». Ce n’est pas Ă  la « technique Â» d’arbitrer des questions qui relĂšvent de la santĂ© publique ou de l’éthique. Je me permets une comparaison. Se poserait-on la question de savoir s’il est possible « techniquement Â» d’exiger d’une bibliothĂšque que son plan de classement de comprenne pas de biais ? Non. Parce que le problĂšme ce n’est pas le plan de classement, ce sont les unitĂ©s documentaires que l’on choisit de classer, donc de donner Ă  voir, ou de ne pas classer. Les plateformes et leurs algorithmes sont « techniquement Â» en pleine capacitĂ© de faire respecter des rĂšgles a minima de reprĂ©sentativitĂ© sur un ensemble de sujets, y compris politiques, religieux ou sociĂ©taux. Jamais en rĂ©alitĂ© nous n’avons disposĂ© d’outils aussi puissants et aussi prĂ©cis pour y parvenir. Si les plateformes (et leurs algorithmes) ne le font pas ce n’est en rien un problĂšme technique. En rien. C’est un problĂšme de choix Ă©conomiques (business first). Et d’idĂ©ologies et d’interĂȘts partisans (ou cyniquement opportunistes) de leurs propriĂ©taires et de leurs actionnariats.

 

14.  Quelle mĂ©thodologie utilisez-vous pour Ă©tudier les algorithmes utilisĂ©s par les rĂ©seaux sociaux, et particuliĂšrement TikTok ? Quelles difficultĂ©s rencontrez-vous ? Que signifierait, pour le monde de la recherche, la publicitĂ© des algorithmes utilisĂ©s par les rĂ©seaux sociaux ?

A titre personnel, dans mon domaine de recherche, soit on procĂšde par enquĂȘte sociologique, soit par observation participante. Comme les sociologues allaient Ă  l’usine pour documenter au plus prĂšs le travail concret des ouvriers, on va « aux algorithmes Â» pour documenter au plus prĂšs leurs effets.

Un des grands sujets de notre temps, c’est que nous avons perdu la maĂźtrise des corpus. Quand je dis « nous Â» je parle du monde universitaire et donc ensuite du monde de la dĂ©cision politique. Tous les programmes partenariaux publics permettant Ă  des universitaires d’avoir accĂšs Ă  l’immensitĂ© des corpus dĂ©tenus par les plateformes, tous ces programmes partenariaux ont Ă©tĂ© fermĂ©s. La plupart des API supprimĂ©es. L’opacitĂ©, hier sur les algorithmes, aujourd’hui sur les donnĂ©es, est absolument totale. Et nous en sommes rĂ©duits Ă  faire confiance aux chercheurs employĂ©s par ces plateformes (mauvaise idĂ©e), ou Ă  attendre la prochaine fuite d’un repenti ou d’une lanceuse d’alerte (encore plus mauvaise idĂ©e). La puissance publique, les chercheurs et universitaires de la puissance publique, n’ont plus aucune entrĂ©e ou maĂźtrise des corpus (linguistiques, sociologiques, etc) qui circulent dans ces plateformes et qui les constituent. Et c’est non seulement trĂšs inquiĂ©tant, mais c’est surtout trĂšs inacceptable.

 

Sur l’éducation aux rĂ©seaux sociaux

15.  Le grand public est-il familiarisĂ© avec le fonctionnement des algorithmes, et particuliĂšrement de ceux utilisĂ©s par les rĂ©seaux sociaux ? Adapte-t-il son comportement en consĂ©quence ?

Les travaux existants montrent qu’en effet, lorsqu’un fonctionnement algorithmique est suffisamment connu on a tendance Ă  l’intĂ©grer Ă  notre pratique. Et en gĂ©nĂ©ral les plateformes mettent donc en place des dispositifs pour contrer ces usages « non naturels Â» (exemple du Google Bombing). Aujourd’hui, mĂȘme en connaissant certains « tips Â» agorithmiques, on ne s’en affranchit pas automatiquement. Et il est beaucoup plus difficile de connaĂźtre ou de tricher avec la « totalitĂ© Â» d’un algorithme aujourd’hui que cela ne l’était hier.

Par ailleurs, y compris les ingĂ©nieurs qui dĂ©veloppent ces algorithmes sont de moins en moins nombreux Ă  en connaĂźtre la totalitĂ© des fonctionnements. Et la capacitĂ© de tourner Ă  plein sans supervision humaine des ces algorithmes n’a jamais cessĂ© d’augmenter. Et cela ne vas pas s’arranger. RĂ©cemment le CEO de Google, Sundar Pinchai, confiait qu’environ 30% de l’ensemble du « code Â» informatique utilisĂ© par l’ensemble des produits de la sociĂ©tĂ© Alphabet (maison mĂšre de Google, Youtube, etc) Ă©tait directement produite par des IA.

Quand Ă  notre comportement adaptatif, il demeure trĂšs relatif. Nous ne l’adaptons que dans la mesure oĂč nous avons l’impression que cette adaptation va servir directement (et rapidement) nos intĂ©rĂȘts immĂ©diats. Sur le reste, nous sommes plutĂŽt d’une passivitĂ© totale, nous nous laissons algorithmiser parce que tout est fait pour fausser notre perception de la balance bĂ©nĂ©fices / risques.

 

16.  Pensez-vous que les enfants et adolescents soient suffisamment outillĂ©s, notamment par leurs Ă©tablissements scolaires, pour se protĂ©ger des risques que ces algorithmes prĂ©sentent ? Pensez-vous que les parents soient suffisamment outillĂ©s pour en protĂ©ger leurs enfants ?

La question de l’accompagnement aux Ă©crans est une question 
 complexe. Ce que les jeunes et adolescents cherchent dans ces espaces (cf notamment les travaux de danah boyd aux USA ou d’Anne Cordier en France) ce sont des espaces qui soient transgressifs, la premiĂšre transgression Ă©tant cette d’ĂȘtre Ă  l’abri du regard des parents et des adultes. Les espaces numĂ©riques sont aussi ces alcĂŽves algorithmiques qui permettent Ă  la fois de se mettre Ă  l’abri (du regard de l’adulte), d’ĂȘtre ensemble (y compris parfois « seuls ensemble Â» comme l’explique Shirley Turckle), et d’ĂȘtre dans la transgression autant que dans la construction d’un intime. Et cela est tout Ă  fait normal et ne doit sous aucun prĂ©texte ĂȘtre condamnĂ© ou, pire, criminalisĂ©. Le problĂšme, le seul et le grand problĂšme, c’est que la construction de cet intime est toujours scrutĂ© par des autoritĂ©s qui ne sont plus « parentales Â» mais industrielles.

Bonne nouvelle : on observe dĂ©jĂ  et trĂšs largement des pratiques de « sevrage Â» temporaire mises en place par les adolescents et jeunes adultes. Cela peut-ĂȘtre Ă  l’approche d’un examen Ă  la fac, du bac français, etc. Pratiques oĂč ils et elles dĂ©sinstallent temporairement l’application de leur smartphone. Cela veut dire (pour ces publics) qu’une bonne partie du travail de pĂ©dagogie est dĂ©jĂ  fait. Il faut ensuite trouver un effet cliquet, qui permette d’éviter de dĂ©lĂ©tĂšres retours en arriĂšre. Et c’est bien lĂ  le rĂŽle de la puissance publique.

Rappeler aussi que l’enjeu n’est et ne doit pas ĂȘtre d’interdire les Ă©crans, mais de disposer, dans le cadre de l’organisation de notre vie sociale, Ă©ducative, publique et citoyenne, d’espaces qui demeurent des espaces non nĂ©cessairement dĂ©connectĂ©s ou sans Ă©crans, mais Ă  tout le moins sans Ă©crans et connexions qui ne soient autres que collectives ou a minima duales.

A ce titre oui, je suis convaincu par exemple qu’à l’école et au collĂšge, les smartphones devraient ĂȘtre totalement interdits, dans les cours (de rĂ©crĂ©ation) comme en cours. Et vous savez quoi ? Accrochez-vous bien. BINGO. C’est dĂ©jĂ  le cas 🙂

Et qu’au lycĂ©e et mĂȘme Ă  l’universitĂ©, ils devraient continuer de l’ĂȘtre pendant les cours. Mais qu’il n’est pour cela ni utile ni nĂ©cessaire de passer par la loi. C’est Ă  chaque enseignante ou enseignant et Ă©ventuellement Ă  chaque universitĂ© ou composante de le dĂ©cider et surtout, surtout, surtout, de l’expliquer. Parce qu’il ne s’agit pas de faire oeuvre de censure ou de police. Mais parce que si l’on considĂšre que la transmission de savoirs tout comme l’acquisition des sociabilitĂ©s primaires et fondamentales, passe par un pacte attentionnel minimal aux autres et Ă  celui ou celle en charge de vous les transmettre et de vous les faire acquĂ©rir, alors il faut aussi accepter que celui ou celle qui est en charge de cela, quelque soit son talent et sa dĂ©termination, ne sera jamais, absolument jamais, en situation de rivaliser attentionnellement avec un objet technologique qui contient Ă  lui seul tous les savoirs et toutes les sociabilitĂ©s du monde.

Rappeler aussi que la question de la santĂ© mentale, notamment chez les jeunes, est toujours, toujours multi-factorielle : elle tient Ă  la fois Ă  des paramĂštres Ă©ducatifs, culturels, familiaux, Ă©conomiques. Donc il peut y avoir aussi bien des corrĂ©lations que, dans certains contextes, des causalitĂ©s entre l’usage de TikTok et les questions de santĂ© mentale. Mais si l’on veut s’attaquer (et il le faut) aux questions de santĂ© mentale qui affectent dĂ©sormais de maniĂšre alarmante des gĂ©nĂ©rations entiĂšres, alors il faut aussi et surtout traiter la question des politiques de santĂ© publiques.

Rappeler enfin qu’il existe des mĂ©tiers (professeurs documentalistes) et des organismes (CLEMI) qui font ce travail formidable au long cours. Il faut en crĂ©er davantage et leur donner des moyens sans aucune commune mesure avec ceux actuels.

Questions générales

17.  De quels mĂ©canismes de contrĂŽle Ă©trangers la France ou l’Europe devraient-elles, d’aprĂšs-vous, s’inspirer ?

Je crois avoir dĂ©jĂ  rĂ©pondu plus haut que nous disposions de suffisamment de textes et rĂšglements Ă  l’échelle EuropĂ©enne. Et qu’il reste Ă  les appliquer entiĂšrement.

 

18.  Avez-vous des recommandations Ă  transmettre Ă  la commission d’enquĂȘte ?

Ma premiĂšre recommandation est un avertissement que je reprends de mes propos liminaires et d’un article que j’avais publiĂ©.

« AprĂšs les mensonges de l’industrie du tabac sur sa responsabilitĂ© dans la conduite vers la mort de centaines de millions de personnes, aprĂšs les mensonges de l’industrie du pĂ©trole sur sa responsabilitĂ© dans le dĂ©rĂšglement climatique, nous faisons face aujourd’hui au troisiĂšme grand mensonge de notre modernitĂ©. Et ce mensonge est celui des industries extractivistes de l’information, sous toutes leurs formes.

Nous avons aimĂ© croire que le calcul intensif se ferait sans travail intensif, que le Data Mining ne nĂ©cessiterait pas de mineurs de fond, que l’informatique en nuage (Cloud Computing) ne dissimulait pas la rĂ©alitĂ© d’une industrie lourde. Nous ne pouvons plus aujourd’hui nous rĂ©fugier dans ces mensonges. Sur les industries extractivistes de l’information, nous avons l’avantage d’en connaĂźtre dĂ©jĂ  les mĂ©canismes et les routines ; la chance d’en observer les infrastructures de marchĂ© (du Cloud Computing au High Frequency Trading en passant par la prĂ©carisation des diffĂ©rentes formes de Digital Labor) ; la chance d’ĂȘtre capables de documenter la toxicitĂ© de ces prismes dans le cadre de certains sujets de sociĂ©tĂ© ; la chance d’avoir pu documenter et prouver Ă  de trop nombreuses reprises l’insincĂ©ritĂ© fondamentale et aujourd’hui fondatrice de toutes ces plateformes et de leurs crĂ©ateurs et administrateurs. Et mĂȘme s’ils s’inscrivent, comme je le rappelais plus haut, dans un Ă©cosystĂšme mĂ©diatique, Ă©conomique et politique bien plus vaste qu’eux, leur part Ă©mergĂ©e, c’est Ă  dire les mĂ©dias sociaux, sont aujourd’hui pour l’essentiel de mĂȘme nature que la publicitĂ© et le lobbying le furent pour l’industrie du tabac et du pĂ©trole : des outils au service d’une diversion elle-mĂȘme au service d’une perversion qui n’est alimentĂ©e que par la recherche permanente du profit. Â»

 

Pour le dire en d’autres termes, connaĂźtre la recette exacte du Coca-Cola ne change rien au phĂ©nomĂšne de l’obĂ©sitĂ© : la seule chose qui compte c’est de se doter de politiques de santĂ© publique qui Ă©duquent, rĂ©gulent, contraignent et qui dĂ©publicitarisent, qui dĂ©monĂ©tisent symboliquement ce qu’est et ce que reprĂ©sente le Coca-Cola.

De la mĂȘme maniĂšre, connaĂźtre l’impact du pĂ©trole sur le rĂ©chauffement climatique et la part qu’y jouent nos modes de transport et les industriels extractivistes ne changera rien Ă  l’avenir de la planĂšte si l’on n’a pas de politique publiques sur l’écologie capable de proposer des alternatives aux premiers mais aussi de contraindre les seconds, et lĂ  encore de dĂ©publicitariser, de dĂ©monĂ©tiser tout cela.

Pour les algorithmes, y compris et a fortiori pour celui de TikTok, c’est exactement la mĂȘme chose : connaĂźtre son mode exact de fonctionnement ne changera rien aux errances et aux effondrements affectifs, psychologiques, conatifs, informationnels qu’il alimente. Il nous faut des politiques publiques du numĂ©rique. Dont des politiques de santĂ© publique numĂ©rique.

Et il faut davantage de postes de professeurs documentalistes dans les lycĂ©es et collĂšges, avec davantage d’heures de cours dĂ©diĂ©es Ă  la culture numĂ©rique. Et aussi il faut financer et multiplier les structures et opĂ©rateurs comme le CLEMI. Oui je l’ai dĂ©jĂ  dit. Mais oui je le redis. Et le redirai sans cesse.

 

[Verbatim étudiantes et étudiants]

L’échantillon est d’une petite soixantaine d’étudiantes et d’étudiants, en 1Ăšre annĂ©e de BUT Information et Communication (donc en gros ĂągĂ©s de 18 ou 19 ans) et avec qui j’ai dĂ©jĂ  effectuĂ© quelques heures de cours autour des questions de culture numĂ©rique, de l’histoire d’internet et du web, et aussi un peu des enjeux sociĂ©taux des algorithmes. La seule consigne donnĂ©e Ă©tait de partir de leur expĂ©rience personnelle de la plateforme pour rĂ©pondre aux questions de la commmission.

De maniĂšre gĂ©nĂ©rale ils et elles soulignent l’importance (et le manque) de politiques de santĂ© publique et de communication, dans l’espace public, sur ce sujet.

  • « On voir rarement de campagne de prĂ©vention dans l’espace public sur le lien entre utilisation RS et questions de santĂ© mentale, alors mĂȘme que jamais les jeunes n’ont autant parlĂ© de l’importance et de la fragilitĂ© de la santĂ© mentale« 
  • « il faut renforcer la communication publique, notamment dans le cadre scolaire« 

Ils et elles soulignent Ă©galement l’importance de faire Ă  ces sujets davantage de place au collĂšge et au lycĂ©e et surtout, d’en parler autrement que sous le seul angle de la culpabilisation ou des dĂ©rives comme le cyberharcĂšlement.

  • « tout le monde accuse tiktok d’ĂȘtre dangereux mais personne ne parle rĂ©ellement des risques qui y sont associĂ©s et comment on s’en protĂšge« 
  • « intĂ©grer ces questions dans les machins genre Pix« 
  • « la plupart du temps, au lycĂ©e ou au collĂšgue, ces plateformes ne sont abordĂ©es que sous l’angle du cyberharcĂšlement, mais jamais sous l’angle des algorithmes, de leur cĂŽtĂ© addictif, chronophage, dĂ©motivant« .

Ils et elles ont aussi une grande maturitĂ© sur la nĂ©cessitĂ© d’un contrĂŽle d’accĂšs rĂ©el avec une vĂ©rification de l’ñge qui soit autre chose qu’un bouton « oui promis j’ai 18 ans Â» :

  • « faire un vrai contrĂŽle d’accĂšs selon l’ñge, comme sur blablacar avec prĂ©sentation d’un document d’identité« 

Ils et elles ont des idĂ©es trĂšs concrĂštes de ce qu’il faudrait obliger Tiktok (et d’autres plateformes) Ă  mettre en place :

  • « obliger TikTok Ă  implĂ©menter des fonctionnalitĂ©s permettant de mieux gĂ©rer le temps d’écran et Ă  sensibiliser ses utilisateurs aux risques d’une utilisation excessive« 
  • « ĂȘtre plus Ă  l’écoute des signalements. Et plus vigilants sur les contenus de type suicide : personne n’aime regarder des vidĂ©os de suicide (ou de comment se suicider) et personne ne devrait se voir recommander des vidĂ©os comme ça« 

J’ai enfin Ă©tĂ© particuliĂšrement frappĂ©, dans leurs verbatims, d’une large majoritĂ© qui indique explicitement que les impacts et effets nĂ©gatifs sur leur humeur sont plus importants que les aspects positifs. Et de la maniĂšre dont ils documentent et analysent cela. Le verbatim ci-dessous rĂ©sume trĂšs bien ce que j’ai lu dans beaucoup de leurs rĂ©ponses individuelles :

  • « Ă€ titre personnel, tik tok a plus d’impact nĂ©gatif que positif. En effet, une fois que je suis sur l’application, il m’est presque impossible de rĂ©guler mon temps passĂ© sur cette
    derniĂšre. Une heure est ressentie comme 15 minutes et arrĂȘter de scroller est trĂšs compliquĂ©. De plus, lorsque mon application est active, l’heure ne s’affiche plus sur mon Ă©cran, ce qui biaise encore plus mon rapport au temps. Ce temps passĂ© sur tik tok est perdu pour faire d’autre activitĂ©, et souvent, je repousse les tĂąches que j’ai Ă  faire. AprĂšs avoir passĂ© plusieurs heures sur tik tok je culpabilise Ă©normĂ©ment et me sens mal. J’ai remarquĂ© que mon moral Ă©tait affectĂ© par mon utilisation de tik tok, plus je passe de temps Ă  scroller moins je suis de bonne humeur.« 

[Et puis soudain Gabriel Attal]

VoilĂ  je m’apprĂȘtais Ă  demander Ă  ChatGPT une version synthĂ©tique de ce long texte en extrayant les Ă©lĂ©ments mobilisables immĂ©diatement dans le cadre d’une proposition de loi et puis soudain, je tombe sur plusieurs Ă©lĂ©ments complĂ©mentaires.

Premier Ă©lĂ©ment : Gabriel Attal. Qui s’allie au pĂ©dopsychiatre Marcel Ruffo pour proposer des mesures qui sont, pour l’essentiel, des caricatures au carrĂ©. Caricature d’une pensĂ©e magique oĂč tout est, sans indistinction, la faute aux Ă©crans et oĂč leur suppression guĂ©rirait donc tous les maux, et oĂč toute cette faute mĂ©riterait donc des rĂ©gimes disciplinaires qui sont autant imbĂ©ciles qu’inapplicables et dangereux en dĂ©mocratie. Voici donc ce qu’ils proposent :

  • une Ă©valuation de l’addiction aux Ă©crans de chaque jeune Ă  l’entrĂ©e en sixiĂšme et en seconde.
  • interdire l’accĂšs des moins de 15 ans aux rĂ©seaux sociaux (et imposer une vĂ©rification d’ñge sur ces plateformes).
  • imposer un couvre-feu pour les 15-18 ans qui bloque l’accĂšs aux rĂ©seaux sociaux entre 22h et 8h.
  • faire passer l’écran en noir et blanc, pendant au moins une heure, aprĂšs 30 minutes d’utilisation.
  • crĂ©ation d’un “addict-score” (sur le modĂšle du nutri-score) pour mesurer le potentiel addictif des plateformes.
  • crĂ©er une taxe de 2 % qui financerait la recherche et la prise en charge de la santĂ© mentale.

J’ai donc immĂ©diatement rĂ©flĂ©chi Ă  une critĂ©riologie assez fine permettant de caractĂ©riser chaque mesure proposĂ©e. CritĂ©riologie que voici :

  • « C’est complĂštement con Â» : 3C
  • « Inapplicable et ImbĂ©cile Â» : 2I.
  • « Pourquoi pas mais surtout 
 pourquoi ? Â» :  3P.

Revoici maintenant ces mesures à l’aune de mon analyse subtile.

  • une Ă©valuation de l’addiction aux Ă©crans de chaque jeune Ă  l’entrĂ©e en sixiĂšme et en seconde : 3P
  • interdire l’accĂšs des moins de 15 ans aux rĂ©seaux sociaux : 3C2I
  • imposer un couvre-feu pour les 15-18 ans qui bloque l’accĂšs aux rĂ©seaux sociaux entre 22h et 8h : 3C2I
  • faire passer l’écran en noir et blanc, pendant au moins une heure, aprĂšs 30 minutes d’utilisation. 3C3P
  • crĂ©ation d’un “addict-score” (sur le modĂšle du nutri-score) pour mesurer le potentiel addictif des plateformes. 3P

Je ne retiens donc que deux mesures :

  • « imposer une vĂ©rification d’ñge sur ces plateformes. Â» Mais certainement pas pour « interdire Â» l’accĂšs mais pour responsabiliser les plateformes qui organisent cet accĂšs et font absolument n’importe quoi quelque soit l’ñge rĂ©el de leurs utilisateurs et utilisatrices, Ăąge rĂ©el que de leur cĂŽtĂ© elles sont la plupart du temps en pleine capacitĂ© de connaĂźtre (et donc d’en dĂ©duire la part d’utilisateurs et d’utilisatrices qui n’ont absolument rien Ă  faire lĂ  puisqu’elles sont normalement interdites aux moins de 13 ans).
  • « crĂ©er une taxe de 2 % qui financerait la recherche et la prise en charge de la santĂ© mentale. Â» LĂ  je dis oui, mais je dis surtout « seulement 2% ?! Â»

Pour le reste, je vous invite à lire la chronique et l’analyse impeccable de François Saltiel dont je partage chaque ligne et chaque mot.

Et je vous invite aussi, Ă  chaque fois que vous entendrez diverses gesticulations politico-mĂ©diatiques sur une interdiction totale ou partielle des Ă©crans chez les enfants et adolescents, Ă  relire (notamment) cet article grand public et surtout de grande utilitĂ© publique d’Anne Cordier, publiĂ© en Mai 2024, et dans lequel elle rappelle la rĂ©alitĂ© de deux points fondamentaux, celui de la panique morale sur ce sujet, et celui de la rĂ©alitĂ© des Ă©tudes scientifiques sur ce mĂȘme sujet :

Ce phénomÚne des paniques morales exprime une crainte quant à la déstabilisation des valeurs sociétales, et se cristallise autour des usages juvéniles desdits écrans et des conséquences de ces usages sur la santé mentale et sociale des enfants et adolescents, ainsi que sur leur développement cognitif et leur culture générale.

Pourtant une importante et robuste Ă©tude amĂ©ricaine, menĂ©e sur le long terme auprĂšs de 12000 enfants entre 9 et 12 ans, conclut sans hĂ©sitation Ă  l’absence de lien entre temps passĂ© « devant les Ă©crans Â» et incidence sur les fonctions cĂ©rĂ©brales et le bien-ĂȘtre des enfants. Pourtant encore, en France, une enquĂȘte longitudinale d’envergure, dĂ©ployĂ©e cette fois auprĂšs de 18000 enfants depuis leur naissance, montre que ce sont des facteurs sociaux qui jouent un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant dans le dĂ©veloppement de l’enfant.

MalgrĂ© ces faits scientifiques, le dĂ©bat autour de la place desdits Ă©crans dans notre sociĂ©tĂ© se polarise, et se caractĂ©rise rĂ©cemment par une ultraradicalisation des postures, ce qui a pour premier effet de porter prĂ©judice Ă  la comprĂ©hension de tout un chacun.

 

Je rĂ©pĂšte : « ce sont des facteurs sociaux qui jouent un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant dans le dĂ©veloppement de l’enfant. Â» La place et l’usage des Ă©crans n’est que l’un de ces facteurs sociaux parmi d’autres bien plus essentiels.

[Et puis soudain le Pew Internet Research Center]

Le 22 Avril 2025 est sortie une Ă©tude du Pew Internet Research Center, pile poil sur le sujet qui nous occupe : « Teens, Social Media and Mental Health. Â» Elle est, comme souvent, fondamentale pour bien cerner les enjeux de ce sujet. Et j’en retire les Ă©lĂ©ments suivants.

D’abord si environ 40% Ă©mettent un avis plutĂŽt « neutre Â» sur l’influence des mĂ©dias sociaux sur leur santĂ© mentale, les 60% d’adolescents restants (entre 13 et 17 ans) indiquent clairement que les effets nĂ©gatifs sur leur santĂ© mentale l’emportent sur les effets positifs.

Ensuite lĂ  oĂč les parents considĂšrent que les mĂ©dias sociaux sont la premiĂšre cause des problĂšmes de santĂ© mentale, du cĂŽtĂ© des adolescents, c’est tout autre chose : 22% des adolescents dĂ©signent les mĂ©dias sociaux, 17% d’entre elles et eux les phĂ©nomĂšnes de harcĂšlement (j’ai bien dit de harcĂšlement et pas seulement de cyber-harcĂšlement), et 16% les « pressures and expectations« , c’est Ă  dire les attentes sociales et parentales vĂ©cues comme autant de pressions. LĂ  est l’un des noeuds centraux du problĂšme de la santĂ© mentale des adolescentes et adolescents.

Autre point essentiel qui rend encore plus dĂ©bile toute tentative d’interdiction, plus d’un tiers (34%) des adolescentes et adolescents interrogĂ©s indiquent s’informer sur les rĂ©seaux sociaux sur les questions de santĂ© mentale. Et parmi ceux-lĂ , plus de la moitiĂ© indiquent que c’est une source d’information importante.

Enfin, et c’est lĂ  aussi absolument dĂ©terminant pour comprendre ce qui se joue et comment le rĂ©guler, les adolescentes et adolescents identifient clairement l’impact dĂ©lĂ©tĂšre et toxiques des mĂ©dias sociaux sur leur travail et leurs Ă©tudes, sur leur santĂ© mentale, sur leur productivitĂ© et sur leur sommeil mais dans le mĂȘme temps ils indiquent tout aussi clairement l’impact trĂšs positif sur leurs amitiĂ©s et leurs socialisations. Constat qui rejoint en effet tous les travaux universitaires sur ce point : ces espaces numĂ©riques de socialisation sont nĂ©cessaires et prĂ©cieux dans la construction des identitĂ©s (et des intimitĂ©s) adolescentes Ă  l’abri du regard des adultes. En revanche rien n’oblige Ă  ce qu’ils soient traversĂ©s de contenus ne rĂ©pondant qu’à des logiques commerciales et qui n’ont de considĂ©ration que pour des dynamiques de viralitĂ© garantissant Ă  tout prix des effets de rente attentionnelle. La responsabilitĂ© d’y faire le tri et le mĂ©nage et d’y injecter la dose minimale de responsabilitĂ© dĂ©ontologique au regard des publics ciblĂ©s et des enjeux sociĂ©taux concernĂ©s incombe donc entiĂšrement aux plateformes elles-mĂȘmes, et c’est Ă  la puissance publique de le leur rappeler et de les y contraindre. Quoi qu’il en coĂ»te.

 

One More Thing.

J’ai ensuite demandĂ© Ă  ChatGPT, sur la base de ce (long) texte (celui de mes rĂ©ponses Ă  la commission), de faire une liste de 10 propositions (ou plus) concrĂštes dont le lĂ©gislateur pourrait se saisir et de reformuler ces propositions dans un format destinĂ© Ă  une note parlementaire ou Ă  une prĂ©sentation en commission. Je vous en livre ici le rĂ©sultat.

Liste de 10 propositions pour une prochaine loi ou cadrage législatif.

[c’est ChatGPT qui parle, enfin qui Ă©crit]

Voici une liste de dix propositions et recommandations concrĂštes issues du document de contribution Ă  la commission parlementaire, que le lĂ©gislateur pourrait saisir pour Ă©laborer une nouvelle loi sur le numĂ©rique et l’accĂšs aux rĂ©seaux sociaux :

🔐 Transparence et rĂ©gulation algorithmique
  1. Exiger la transparence des algorithmes sur leur dimension Ă©ditoriale : rendre publics les critĂšres et pondĂ©rations qui dĂ©terminent l’affichage des contenus, notamment en lien avec les rĂ©actions Ă©motionnelles (likes, colĂšre, etc.).

  2. Obliger les plateformes à ralentir les chaßnes virales : limiter les fonctionnalités favorisant la viralité (nombre de partages simultanés, forwarding de messages, etc.) pour réduire les effets de masse sur la désinformation et le harcÚlement.

  3. Supprimer l’affichage public de certaines mĂ©triques (likes, vues, dislikes) pour attĂ©nuer les effets de conformitĂ© sociale et limiter les impacts dĂ©lĂ©tĂšres sur la santĂ© mentale.

🧠 SantĂ© publique et usage responsable
  1. Instaurer des mĂ©canismes de contrĂŽle d’accĂšs efficaces pour les mineurs (vĂ©rification d’identitĂ©, seuils d’ñge vĂ©rifiĂ©s comme sur Blablacar), en Ă©vitant les simples dĂ©clarations « j’ai plus de 13/18 ans Â».

  2. Imposer des limites d’usage paramĂ©trables par dĂ©faut (temps d’écran, alertes de dĂ©passement, pause obligatoire aprĂšs un temps de scroll continu) intĂ©grĂ©es directement dans les applications.

  3. Créer une politique de santé publique numérique : reconnaßtre les effets psychiques négatifs des réseaux sur les plus jeunes et y répondre par des campagnes nationales et des dispositifs de prévention dans les écoles et les médias.

📚 Éducation et formation
  1. Renforcer l’éducation au numĂ©rique dĂšs le collĂšge : intĂ©grer des modules spĂ©cifiques sur les algorithmes, la captation attentionnelle, les risques informationnels et les logiques Ă©conomiques des plateformes.

  2. Doter chaque collĂšge et lycĂ©e d’un(e) professeur(e) documentaliste formĂ©(e) aux enjeux numĂ©riques et augmenter leurs heures dĂ©diĂ©es Ă  l’éducation aux mĂ©dias.

⚖ Pouvoirs publics et contrîle
  1. Faire appliquer strictement les lois existantes (RGPD, DSA, DMA) : prévoir des sanctions réellement dissuasives en cas de non-conformité et ne pas hésiter à suspendre ou interdire temporairement des services comme cela a été fait ailleurs.

  2. CrĂ©er un droit d’accĂšs des chercheurs publics aux corpus algorithmiques : obliger les plateformes Ă  ouvrir des API sĂ©curisĂ©es permettant Ă  la recherche indĂ©pendante d’analyser les effets sociaux, psychologiques et politiques de leurs systĂšmes.

La note parlementaire (faite par ChatGPT).

[c’est toujours ChatGPT qui parle, enfin qui Ă©crit]

Voici une note parlementaire structurĂ©e prĂ©sentant les propositions issues du document d’Olivier Ertzscheid, Ă  destination d’un(e) dĂ©putĂ©(e) souhaitant nourrir une rĂ©flexion lĂ©gislative sur le numĂ©rique et les rĂ©seaux sociaux.

Objet : Propositions pour une loi sur les usages numĂ©riques et l’accĂšs aux rĂ©seaux sociaux
Auteur : SynthĂšse des travaux d’Olivier Ertzscheid, MaĂźtre de confĂ©rences en Sciences de l’information
Date : [à compléter]

Contexte général

Dans un environnement oĂč les rĂ©seaux sociaux sont devenus des mĂ©dias d’“hyper-masse”, leur impact sur les comportements, la santĂ© mentale, la circulation de l’information et la dĂ©mocratie est dĂ©sormais massif, continu et documentĂ©. L’urgence n’est plus de comprendre ces effets, mais de rĂ©guler concrĂštement les modĂšles qui les produisent. Cette note propose dix axes d’action lĂ©gislatifs concrets.

1. Transparence algorithmique et lutte contre la manipulation attentionnelle

1.1. Transparence des logiques éditoriales des algorithmes

Obligation pour les plateformes de rendre publics les critÚres et pondérations influençant la hiérarchisation des contenus (types de réactions, temps de visionnage, etc.), en particulier ceux relevant de la manipulation émotionnelle.

1.2. Ralentissement des chaĂźnes virales

Limitation par la loi des mécanismes de partage automatisés ou massifs (groupes WhatsApp, forwardings, etc.) afin de freiner les phénomÚnes de désinformation, de harcÚlement et de polarisation.

1.3. Encadrement des métriques visibles

Obligation pour les plateformes de masquer certains compteurs (likes, vues, partages) aux utilisateurs non-crĂ©ateurs pour attĂ©nuer les effets de conformitĂ© sociale et d’addiction Ă  la reconnaissance.

2. SantĂ© publique et encadrement de l’usage

2.1. VĂ©rification d’ñge robuste Ă  l’inscription

Mise en Ɠuvre d’un dispositif rĂ©el de contrĂŽle d’ñge (type piĂšce d’identitĂ©) pour limiter l’accĂšs des mineurs aux plateformes sans mĂ©diation.

2.2. Limites d’usage intĂ©grĂ©es par dĂ©faut

Imposition Ă  toutes les applications sociales d’une fonction de rĂ©gulation du temps passĂ© : alertes, pauses obligatoires, et tableaux de bord accessibles.

2.3. Lancement d’un plan national de santĂ© publique numĂ©rique

Campagnes publiques et programmes éducatifs pour sensibiliser aux impacts psychologiques des réseaux sociaux, en particulier chez les jeunes.

3. Éducation aux mĂ©dias et renforcement scolaire

3.1. Intégration obligatoire de modules sur les logiques des plateformes

Enseignement dÚs le collÚge sur le fonctionnement des algorithmes, la captation attentionnelle et les logiques économiques des contenus.

3.2. Déploiement renforcé de professeurs documentalistes et du CLEMI

Augmentation du nombre de professeurs documentalistes et du budget alloué au CLEMI, pour assurer un accompagnement continu et de qualité dans les établissements.

4. Régulation effective et contrÎle public

4.1. Application sans compromis des rÚglements européens (RGPD, DSA, DMA)

Sanctions systĂ©matiques et dissuasives en cas de non-respect des rĂšgles ; possibilitĂ© d’interdiction temporaire d’un service comme dans d’autres pays (ex. X/Twitter au BrĂ©sil).

4.2. AccĂšs aux corpus pour la recherche publique

Obligation lĂ©gale pour les plateformes d’ouvrir aux chercheurs indĂ©pendants l’accĂšs Ă  des jeux de donnĂ©es anonymisĂ©s, via API, afin de permettre une Ă©valuation scientifique indĂ©pendante des effets des algorithmes.

Conclusion

Ces propositions, rĂ©alistes, urgentes et largement documentĂ©es, peuvent constituer la base d’un cadre lĂ©gislatif de souverainetĂ© numĂ©rique, de protection des jeunes publics et de rĂ©gulation dĂ©mocratique des puissances algorithmiques.

 

Argumentaire synthétique pour une intervention en commission.

Tant que j’y suis je vous livre aussi l’introduction et la conclusion du mĂȘme ChatGPT lorsque je lui demande un argumentaire synthĂ©tique de sa note parlementaire pour une intervention en commission.

Introduction.

Mesdames et Messieurs les membres de la commission,

Nous sommes aujourd’hui face Ă  des outils devenus centraux dans la vie sociale, affective, cognitive de millions de citoyens, notamment les plus jeunes. Ces outils sont Ă  la fois des mĂ©dias d’hyper-masse, des machines Ă  fabriquer la norme et des systĂšmes de captation attentionnelle, dont les effets sur la santĂ© mentale, la dĂ©sinformation et les inĂ©galitĂ©s sont dĂ©sormais documentĂ©s.

Il ne s’agit plus de produire des rapports ou des constats, mais d’agir, de lĂ©gifĂ©rer, de protĂ©ger.

Conclusion : l’exigence du courage politique.

Ce que nous proposons n’est ni technophobe, ni moraliste. C’est une politique de santĂ© publique, d’éducation, et de souverainetĂ©.
Il faut dĂ©monĂ©tiser l’attention, dĂ©publicitariser l’espace social, et remettre du sens dans nos usages.

L’histoire nous jugera comme elle a jugĂ© ceux qui n’ont rien fait face au tabac ou au rĂ©chauffement climatique. Il est encore temps d’agir.

 

VoilĂ . Le boulot est fait de mon cĂŽtĂ©. J’ai transmis Ă  la commission mon texte avec l’intĂ©gralitĂ© de mes rĂ©ponses aux questions, et leur ai Ă©galement adressĂ© les 10 propositions pour une Ă©volution du cadrage lĂ©gislatif (en prĂ©cisant bien sĂ»r qu’elles Ă©taient formulĂ©es par ChatGPT sur la base de l’analyse de mon texte). Le reste appartient maintenant Ă  ce truc formidable qu’on appelle la dĂ©mocratie.

Cher grand administrateur de Parcoursup, cher Mister T.

Cher grand administrateur de Parcoursup,

Cher Barracuda, cher Mister T., je vais t’appeler comme cela pour protĂ©ger ton anonymat mais aussi parce que c’est un peu comme le hĂ©ros tĂ©lĂ©visuel Ă©ponyme que je te vois : un type plein de chaĂźnes en or qui brillent et qui ne sait que faire jouer ses muscles en guise de nĂ©gociation, et jouit en supplĂ©ment de quelques compĂ©tences en mĂ©canique, la mĂ©canique Ă©tant ici celle de l’administration de cette saloperie de plateforme.

Je suis depuis un quart de siĂšcle enseignant-chercheur en IUT, plus prĂ©cisĂ©ment dans le dĂ©partement Information et Communication de l’IUT de La Roche-sur-Yon, et depuis quelques annĂ©es je suis aussi le responsable de ce dĂ©partement de formation et le directeur-adjoint de l’IUT.

Et si je devais ĂȘtre un personnage de l’agence tous risques, je me sentirais assez proche de Looping.

L’agence Parcoursup (allĂ©gorie).
[En bas avec un cigare, le discours ministĂ©riel en mode « vous allez voir comme j’aime les plans qui se dĂ©roulent sans accrocs Â» ; Ă  gauche les petits futĂ©s de l’ingĂ©nierie qui dĂ©ploient un algorithme de hiĂ©rarchisation des veux sans permettre la hiĂ©rarchisation des voeux ; Ă  droite les gros malins qui sortent leurs muscles et leur fer Ă  souder pour transformer une camionnette haut de gamme en char d’assaut pour dĂ©foncer les rĂȘves d’une gĂ©nĂ©ration entiĂšre ; en haut les doux-dingues qui tentent encore de trouver une forme de cohĂ©rence dans toute cette merde.]

 

VoilĂ  donc prĂšs q’un quart de siĂšcle que j’enseigne et sĂ©lectionne des dossiers dans une formation qui est ce que l’on appelle une formation « sĂ©lective Â». Certes, depuis 20 ans de mise Ă  mort de l’universitĂ© publique et d’alignement avec les logiques nĂ©o-managĂ©riales dont Parcoursup est l’instrument, toutes les formations sont devenues sĂ©lectives puisqu’il n’y a jamais assez de places pour accueillir dignement toutes celles et ceux qui demandent Ă  l’ĂȘtre, mais disons que les IUT gardent cette particularitĂ© sĂ©lective affirmĂ©e.

Une particularitĂ© sĂ©lective qui s’est toujours diffĂ©remment dĂ©clinĂ©e. Aujourd’hui et depuis maintenant 3 ans on nous demande et nous impose en complĂ©ment de tout le reste, des quotas de sĂ©lection de bacs technologiques. Et pourquoi pas. On aurait pu penser diffĂ©remment l’accueil de ces publics, le financer aussi pour leur permettre de compenser certains Ă©carts dans les enseignements que reçoivent les bacheliers gĂ©nĂ©raux, on ne l’a bien sĂ»r pas fait, ou alors on nous a demandĂ© de le faire « Ă  moyens constants Â», mais bref.

Dans « mon Â» dĂ©partement information et communication, nous recevons Ă©normĂ©ment de dossiers. EnormĂ©ment. Chaque annĂ©e. Y compris depuis avant Parcoursup et mĂȘme avant APB (Admission Post-Bac, ancĂȘtre de Parcoursup). EnormĂ©ment. Nous avons 60 places et nous recevions autour de 900 Ă  1000 dossiers complets, 1000 potentiels futurs Ă©tudiants qui, comme on dit, « maintiennent leurs voeux Â». Et depuis un quart de siĂšcle, y compris Ă  l’époque des dossiers « papier Â», bah nous les regardons tous. Nous regardons tous les dossiers. Individuellement. En dĂ©tail. Cela nous prenait et nous prend toujours un temps extrĂȘmement important et dans des fourchettes calendaires de plus en plus tĂ©nues (a fortiori si l’on souhaite par exemple organiser des entretiens, procĂ©dure Ă  laquelle nous avons renoncĂ© pour cette annĂ©e).

Cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, si je t’écris aujourd’hui c’est parce que je viens de t’envoyer ce mĂȘme mail sur ton adresse universitaire et sur celle du ministĂšre, et que je vais aussi t’envoyer, sur ces mĂȘmes adresses, non pas les 900, non pas les 1000, mais les 1800 dossiers que nous avons reçu cette annĂ©e.

Mais avant cela je vais t’expliquer la raison de mon courroux, de mon ire, de l’envie qui m’étreint d’enserrer tout Ă©lĂ©ment de ton anatomie dans une presse hydraulique tout en te prodiguant des soins du corps Ă  l’aide de matiĂšres abrasives pendant que tu serais contraint de chanter du CĂ©line Dion en Wolof (mon cĂŽtĂ© Looping qui ressort hein)

Cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, voilĂ  maintenant plus de 4 ans que chaque annĂ©e, nous faisons appel Ă  ta magnanimitĂ© pour nous autoriser, nous filiĂšre sĂ©lective, Ă  faire un truc totalement dingue : demander aux candidats de joindre Ă  leur dossier Parcoursup un compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle du mĂ©tier dans lequel ils s’imaginent aujourd’hui Ă  l’issue de leur formation. C’est pour nous un document trĂšs important car face Ă  des dossiers Parcoursup dont chaque Ă©lĂ©ment (de la lettre de motivation Ă  la fiche avenir en passant par l’inĂ©narrable « activitĂ©s et centres d’intĂ©rĂȘts Â») est de plus en plus stĂ©rĂ©otypique et rĂ©digĂ© soit par la famille, soit par la famille de ChatGPT, et dans un contexte oĂč les lycĂ©ennes et lycĂ©ens se voient en effet conseillĂ©s de multiplier leurs voeux (sans les hiĂ©rarchiser, ce qui est une autre coupable Ăąnerie), et bah figure-toi que notre « compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle Â» est une piĂšce important pour mesurer la pertinence, la sincĂ©ritĂ©, et l’engagement d’une candidature parmi 1000 autres semblables.

Mais toi, toi cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, toi cela ne te va pas. Tu trouves que cela « brise l’égalitĂ© rĂ©publicaine Â». Tu trouves que c’est mĂȘme carrĂ©ment, je te cite, discriminatoire. Et quand je t’interpelle sur le sujet tu m’expliques avec tes gros muscles et tes chaĂźnes en or qui brillent, que « tu sais de quoi tu parles Â» et que toi aussi tu as dĂ©jĂ  enseignĂ© en IUT, et que demander cela privilĂ©gierait des jeunes issus de milieux aisĂ©s ou avec des familles qui pourraient les aider ou disposeraient de contacts et de rĂ©seaux dont d’autres ne bĂ©nĂ©ficient pas. Et moi depuis des annĂ©es je te dis et t’explique (ainsi qu’aux services du rectorat et aux points d’entrĂ©e ministĂ©riels qui portent ta parole), que c’est n’importe quoi.

C’est n’importe quoi parce que primo nous sommes dĂ©jĂ  une formation sĂ©lective et que le processus de sĂ©lection actuel comporte dĂ©jĂ  un si grand nombre de biais liĂ©s au capital culturel, au capital social et au capital Ă©conomique que Bourdieu est Ă  deux doigts d’atteindre le noyau terrestre Ă  force de se retourner dans sa tombe.

C’est n’importe quoi parce toutes les annĂ©es oĂč nous avons pu disposer de ce compte-rendu d’entretien, nous avons, comme pour tous les autres Ă©lĂ©ments du dossier, naturellement intĂ©grĂ© cette question des biais liĂ©s au capital social et culturel et que nous n’avons jamais pĂ©nalisĂ© celui qui Ă©tait allĂ© voir son libraire Cultura par rapport Ă  celui qui avait contactĂ© une maison d’édition Ă©litiste parisienne, pas davantage que celui dont le daron lui avait nĂ©gociĂ© un entretien avec un grand responsable des politiques culturelles au ministĂšre par rapport Ă  celui ou celle qui Ă©tait allĂ© voir le ou la documentaliste de son lycĂ©e. Parce que figure-toi, cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, figure-toi que nous nous efforçons de maniĂšre continue d’oublier d’ĂȘtre totalement cons. Une routine Ă  laquelle possiblement tu pourrais t’astreindre si tu en as le temps, l’envie et le loisir.

Alors voilĂ . Depuis maintenant 4 ans, c’est chaque annĂ©e la guerre, et en plus de tout le reste, il faut chaque annĂ©e t’écrire (enfin Ă©crire au rectorat qui ensuite te transmets 
), chaque annĂ©e il faut rĂ©expliquer tout cela, le rĂ©argumenter, chaque annĂ©e tu nous expliques que non, chaque annĂ©e on insiste, chaque annĂ©e on essaie de poser la question dans les visios que tu organises et oĂč se retrouvent plus de 200 personnes en mĂȘme temps, et chaque annĂ©e Ă  la faveur d’un malentendu nous finissons par obtenir gain de cause. On s’y Ă©puisait, on y perdait un temps et une Ă©nergie considĂ©rable, on s’ajoutait des niveaux de stress importants ainsi qu’à nos Ă©quipes de collĂšgues, mais Ă  la fin ça passait. Et tout allait aussi bien que possible.

Mais cette annĂ©e, tu as serrĂ© la vis. Et pas simplement pour nous mais pour l’ensemble des IUT dont l’ensemble des BUT Information et communication. Interdiction formelle et dĂ©finitive d’ajouter d’autres Ă©lĂ©ments que ceux demandĂ©s par Parcoursup (donc que des Ă©lĂ©ments moisis et caviardĂ©s). Pas de piĂšce complĂ©mentaire quelle qu’elle soit. Rien. Nib. Nada. Que Tchi. Que dalle. Peau de zob.

Donc pour nous, pas de « compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle Â». Alors avant de prendre cette dĂ©cision, je t’avais dit ainsi qu’aux services rectoraux qui sont Ă  tes ordres, que c’était n’importe quoi. Parce que si on enlĂšve cette piĂšce additionnelle, le nombre de dossiers que l’on reçoit va littĂ©ralement exploser avec pour l’essentiel des candidatures « de remplissage Â», c’est Ă  dire des lycĂ©ens et lycĂ©ennes qui mettent notre formation simplement pour Ă©puiser leur nombre de voeux disponibles. Sauf que bah nous derriĂšre notre recrutement ne change pas : nous continuons d’examiner en dĂ©tail chacun des dossiers que nous recevons.

Et puis ce que je t’avais dĂ©jĂ  dit et expliquĂ© Ă  l’époque oĂč je n’étais responsable de rien et oĂč nous nous emplumions en DM sur Twitter, c’est que c’était tout de mĂȘme Ă©tonnant de considĂ©rer que pour des IUT (qui accueillent beaucoup de publics boursiers et de milieux plutĂŽt modestes) cette piĂšce complĂ©mentaire Ă©tait une rupture de l’égalitĂ© rĂ©publicaine et une discrimination, alors que pour les Ă©coles d’art dont je t’épargne la sociologie, le fait de demander des portfolio, des Books et des recommandations t’en touchait une sans te bousculer l’autre comme se plaisait Ă  la verbaliser un ancien prĂ©sident de la rĂ©publique. MĂȘme chose pour toutes les formations (publiques !!) qui dans le cadre de Parcoursup demandent 50 ou 100 euros pour valider le voeux au titre du passage d’un concours (bisous les copains et copines en Ă©cole d’ingĂ©nieurs), lĂ  aussi il n’y a visiblement rien qui ne vienne heurter ta sensibilitĂ© rĂ©publicaine. Mais que l’on demande Ă  des Ă©tudiants d’aller rencontrer des professionnels (mĂȘme en visio ou par tĂ©lĂ©phone pour leur Ă©viter des frais et pour celles et ceux qui sont loin des grands centres urbains) et d’en faire un court compte-rendu pour attester de leur engagmeent et de leur motivation autrement qu’avec 3 paragraphes rĂ©digĂ©s par ChatGPT et qu’au travers d’un stage de troisiĂšme et des voyages extra-scolaires que leur famille aura Ă©tĂ© en capacitĂ© de leur offrir ou pas, alors lĂ , pour toi cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, ça c’est un grand scandale inacceptable qui brise toute forme d’égalitĂ© rĂ©publicaine Ă  proportion de ce que ta position sur le sujet me brise les organes reproducteurs.

Mais bon dans toute lutte par mail contre l’administration du rectorat qui est Ă  tes ordres et ne fait que vĂ©hiculer ta parole, nos dĂ©faites sont avant tout celles de l’épuisement. Mais j’avoue que nous avons, j’avoue que j’ai perdu. Cette annĂ©e tu as Ă©tĂ© d’une fermetĂ© toute BĂ©tharamienne. Cette annĂ©e nous n’avons pas pu demander de compte-rendu d’entretien. Cette annĂ©e, comme je te l’avais expliquĂ© et annoncĂ©, nous avons donc reçu non pas autour de 900 dossiers complets et confirmĂ©s pour 60 places mais plus de 1800 dossiers. Le double. La mathĂ©matique est aussi implacable que la bĂȘtise crasse de ton entĂȘtement dĂ©placĂ© autant que malhonnĂȘte. Car Ă©videmment parmi ces 1800 dossiers que nous commençons Ă  terminer de traiter, jamais nous n’avions eu autant de candidatures de remplissage, sans aucune volontĂ© rĂ©elle de venir dans notre formation, des candidatures bĂąclĂ©es, nĂ©gligĂ©es, presqu’entiĂšrement « fake Â», des candidatures « copiĂ©es-collĂ©es Â». Des candidatures que nous n’avions jamais (ou de maniĂšre trĂšs marginale) les annĂ©es oĂč nous pouvions en toute impunitĂ© briser l’égalitĂ© rĂ©publicaine.

Le truc c’est qu’en plus de s’acharner Ă  continuer d’oublier d’ĂȘtre cons, nous continuons aussi Ă  faire preuve de dĂ©ontologie et d’honnĂȘtetĂ© et que nous continuons donc de regarder chaque dossier. Donc cette annĂ©e nous en regardons deux fois plus que les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Mais comme il y a au moins la moitiĂ© des dossiers qui sont sans intĂ©rĂȘt et que nous disposons du mĂȘme temps que les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes pour les analyser, le rĂ©sultat est simple : nous disposons de deux fois moins de temps Ă  passer Ă  analyser des dossiers sincĂšres et engagĂ©s. Et ça, cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, c’est ta pleine et entiĂšre responsabilitĂ©. Ta putain de pleine et entiĂšre responsabilitĂ©.

Alors voilĂ . Je vais maintenant t’envoyer la totalitĂ© de ces dossiers par mail. Il y en a 1800. J’espĂšre que la capacitĂ© de ta boĂźte mail est adaptĂ©e. Je vais aussi t’adresser directement ce billet de blog. Et je vais conclure en te redisant ce que je t’avais dĂ©jĂ  dit et Ă©crit la premiĂšre fois oĂč nous avions, de maniĂšre disons « virile mais correcte Â» dĂ©battu de ce sujet : il n’y a que deux issues possibles dans ton travail. Seulement deux.

La premiĂšre est de considĂ©rer les avis des Ă©quipes pĂ©dagogiques au plus prĂšs de l’analyse des dossiers comme des avis purement torcheculatoires et de nous amener Ă  terme vers un systĂšme dans lequel les mĂȘmes Ă©quipes finiront par totalement se dĂ©sengager de l’analyse « humaine Â» des dossiers et laisseront la grande machine Parcoursup fonctionner comme une saloperie de machine Ă  calculer : on prendra les notes, on appliquera des coefficients, et en un clic on aura un classement. Un classement de merde, un classement totalement arbitraire et profondĂ©ment inĂ©galitaire, mais un classement. Et on arrĂȘtera de passer une semaine ou quinze jours Ă  temps plein Ă  regarder des dossiers (quand on a la chance d’avoir des Ă©quipes pĂ©dagogiques avec suffisamment d’enseignant.e.s permanent.e.s pour se le permettre, ce qui est de moins en moins le cas de toute façon).

La seconde issue possible consiste Ă  considĂ©rer que les Ă©quipes pĂ©dagogiques savent ce qu’elles font, et Ă  leur concĂ©der la derniĂšre part d’autonomie dont elles peuvent jouir dans un processus de recrutement et de sĂ©lection par ailleurs dĂ©jĂ  presque totalement prĂ©emptĂ© par des cadres et des routines qui ne font qu’accroĂźtre les inĂ©galitĂ©s en automatisant les maniĂšres de les dĂ©tecter, de les analyser et de les envisager.

Sur ce je te laisse parce que tu as un peu de pain sur la planche. Il te reste une quinzaine de jours pour analyser ces 1800 dossiers. Bon courage.

 

Mourir pour des donnĂ©es, d’accord, mais de mort lente. Ou pourquoi pour la 1Ăšre fois j’ai cĂ©dĂ© Ă  une menace de procĂšs.

Suite Ă  une mise en demeure d’avocats reprĂ©sentant les intĂ©rĂȘts du cabinet dont je dĂ©nonçais les agissements dans un article, mise en demeure m’enjoignant de supprimer la totalitĂ© de cet article avant le 22 Avril, je fais le choix de m’y plier et de le retirer de la publication. Vous trouverez donc ci-dessous des Ă©lĂ©ments d’explication dĂ©taillĂ©s sur la justification de cette dĂ©cision.

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Voila plus de 20 ans que je tiens ce blog en mon seul nom et sous ma seule responsabilitĂ© Ă©ditoriale. PrĂšs de 3000 articles (une moyenne de douze par mois), avec beaucoup d’articles d’analyses, pas mal d’articles d’opinions, et quelques bons coups de gueule Ă  valeur essentiellement cathartique (pour moi en tout cas).

En 20 ans je n’ai Ă©tĂ© menacĂ© de procĂ©dure juridique qu’à 3 reprises.

La premiĂšre fois c’était en 2015, lorsque j’avais diffusĂ© le journal d’Anne Frank, dans sa version originale, Ă  date de son entrĂ©e dans le domaine public. Les avocats du fonds Anne Frank m’avaient alors menacĂ© d’une action en justice et d’une astreinte journaliĂšre de plusieurs milliers d’euros tant que je ne retirerai pas le texte. J’ai maintenu le texte original en ligne. D’autres, dont la dĂ©putĂ©e Isabelle Attard m’ont rejoint et ont Ă©galement partagĂ© le texte. Et je n’ai plus eu de nouvelles des avocats du fonds Anne Frank.

La deuxiĂšme fois c’était en 2017 Ă  l’occasion d’un article sur les dynamiques de haine en ligne, lorsque je revenais vers les premiĂšres dĂ©rives des campagnes Adwords avec Arnault Dassier Ă  leur initiative lorsqu’il Ă©tait responsable de la stratĂ©gie digitale de l’UMP. C’est lui qui me menaça de poursuites, ne supportant pas de voir son nom accolĂ© Ă  l’expression « marketing de la haine Â» dans mon article et considĂ©rant cela comme diffamatoire et m’enjoignant de supprimer son nom de l’article. RĂ©sultat : je vous laisse juges de ce qu’il advĂźnt dans la mise Ă  jour au dĂ©but de l’article.

Et la troisiĂšme fois c’est donc cette semaine d’Avril 2025. Et c’est un cabinet « d’expertise technologique, normative et rĂ©glementaire dans les domaines de la confiance numĂ©rique et de la cyber sĂ©curitĂ© Â» qui, via un cabinet d’avocats, menace de me poursuivre en justice pour diffamation, injure publique, et violation du secret des correspondances. Au regard des critĂšres Ă©clairĂ©s de MaĂźtre Eolas, mĂȘme si je suis totalement serein sur le fond de l’affaire, la forme du courrier du cabinet d’avocat ne laisse que peu de doute sur leur dĂ©termination de rĂ©ellement me poursuivre si je ne retire pas l’article en question.

Pour rappel, ce « cabinet d’expertise technologique, normative et rĂ©glementaire dans les domaines de la confiance numĂ©rique et de la cyber sĂ©curitĂ© Â» a contactĂ© l’association Ă©tudiante dont je m’occupe (la Ma’Yonnaise Ă©picerie) et qui organise des distributions alimentaires pour les Ă©tudiant.e.s sur le campus de Nantes UniversitĂ© Ă  La Roche-sur-Yon, pour nous proposer un scĂ©nario dans lequel nos bĂ©nĂ©ficiaires (donc des Ă©tudiant.e.s prĂ©caires) pourraient, contre rĂ©tribution versĂ©e Ă  l’association, vendre leurs donnĂ©es biomĂ©triques Ă  ce cabinet.

S’ensuivit un Ă©change entre moi (depuis la boite mail de l’épicerie solidaire) et le cabinet en question. Echange auquel j’ai rapidement mis fin considĂ©rant l’activitĂ© de ce cabinet plus que suspecte sur le fond, totalement dĂ©placĂ©e sur la forme, et considĂ©rant qu’accessoirement en droit français, la vente de donnĂ©es biomĂ©triques contre rĂ©munĂ©ration (a fortiori pour des populations prĂ©caires) ne peut et ne doit devenir ni un marchĂ© ni un horizon.

Je prends donc la dĂ©cision de raconter toute cette affaire dans un article sur ce blog sous le titre « Etudiants en situation de prĂ©caritĂ© ? Vendez-nous vos donnĂ©es. De la biomĂ©trie et des cabinets vautour qui tournent autour. Â» J’y cite les Ă©changes (non nominatifs bien sĂ»r) avec mes deux interlocuteurs de ce cabinet (voilĂ  pour la violation du secret des correspondances). Echanges qui, je le rappelle, ont dĂ©marrĂ© avec la proposition suivante :

« Nous recherchons actuellement des volontaires pour participer Ă  un test simple et rapide (sic). Celui-ci consiste Ă  s’inscrire sur une plateforme, puis Ă  enregistrer une sĂ©rie de courtes vidĂ©os du visage sous diffĂ©rents angles. En contrepartie, nous proposons de reverser un don de 15 € par participant ayant validĂ© le test. Par exemple, pour 50 participants, votre association recevra un don de 750 €. Nous espĂ©rons que cette collaboration pourrait constituer une ressource financiĂšre supplĂ©mentaire pour soutenir vos activitĂ©s et projets. Â»

 

J’agis et rĂ©agis avec ma casquette de responsable de l’association et surtout, surtout, avec ma casquette d’universitaire dont l’un des axes et terrains de recherche est prĂ©cisĂ©ment la question de notre vie privĂ©e numĂ©rique et les questions liĂ©es Ă  l’exploitation de nos donnĂ©es personnelles.

Le ton est vif et j’assimile à plusieurs reprises les pratiques de ce cabinet à des pratiques de crapules et de vautours (voilà pour la diffamation et l’injure publique).

Et cette semaine, une dizaine de jours aprĂšs la parution de mon article, je reçois le courrier suivant avec mise en demeure de retirer totalement l’article incriminĂ© dans un dĂ©lai de 5 jours (avant le 22 Avril).

 

Je joins ici le fichier pdf pour une lecture plus facile : 2025 04 15_ mise-en-demeure.pdf

L’intimidation et la tentative de procĂ©dure bĂąillon se caractĂ©risent aussi par le fait de mettre en copie de ce courrier la prĂ©sidente de Nantes UniversitĂ© au motif que, je cite « l’ensemble de ces propos a Ă©tĂ© tenu en votre qualitĂ© de Maitre de confĂ©rences de l’UniversitĂ© de Nantes« . Ce qui est faux (je me suis toujours exprimĂ© au titre exclusif de co-responsable de l’association qui organise ces distributions alimentaires), et ce qui est aussi une vision assez trouble de ce que l’on nomme la libertĂ© acadĂ©mique.

Si j’avais agi uniquement en mon nom propre ou au titre de MaĂźtre de confĂ©rences de l’universitĂ© de Nantes, j’aurais, sans aucun souci ni autre questionnement, laissĂ© l’article incriminĂ© en ligne et attendu sereinement la suite en proposant simplement un droit de rĂ©ponse au cabinet concernĂ©. Je n’ai me concernant, absolument aucune crainte. Je n’ai pas cĂ©dĂ© aux avocats du fonds Anne Frank dans une affaire oĂč les enjeux se chiffraient en millions d’euros (le journal d’Anne Frank est l’un des livres les plus vendus de tous les temps et continue de l’ĂȘtre) et concernaient, en termes de droit d’auteur et de domaine public, l’ensemble des lois et rĂšglementations internationales. Donc cette forme de menace et de procĂ©dure bĂąillon ne m’impressionne pas (mĂȘme s’il n’est jamais agrĂ©able de recevoir un tel courrier).

Mon absence de crainte est d’autant plus forte qu’une nouvelle fois, sur le fond, je suis absolument certain de mon bon droit et du fait que ce « cabinet d’expertise technologique, normative et rĂ©glementaire Â» fait absolument n’importe quoi et que ce n’importe quoi cible et met en danger des populations prĂ©caires dans une forme d’intime matĂ©rialisĂ©e par la transaction commerciale proposĂ©e autour de donnĂ©es biomĂ©triques sans que jamais et Ă  aucun moment ne soient indiquĂ©s les cadres d’usages, d’exploitation, de durĂ©e, etc. Pour rappel le seul cadre indiquĂ© dans la sollicitation de ce cabinet Ă©tait « Nous recherchons actuellement des volontaires pour participer Ă  un test simple et rapide (sic). Celui-ci consiste Ă  s’inscrire sur une plateforme, puis Ă  enregistrer une sĂ©rie de courtes vidĂ©os du visage sous diffĂ©rents angles. Â» 

Alors pourquoi obĂ©ir Ă  l’injonction et Ă  cette forme de procĂ©dure bĂąillon ? Parce que dans cette affaire, si elle se porte jusqu’à un tribunal, je ne veux qu’en aucune maniĂšre l’association dont je m’occupe puisse ĂȘtre impactĂ©e financiĂšrement, moralement, ou mĂȘme symboliquement en voyant son nom associĂ© Ă  une procĂ©dure en justice. Et si cela devait tout de mĂȘme se produire, la responsabilitĂ© en incomberait donc uniquement Ă  ce cabinet puisqu’en effet et selon les termes de leurs avocats, ce retrait n’engage pas nĂ©cessairement la fin de la procĂ©dure de leur cĂŽtĂ©. Je les en laisse dĂ©sormais juges et continue d’espĂ©rer dĂ©sormais au moins trois choses.

PremiĂšrement que des journalistes et des associations de dĂ©fense des libertĂ©s numĂ©riques se saisiront de ces Ă©lĂ©ments et iront enquĂȘter sur ces pratiques, celles de ce cabinet en particulier mais aussi celles d’autres probablement semblables.

DeuxiĂšmement que si d’autres associations ont reçu de telles sollicitations, elle n’hĂ©sitent pas Ă  me contacter ou Ă  rendre publics ces Ă©lĂ©ments.

J’espĂšre, troisiĂšmement, que les autoritĂ©s indĂ©pendantes que sont la CNIL et l’ANSSI, jusqu’ici silencieuses, se saisiront des Ă©lĂ©ments de ce dossier pour faire toute la lumiĂšre sur les pratiques de ces cabinets dans le domaine de la sollicitation de vente de donnĂ©es biomĂ©triques auprĂšs de populations prĂ©caires, d’autant que lesdits cabinets se prĂ©valent d’autorisations de leur part.

J’espĂšre enfin, que cette « petite histoire Â», aura pour intĂ©rĂȘt de rappeler dans le dĂ©bat public que ce genre de dĂ©rives dĂ©jĂ  largement prĂ©sentes ailleurs dans le monde, sont et seront, en France, de plus en plus essentielles Ă  documenter et Ă  combattre. Je vous en parlais dĂ©jĂ  via la chasse aux corps des plus pauvres Ă  des fins d’exploitation biomĂ©trique, au moment oĂč dĂ©jĂ  prĂšs de cinq millions de personnes (dont un million d’argentins) ont malheureusement acceptĂ© pour attĂ©nuer un peu leur misĂšre. Et cette semaine encore, les alertes de cette dĂ©pĂȘche AFP ou cette chronique d’un monde connectĂ© sur France Culture, devraient nous mobiliser toutes et tous car le futur qu’elles dessinent est au-delĂ  de l’alarmant sur le plan sociĂ©tal comme sur le plan politique (je rappelle par exemple que ce cabinet qui me menace d’un procĂšs indique sur son site intervenir notamment dans des « SystĂšmes de gestion de contrĂŽle aux frontiĂšres (Gates, entry-exit). Â»

Pour le dire d’une phrase : ce dont nous devons absolument parler et ce que nous devons absolument combattre c’est un capitalisme de malfrats avec la marchandisation des donnĂ©es biomĂ©triques des plus prĂ©caires comme poste avancĂ©.

Parce que tous ces ĂȘtres humains, toutes ces populations, le plus souvent prĂ©caires, que l’on dĂ©visage en leur jetant l’aumĂŽne, ne nous laissent collectivement envisager aucun futur dĂ©sirable.

 

L’indigne et les indignĂ©s. Chronique d’une a-rĂ©alitĂ©.

En une seule journĂ©e (c’était en dĂ©but de semaine), nous avons donc eu la Une du JDNews (Ă©manation putride de l’empire BollorĂ©) avec la phrase de Wauquiez sur l’enfermement et la dĂ©portation des OQTF Ă  Saint-Pierre et Miquelon, mais aussi la sortie mĂ©diatique d’Elisabeth Borne expliquant qu’il fallait rĂ©flĂ©chir trĂšs tĂŽt Ă  son orientation, et mĂȘme « dĂšs la maternelle Â» (le verbatim complet est le suivant « Il faut se prĂ©parer trĂšs jeunes, presque depuis la maternelle, Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  la façon dont on se projette dans une formation et un mĂ©tier« ).

« Et reprenons un peu de saucisson. Â»

Notez que la langue française est formidable car depuis la publication de cette Une, il est dĂ©jĂ  passĂ© dans le langage courant que l’on ne dit plus « con comme ses pieds Â» mais dĂ©sormais « con comme Wauquiez« .

« PassĂ© les bornes y’a plus de limites. Â» (Emile. 7 ans. CE1)

Cessons de louvoyer et d’y aller par demi-mesures, je propose de mon cĂŽtĂ© de rĂ©flĂ©chir Ă  un monde dans lequel les enfants qui n’auraient pas de projet professionnel clair Ă  l’issue du CP seraient placĂ©s sous OQTF et dĂ©portĂ©s une bonne fois pour toutes dans des orphelinats militaires Ă  Saint-Pierre et Miquelon.

« Quelle indignitĂ©. Â»

Sur les mĂ©dias sociaux d’abord, sur les plateaux tĂ©lĂ© ensuite, dans les radios enfin, et parfois simultanĂ©ment dans l’ensemble de ces biotopes mĂ©diatiques, ces propos ont Ă©tĂ© moquĂ©s, ridiculisĂ©s, dĂ©noncĂ©s, combattus, ils ont aussi parfois Ă©tĂ© soutenus et dĂ©fendus, et ils ont donc atteint leur objectif premier qui est de 
 circuler massivement (mais concernant Wauquiez, mĂȘme sur CNews ils Ă©taient Ă  un doigt de trouver ça raciste et complĂštement con et puis finalement ils ont pris un whisky d’abord).

Oui bien sĂ»r il y a de la fenĂȘtre et surtout du rĂ©troviseur d’Overton lĂ -dedans, oui bien sĂ»r derriĂšre la Une travaillĂ©e et dĂ©libĂ©rĂ©ment choquante du JDNnews comme derriĂšre la sortie de route de Borne qui doit ĂȘtre lue comme un authentique lapsus tout Ă  fait rĂ©vĂ©lateur de son projet politique, oui bien sĂ»r il y a l’idĂ©e d’élargir encore la fenĂȘtre et le rĂ©troviseur d’Overton et de nous prĂ©parer.

Mais il y a aussi cette forme fondamentale et chimiquement pure d’une rhĂ©torique de l’indignation. Depuis que les rĂ©seaux et mĂ©dias sociaux existent, nombre d’études scientifiques ont montrĂ© que le ressort principal et constant de la circulation virale des contenus Ă©tait celui de l’indignation, indignation directement liĂ©e au sentiment de colĂšre face Ă  une injustice. L’indignation suite Ă  la colĂšre liĂ©e Ă  une injustice en paroles ou en actes, est l’émotion qui sollicite le plus directement notre nĂ©cessitĂ© de rĂ©action. On ne peut pas ne pas rĂ©agir lorsque des propos nous indignent et nous placent sous le coup de la colĂšre.

L’indignation, en tout cas dans son expression virale, nous plonge Ă©galement dans une posture cognitive « a-rationnelle Â». On ne rĂ©pond pas rationnellement Ă  des propos qui nous indignent. L’indignation porte en elle l’effet miroir de sa rĂ©ponse qui ne peut ĂȘtre qu’elle-mĂȘme indignĂ©e. L’indignation contraint Ă  d’autres rĂ©ponses indignĂ©es qui elles-mĂȘmes 
 ad libitum.

En France, en dĂ©mocratie, les sorties de route ou dĂ©clarations suscitant de l’indignation se multiplient comme jamais auparavant et si ce sont les deux pĂŽles radicaux de l’échiquier politique qui la monopolisent le plus, c’est bien l’ensemble du spectre qui s’y fourvoie avec une pathĂ©tique dĂ©lectation. Parce qu’en termes d’agenda, il importe Ă  toutes les formations politiques de dicter autant qu’elles le peuvent celui de nos indignations collectives (et donc sĂ©lectives).

On se souvient bien sĂ»r de la phrase de Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le rĂ©sultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privĂ© non seulement de sa capacitĂ© d’agir mais aussi de sa capacitĂ© de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. Â»

Remplaçons maintenant le mensonge par l’indignation. Ce qui donne « Quand tout le monde tient des propos suscitant l’indignation en permanence, le rĂ©sultat n’est pas que vous vous indignez vous-mĂȘme, mais que plus personne ne peut ĂȘtre autrement qu’indignĂ©. Un peuple qui ne peut plus ĂȘtre autrement qu’indignĂ© en permanence ne peut se faire une opinion. Â» La suite de la phrase d’Arendt reste inchangĂ©e. « Il est privĂ© non seulement de sa capacitĂ© d’agir mais aussi de sa capacitĂ© de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. Â»

Ces indignations, celles que vĂ©hiculent des Ă©cosystĂšmes idĂ©ologiques comme ceux de StĂ©rin et de BollorĂ©, ces indignations programmatiques prennent le relai du mensonge et achĂšvent de dĂ©rĂ©aliser l’ensemble de nos repĂšres informationnels et de nos reprĂ©sentations sociales collectives.

D’abord on vous ment. Puis sans vous laisser le temps de disserter sur le mensonge on vous indigne. Et vous vous indignez. Souvent ces mensonges suscitent de l’indignation. Souvent ces indignations mobilisent des mensonges pour les apaiser ou au contraire les alimenter et les accompagner. Et alors tout devient possible. Les faits alternatifs – qui mobilisent des systĂšmes de coordonnĂ©es auto-rĂ©fĂ©rentiels et qui n’ont plus besoin d’aucune autre validation que celle de la pure croyance – se gĂ©nĂ©ralisent et se systĂ©matisent. On peut tout Ă  fait tenir un rassemblement sur une place Ă  demi-vide, on peut montrer les images de cette place Ă  demi-vide et affirmer sans sourciller que cette place Ă©tait pleine. Trump l’avait fait pour son premier discours d’investiture lors de sa premiĂšre Ă©lection, le rassemblement national l’a encore fait le week-end dernier. L’indignation porte en elle un phĂ©nomĂšne dissociation : ce n’est plus le rĂ©el qui importe mais le discours sur le rĂ©el qui seul est dĂ©battu, y compris s’il se dĂ©tache complĂštement du rĂ©el.

Ce que nous sommes en train de perdre c’est tout un systĂšme de coordonnĂ©s. Des coordonnĂ©es spatiales, gĂ©ographiques (le changement de nom du Golfe du Mexique n’est pas seulement une lubie ou un coup de comm de la part de Trump), des coordonnĂ©es temporelles, informationnelles, culturelles.

RĂ©cemment un article paraissait qui expliquait la maniĂšre dont (une partie de) l’algorithme de TikTok fonctionnait :

« (
) comment une vidĂ©o arrive-t-elle jusqu’à vous ? Tout commence par un immense rĂ©servoir, le « pool de contenu », oĂč atterrissent toutes les nouvelles vidĂ©os postĂ©es. Mais attention, elles ne passent pas toutes le filtre. Une premiĂšre Ă©valuation Ă©limine celles qui ne respectent pas les rĂšgles. Ensuite, c’est l’étape du « rappel », oĂč l’algorithme trie rapidement pour trouver ce qui pourrait vous plaire. LĂ , entre en scĂšne le « Dual Tower Recall », un modĂšle qui transforme vous et les vidĂ©os en points dans un espace numĂ©rique. On peut imaginer un grand tableau avec des coordonnĂ©es. Vous ĂȘtes un point, et chaque vidĂ©o aussi. Si vos points sont proches, la magie s’opĂšre, la vidĂ©o vous est proposĂ©e. Ce systĂšme repose sur des calculs mathĂ©matiques complexes, mais l’idĂ©e est simple : plus vos goĂ»ts « matchent » avec une vidĂ©o, plus elle a de chances d’apparaĂźtre sur votre Ă©cran.« 

 

Un systĂšme de coordonnĂ©es dans un espace numĂ©rique oĂč nous sommes un point parmi tant d’autres, tout comme la thĂ©orie des graphes (notamment des graphes invariants d’échelle) permet de modĂ©liser les infrastructures relationnelles des rĂ©seaux sociaux massifs.

La mĂ©taphore du « grand tableau Â» avec des coordonnĂ©es dans laquelle nous sommes autant de « points Â» et oĂč les contenus en sont d’autres qu’il s’agit d’apparier, est relativement exacte et fonctionnelle (voilĂ  plus de 20 ans que nous disposons en effet d’études scientifiques dans le champ des systĂšmes et algorithmes de prescription et de recommandation et de la thĂ©orie des graphes qui permettent de modĂ©liser tout cela).

LĂ  oĂč en effet les systĂšmes d’appariement et de recommandation algorithmiques nous offrent et disposent de coordonnĂ©es extrĂȘmement prĂ©cises leur permettant de satisfaire la part la plus dĂ©terministe de nos attentes et de nos comportements Ă  commencer par les plus singuliers et les plus grĂ©gaires, l’ensemble des autres systĂšmes rĂ©fĂ©rentiels collectifs de coordonnĂ©es culturelles, historiques, politiques et informationnelles se sont disloquĂ©s ou sont en train de s’effondrer sous les coups de boutoir redoublĂ©s des mensonges instrumentaux et des indignations brandies comme autant de stratĂ©gies comportementales de renforcement. En tout cas ils agissent beaucoup moins de maniĂšre « cadrante Â» et l’ensemble des phĂ©nomĂšnes documentaires allant des pures Fake News aux faits alternatifs en passant par les artefacts gĂ©nĂ©ratifs, les mensonges instrumentaux et les indignations programmatiques finissent par produire des formes de dĂ©crochage du rĂ©el qui sont le point d’adhĂ©rence d’un grand nombre de dĂ©rives tant idĂ©ologiques que politiques, sociales et Ă©conomiques.

Et l’ùre des capitalistes bouffons armĂ©s de tronçonneuses ne fait qu’accĂ©lĂ©rer encore ces dĂ©rives dĂ©sormais quotidiennes.

S’il fallait rĂ©sumer tout cela par un dessin ce pourrait ĂȘtre celui-ci.

 

Les coordonnĂ©es de notre monde social se dĂ©placent bien sĂ»r aussi. Elles bougent. Le plus souvent dans la sens du progressisme, mais parfois Ă©galement dans de mortifĂšres conservatismes ou d’alarmantes rĂ©gressions. Les coordonnĂ©es de notre monde ‘ Â»algorithmique Â», c’est Ă  dire l’ensemble des rĂ©fĂ©rentiels produits par les technologies et dans lesquels nous sommes en permanence passĂ©s au crible, ces coordonnĂ©es lĂ  se dĂ©placent non seulement beaucoup plus vite mais de maniĂšre aussi beaucoup plus incohĂ©rente car n’ayant pas nĂ©cessitĂ© d’attache dans le rĂ©el. De ce dĂ©calage naissent des formes de dĂ©crochage, de dissociation, de scission entre des systĂšmes de coordonnĂ©es qui si elles ne se tiennent plus ensemble, laissent place Ă  toutes les dĂ©rives et Ă  toutes les incomprĂ©hensions possibles.

Dans la situation 1, les coordonnĂ©es de notre monde social et de notre monde algorithmique se recouvrent presqu’entiĂšrement et de maniĂšre cohĂ©rente. Seuls de petits espaces subsistent dans lesquels le monde algorithmique se singularise et dans lesquels le monde social peut exister indĂ©pendamment du monde algorithmique.

Dans la situation 2 en revanche, il est tout un pan (hachurĂ©) de notre monde social qui n’a presque plus de liens, de coordonnĂ©es communes avec notre monde algorithmique. Et rĂ©ciproquement.

StĂ©phane Hessel, en 2010, nous invitait Ă  nous indigner. Indignez-vous. Dans le sillage de l’appel des RĂ©sistants aux jeunes gĂ©nĂ©rations du 8 mars 2004 (lors de la commĂ©moration du 60Ăšme anniversaire du programme du CNR), cet appel Ă  l’indignation Ă©tait avant tout un appel Ă  l’engagement. Un appel Ă  l’engagement comme un retour au rĂ©el. Et dont l’indignation n’était que le moteur et jamais, jamais la finalitĂ©. Son ouvrage se terminait par ces mots et cette citation de l’appel des rĂ©sistantes et rĂ©sistants :

« Aussi, appelons-nous toujours Ă  « une vĂ©ritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mĂ©pris des plus faibles et de la culture, l’amnĂ©sie gĂ©nĂ©ralisĂ©e et la compĂ©tition Ă  outrance de tous contre tous. Â»

 

Etudiants en situation de précarité ? Vendez-nous vos données. De la biométrie et des cabinets vautours qui tournent autour.

[Mise Ă  jour du 21 Avril]

J’ai reçu une mise en demeure d’avocats reprĂ©sentant les intĂ©rĂȘts du cabinet dont je dĂ©nonçais les agissements dans cet article en date du 6 Avril. Cette mise en demeure me laissait jusqu’au 21 Avril minuit (ce soir donc) pour supprimer l’intĂ©gralitĂ© de l’article, sous peine de poursuites judiciaires pour « diffamation, injure publique et violation du secret des correspondances Â». Nous sommes le 21 Avril 19h et je prends la dĂ©cision de me plier Ă  la mise en demeure. Et vous en explique les raisons dans cet autre article

[Mise Ă  jour du 9 Mai]

Plusieurs articles de presse sont venus traiter de cette affaire et l’article initial qui m’a valu cette mise en demeure a Ă©tĂ© archivĂ© sur la Wayback Machine de l’Internet Archive.

[Mise Ă  jour du 11 Mai]

Je dresse le bilan de cette affaire et de la couverture mĂ©diatique Ă  laquelle elle a donnĂ© lieu dans cet article : « MenacĂ©, bĂąillonnĂ©, dĂ©livrĂ©. Petite histoire d’un effet Streisand entre la cabinet Louis Reynaud et moi. Â»

 

Poisson (mort) d’avril. Le rĂ©el selon la Tech.

Il y a les images d’un monde version studio Ghibli. Et il y a Elon Musk avec un chapeau fromage.

Le monde version studio Ghibli c’est une trace documentaire qui fait l’inverse de ce que documenter veut dire. Elle dĂ©rĂ©alise, elle euphĂ©mise, elle fictionnise. Elle enlĂšve du relief aux ĂȘtres et aux choses. Elle les installe dans un univers d’à cĂŽtĂ©. Dans une tangence.

Le monde version Elon Musk c’est Ă  lui seul une exponentielle du grand n’importe quoi et l’asymptote d’un rĂ©el entiĂšrement fictionnĂ© pour servir ses seuls intĂ©rĂȘts pour autant qu’il soit lui-mĂȘme en capacitĂ© de les identifier comme tels. Salut Nazi hier, chapeau fromage aujourd’hui, et demain quoi d’autre ?

On a beaucoup parlĂ© de l’ùre des Fake News et de celle des faits alternatifs. En 2018 dans l’article « Fifty Shades of Fake Â» publiĂ© un 1er Avril, je vous parlais de la maniĂšre dont les architectures techniques toxiques des grandes plateformes numĂ©riques se mettaient au service presque « mĂ©canique Â» de cette amplification du faux et de son Ă©cho dans nos sociĂ©tĂ©s. Je martelais que « la propagation de Fake News est davantage affaire de topologie que de sociologie Â» ; en d’autres termes que la capacitĂ© de circulation des contenus relevant des Fake News ou des faits alternatifs, leur capacitĂ© Ă©galement de percoler dans tous les espaces sociaux conversationnels, massifs ou intersticiels, mĂ©diatiques ou dialogiques, cette capacitĂ© s’explique d’abord et avant tout par la topologie et l’organisation (le « dispositif Â») des espaces numĂ©riques. Et que ce n’est qu’à la marge ou en tout cas dans un second temps que l’on peut caractĂ©riser de maniĂšre causale ces circulations en les rattachant Ă  des catĂ©gories sociologiques liĂ©es Ă  l’ñge, au niveau d’éducation ou Ă  tout autre variable.

Sept ans plus tard, ce 1er Avril 2025, ce qui se joue est de l’ordre de la tension dĂ©sormais explosive entre un Ă©cosystĂšme numĂ©rique bĂąti sur la question documentaire de la trace (traces de nos donnĂ©es, de nos comportements, de nos navigations, de nos opinions, etc.), et un saisissement technologique et politique qui ajoute un dĂ©terminisme de l’emballement Ă  un extractivisme souche. Et ce que l’on nomme IA  – et qui est plus prĂ©cisĂ©ment un ensemble d’artefacts gĂ©nĂ©ratifs nourris d’une incommensurable quantitĂ© de donnĂ©es sans considĂ©ration aucune pour leur origine, leur appartenance ou leur(s) propriĂ©tĂ©(s) – ce que l’on nomme IA n’est que le dernier (et peut-ĂȘtre ultime) avatar Ă  la fois de cet extractivisme et de cet emballement. Avec un point nouveau qui est celui de l’alignement total de ces technologies avec les agendas politiques de rĂ©gimes tous au mieux illibĂ©raux.

« It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing. Â»
(Macbeth. Shakespeare.)

Poisson (mort) d’Avril. Il y a de cela quelques annĂ©es, la plupart des grands groupes technologiques de la trace (de Google Ă  Facebook) se livraient Ă  quelques « poissons Â» en ce jour particulier du 1er Avril. Aujourd’hui cette pratique s’est pour l’essentiel perdue et lorsqu’elle subsiste, elle ne suscite que peu ou pas d’écho mĂ©diatique tant le rapport que nous entretenons au quotidien avec la tromperie, la duperie, le dĂ©calage, de faux et l’irrĂ©el s’est totalement transformĂ©. Ce qui Ă©tait hier une stratĂ©gie Ă©ditoriale d’exception (dire le faux) est devenu aujourd’hui un rĂ©gime Ă©ditorial courant, une routine.

Le monde façon studio Ghibli. Que chacun se soit emparĂ© de la possibilitĂ© de faire « mĂšme Â» dĂšs lors que quelques-uns se sont saisis de la nouvelle opportunitĂ© offerte de crĂ©er des images, de soi ou du monde, Ă  la maniĂšre du studio Ghibli dans ChatGPT, n’a rien d’inĂ©dit ou d’étonnant. Chaque Ă©poque numĂ©rique a pu documenter la maniĂšre dont ces productions documentaires particuliĂšrement fĂ©condes Ă©taient massivement reprises lorsqu’elles prĂ©sentaient la double capacitĂ© de se mettre en scĂšne soi-mĂȘme et/ou de s’attacher Ă  des reprĂ©sentations culturelles dĂ©jĂ  prĂ©gnantes. Ainsi certains et certaines se souviendront avec moi de ces gĂ©nĂ©rateurs permettant de « vieillir Â» une photo de nous, ou de chez nous, comme Ă  l’argentique des premiers temps photographiques ; se souviendront aussi de la reprise du portrait « Hope Â» d’Obama par l’artiste Shepard Fairey et de la maniĂšre dont on vit presque partout se multiplier les copies de ce portrait avec nous Ă  la place d’Obama. Et de tant d’autres choses encore.

Aujourd’hui des biotopes numĂ©riques tout entiers sont exclusivement bĂątis sur leur capacitĂ© Ă  faire « mĂšme Â», Ă  conditionner la production de contenus Ă  leur alignement avec des ritournelles prĂ©enregistrĂ©es, des « trends Â». « Trends Â» ou « tendances Â» : des formes de facilitations virales qui devraient nous interroger non pas par leur capacitĂ© Ă  ĂȘtre suivies en tant que telles dĂšs lors qu’elles ont Ă©tĂ© « amorcĂ©es Â», mais par l’assignation Ă  l’identique qu’elles produisent et qui est une forme de prophylaxie paradoxalement mortifĂšre de diversitĂ©s, d’altĂ©ritĂ©s et de dissemblances. En un mot : TikTok.

Que dire d’un monde dans lequel l’esthĂ©tisation de soi (et du monde) fait aussi fonction de bascule dans d’autres rĂ©gimes de vĂ©ritĂ© ? Comment « ĂȘtre au monde Â» quand la plupart des « corporations du filtre Â» (pour reprendre une expression d’Umberto Eco dĂ©signant les journalistes, Ă©diteurs, bibliothĂ©caires, etc.) qui jusqu’ici faisaient fonction d’assignation, de rappel et de construction du rĂ©el sont en train de s’effondrer pendant qu’à l’autre bout de la chaĂźne documentaire de l’énonciation prospĂšre une vision du rĂ©el qui n’est plus qu’essentiellement filtrĂ©e, et ce, des filtres de dĂ©guisement que chaque application ou biotope numĂ©rique propose ou superpose Ă  chaque dialogue ou interaction jusqu’aux filtres de travestissement qui s’accolent aux paroles politiques publiques quand elles sont portĂ©es « sous couvert Â» de dĂ©calage, d’humour, de cynisme ou plus simplement de 
 programme.

Je fais ici une diffĂ©rence entre la question du filtre comme « dĂ©guisement Â» et dans lequel l’enjeu est prĂ©cisĂ©ment que le destinataire puisse repĂ©rer et identifier l’effet de dĂ©calage soit par l’exagĂ©ration soit par le grotesque soit par l’irrĂ©alisme produit (par exemple les filtres « oreilles de chien Â» dans Snapchat), et la question des filtres comme « travestissements Â» dans lesquels l’enjeu est cette fois de produire un effet de rĂ©el authentifiable sinon authentique, travestissements qui « agissent Â» de maniĂšre performative autant chez l’émetteur (avec des troubles pouvant aller jusqu’à la dysmorphophobie) que chez le rĂ©cepteur devenu incapable de discernement ou propulsĂ© dans une vallĂ©e de l’étrange dont il ne sait Ă  quelle part de son rĂ©el rattacher l’expĂ©rience ressentie.

Se confronter Ă  l’information sur et dans les mĂ©dias sociaux numĂ©riques (mais pas uniquement) c’est donc pour beaucoup se confronter Ă  des surimpressions permanentes et rĂ©manentes qui oscillent entre l’esthĂ©tique Ghibli, les chapeaux fromage d’Elon Musk, ou les pulsions d’un prĂ©sident Ă©lu pour envahir le Groenland. Non seulement plus grand-chose ne prĂȘte Ă  sourire mais la tentation de faire des blagues se trouve totalement distancĂ©e par le rĂ©el lui-mĂȘme. Par-delĂ  la rĂ©alitĂ© sourde de l’état rĂ©el de notre monde, de ces effondrements climatiques et de ses guerres en cours en Ukraine, Ă  Gaza, au YĂ©men et ailleurs, l’actualitĂ© gĂ©opolitique internationale est une oscillation permanente entre une version documentaire d’Idiocracy et des faits totalement en phase avec la ligne Ă©ditoriale du Gorafi.

Tout cela est irrĂ©el par intention ; tout cela contribue Ă  dĂ©rĂ©aliser pour partie notre rapport au monde et aux autres ; tout cela nous installe dans une sorte d’a-rĂ©alitĂ©, une privation de rĂ©el, une douce torpeur ; tout cela produit des formes instrumentales et instrumentalisĂ©es de tech-rĂ©alitĂ©, c’est Ă  dire d’une rĂ©alitĂ© qui ne serait sensible qu’au travers des politiques Ă©ditoriales ou des interfaces des grandes sociĂ©tĂ©s technologiques et de leurs filtres.

Le rĂȘve avortĂ© du MĂ©tavers imaginĂ© par Zuckerberg n’est pas l’essentiel. L’essentiel est de rester en capacitĂ© de discernement sur des formes avĂ©rĂ©es d’univers sociaux et informationnels qui dĂ©jĂ  peuplent, filtrent, habitent nos univers quotidiens et qui s’y superposent en Ă©vidence.

Le monde version studio Ghibli. Et le chapeau fromage d’Elon Musk. IrrĂ©el. DĂ©rĂ©aliser. A-rĂ©alitĂ©. Tech-rĂ©el. Et la suite. DĂ©jĂ  lĂ . Tescreal.

[Mise à jour du 6 Avril] I’ve got my Ghibli. And the World is filtered-reality.

FrĂ©dĂ©rique Vidal va prĂ©sider une fondation de lutte contre la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante. Et moi j’ai vomi.

[Mise Ă  jour du lendemain] Je viens de tomber, sur la page LinkedIn du groupe Abeille Assurances, sur la vidĂ©o promotionnelle rĂ©alisĂ©e avec FrĂ©dĂ©rique Vidal. Ils lui ont fait faire un espĂšce Fast & Curious de chez Wish dans lequel elle donne sa recette de petits-pois carotte au chorizo, sincĂšrement je ne sais pas si je vais m’en remettre. [/Mise Ă  jour]

La dĂ©finition du malaise. 

 

VoilĂ . FrĂ©dĂ©rique Vidal va prĂ©sider une fondation de lutte contre la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante. Et moi j’ai vomi. J’ai vomi mĂ©taphoriquement, j’ai vomi dans ma tĂȘte, j’ai rĂȘvĂ© de vomir sur la tĂȘte de FrĂ©dĂ©rique Vidal. J’espĂšre bien sĂ»r que c’est purement un titre honorifique qu’elle assurera Ă  titre bĂ©nĂ©vole (rien n’est trĂšs clair lĂ -dessus) parce que s’il devait en ĂȘtre autrement, en plus de lui vomir dessus, c’est d’un tombereau de matiĂšre fĂ©cales Ă  dĂ©verser dont j’aimerais Ă©galement pouvoir me fendre auprĂšs de FrĂ©dĂ©rique Vidal.

FrĂ©dĂ©rique Vidal, je vous en ai souvent parlĂ© sur ce blog, c’est l’ancienne ministre de l’enseignement supĂ©rieur et de la recherche d’Emmanuel Macron. C’est elle qui Ă©tait lĂ  pendant la pĂ©riode du Covid et qui s’est torchĂ©e autant qu’il est possible de le faire avec la misĂšre et la dĂ©tresse Ă©tudiante. FrĂ©dĂ©rique Vidal c’est elle qui aprĂšs l’immolation par le feu d’un Ă©tudiant a mis en place un numĂ©ro d’appel payant. FrĂ©dĂ©rique Vidal c’est elle qui a fait passer la 1Ăšre loi discriminatoire et raciste Ă  l’encontre des Ă©tudiants Ă©trangers hors de la communautĂ© europĂ©enne en ouvrant la boĂźte de Pandore de l’augmentation des frais d’inscription les concernant, et qui joignant la pure saloperie au plus dĂ©gueulasse cynisme, a osĂ© appeler ça « Bienvenue en France Â». Si beaucoup de ministres de l’enseignement supĂ©rieur et de la recherche, du gouvernement Macron comme de ceux prĂ©cĂ©dents, ont contribuĂ© Ă  dĂ©sosser et Ă  dĂ©truire l’universitĂ©, et ce depuis la loi LRU dite « d’autonomie Â» voulue et portĂ©e par ValĂ©rie PĂ©cresse et le gouvernement Fillon, FrĂ©dĂ©rique Vidal est sans conteste celle qui aura le plus abĂźmĂ© ce bien commun que constitue la possibilitĂ©, pour chacun.e, d’accĂ©der Ă  l’universitĂ© dans des conditions dignes. FrĂ©dĂ©rique Vidal fut aussi le poste avancĂ© de l’extrĂȘme-droite en lançant la plus vaste campagne de dĂ©sinformation dont l’universitĂ© et ses enseignant.e.s furent victimes en accrĂ©ditant la rumeur d’une gangrĂšne islamo-gauchiste de l’universitĂ© et en prĂ©tendant mobiliser les moyens de l’état et du CNRS au service de l’agenda de ce qui Ă©tait dĂ©jĂ , une internationale rĂ©actionnaire Ă  l’initiative non pas d’Elon Musk mais de Blanquer, de Macron, d’elle-mĂȘme et de quelques autres.

FrĂ©dĂ©rique Vidal dans son biotope mĂ©diatique naturel : l’extrĂȘme-droite torcheculatoire.

 

Et aujourd’hui voilĂ  qu’aprĂšs avoir totalement disparue de la vie mĂ©diatique, et tentĂ© diverses reconversions ratĂ©es pour s’immiscer au board d’écoles de commerce pourries dont elle avait elle-mĂȘme augmentĂ© les subventions lorsqu’elle Ă©tait ministre (parce que vraiment non seulement elle nĂ©e avant la honte mais dans l’insĂ©mination artificielle de son Ă©prouvette politique il y avait un donneur de sperme Ă  forte teneur en cynisme et des ovocytes chargĂ©s en crapulerie), FrĂ©dĂ©rique Vidal va donc prĂ©sider une fondation de lutte contre la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante. Et Ă  ce moment lĂ  de l’histoire de nos sociĂ©tĂ©s, alors tout devient possible : que Marc Dutroux soit en charge d’un ministĂšre de la petite enfance, que Xavier Dupont de LigonnĂšs soit nommĂ© Ă  la tĂȘte du ministĂšre de la famille, et qu’Emile Louis prenne la tĂȘte d’une fondation pour l’inclusion des personnes handicapĂ©es.

Donc j’ai appris que FrĂ©dĂ©rique Vidal allait prĂ©sider une fondation de lutte contre la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante et j’ai vomi. Et derriĂšre cette nomination et ce pantouflage en mode recyclage d’ordure ministĂ©rielle, on trouve des assureurs, « Abeille Assurances Â» derriĂšre qui se trouve l’assureur Aviva, bien connu pour ses pratiques dĂ©lĂ©tĂšres y compris contre ses propres assurĂ©s. On saluera donc cette forme de cohĂ©rence dans la mise en avant de l’ex-ministre qui aura le plus agi contre les intĂ©rĂȘts des Ă©tudiantes et Ă©tudiants.

Si je vous parle de cette information c’est parce que de mon cĂŽtĂ©, avec deux collĂšgues formidables et une tripotĂ©e d’étudiant.e.s formidablissimes, cela fait dĂ©sormais pile 5 ans que nous organisons des distributions alimentaires sur le campus de l’universitĂ© de Nantes Ă  La Roche sur Yon. Je vous en ai souvent parlĂ© aussi sur ce blog, et de comment on pouvait, Ă  la fois, donner des cours et Ă  manger.

Cinq ans que tous les jeudis ou presque on dĂ©charge des camions de la banque alimentaire ; cinq ans que tous les jeudis on range ça dans des dĂ©sormais vrais rayonnages de supermarchĂ© qu’on a rĂ©cupĂ©rĂ© ; cinq ans qu’on se forme aux rĂšgles d’hygiĂšne pour ne pas faire n’importe quoi avec les produits frais qu’on reçoit ; cinq ans qu’on jongle entre nos mĂ©tiers et cette forme Ă©trange de bĂ©nĂ©volat qui se fait sur notre temps de travail, sur notre lieu de travail, et auprĂšs des publics avec lesquels on ne devrait surtout pas avoir ce genre de « relation Â» ; cinq ans qu’on se dĂ©mĂšne pour embaucher, en complĂ©ment du bĂ©nĂ©volat Ă©tudiant, des contrats aidĂ©s qu’il faut aussi former et accompagner ; cinq ans qu’on galĂšre Ă  chercher des subventions que les structures publiques nous refusent ou nous minorent de plus en plus, parce qu’elles n’en ont pas les moyens ou qu’elles tentent de rivaliser avec Christelle Morançais en terme de saloperie programmatique.

Alors forcĂ©ment quand je vois qu’un assureur peu scrupuleux (dĂ©jĂ  condamnĂ© Ă  une amende de 3,5 millions d’euros pour de lourds manquements et des carences significatives sur la lutte contre la fraude et le financement du terrorisme), confie Ă  FrĂ©dĂ©rique Vidal la prĂ©sidence d’une fondation de lutte contre la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante, j’ai la mĂȘme envie que le personnage de Woody Allen quand il Ă©coute trop Wagner : sauf que lĂ  c’est pas la Pologne que j’ai envie d’envahir mais le peu de dignitĂ© qui reste Ă  FrĂ©dĂ©rique Vidal et qui doit dĂ©jĂ  se trouver dans les gogues des bureaux d’Abeille Assurance.

Aujourd’hui je l’ai dĂ©jĂ  dit et Ă©crit, la plupart des campus universitaires se sont transformĂ©s en succursales des Restos du coeur, on a mĂȘme Ă©tĂ© obligĂ© de publier le classement de MiamĂŻam des universitĂ©s françaises. Aujourd’hui cette lette contre la prĂ©caritĂ© alimentaire s’exerce principalement via deux modĂšles : soit des bricolages circonstanciels (c’est le cas de ce que nous mettons en oeuvre sur le campus de Nantes UniversitĂ© Ă  La Roche sur Yon avec la Ma’Yonnaise Ă©picerie, mais aussi de ce que fait la Surpre’Nantes Ă©picerie sur le campus Nantais, mais d’autres modĂšles existent comme Ă  Toulouse oĂč c’est l’AGEMP qui met cela en place), soit des externalitĂ©s qui captent l’essentiel des subventions publiques et privĂ©es sur le sujet, avec en premiĂšre ligne des structures comme Linkee ou Cop1 et sur lesquelles les universitĂ©s s’appuient de plus en plus en finissant par malheureusement se dĂ©fausser de ces sujets tout comme l’état a fini de se dĂ©fausser des questions de prĂ©caritĂ© alimentaire en les dĂ©portant sur des structures associatives comme les Restos du Coeur.

Pour vous donner une idĂ©e de la maniĂšre dont FrĂ©dĂ©rique Vidal a pris la mesure de la responsabilitĂ© qui lui avait Ă©tĂ© confiĂ©e dans le cadre de la prĂ©sidence de cette fondation, Ă  la question du journaliste d’Ici Maine qui lui demande « Aujourd’hui, selon vous, combien d’étudiants sont potentiellement concernĂ©s par ces difficultĂ©s Ă  se nourrir encore aujourd’hui ?« , elle rĂ©pond :

FrĂ©dĂ©rique Vidal : Je crois que les derniers sondages indiquent qu’il y a prĂšs de 40% des Ă©tudiants qui indiquent avoir sautĂ© un repas par manque de moyens. Donc c’est encore quelque chose qui est relativement important et c’est pour ça qu’il faut aider. 

 

DĂ©jĂ  vous noterez le « je crois« . C’est pas comme si c’était un peu supposĂ© ĂȘtre son sujet et qu’elle Ă©tait supposĂ©e ĂȘtre un peu plus au courant que Gilbert qui tient le PMU de l’angle de la rue de la gare et qui lui aussi « croit Â» que « oui bon quand mĂȘme c’est pas facile d’ĂȘtre Ă©tudiant mĂȘme s’il y a pas mal de feignasses aussi et que soit dit en passant, Charles Martel aurait pu finir le boulot. Â»

Presque la moitiĂ© des Ă©tudiantes et des Ă©tudiants qui sautent des repas par manque de moyens et la prĂ©sidente de la fondation de lutte contre la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante ne rĂ©pond pas que c’est « scandaleux Â», que c’est « une honte pour un pays comme la France Â», que ce « devrait ĂȘtre une prioritĂ© nationale Â». Bah non. Elle te regarde avec ses yeux de teckel mort et te dit avec sa voix tortue neurasthĂ©nique : « c’est relativement important. Â»

Moi je veux bien que l’injure ne soit pas une solution constructive mais franchement devant ce genre de dĂ©claration c’est quand mĂȘme compliquĂ©, pour dĂ©crire le niveau de pertinence de FrĂ©dĂ©rique Vidal sur ces sujets, de mobiliser autre chose que le champ sĂ©mantique et visuel liant les potentielles vertus curatives d’une rĂąpe Ă  fromage et le traitement mĂ©dical d’un furoncle Ă  l’anus.

On apprend d’ailleurs en mĂȘme temps que l’info sur cette fondation que c’est l’association Cop1 qui va d’entrĂ©e bĂ©nĂ©ficier de 147 000 euros pour ouvrir « des antennes Â» sur les sites universitaires de Tours et du Mans. Je n’ose mĂȘme pas vous raconter tout ce que nous pourrions faire avec ne serait-ce que le quart ou la moitiĂ© d’une telle subvention. D’ailleurs nous avons bien entendu rempli le formulaire de cette nouvelle fondation de lutte contre la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante pour nous aussi aller croquer un peu des sous d’Abeille Assurance avant qu’elle ne s’en serve pour les dĂ©fiscaliser. Etant l’une des plus anciennes structures associatives reposant sur un modĂšle entiĂšrement bĂ©nĂ©vole (et local et Ă©tudiant) qui organise des distributions alimentaires pour les Ă©tudiantes et les Ă©tudiants en France et avec la plus grande rĂ©gularitĂ©, je n’ai absolument aucun doute sur le fait que non seulement la fondation Abeille Assurance va nous aider mais que nous figurerons parmi les tout premiers Ă  bĂ©nĂ©ficier de sa munificence. Et vous tiendrai au courant.

Et puis tiens, rien Ă  voir, ou plutĂŽt si.

Rien Ă  voir ou plutĂŽt si parce que donner Ă  manger aux Ă©tudiantes et aux Ă©tudiantes est une prioritĂ© mais pour traiter de la prĂ©caritĂ© Ă©tudiante il faut aussi accepter de considĂ©rer que les questions de travail subi (pour financer ses Ă©tudes dans des conditions ne permettant pas 
 d’étudier), que les questions de logement, et que les questions de santĂ© mentale (pour lesquelles Ă©couter ne suffira plus), fonctionnent comme un tout et s’interpĂ©nĂštrent en permanence pour dĂ©finir le pĂ©rimĂštre rĂ©el de ce que l’on nomme « prĂ©caritĂ© Â».

Cette semaine donc Nicolas Demorand a eu ce formidable courage de parler de lui, de sa souffrance, de sa maladie mentale, de sa bipolaritĂ©. Une maladie qui se dĂ©clenche souvent Ă  l’ñge oĂč l’on entre Ă  l’universitĂ©. Depuis que j’y enseigne, depuis donc 20 ans, nombre des Ă©tudiantes et Ă©tudiants que j’ai croisĂ©s en ont souffert sans que nous n’en sachions rien, et sans qu’ils ne le sachent eux-mĂȘmes. Aujourd’hui, notamment depuis cette pĂ©riode du Covid, ces maladies mentales ont explosĂ© parmi nos Ă©tudiantes et nos Ă©tudiants, en tout cas elles sont de plus en plus documentĂ©es et diagnostiquĂ©es. Et nous derriĂšre comme enseignantes et enseignants nous faisons ce que nous pouvons, c’est Ă  dire pas grand-chose d’autre que d’écouter, et que d’essayer d’amĂ©nager ce qui peut l’ĂȘtre, ou de renvoyer vers des services de mĂ©decine universitaire (lorsque les campus en disposent ce qui est loin d’ĂȘtre tout le temps le cas) totalement exsangues et dĂ©bordĂ©s, soit vers des services d’urgences psychiatriques qui se sont tout autant. Des Ă©tudiantes et des Ă©tudiants bipolaires ou en prĂ©sentant les symptĂŽmes, diagnostiquĂ©s ou en errance mĂ©dicale, nous en voyons passer plusieurs chaque annĂ©e dans nos cours et dans nos amphis. Parfois nous avons la pleine connaissance de leur situation, d’autres fois nous l’ignorons totalement et ne la dĂ©couvrons qu’aprĂšs coup, ou dans d’autres cercles de nos vies sociales et associatives.

Quand j’ai dĂ©couvert le tĂ©moignage de Nicolas Demorand c’est donc instantanĂ©ment Ă  l’ensemble de ces Ă©tudiantes et Ă©tudiants que j’ai pensĂ©, et Ă  ce que ce tĂ©moignage mĂ©diatique, public, si universellement intime, allait peut-ĂȘtre pouvoir changer pour elles et eux ainsi que pour leurs familles et leurs accompagnants.

Notre ligne de crĂȘte pour tenir dans ce monde de fracas, la mienne en tout cas, c’est d’imaginer que pour une pathĂ©tique crapule comme l’est FrĂ©dĂ©rique Vidal il existe aussi des dizaines de Nicolas Demorand dont chaque tĂ©moignage resserre nos liens d’empathie et nos capacitĂ©s d’attention aux autres bien davantage encore que les projets de dĂ©fiscalisation d’une compagnie d’assurance portĂ©s et incarnĂ©s par l’opportuniste veulerie d’une personnalitĂ© politique plus que jamais Ă©tanche Ă  toute autre quĂȘte ou cause que celle de la mise en scĂšne de sa propre fatuitĂ© sur les ruines Ă  peine froides de l’autel de sa propre indigence.

 

Dans le rĂ©troviseur d’Overton : casser vite et bouger des trucs.

C’est quelque chose qui m’a frappĂ© lors de la derniĂšre polĂ©mique concernant l’affiche de La France Insoumise reprenant les codes de l’imagerie antisĂ©mite, Ă©laborĂ©e Ă  l’aide de Grok, l’IA dĂ©veloppĂ©e par les Ă©quipes d’Elon Musk et prĂ©cisĂ©ment connue pour n’avoir pas les filtres et pudeurs des autres IA (Grok qui s’affirme et se confirme comme la 1Ăšre IA de l’Alt Right).

Comme Daniel Scnheidermann l’écrit « Soit LFI Ă©tait conscient du caractĂšre antisĂ©mite de l’affiche, et l’a tout de mĂȘme validĂ©e par provocation, et c’est dramatique. Soit personne dans la chaĂźne de dĂ©cision n’en Ă©tait conscient, et alors c’est affolant d’inculture visuelle et historique. Â»

Et comme le rappelle AndrĂ© Gunthert : « DĂ©noncer l’extrĂȘme-droite en lui empruntant ses mĂ©thodes n’est pas une façon de souligner ses tares, mais au contraire un hommage involontaire du plus malheureux effet. Â»

A l’échelle des IA et des artefacts gĂ©nĂ©ratifs, ce n’est pas la premiĂšre fois, qu’indĂ©pendamment de Grok, on observe la reprise et la mobilisation d’élĂ©ments textuels ou iconiques venant d’un passĂ© plus ou moins proche. Pour la simple et bonne raison que les artefacts gĂ©nĂ©ratifs, tout comme nous, ne sont capables d’imaginer un futur qu’à l’aune d’un passĂ© mobilisĂ© et projetĂ©. Mais en effet dans la libre gĂ©nĂ©ration d’images comme de textes, et sans supervision fine et humaine de chaque production circulant ensuite dans l’espace social et mĂ©diatique, sans mobilisation de cadres et rĂ©fĂ©rents culturels du passĂ© qui soient contextuels aux gĂ©nĂ©rations du prĂ©sent, alors les sorties de route sont tantĂŽt douloureuses, tantĂŽt pathĂ©tiques, tantĂŽt curieuses, mais toujours inĂ©vitables (j’ai Ă©crit un super livre notamment lĂ -dessus hein, je dis ça je dis rien).

A l’échelle des technologies et des environnements numĂ©riques que j’observe et documente en tant que terrain scientifique depuis plus de 20 ans, ce dernier Ă©pisode d’un dĂ©rapage antisĂ©mite, contrĂŽlĂ© ou non (jusqu’ici nul n’a indiquĂ© si le « prompt Â» – les instructions – donnĂ©es Ă  Grok Ă©taient de forcer certains traits de caricature des personnalitĂ©s reprĂ©sentĂ©es), m’a conduit Ă  projeter d’autres « rĂ©volutions contemporaines Â» que celles des IA et artefacts gĂ©nĂ©ratifs sur une ligne de temps long. Pour parvenir aux constats suivants.

Premier constat, le numĂ©rique et les plateformes (voir ce qu’en dit Casilli Ă  l’aune des travaux de Gillespie) ont exacerbĂ© et « automatisĂ© Â» des formes de nĂ©o-management essentiellement toxiques. Formes dont on peut faire remonter la thĂ©orisation Ă  certains cadres de la future Allemagne nazie comme l’explique parfaitement l’historien Johann Chapoutot dans son ouvrage « Libres d’obĂ©ir : le management, du nazisme Ă  la RFA. Â» Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de distribuer des points Godwin comme des frĂ©quences d’exposition Ă  chaque Ă©ructation de Cyril Hanouna mais de rappeler des formes de continuitĂ©s historiques troublantes parce que systĂ©miques.

Second constat, toujours du cĂŽtĂ© de l’ensemble des phĂ©nomĂšnes et organisations mĂ©tonymiquement rassemblĂ©s sous le terme « d’Uberisation Â» et de « Gig economy Â» (Ă©conomie Ă  la tĂąche), dans l’envers de l’ensemble des plateformes et de leurs infrastructures dĂ©lirantes, de Shein Ă  Amazon, on trouve deux points aussi saillants que communs. Le premier est celui d’un nĂ©o-fordisme, d’une mise Ă  la tĂąche et Ă  la chaĂźne dans laquelle se sont les notifications algorithmiques qui servent de contremaĂźtre. Le second est celui de nĂ©o-colonialitĂ©s qui font toujours peser la charge de l’exploitation au travail sur les mĂȘmes populations (travailleurs pauvres, populations immigrĂ©es, jeunes prĂ©caires, femmes isolĂ©es, etc.) et les mĂȘmes pays pauvres du Sud. J’emprunte Ă  Antonio Casilli le terme de « colonialitĂ© Â» (lui-mĂȘme l’empruntant au philosophe Nelson Maldonado-Torres), prĂ©fĂ©rable Ă  celui de « colonialisme Â» puisque si les rĂ©alitĂ©s des logiques d’exploitation prĂ©sentent des similaritĂ©s, le cadre sociĂ©tal qui leur permet de se dĂ©ployer Ă  considĂ©rablement Ă©voluĂ©.

TroisiĂšme constat, du cĂŽtĂ© des « donnĂ©es Â», c’est Ă  dire de l’ensemble de nos traces permettant de documenter nos opinions et nos comportements dans l’ensemble des Ă©cosystĂšmes numĂ©riques, depuis le web (en tant qu’espace public) jusqu’aux plateformes de mĂ©dias sociaux (espaces semi-publics, semi-privĂ©s), nous sommes dans une forme semi-permanente de « dataxploitation Â». Chacune de ces donnĂ©es collectĂ©es est prioritairement utilisĂ©e ou rĂ©employĂ©e dans des logiques d’usage presqu’exclusivement centrĂ©es sur des politiques de contrĂŽle, de surveillance, de soumission ou d’assignation et d‘automatisation des inĂ©galitĂ©s.

Management, travail, donnĂ©es, infrastructures de production, modĂšle Ă©conomique, stigmatisation des minoritĂ©s et des plus pauvres 
 Il faut non seulement constater mais accepter que le monde social que les technologies numĂ©riques et algorithmiques bĂątissent depuis presqu’un quart de siĂšcle est un monde dans lequel se rĂ©vĂšlent et s’organisent les puissances les plus radicales et aliĂ©nantes de l’histoire Ă©conomique, sociale et politique des peuples.

Cela n’empĂȘche pas que les appropriations singuliĂšres de ces technologies numĂ©riques soient toujours possiblement vectrices d’émancipation mais en revanche, leurs appropriations collectives et politiques le sont trĂšs rarement. Presque jamais en rĂ©alitĂ©. Et chaque fois qu’elles l’ont Ă©tĂ©, l’émancipation s’est toujours retournĂ©e en rĂ©pression. Comme l’écrivait Zeinep Tufekci pour les rĂ©seaux et mĂ©dias sociaux, « Internet a facilitĂ© l’organisation des rĂ©volutions sociales mais en a compromis la victoire. Â»

Pour comprendre et rĂ©soudre un peu cette apparente contradiction il faut accepter de dissocier, d’une part, les technologies des Ă©cosystĂšmes prĂ©existants dans lesquels elles se dĂ©ploient et, d’autre part, des biotopes (informationnels notamment) qu’elles prĂ©figurent et inaugurent pour finir par y tourner Ă  plein rĂ©gime.

On pourrait rĂ©sumer cela en trois phases et pĂ©riodes distinctes, d’abord dans l’appropriation, puis dans la circulation et dans la massification, enfin dans la rĂ©vĂ©lation et la dĂ©nonciation de ces techno-pouvoirs qui deviennent aujourd’hui presqu’exclusivement d’inquiĂ©tants techno-souverainismes.

Phase 1 : 2004 – 2017.

2004 c’est la crĂ©ation de Facebook et 2016 la crĂ©ation de TikTok. L’alpha et l’omĂ©ga des rĂ©seaux sociaux devenus mĂ©dias sociaux. En 2017, Zeinep Tufekci le documentait et le dĂ©montrait : « Nous avons bĂąti une dystopie juste pour obliger des gens Ă  cliquer sur des publicitĂ©s. Â» Or ces dystopies s’alignent dĂ©sormais systĂ©matiquement avec des rĂ©gimes dĂ©jĂ  autoritaires (c’est le cas de TikTok et de la Chine) ou en passe de le devenir (c’est le cas de Facebook, Instagram, Amazon, Apple, Microsoft, Google, etc. avec les USA).

Phase 2 : 2017-2025.

2017 c’est la premiĂšre Ă©lection de Trump. Et 2025 c’est la seconde. Entre ces deux pĂ©riodes l’ensemble du monde de la tech (amĂ©ricaine notamment) s’est « alignĂ© Â» avec les intĂ©rĂȘts gĂ©o-stratĂ©giques (principalement) amĂ©ricains et/ou s’affronte Ă  l’ensemble des intĂ©rĂȘts gĂ©o-stratĂ©giques d’autres puissances (Russie et Chine). Dans le sillon du constat de Zeinep Tufekci, huit ans aprĂšs sa dĂ©claration, nous avons non seulement tellement visionnĂ© de publicitĂ©s mais nous faisons Ă©galement face Ă  un telle ombre gĂ©opolitique dans chacun de nos espaces et usages numĂ©riques y compris les plus triviaux, que nous commençons Ă  peine Ă  percevoir Ă  quel point nous vivions effectivement depuis tout ce temps dans une dystopie ; et nous mesurons aussi qu’une forme mortifĂšre d’irrĂ©mĂ©diable s’est aujourd’hui malheureusement installĂ©e.

Ce n’est pas un hasard si les initiatives de « dĂ©part Â», d’exode et de migration numĂ©rique se multiplient, et ce bien au-delĂ  de la trĂšs mĂ©diatisĂ©e initiative « Hello Quit X« . Nos vies numĂ©riques se partagent aujourd’hui entre :

  • des biotopes de sur-stimlulation identifiĂ©s et recherchĂ©s comme tels (TikTok en fer de lance, Youtube et Instagram dans sa roue),
  • d’autres biotopes totalement emmerdifiĂ©s (enshittification de Cory Doctorow) dont Facebook est le parangon,
  • et de maniĂšre trĂšs trĂšs marginale, des espaces encore un peu si (relativement) faiblement peuplĂ©s qu’il demeure possible d’y retrouver quelques interactions non nĂ©cessairement toxiques ou inutiles, ou dans lesquels en tout cas la quasi-absence d’interaction autre que celle d’une lecture n’est pas nĂ©cessairement vĂ©cue comme un traumatisme (Substack, Patreon, 
 les blogs). On n’en est pas encore Ă  un grand retour de Hype des listes de diffusion et des Homepages mais ça ne saurait tarder.

Phase 3 : 2026 
 ?.

Aujourd’hui donc cette dystopie se dĂ©ploie. A plein rĂ©gime. A la faveur d’élections. Y compris dĂ©mocratiques. Le monde est plein de dĂ©flagrations, de mots et d’idĂ©ologies que nous pensions n’appartenir qu’au passĂ© et que jamais nous n’imaginions voir revenir aussi vite et aussi semblablement. D’autant qu’aux fantĂŽmes du passĂ© et aux monstres du prĂ©sent s’ajoutent ceux d’un futur totalement dĂ©pendant des prochains et certains effondrements climatiques. Et au milieu de ce guĂ© que nous franchissons chaque jour un peu plus, les artefacts gĂ©nĂ©ratifs qui brouillent et troublent l’ensemble des nos esthĂ©tiques de rĂ©ception et donc d’analyse.

Bouger vite et casser des trucs. Casser vite, et bouger des trucs.

Image Mike Deerkoski (CC BY)

« Move Fast and Break Things ! Â» Vous vous rappelez ? Ce fut longtemps le mantra de la firme Facebook et de Zuckerberg. Un mantra qui s’étendit Ă  l’ensemble de la Silicon Valley et de ses colonialitĂ©s numĂ©riques. En effet tout cela est allĂ© trĂšs vite. En effet nombre de repĂšres, de valeurs, d’identitĂ©s, de communautĂ©s, de minoritĂ©s, de normes et de lois ont Ă©tĂ© brisĂ©es. Nombre d’autres fracas nous attendent sans qu’il soit aujourd’hui clairement possible de savoir si nos garanties constitutionnelles, en France, aux USA et partout ailleurs dans le monde, seront suffisantes pour nous en prĂ©munir ou en Ă©viter les consĂ©quences les plus directement mortifĂšres. Mais la performativitĂ© des effondrements qui se tiennent au bout d’un stylo (celui de Trump signant ses dĂ©crets) ou de claviers (le blanc-seing laissĂ© aux ingĂ©nieurs de Musk et du Chaos), cette accĂ©lĂ©ration de la performativitĂ© doit nous interroger.

Parce qu’ils n’ont pas juste « bougĂ© vite Â» et « cassĂ© des trucs« , mais ils ont surtout « cassĂ© rapidement Â» et « dĂ©placĂ© des choses Â» : « Break Fast and Move Things Â». L’objet de la casse Ă©tant (pour l’essentiel) le rapport au travail, aux autres et Ă  soi ; et la cible du dĂ©placement Ă©tant celle de nos valeurs Ă©thiques, morales, politiques. Pendant tout ce temps nous Ă©tions concentrĂ©s, nous essayions en tout cas, sur l’élargissement de cette fameuse fenĂȘtre d’Overton.

Mais nous devons aujourd’hui oublier la fenĂȘtre d’Overton lue comme le travail sur les mots d’un prĂ©sent pour installer ceux d’un futur, et plutĂŽt considĂ©rer 
 le rĂ©troviseur d’Overton.

Overton : la fenĂȘtre Ă©tait en fait un rĂ©troviseur.

De la fenĂȘtre au rĂ©troviseur donc. Je m’explique. Raphael Llorca (commiuniquant, essayiste, collaborateur de la Fondation Jean-JaurĂšs) revenait rĂ©cemment lors d’une Ă©mission sur France Inter sur le concept de la fenĂȘtre d’Overton en indiquant, je cite, que « l’une des thĂ©matiques d’Overton, c’est l’histoire. Â» Et de poursuivre : « Parce qu’on ne peut pas faire bouger des choses dans le prĂ©sent si on ne s’attaque pas aux blocages psychiques et politiques dans le passĂ©. Â» Et de citer les exemples de Zemmour prĂ©tendant que PĂ©tain aurait sauvĂ© des juifs français, thĂšse apparaissant comme accrĂ©ditĂ©e Ă  peine 15 jours plus tard dans une partie de l’opinion. MĂȘme chose il y a longtemps pour Le Pen (Jean-Marie) et l’histoire des chambres Ă  gaz qu’il avait dĂ©signĂ© comme « un point de dĂ©tail de l’histoire de la 2nde guerre mondiale Â» et qui avait ouvert portes et fenĂȘtres, d’Overton et de tous les autres, Ă  un renouvellement complet des pires thĂšses antisĂ©mites et rĂ©visionnistes.

Dans le rĂ©troviseur d’Overton, l’essentiel de celles et ceux que l’on prĂ©sente comme des « innovateurs Â» dans le domaine des technologies, ne s’efforcent pas tant d’imaginer des futurs que de remobiliser des temps historiquement passĂ©s sur lesquels ils opĂšrent des transformations essentiellement cosmĂ©tiques mais qui finissent par leur (et nous) exploser Ă  la gueule dans leur forme originellement situĂ©e.

[ParenthĂšse] Et je veux ici distinguer entre « technique Â» et « technologie Â». Il est plein d’innovations « techniques Â» dans le domaine de l’informatique, du numĂ©rique, de l’IA. Les « transformeurs Â» par exemple en furent une remarquable dans le domaine de l’apprentissage automatique. Les « technologies Â» quant Ă  elles embarquent ces innovations techniques pour les mobiliser dans le cadre de projets, de services, d’usages qui sont toujours indissociables de leur inscription sociale ou sociĂ©tale. Les gĂ©nĂ©rateurs de texte (ChatGPT et tous les autres) sont ainsi des technologies construites sur plein de d’outils (et de rĂ©volutions) techniques. Ne pas faire cette distinction entre « technique Â» et « technologie Â» c’est ouvrir la porte aux discours rĂ©actionnaires et anti-progressistes. DĂšs lors que cette distinction est faite, on peut parfaitement soutenir le besoin d’innovation technique et s’émerveiller des derniĂšres d’entre elles, tout en condamnant et en s’alarmant en mĂȘme temps de certaines Ă©volutions technologiques, par exemple des plateformes qui mobilisent ces techniques. [/ParenthĂšse]

A l’exception de Wikipedia, de l’Internet Archive, des blogs, et du moteur de recherche Google s’il avait eu le courage de se conformer au renoncement Ă  sa rĂ©gie publicitaire, le constat est aujourd’hui celui de l’inquiĂ©tante et constante dĂ©rive instrumentale, politique ou morale de l’ensemble des biotopes numĂ©riques existant au centre ou Ă  la pĂ©riphĂ©rie de cet espace public qu’est (encore) le web.

L’effet diligence, le carrosse et la citrouille.

L’effet diligence c’est cette notion thĂ©orisĂ©e par Jacques Perriault en sciences de l’information et qu’il dĂ©finit comme suit :

« Une invention technique met un certain temps Ă  s’acclimater pour devenir une innovation, au sens de Bertrand Gille, c’est-Ă -dire Ă  ĂȘtre socialement acceptĂ©e. Pendant cette pĂ©riode d’acclimatation, des protocoles anciens sont appliquĂ©s aux techniques nouvelles. Les premiers wagons avaient la forme des diligences. Â»

 

Le carrosse qui redevient citrouille passĂ© minuit, ça c’est le conte de Cendrillon.

« Va dans le jardin, lui dit-elle, et apporte moi une citrouille. La marraine creusa la citrouille et l’ayant frappĂ©e de sa baguette, elle se trouva transformĂ©e en un magnifique carrosse tout dorĂ©. Ensuite elle fut regarder dans la souriciĂšre, oĂč elle trouva six petites souris en vie ; elle frappa de sa baguette, et les six souris furent changĂ©es en six beaux chevaux gris pommelĂ©. (
) mais sa marraine lui recommanda, sur toutes choses, de ne pas passer minuit, l’avertissant que, si elle demeurait au bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lĂ©zards, et que ses beaux habits reprendraient leur premiĂšre forme. Â»

 

Nous payons aujourd’hui les consĂ©quences d’une sĂ©rie « d’effets diligence Â» oĂč, pour le dire vite, la plupart des plateformes de « socialisation Â» ont Ă©tĂ© conçues et pensĂ©es comme des plateformes de surveillance. Des rĂ©seaux sociaux (les wagons dans l’exemple de Perriault) conçus sur le modĂšle du panoptique de Bentham (les diligences). Celles et ceux qui depuis 20 ans font mine de ne pas comprendre comment et pourquoi cela pourrait mal finir sont soit de grands naĂŻfs, soit de grands actionnaires de ces plateformes.

Et en jetant un oeil dans le rĂ©troviseur d’Overton (et les travaux des historiens comme Chapoutot et tant d’autres), nous comprenons mieux pourquoi Ă  la faveur d’une Ă©lection, Zuckerberg passe de la contrition juvĂ©nile du gars pris les doigts dans le pot de Nutella au masculinisme toxique le plus claquĂ© au sol, en moins de temps qu’il n’en faut Ă  la marraine de Cendrillon pour changer ses haillons en robe de bal. Nous comprenons aussi pourquoi c’est presque l’ensemble de nos carrosses cognitifs, attentionnels et informationnels qui, soit se transforment en citrouilles (qu’il nous est toujours plus ou moins possible de quitter), soit nous extraient de nos positions de laquais pour nous rĂ©assigner Ă  notre statut de lĂ©zard Ă  la merci du prochain coup de sang ou de la prochaine virevolte de managers toxiques devenus dĂ©mocratiquement omnipotents ; lesquels sont entiĂšrement occupĂ©s Ă  Ă©largir des fenĂȘtres dans lesquelles la question n’est plus tant de savoir « qui Â» seront les prochain dĂ©fenestrĂ©s mais « quand Â» le serons nous.

Stand-Up for Science. Quitte Ă  se lever, si on en profitait pour rester debout sur la situation de la science et l’universitĂ© 
 en France ?

Le 7 Mars (demain) sera une journĂ©e de mobilisation « Stand-Up for Science Â» afin de condamner le naufrage organisĂ© par Trump et ses Ă©quipes Ă  l’échelle de la dĂ©finition mĂȘme de la science aux Etats-Unis. Ce mouvement s’inscrit aussi en soutien de l’ensemble des pays dans lesquels la science et les scientifiques sont entravĂ©s, menacĂ©s, opprimĂ©s, dĂ©noncĂ©s, espionnĂ©s, exilĂ©s, brimĂ©s.

Cette journĂ©e, ces paroles et ces banderoles, sont importantes. Essentielles mĂȘme. Il faut documenter ce qu’il se passe dans des pays pour lesquels la science, ses financements, son Ă©thique,  tout cela est entiĂšrement conditionnĂ©e Ă  l’alignement idĂ©ologique avec le rĂ©gime politique en place. A fortiori lorsque ce phĂ©nomĂšne touche des pays qui n’étaient pas jusqu’ici rĂ©putĂ©s pour ĂȘtre des dictatures ou des rĂ©gimes autoritaires et illibĂ©raux.

Comme la plupart des collĂšgues de la plupart des universitĂ©s françaises, j’ai Ă©tĂ© destinataire d’un mail de la prĂ©sidence (de l’universitĂ©) dans lequel on nous appelle Ă  rejoindre le mouvement avec nos Ă©tudiant.e.s pour un petit quart d’heure de mobilisation entre deux cours. Ok. A regarder le programme annoncĂ© du cĂŽtĂ© des universitĂ©s en France, c’est pour l’essentiel un service vraiment minimum : un rassemblement par ci, une vague photo par lĂ , trĂšs peu d’appel Ă  manifester, trĂšs peu de dĂ©bats annoncĂ©s. La bascule fasciste que l’on observe et que l’on documente actuellement aux USA ne va pas vasciller sous les coups de boutoir d’une photo organisĂ©e entre collĂšgues sur les marches d’une universitĂ©. Signalons au titre de l’exception, l’universitĂ© marseillaise qui lance un programme (et dĂ©bloque un budget) pour accueillir des collĂšgues Ă©tats-uniens. Bon bref. J’ai moi-mĂȘme alertĂ© (depuis mon champ scientifique) sur l’importance de ce qui se joue actuellement aux USA dans le rapport fasciste que Trump instaure avec la langue et avec la science, pour ne pas me joindre au mouvement de demain.

Donc vendredi, je me lĂšve, on se lĂšve, toutes et tous pour Danette la science. Ok. On se lĂšve. Et on se casse.

Et lĂ  
 lĂ  comme beaucoup de collĂšgues je ne peux m’empĂȘcher de rĂ©flĂ©chir au quotidien des universitĂ©s (et universitaires) français. A nos quotidiens. A ce pays, la France, dans lequel dĂ©sormais plus de 60 universitĂ©s sur les 74 que compte l’hexagone sont en situation de faillite ou de quasi-faillite (elles Ă©taient 15 en 2022, 30 en 2023, et donc 60 en 2024 Ă  voter un budget initial en dĂ©ficit).

Ce pays, la France, dans lequel on ampute encore le budget de l’enseignement supĂ©rieur et de la recherche.

Ce pays, la France, oĂč Ă  chaque Ă©tage de l’universitĂ© publique, de l’enseignement Ă  la recherche en passant par les services administratifs et techniques le prĂ©cariat explose littĂ©ralement.

Ce pays, la France, oĂč la paupĂ©risation des Ă©tudiantes et Ă©tudiants est alarmante, tout autant que les problĂ©matique de santĂ©, physique et mentale qu’ils et elles traversent et affrontent avec comme seule aide la bonne volontĂ© des oreilles tendues Ă  leur Ă©coute.

Ce pays, la France oĂč pendant que prospĂšre un enseignement supĂ©rieur privĂ© sous (et hors) contrat qui est une pure usine Ă  merde remplissant des formations (en alternance notamment) sans aucun sens ni aucun contrĂŽle, les universitĂ©s publiques sont saignĂ©es et en permanence auditĂ©es et sur-auditĂ©es, y compris par des organismes et cabinets (privĂ©s).

Ce pays, la France, oĂč des collĂšgues qui sont de purs renĂ©gats pantouflent grassement dans des organismes publics de contrĂŽle qui sont le bras armĂ© du nĂ©o-management, organismes qu’ils lĂ©gitiment par leur seule prĂ©sence (je parle ici notamment de l’HCERES, dont la violence des derniĂšres Ă©valuations est unanimement dĂ©noncĂ©e et tant il est dĂ©sormais absolument Ă©vident que certaines de ces Ă©valuations ne sont qu’un prĂ©texte Ă  l’hypocrisie ministĂ©rielle qui donne ses instructions pour fermer ou menacer de fermeture des formations par ailleurs souvent simultanĂ©ment exsangues et pourtant toujours exemplaires).

Pas besoin d’aller regarder outre-atlantique, outre-manche ou outre-tombe pour voir les universitĂ©s et les universitaires s’effondrer. En France, Ă  Paris, du jour au lendemain suite Ă  sa mise sous tutelle rectorale, l’universitĂ© Paris 1 PanthĂ©on-Sorbonne voit l’ensemble de son budget amputĂ© non pas de 10, 20, 30 ou de 40% mais de moitiĂ©. 13 millions de coupes budgĂ©taires sur ordre du rectorat. Lisez attentivement ce qui suit :

« Ces coupes brutales amputent de plus de 50% les budgets de fonctionnement et d’investissement de nos structures – unitĂ©s de recherche, Ă©coles doctorales, bibliothĂšques, dĂ©partements. Elles n’imposent pas de petites Ă©conomies : elles mettent Ă  l’arrĂȘt nos activitĂ©s de recherche ; elles obĂšrent gravement notre capacitĂ© Ă  animer la vie scientifique de nos disciplines, Ă  former et Ă  professionnaliser nos doctorant-es, Ă  faire rayonner notre universitĂ© Ă  l’international ; elles cassent nos infrastructures de recherche et de formation (alimentation des bibliothĂšques, renouvellement des abonnements aux plateformes numĂ©riques). La brutalitĂ© et l’ampleur de ces coupes portent des consĂ©quences graves sur nos mĂ©tiers, sur la vocation mĂȘme de notre universitĂ©, et sur sa capacitĂ© Ă  assurer le service public d’enseignement et de recherche.  Les discussions en cours Ă  l’échelle nationale sur le budget 2026 laissent Ă  penser que cette situation n’est qu’un avant-goĂ»t de l’austĂ©ritĂ© Ă  venir. Â»

VoilĂ  ce qu’écrivent les collĂšgues du Centre EuropĂ©en de Sociologie et de Science Politique de Paris 1.

Tout comme Paris 1, c’est donc plus de 60 universitĂ©s sur 74 que compte la France qui du jour au lendemain peuvent aussi, et ainsi, basculer dans un effondrement total.

Dans les soubresauts de l’époque qui s’ouvre, dans les nouvelles alliances gĂ©opolitiques que la refaçonnent entiĂšrement sur des lignes de dĂ©marcation que personne n’imaginait possibles, dans ce monde lĂ  qui vivra certainement nombre d’effondrements Ă©cologiques et politiques il n’y a que deux lignes budgĂ©taires Ă  prĂ©server et Ă  augmenter « quoi qu’il en coĂ»te« . La premiĂšre nous en avons eu un avant-goĂ»t dans l’allocution d’Emmanuel Macron hier soir : c’est hĂ©las celle de la dĂ©fense et des armĂ©es. L’autre, c’est celle de la science et des universitĂ©s (et plus globalement de l’enseignement et de la culture). Mais de l’argent magique, il semble n’y en avoir pour l’instant que pour la dĂ©fense et les armĂ©es. Pourtant l’état du monde est directement liĂ© au financement de la science. Nous ne comprenons rien Ă  l’accession de Trump au pouvoir et Ă  la gĂ©opolitique en cours si nous n’avons pas une recherche forte en sciences politiques, en histoire, en Ă©conomie et plus globalement en sciences sociales. Nous aurions peut-ĂȘtre pu en partie Ă©viter l’accession de Trump au pouvoir ou en tout cas limiter son champ d’action et de nuisance si le monde n’était pas devenu un gigantesque et permanent plateau de Fox News dans lequel plus aucune parole scientifique ne peut exister autrement que sous le mĂ©pris, les quolibets ou l’absence.

Si l’on ne veut pas que le monde et le dĂ©bat public ne se transforment entiĂšrement en plateau de Cnews 24/24h, et si l’on ne veut pas en mesurer les effets dans la prise de pouvoir d’autres Trump, Milei, Meloni, Orban, Le Pen, et consorts, alors il faut mettre en avant les universitaires qui n’ont pas une « expertise Â» mais une connaissance des sujets. Et il faut Ă  notre Ă©poque et aux temps qui s’annoncent des universitaires et des scientifiques qui soient correctement formĂ©s et puissent Ă  leur tour en former d’autres. Nombre de nos meilleurs et meilleures docteurs (= titulaires d’un doctorat) ne se barrent pas aux USA parce qu’on y gagne mieux sa vie : la rĂ©alitĂ© c’est qu’il et elles crĂšvent de faim et de misĂšre et se rabattent Ă  force sur des postes oĂč leur connaissance cesse de bĂ©nĂ©ficier au bien commun. Imaginez ces derniĂšres semaines, ces derniers mois, imaginez le traitement du dĂ©rĂšglement climatique sans les scientifiques et universitaires du GIEC, imaginez la couverture du conflit en Ukraine sans Anna Colin-Lebedev ou d’autres de ses collĂšgues universitaires, imaginez 


C’est pour cela que la communication des prĂ©sidents et prĂ©sidentes de France UniversitĂ©s m’agace et me met prodigieusement en colĂšre. Parce que je ne parviens pas Ă  lire leur parole autrement qu’au travers d’un pathĂ©tique double standard appelant Ă  se mobiliser pour ce qui se passe aux USA (et y’a besoin) mais incapable d’appeler Ă  descendre massivement dans la rue et Ă  entrer en guerre contre l’effondrement programmatique de l’universitĂ© publique française 


On pourra se lever autant qu’on veut pour la science, nous resterons des culs-de-jatte tant que nous n’aurons pas la force de refuser le sort qui nous est fait au quotidien, ici, chez nous, maintenant, dans nos universitĂ©s, par nos gouvernements.

Alors le 7 Mars, on se lÚve, pour la science. Et aprÚs on reste debout, et on se casse en manif, dans la rue, dans les amphis, dans les journaux, dans les quartiers, on passe en mode guérilla, on se bat. On bouge.

Christelle Morançais m’a mis un vĂ©to (mais peut-ĂȘtre en fait c’est la DRAC 
)

Hey les ami.e.s, c’est foufou. Ecoutez bien l’histoire que je vais vous raconter. Il y a de cela quelques semaines je suis contactĂ© par un collĂšgue qui souhaiterait que j’intervienne lors d’un prochain Ă©vĂ©nement sur Nantes, un forum (mĂ©lange d’ateliers et de confĂ©rences et de dĂ©bats) qui s’appelle « Entreprendre dans la culture en Pays de la Loire« .

Ma premiĂšre rĂ©action c’est de lui dire « Euh 
 autant la culture pourquoi pas, mais tu veux vraiment que j’intervienne sur le thĂšme de l’entrepreunariat parce que bon bah c’est pas vraiment mon coeur de compĂ©tence. Â» Et donc je dĂ©cline poliment (parce que je suis poli).

Puis on se rappelle on discute et il m’explique que dans ce grand forum il va y avoir beaucoup de sujets autour du numĂ©rique, de tout ce qui se passe aujourd’hui autour (par exemple) des IA gĂ©nĂ©ratives, et que l’idĂ©e c’est que je fasse la confĂ©rence introductive de l’évĂ©nement sur Nantes, sur un sujet que, donc, je maĂźtrise et sur lequel j’ai, donc, une lĂ©gitimitĂ© scientifique (genre parce que ça fait 20 ans que j’en parle sur ce blog et dans mes articles et mes bouquins dont le dernier est tout Ă  fait remarquable et tout Ă  fait en vente libre). Bon et lĂ  comme j’aime bien le collĂšgue en question et comme quand mĂȘme en gros je fuis ce genre d’évĂ©nements sauf quand ce sont des gens que j’aime bien qui m’y invitent, bah je lui dit, « OK allez tope-lĂ . Â»

Et on cale un rendez-vous (c’était prĂ©vu demain) pour discuter avec lui et d’autres gens du comitĂ© d’organisation du contenu plus prĂ©cis de mon intervention. Et tout est ouvert, y compris de faire un truc Ă  2 ou 3 voix. Et on en reste lĂ , avec ce rendez-vous de demain pour discuter du fond donc.

Entre temps bon ben c’est bien normal, une premiĂšre version du programme commence Ă  circuler auprĂšs des diffĂ©rents organisateurs et partenaires (et donneurs d’ordre et financeurs). Avec donc mon nom dedans. Hahaha. Et puis donc aujourd’hui message sur mon tĂ©lĂ©phone et un mail navrĂ© et dĂ©solĂ© de quelqu’un de l’équipe d’organisation qui m’explique que 
 il y a un vĂ©to sur ma participation.

Alors je vous la fait courte mais oui dans ce grand forum « Entreprendre dans la culture en Pays de la Loire Â» c’est pas tellement le cĂŽtĂ© « entreprendre Â» qui m’a mis un vĂ©to mais c’est trĂšs clairement le cĂŽtĂ© « pays de la loire Â» 🙂 Et l’équipe organisatrice (la partie de celle qui m’avait invitĂ© en tout cas) m’indique tout Ă  fait explicitement (et navrĂ©e) que c’est la DRAC (direction rĂ©gionale des affaires culturelles) et plus prĂ©cisĂ©ment le directeur adjoint de la DRAC, M.RenĂ© Phalippou, qui « n’est pas d’accord sur la programmation de votre intervention en introduction et met un veto. Â»

Et bah d’accord 🙂 Alors bien sĂ»r faut vous mettre un peu Ă  la place des gens. C’est une des rares qualitĂ©s que je m’octroie (parfois). En tout cas j’essaie. Donc je me mets Ă  la place des gens qui m’ont dit que j’avais pris un vĂ©to. C’est pas facile d’annoncer Ă  quelqu’un que tu ne connais pas spĂ©cialement et que t’avais invitĂ© qu’il vient de se faire vĂ©toĂŻser. Donc je rassure l’équipe organisatrice en lui disant que primo bah c’est pas grave. Et que deuxio vu qu’il est limpide que le vĂ©to vient directement de Christelle Morançais (enfin de ses Ă©quipes hein, elle est bien trop grande pour s’abaisser Ă  ce genre de tĂąche), c’est au moins la preuve que tout ce que je raconte et dĂ©nonce finit bien par lui arriver aux oreilles. Et pour conclure, que tertio, ce vĂ©to de Christelle Morançais, je le prends plutĂŽt comme une mĂ©daille Ă  titre honorifique en mode « la patrie culturelle reconnaissante Â» 🙂

Et Basta.

One More Thing.

Ce n’est pas la premiĂšre fois que des gens se font ainsi vĂ©toĂŻser dans le cadre de diffĂ©rents Ă©vĂ©nements. Mais moi vraiment c’est ma premiĂšre fois. Et Ă  la diffĂ©rence d’autres premiĂšres fois, bah ça va je trouve que celle-lĂ  est est plutĂŽt bien rĂ©ussie quoi 🙂

Et puis d’une certaine maniĂšre c’est le jeu. Christelle Morançais organise, via la DRAC qui est l’un de ses bras exĂ©cutifs, un Ă©vĂ©nement. On lui signale que c’est moi qui vais faire la confĂ©rence inaugurale alors que ça fait plusieurs semaines que je dĂ©nonce publiquement la politique de destruction massive qu’elle met en place. Elle dĂ©cide de me coller son vĂ©to (ou plus probablement ses Ă©quipes se disent « Oh bordel y’a l’autre lĂ  qui est invitĂ© t’imagines si Christelle elle se pointe ou qu’elle apprend que ce type inaugure son Ă©vĂ©nement ?? On va se faire lourder direct« ). Deal.

On peut aussi considĂ©rer que c’est quand mĂȘme le signe qu’elle Ă©poque (et d’une femme politique) qui n’a dĂ©cidĂ©ment plus rien d’épique (si vous avez la rĂ©f Ă  LĂ©o FerrĂ© vous gagnez deux points).

Et puis merde quoi, je suis allĂ© voir la liste des « autres partenaires Â» du Forum « Entreprendre dans la culture en Pays de la Loire« . Je vous mets l’image dessous et vous pourrez aller vĂ©rifier directement. On y trouve Mobilis, le pĂŽle rĂ©gional du livre (qui morfle), mais aussi le pĂŽle rĂ©gional « arts visuels Â» (qui morfle), mais aussi le pĂŽle rĂ©gional « spectacle vivant Â», mais aussi la fĂ©dĂ©ration des radios associatives (FRAP). C’est Ă  dire prĂ©cisĂ©ment une bonne partie de liste des partenaires culturels littĂ©ralement torpillĂ©s, flinguĂ©s, assassinĂ©s (bah oui y’avait prĂ©mĂ©ditation) par Christelle Morançais. Et ce que cela implique de vies fracassĂ©es et de gens mis au chĂŽmage, et de toujours moins de diversitĂ© pour toujours plus de BollorĂ©.

Alors les copains et les copines de tous ces merveilleux pĂŽles rĂ©gionaux que Christelle Morançais a dĂ©cidĂ© de mettre Ă  sac, c’est aussi pour ça (et aussi pour vous) que je rends public mon premier vĂ©to. On ne se croisera pas au forum entreprendre dans la culture. Mais heureusement on se croisera ailleurs. Sur des terrains de lutte. Contre la politique de Christelle Morançais.

ChĂšre Christelle Morançais, merci de ce vĂ©to. Il est une confirmation de tout ce qui prĂ©cisĂ©ment fait ta politique. Tu peux faire reculer la culture autant que tu veux, mais tu ne peux et ne pourra jamais rien contre la dĂ©termination de toutes celles et ceux qui continueront de la faire avancer ailleurs, diffĂ©remment, dans d’autres lieux, d’autres espaces.

ChĂšre Christelle Morançais, ta volontĂ© d’entrave et ta puissance de nuisance sont considĂ©rables mais elles ne sont que circonstancielles. En face de toi, la capacitĂ© d’agir et de dire de toutes celles et ceux qui font culture, cette capacitĂ© d’agir et de dire est inaliĂ©nable, irrĂ©vocable, irrĂ©mĂ©diable. Et contre cela tu ne peux et ne pourras jamais rien d’autre que de faire fructifier les colĂšres et les luttes.

On te voit cricri, on ne t’oublie pas Cricri, on continue d’ĂȘtre attentifs et attentives Ă  l’ensemble de ton oeuvre. Iciiciici, et encore ici.

 

 

[Mise Ă  jour du soir] Suite Ă  plusieurs Ă©changes en rĂ©action Ă  mon article, je prĂ©cise donc que oui, c’est bien la DRAC, via son directeur adjoint, qui a explicitement posĂ© son vĂ©to concernant ma participation. Et que la DRAC relĂšve bien de la compĂ©tence de l’État, et en l’occurrence du MinistĂšre de la Culture (principal partenaire et organisateur de ces journĂ©es « Entreprendre dans la culture en Pays de la Loire« ).

Et lĂ  vous me dites « Ah bah donc c’est pas Christelle Morançais mais c’est Rachida Dati qui t’as mis un vĂ©to. Â» Et certes l’idĂ©e est sĂ©duisante. Mais au regard des infos dont je dispose depuis maintenant plusieurs mois sur ce sujet (c’est Ă  dire depuis l’annonce par Christelle Morançais en Novembre 2024 de son opĂ©ration massacre Ă  la tronçonneuse) je suis en mesure de vous confirmer que les Ă©changes sont comment dire 
 trĂšs trĂšs fluides entre la rĂ©gion Pays de la Loire et la DRAC.

[Mise Ă  jour du 27 FĂ©vrier matin] La DRAC Ă©tant donc la « seule Â» Ă  l’origine de ce vĂ©to me concernant, cela ne laisse dans tous les cas que deux hypothĂšses : soit en effet elle agit sur ordre de Christelle Morançais, soit elle dĂ©cide elle-mĂȘme de m’interdire de venir causer Ă  cet Ă©vĂ©nement qu’elle organise en lien avec les pĂŽles rĂ©gionaux les plus fortement impactĂ©s (en rĂ©alitĂ© dĂ©truits) par la politique de Christelle Morançais. Ce qui est a minima trĂšs troublant et a maxima trĂšs inquiĂ©tant puisqu’elle est supposĂ©e (la DRAC) dĂ©fendre les mĂȘmes intĂ©rĂȘts que moi en Ă©tant au soutien des acteurs et actrices la politique culturelle en rĂ©gion 


 

World Wide Wikipedia. Pourquoi il faut à tout prix défendre Wikipedia.

C’était il y a 24 ans. Le 15 Janvier 2001 naissait WikipĂ©dia. dans un monde numĂ©rique oĂč Google Ă©tait lui-mĂȘme nĂ© en 1998 et le web encore quelques annĂ©es avant (disons vers 1991 pour faire simple mĂȘme si sa date de naissance officielle est plutĂŽt en Mars 1989).

Elle a dĂ» faire toutes les guerres, pour ĂȘtre si forte aujourd’hui.

A l’image d’une chanson de Cabrel, elle a en effet dĂ» faire toutes les guerres pour ĂȘtre si forte aujourd’hui. Et aujourd’hui encore elle est la cible d’une offensive coordonnĂ©e qui va des USA jusqu’à la France. Une offensive d’une violence et d’une portĂ©e rarement atteinte. Avec en tĂȘte un Musk qui rĂȘve de sonner l’Hallali de l’encyclopĂ©die.

L’histoire de Wikipedia est indissociable de celle du web et du numĂ©rique plus largement ; elle en a toujours constituĂ© un point nodal. Elle est une Babel moderne, elle a changĂ© le pĂ©rimĂštre de ce que l’on nommait encyclopĂ©disme (pour un « encyclopĂ©disme d’usage Â» comme je le qualifiais en 2008), elle en a aussi changĂ© certains codes et certaines valeurs. A l’échelle du monde numĂ©rique et un peu au-delĂ , elle est le dernier espace commun non-marchand, entiĂšrement dĂ©diĂ© Ă  la connaissance. Un espace dont le fonctionnement reste ouvert et transparent, tant dans sa gestion administrative (c’est une fondation, Wikimedia, qui prĂ©side aux destinĂ©es de l’encyclopĂ©die) que dans sa matĂ©rialitĂ© documentaire (chaque page de l’encyclopĂ©die propose d’accĂ©der Ă  son historique de modifications et aux dĂ©bats qui en sont Ă  l’origine).

Contrairement Ă  ce que l’on lit souvent dans les arguties de ses dĂ©tracteurs, non, il n’y a aucun anonymat sur Wikipedia mais un toujours possible pseudonymat. C’est Ă  dire que concrĂštement il est toujours possible via diffĂ©rents moyens techniques de rattacher un pseudonyme Ă  une identitĂ© civile. Et c’est aussi la raison pour laquelle les « proxys ouverts Â» (qui eux, permettraient en effet un anonymat rĂ©el) sont interdits sur Wikipedia. J’en profite d’ailleurs pour rappeler que globalement, cette rĂšgle du pseudonymat prĂ©vaut dans la quasi-totalitĂ© des mĂ©dias sociaux grands publics, c’est Ă  dire que oui, bien sĂ»r, Facebook, X et d’autres ont toujours la possibilitĂ© de retrouver les auteurs de propos condamnables par la loi ou Ă  l’origine de phĂ©nomĂšnes de harcĂšlement. Le fait qu’ils ne le fassent pas systĂ©matiquement, le fait qu’ils n’appliquent mĂȘme pas leurs propres rĂšgles, dit tout de leur cynisme fondĂ© sur l’optimisation de la circulation des discours de haine. Je ne vous rĂ©explique pas tout ça en dĂ©tail, j’ai dĂ©jĂ  Ă©crit des centaines d’articles sur ce sujet (et quelques livres aussi). Flemme de tout rĂ©expliquer, l’archive du blog est aussi lĂ  pour cela. Je vous en mets quand mĂȘme un parmi tant d’autres, qui synthĂ©tise l’essentiel.

Au commencement il y a la haine de Musk.

Musk qui n’est pas Ă  un revirement prĂšs, et qui aprĂšs avoir par le passĂ© Ă  de nombreuses reprises « louĂ© Â» Wikipedia pour les services qu’elle rendait, prend aujourd’hui la tĂȘte d’une croisade rĂ©actionnaire internationale.

Musk, c’était mieux avant.

TrĂšs tĂŽt dans la dynamique de l’installation de Trump Ă  la Maison Blanche, Elon Musk appelait au boycott de Wikipedia. Au motif qu’elle serait – selon lui – une entreprise partisane entiĂšrement vouĂ©e au Wokisme et Ă  l’extrĂȘme gauche. Pour rappel, absolument aucune Ă©tude scientifique sĂ©rieuse depuis que Wikipedia existe n’a permis de prouver une telle assertion. A la diffĂ©rence de toutes les Ă©tudes scientifiques dĂ©montrant en revanche que globalement l’écosystĂšme des plateformes penchait plutĂŽt Ă  droite et que dans le cas particulier de Twitter puis de X les discours conservateurs et d’extrĂȘme-droite Ă©taient, pour le coup, dĂ©libĂ©rĂ©ment mis en avant. Et que oui globalement « internet Â» et « les algorithmes Â» sont trĂšs clairement de droite, et que cela s’explique tout Ă  fait rationnellement.

Ces derniers jours encore, une Ă©tude de Global Witness notamment reprise sur Techcrunch et sur Nieman Lab, dĂ©montrait que concernant X et TikTok et Ă  l’occasion des Ă©lections de ce week-end en Allemagne, tout Ă©tait fait pour favoriser la place du parti d’extrĂȘme-droite AfD, parti qui ne fait aucun mystĂšre ni tabou de son affiliation nĂ©o-nazie.

« 78 % du contenu politique recommandĂ© algorithmiquement par TikTok aux comptes testĂ©s, et provenant de comptes que les utilisateurs testĂ©s ne suivaient pas, soutenait le parti AfD. (
) Sur X, Global Witness a constatĂ© que 64 % des contenus politiques recommandĂ©s soutenaient l’AfD. En testant le biais politique gĂ©nĂ©ral de gauche ou de droite dans les recommandations algorithmiques des plateformes, ses conclusions suggĂšrent que les utilisateurs de mĂ©dias sociaux non partisans en Allemagne sont exposĂ©s Ă  des contenus de droite plus de deux fois plus que des contenus de gauche Ă  l’approche des Ă©lections fĂ©dĂ©rales dans le pays. Â» (Traduit par moi avec l’aide de DeepL)

 

D’autres Ă©tudes, chroniquĂ©es rĂ©cemment sur Arte (« Comment Elon Musk manipule les Ă©lections allemandes« ), abondent dans ce sens et en dĂ©crivent quelques-uns des principaux mĂ©canismes.

On pourrait donc presque sourire que l’homme qui adresse des saluts nazis Ă  la foule (il a Ă©tĂ© particuliĂšrement vexĂ© que ce salut soit enregistrĂ© comme tel dans WikipĂ©dia), qui rĂ©tablit les pires comptes complotistes et antisĂ©mites sur sa plateforme, qui oriente dĂ©libĂ©rĂ©ment Ă  l’extrĂȘme-droite l’ensemble de ce qu’il lui est possible d’orienter Ă  l’extrĂȘme-droite, que cet homme lĂ  vienne dĂ©noncer le fait que Wikipedia penche un peu Ă  gauche (ce qui je le rappelle, est factuellement faux), le tout dans un paysage numĂ©rique qui non seulement penche trĂšs clairement du cĂŽtĂ© conservateur, et dans lequel depuis le scandale « fondateur Â» de Cambridge Analytica, on peut dĂ©sormais documenter Ă  presque chaque Ă©lection dans presque chaque pays du monde le fait que des partis ou des candidats d’extrĂȘme-droite sont non seulement soutenus mais parfois directement conduits au pouvoir par le jeu des plateformes numĂ©riques (dernier Ă©pisode en date, l’élection en Roumanie). Mais naturellement rien de tout cela ne prĂȘte Ă  sourire.

Musk lance donc la meute Ă  l’assaut de Wikipedia. Et comme attendu, la meute le suit. La meute des conservateurs amĂ©ricains, la meute des trumpistes convaincus, la meute des influenceurs MAGA, la meute de Fox News, et la meute de l’ensemble de l’écosystĂšme mĂ©diatique qui leur sert de relai. Cet appel au boycott fonctionne sur deux points.

Premier point, une Ăąnerie totale : Wikipedia ne pencherait politiquement que dans un seul sens, Musk la baptise d’ailleurs rĂ©guliĂšrement « WokepĂ©dia Â» en rĂ©fĂ©rence Ă  sa nĂ©vrose obsessionnelle commune avec FrĂ©dĂ©rique Vidal et Jean-Michel Blanquer. Faites ici un petit dĂ©tour chez Authueil pour lire sa courte mais Ă©clairante synthĂšse : « WikipĂ©dia est-il de gauche ? Â» (spoiler alert : bah non)

Second point : un axe Ă©conomique. Musk recommande s’assĂ©cher la fondation Wikimedia qui gĂšre entre autres l’encyclopĂ©die Wikipedia en cessant de la financer par des dons. « Coupez les financements Ă  WikipĂ©dia tant que l’équilibre n’est pas restaurĂ© ! Â» Ă©crivait-il le 21 Janvier sur son compte X. Il faut ici savoir qu’au-delĂ  des dons de particuliers, on trouve aussi nombre des « Big Tech Â» qui financent Wikipedia (Apple, Google, Microsoft, Cisco, etc) Et que par-delĂ  l’impact qu’il espĂšre avoir sur les donateurs particuliers, c’est surtout sur cet Ă©cosystĂšme de la Tech qu’Elon Musk entend peser de tout son mortifĂšre poids. Et malheureusement au regard des derniers ralliements et reniements de la plupart des gĂ©ants de la tech amĂ©ricaine, il est a minima raisonnable d’ĂȘtre trĂšs inquiets.

Comme rappelé également par Damien Leloup dans Le Monde :

« Ă  la fin du mois de dĂ©cembre 2024, sur X, il appelait dĂ©jĂ  ses abonnĂ©s Ă  ne pas donner d’argent Ă  l’encyclopĂ©die, alors en pleine campagne de financement de fin d’annĂ©e, pour protester contre une supposĂ©e dĂ©rive Ă  gauche du site, qualifiĂ© de « Wokepedia ». A l’origine de cette saillie : un message d’un compte de la droite dure amĂ©ricaine affirmant, Ă  la suite d’une mauvaise lecture des bilans financiers de la Fondation WikimĂ©dia, qu’elle consacre 50 millions de dollars (48 millions d’euros) par an Ă  des projets de « diversitĂ© et inclusion », honnis d’Elon Musk et des rĂ©publicains amĂ©ricains. En rĂ©alitĂ©, cette somme finance principalement le dĂ©veloppement de l’encyclopĂ©die, les salaires d’avocats et des mesures de cybersĂ©curitĂ©. Â»

 

Lors de l’un de ses derniers meeting Ă©lectoraux, Donald Trump qualifiait Elon Musk de « plus grand capitaliste de l’histoire de l’AmĂ©rique« . Pour donner un point de comparaison sur la menace financiĂšre que Musk est en situation d’exercer sur Wikipedia si le modĂšle Ă©conomique de cette derniĂšre venait Ă  vaciller ou Ă  n’ĂȘtre plus garanti, un article de Lila Shroff dans The Atlantic rappelle que « la fondation Wikimedia a un budget annuel de 189 millions de dollars. A cĂŽtĂ© de cela, Musk a dĂ©pensĂ© prĂšs de 288 millions de dollars rien que pour supporter Trump et d’autres candidats rĂ©publicains dans cette Ă©lection prĂ©sidentielle. Â»

Comme le prĂ©cise le titre de l’article de Lila Shroff, « Elon Musk veut ce qu’il ne peut pas avoir : Wikipedia. Â»  On peut en effet considĂ©rer qu’il est dans la nature de ces personnalitĂ©s toxiques de dĂ©sirer en premier ce qui leur rĂ©siste le plus ou leur semble le plus inaccessible. Mais l’histoire a Ă©galement montrĂ© que ce qui nous semblait hier tout Ă  fait improbable devenait aujourd’hui tout Ă  fait possible. L’exercice de pensĂ©e auquel nous devons nous astreindre est donc de nous figurer un monde dans lequel Elon Musk pourrait un jour racheter Wikipedia. Ou la dĂ©truire. Ce qui revient de toute façon au mĂȘme. Exactement comme il l’a fait pour Twitter. Pour l’instant le fonctionnement de la fondation Wikimedia n’offre Ă  Elon Musk aucune prise directe pour une quelconque forme d’OPA hostile. Mais s’interdire d’imaginer que cela puisse un jour advenir revient Ă  baisser notre garde et Ă  crĂ©er les conditions pour rendre cela possible.

La meute Française contre Wikipedia prendra ses quartiers rĂ©sidentiels dans le journal Le Point, qui en l’espace de quelques semaines rĂ©ussit un double tour de force. Primo en menaçant de livrer Ă  la vindicte populaire les noms et coordonnĂ©es d’un contributeur rĂ©gulier de Wikipedia dont le principal tort avait Ă©tĂ© de participer Ă  la mise Ă  jour de la page WikipĂ©dia dudit journal en y rappelant de maniĂšre factuelle un certain nombre d’élĂ©ments. Et deuxio de publier une « tribune Â» signĂ©e par la fine fleur du printemps rĂ©publicain et de la rĂ©acosphĂšre (plus quelques malheureuses et malheureux Ă©garĂ©s et le lot habituel de signataires de mĂ©tier, qui ont vu de la lumiĂšre et se sont offert Ă  moindre frais ce qu’ils croient toujours ĂȘtre un petit moment de gloire, plus celles et ceux qui regrettent dĂ©jĂ ), tribune intitulĂ©e : « Halte aux campagnes de dĂ©sinformation et de dĂ©nigrement menĂ©es sur Wikipedia. Â» Je ne vous mets mĂȘme pas le lien tellement la litanie d’approximations, de contre-vĂ©ritĂ©s et de mauvaise foi qu’elle contient** est pĂ©nible Ă  lire.  Le principal problĂšme de la majoritĂ© des signataires de cette tribune, en tout cas de celles et ceux qui en sont Ă  l’initiative, est qu’ils et elles ne sont pas contents de certains points mentionnĂ©s dans leur propre page WikipĂ©dia et n’ont pas la possibilitĂ© de les enlever ou de les modifier (et je vous garantis que certain.e.s ont pourtant vraiment tout essayĂ© ;-). Leur autre point commun, et il est bien plus inquiĂ©tant et signifiant, c’est de partager avec Elon Musk un agenda illibĂ©ral et, Ă  la maniĂšre d’une Blanche-Neige sous extas, de voir des Wokes partout et de se sentir investis de la mission de les Ă©radiquer. Et sans offense pour les femmes qui en sont signataires, cette tribune est avant tout une belle collection de tristes burnes.

** Mais si vous aimez vous faire du mal vous pouvez toujours retaper son titre dans Google, ou mieux, aller lire le debunking point par point de Tsaag Valren (doctorante en sciences de l’information et WikipĂ©dienne), enchaĂźner avec l’article de Jean-NoĂ«l Lafargue « Le Point contre Wikipedia Â», et terminer avec le billet de Daniel Schneidermann, « Wikipedia : leur mauvaise conscience. Â»

Alors attention et entendons-nous bien.

Oui il y a eu et il y aura probablement encore des opĂ©rations de dĂ©sinformation et de dĂ©nigrement dans WikipĂ©dia. Oui il y a eu et il y aura toujours ce que l’on appelle des « guerres d’édition Â» dans WikipĂ©dia, et il en fut d’anthologie comme celle de 2007 opposant les partisans de SĂ©golĂšne Royal Ă  ceux de Nicolas Sarkozy lors du dĂ©bat d’entre deux tours et sur le sujet des EPR, Celle Ă©galement des Ă©quipes de Trump pour tenter de dĂ©stabiliser la campagne d’Hillary Clinton juste avant sa premiĂšre accession Ă  la Maison Blanche, Celle aussi de la cellule lancĂ©e par Eric Zemmour lors de sa campagne prĂ©sidentielle, cellule baptisĂ©e WikiZedia (sic) et qui avait pour objet de modifier un nombre substantiel d’articles de l’encyclopĂ©die pour y mettre en avant ou en tout cas les rendre favorables Ă  certaines thĂšses dĂ©fendues par le candidat nĂ©o-fasciste.

Donc oui, il y a en effet de la dĂ©sinformation et du dĂ©nigrement dans Wikipedia. Oui mais primo il y en a bien moins que dans les Ă©cosystĂšmes et plateformes socio-mĂ©diatiques traditionnelles. Oui mais deuxio ces opĂ©rations de dĂ©sinformation et de dĂ©nigrement sont bien mieux repĂ©rĂ©es, identifiĂ©es, combattues et rapidement signalĂ©es ou corrigĂ©es que dans tous les autres Ă©cosystĂšmes sus-mentionnĂ©s. Et oui tertio l’essentiel de ces campagnes de dĂ©sinformation et de dĂ©nigrement ne viennent pas du camp de l’amicale LGBTQIASGW (Lesbiano-Gay-Bi-Trans-Queer-IntersexuĂ©e-Anarcho-Syndicalo-Gauchisto-Wokiste) mais viennent du camp de la droite conservatrice et de l’extrĂȘme-droite (et lĂ  aussi cela s’explique rationnellement pour les mĂȘmes raisons que l’internet et les algorithmes penchent globalement Ă  droite, relire notamment ce qu’écrit Jen Schradie Ă  ce sujet).

Et oui bien sĂ»r Wikipedia n’est pas exempte de biais. Mais lĂ  encore comme l’indiquent les chercheurs et chercheuses interviewĂ©es par Damien Leloup dans Le Monde :

 Â« il y a surtout un biais de diplĂŽme Â» parmi les contributeurs de l’encyclopĂ©die en ligne, explique Nicolas Jullien, professeur Ă  l’IMT Atlantique, directeur de recherche au sein du groupement d’intĂ©rĂȘt scientifique Marsouin et coauteur de plusieurs Ă©tudes Ă  grande Ă©chelle sur les utilisateurs de WikipĂ©dia. « Si vous ĂȘtes titulaire d’une licence, vous avez statistiquement beaucoup plus de chances d’avoir essayĂ© de contribuer Ă  WikipĂ©dia ; pour contribuer, il faut notamment se sentir lĂ©gitime Ă  le faire.« 

« Il y a des biais sur l’encyclopĂ©die, et ils sont bien connus : un biais de genre, notamment, avec une trĂšs grande majoritĂ© d’hommes parmi les contributeurs, et une surreprĂ©sentation assez spectaculaire des populations trĂšs fortement diplĂŽmĂ©es, enseignants, journalistes, informaticiens Â» abonde Jeanne Vermeirsche.

 

Des biais que non seulement la fondation Wikimedia reconnaĂźt (depuis 2011), qui sont documentĂ©s et explicitĂ©s dans l’encyclopĂ©die elle-mĂȘme, et sur lesquels travaillent nombre d’associations et de militantes et militants pour tenter de les rĂ©duire et de les attĂ©nuer.

Et puis il y a les histoires singuliĂšres et les dĂ©bats d’admissibilitĂ©, souvent un peu kafkaĂŻens au premier abord, mais toujours heuristiquement passionnants dĂšs lors que l’on s’y plonge en dĂ©tail. Et Ă  la fin ce qu’il peut advenir de pages de gens qui ne sont ni ne prĂ©tendent Ă  la cĂ©lĂ©britĂ©. Ainsi il y a peu de temps le collĂšgue et camarade Francis Mizio relatait comment et pourquoi il avait fait « vider Â» sa page WikipĂ©dia. Et souvenez-vous, il y a de cela presqu’exactement 10 ans, je vous racontais l’histoire du dĂ©bat d’amissibilitĂ© de ma propre page Wikipedia (qui d’ailleurs mĂ©riterait une sĂ©rieuse mise Ă  jour, jdcjdr 😉

Et oui bien sĂ»r le modĂšle encyclopĂ©dique de WikipĂ©dia est particulier puisqu’il repose sur la « vĂ©rifiabilitĂ© Â» plutĂŽt que sur la « vĂ©ritĂ© Â», mais lĂ  encore il faut se souvenir de Foucault et de ce qu’il Ă©crivait Ă  propos des rĂ©gimes de vĂ©ritĂ© :

« Chaque sociĂ©tĂ© a son rĂ©gime de vĂ©ritĂ©, sa politique gĂ©nĂ©rale de la vĂ©ritĂ©: c’est-Ă -dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mĂ©canismes et les instances qui permettent de distinguer les Ă©noncĂ©s vrais ou faux, la maniĂšre dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procĂ©dures qui sont valorisĂ©es pour l’obtention de la vĂ©ritĂ© ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai. Â»

 

Ce qui dĂ©plaĂźt Ă  Elon Musk comme aux signataires de la tribune des tristes burnes, ce qui les hĂ©risse et leur semble inacceptable, c’est qu’ils ne soient pas et ne soient plus les seuls en charge de dire ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, ce qui est dicible et ce qui doit ĂȘtre dissimulĂ©. Ce qu’ils omettent enfin de signaler, c’est que pour une bonne moitiĂ© des signataires de la tribune du Point, ils et elles ont Ă©tĂ© non pas les victimes mais les initiateurs et initiatrices de campagnes de dĂ©sinformation et de dĂ©nigrement. Campagnes de dĂ©sinformation et de dĂ©nigrement dont cette tribune est la forme aussi pathĂ©tique qu’évidente d’une prĂ©tĂ©rition en miroir.

L’autre grand dĂ©plaisir de Musk et de ses affidĂ©s, l’autre grande raison de sa croisade contre Wikipedia, c’est prĂ©cisĂ©ment qu‘elle est l’un des derniers espaces numĂ©riques dans lequel il est possible, quelque soit le sujet, d’avoir un dĂ©bat politique (relativement) apaisĂ© en ce sens qu’il s’inscrit toujours dans le contexte de rĂšgles Ă©ditoriales communes et transparentes, rĂšgles dont l’applicabilitĂ© peut cependant ĂȘtre contestĂ©e, critiquĂ©e et dĂ©battue par chacun, et le tout dans un espace toujours par essence rendu public (et « la dĂ©mocratie« , comme le disait et l’écrivait Bernard Stiegler « c’est d’abord un exercice de rendu public« ).

Là encore ce point est rappelé dans le papier de Damien Leloup dans Le Monde :

Or WikipĂ©dia reste l’une des rares grandes plateformes oĂč des dĂ©bats politiques peuvent avoir lieu de façon Ă  la fois intense et apaisĂ©e, y compris sur les sujets les plus polĂ©miques, note Jeanne Vermeirsche. « Un exemple parmi d’autres : sur la page WikipĂ©dia de [l’influenceuse antifĂ©ministe] ThaĂŻs d’Escufon, il y a des dĂ©bats quotidiens lancĂ©s par des contributeurs qui souhaitent enlever le qualificatif “d’extrĂȘme droite” de sa prĂ©sentation. (
) Les discussions restent trĂšs cordiales par rapport Ă  ce qu’on peut voir sur d’autres plateformes, avec des rĂ©fĂ©rences constantes aux rĂšgles et aux sources, ce qui cadre le dĂ©bat. A mon sens, les critiques qu’adresse Elon Musk Ă  WikipĂ©dia montrent surtout une mĂ©connaissance de son fonctionnement. Â»

 

Or Musk veut tout sauf des dĂ©bats politiques apaisĂ©s, sereins et Ă©quilibrĂ©s dans l’obligation faite Ă  chacun de respecter les mĂȘmes rĂšgles et de s’offrir aux mĂȘmes arbitrages. C’est l’exacte antithĂšse de ce pourquoi il a (entre autres) rachetĂ© Twitter et de ce qu’il y a dĂ©ployĂ© depuis. C’est aussi ce qui explique qu’aprĂšs avoir supprimĂ© la modĂ©ration au profit des « Community Notes Â», il veut maintenant entiĂšrement revoir ou supprimer les Community Notes qu’il juge « instrumentalisĂ©es par des activistes et des gouvernements. Â» En rĂ©alitĂ© il s’est lui-mĂȘme fait rĂ©guliĂšrement « corriger Â» par ces Community Notes et ne le supporte pas. Musk ne mĂ©connaĂźt pas le fonctionnement de Wikipedia : il s’en contrefout. Et il s’en contrefout prĂ©cisĂ©ment parce que ce fonctionnement l’exaspĂšre et l’entrave dans l’ambition politique qu’il s’est dĂ©sormais assignĂ©e.

« Projet 2025. Â» Viens-voir le Doxxer non n’aie pas peur.

Le « Projet 2025 Â» est portĂ© par « l’Heritage Foundation« , un lobby (notamment) climato-dĂ©nialiste qui milite (notamment) pour l’effondrement des politiques publiques. Et le cadre de ce « Projet 2025 Â» c’est une doctrine qui s’étale sur 900 pages et qui a pour objet (en gros) de confĂ©rer Ă  Trump les pleins pouvoirs et Ă  faire en sorte qu’en effet, au bout de son second mandat, il ne soit plus utile ou nĂ©cessaire de voter (comme il l’a lui-mĂȘme annoncĂ©). Dans ce cadre dĂ©jĂ  plus que dĂ©lĂ©tĂšre et creepy (sur ce sujet, allez lire l’article d’Olivier Petitjean sur l’Observatoire des Multinationales), il est donc prĂ©vu, au titre du « Projet 2025 Â», de s’attaquer en mode « doxxing Â» (c’est Ă  dire en faisant de la dĂ©nonciation et de la divulgation publique de donnĂ©es personnelles), d’identifier et de cibler les principaux contributeurs et contributrices de Wikipedia sur des pages diffusant des idĂ©es et des faits contraires Ă  l’idĂ©ologie illibĂ©rale, conservatrice et climato-dĂ©nialiste de l’Heritage Foundation. Rien que ça. Oui oui, un peu comme la rĂ©cente tentative d’intimidation d’un contributeur francophone par un journaliste du Point. Mais lĂ  oĂč Le Point y va en mode « on dĂ©fend la boutique par tous les moyens, y compris ceux d’authentiques salopards qui ont fumĂ© toute leur dĂ©ontologie journalistique« , les moyens colossaux mobilisĂ©s par l’Heritage Foundation sont d’une toute autre nature et d’une toute autre ambition.

L’angle affichĂ© par l’Heritage Foundation est officiellement de lutter contre l’anti-sĂ©mitisme et donc de cibler en prioritĂ© les principaux contributeurs et contributrices des pages qui traitent du conflit IsraĂ«lo-Palestinien. En rĂ©alitĂ© il s’agit de s’assurer par ce biais de garantir les intĂ©rĂȘts IsraĂ«liens dans l’expression de sa doctrine, et d’écraser toute parole issue de la dĂ©fense de la cause Palestinienne. Et derriĂšre ce combat d’apparence contre l’anti-sĂ©mitisme, il s’agit de cibler par tous les moyens (y compris ceux plus ou moins lĂ©gaux) les principaux contributeurs de pages en lien avec les libertĂ©s civiles et religieuses, le droit Ă  l’avortement, le rĂ©chauffement et le dĂ©rĂšglement climatique, etc.

LĂ  aussi il faut savoir que Wikipedia a dĂ©jĂ  pris un grand nombre de mesures sur des sujets politiques sensibles, au premier rang desquels, justement, le conflit IsraĂ«lo-Palestinien (dĂ©cisions qui concernant aussi les pages ou sujets pour lesquels peuvent ĂȘtre mobilisĂ©s des intĂ©rĂȘts pro-russes, pro-chinois, etc.) Je cite ici la fin de l’article de Stephen Harrison sur Slate Ă  ce sujet :

« Depuis des mois, les juges bĂ©nĂ©voles du comitĂ© d’arbitrage de WikipĂ©dia [« Wikipedia’s Arbitration Committee Â» ou ArbCom] (une sorte de « cour suprĂȘme Â» de Wikipedia) examinent les actions des rĂ©dacteurs trĂšs impliquĂ©s dans les articles sur IsraĂ«l et les Palestiniens. Le 23 janvier, l’ArbCom a rendu son verdict dans l’affaire PIA5, un procĂšs virtuel dans lequel il a examinĂ© la conduite de 14 Ă©diteurs trĂšs prolifiques dans ce domaine. AprĂšs avoir entendu les dĂ©clarations prĂ©liminaires des parties et constatĂ© les faits (notamment le fait que certains rĂ©dacteurs utilisaient des comptes fictifs trompeurs), l’ArbCom a finalement banni plusieurs rĂ©dacteurs pro-palestiniens et pro-israĂ©liens pour « Ă©dition non neutre ».

En plus de ces interdictions, la commission a introduit une nouvelle mesure punitive, la « restriction d’édition Ă©quilibrĂ©e Â», qui stipule que les utilisateurs sanctionnĂ©s ne peuvent consacrer qu’un tiers de leurs Ă©ditions Ă  ce sujet controversĂ©. En substance, ces wikipĂ©diens sont contraints d’élargir leur champ d’action. (Le verdict a dĂ©jĂ  suscitĂ© la controverse au sein de la communautĂ© WikipĂ©dia, certains se demandant si ces rĂ©dacteurs trouveront des moyens crĂ©atifs de contourner la rĂšgle). Â»

 

Et Stephen Harrison de conclure (et moi de souligner) :

Quelle que soit son efficacitĂ©, la derniĂšre dĂ©cision de WikipĂ©dia est conforme Ă  ses principes quasi-dĂ©mocratiques. Elle reflĂšte un engagement en faveur du dĂ©bat en ligne plutĂŽt que les tactiques autoritaires proposĂ©es par Heritage Foundation. Mais si le groupe de rĂ©flexion rĂ©ussit Ă  identifier et Ă  cibler les Ă©diteurs, les consĂ©quences pourraient ĂȘtre profondes. Face au risque de harcĂšlement ou de reprĂ©sailles dans le monde rĂ©el, de nombreux rĂ©dacteurs bĂ©nĂ©voles – en particulier ceux qui couvrent des sujets politiquement sensibles – pourraient tout simplement cesser de contribuer. Ceux qui resteront seront probablement les voix les plus idĂ©ologiquement orientĂ©es, ce qui Ă©rodera encore plus l’objectif dĂ©clarĂ© de neutralitĂ© de WikipĂ©dia. (Traduit avec Deepl et moi-mĂȘme)

 

Se souvenir de ce que Dorothy Allison Ă©crivait dans « Peau. A propos de sexe, de classe et de littĂ©rature Â».

« J’ai appris Ă  travers de grands chagrins que tous les systĂšmes d’oppression se nourrissent du silence public et de la terrorrisation privĂ©e.« 

 

World Wide Wikipedia (against Fascism).

Wikipedia est aujourd’hui l’exemple de tout ce que Musk abhorre. Elle est surtout devenue l’exemple de tout ce que l’extrĂȘme-droite et les mouvements conservateurs dĂ©testent : une agora rĂ©elle, transparente, publique, indĂ©pendante financiĂšrement sans avoir Ă  passer par la publicitĂ©, et peut-ĂȘtre surtout, surtout, l’un des derniers espaces collectifs international dans lequel la libertĂ© d’expression est correctement encadrĂ©e et dĂ©finie et oĂč elle n’est pas directement corrĂ©lĂ©e Ă  une libertĂ© d’exposition et de circulation elle-mĂȘme fabriquĂ©e et orientĂ©e de maniĂšre exogĂšne (c’est Ă  dire oĂč le Free Reach ne dĂ©cide pas entiĂšrement du Free Speech). C’est aussi, comme l’écrivait Alexis Madrigal, « le dernier bastion d’une rĂ©alitĂ© partagĂ©e Â».

A l’heure oĂč les saluts Nazis se multiplient et oĂč des fous furieux pourtant dĂ©mocratiquement Ă©lus s’offrent des tronçonneuses plaquĂ©es or, il n’est pas vain de rĂ©affirmer que Wikipedia dans son histoire et dans Ă©volution est une rempart de rĂ©sistance Ă  l’essentiel des 14 signes qu’Umberto Eco pointait comme ceux permettant de reconnaĂźtre le fascisme. Et que c’est aussi et peut-ĂȘtre d’abord pour cela que les apprentis fascistes et les extrĂȘmes-droites rĂ©unies l’ont toujours combattue et la combattront toujours. Et que toujours nous devrons la dĂ©fendre et en prendre soin. Parmi ces 14 signes, voici les 9 qui semblent particuliĂšrement d’actualitĂ© dans ce que reprĂ©sente aujourd’hui Wikipedia pour lutter contre la dĂ©rive fasciste et rĂ©vĂ©lateurs des motivations de l’offensive qu’elle subit.

  • 1 – « La premiĂšre caractĂ©ristique du fascisme Ă©ternel est le culte de la tradition. Il ne peut y avoir de progrĂšs dans la connaissance. La vĂ©ritĂ© a Ă©tĂ© posĂ©e une fois pour toutes, et on se limite Ă  interprĂ©ter toujours plus son message obscur. Â»  Wikipedia se dĂ©finit par l’idĂ©e mĂȘme que les progrĂšs dans la connaissance sont constants et doivent ĂȘtre constamment documentĂ©s. 

  • 2 – « Le conservatisme implique le rejet du modernisme. (
) Â» Wikipedia est Ă©videmment moderne.  

  • 3 – « Le fascisme Ă©ternel entretient le culte de l’action pour l’action. RĂ©flĂ©chir est une forme d’émasculation. En consĂ©quence, la culture est suspecte en cela qu’elle est synonyme d’esprit critique. (
) Â» Est-il vraiment besoin que je dĂ©veloppe en quoi Wikipedia est Ă  l’opposĂ© de tout cela ?

  • 4 – « Le fascisme Ă©ternel ne peut supporter une critique analytique. L’esprit critique opĂšre des distinctions, et c’est un signe de modernitĂ©. Dans la culture moderne, c’est sur le dĂ©saccord que la communautĂ© scientifique fonde les progrĂšs de la connaissance. Pour le fascisme Ă©ternel, le dĂ©saccord est trahison. Â» LĂ  encore, Ă  l’évidence, Wikipedia en constitue l’antithĂšse.

  • 5 – « En outre, le dĂ©saccord est synonyme de diversitĂ©. Le fascisme Ă©ternel se dĂ©ploie et recherche le consensus en exploitant la peur innĂ©e de la diffĂ©rence et en l’exacerbant. Le fascisme Ă©ternel est raciste par dĂ©finition. Â» Trump et Musk et toutes les grandes entreprises de la Tech ont mis fin aux politiques de diversitĂ© et d’inclusion (DEI). Wikipedia (sans ĂȘtre un absolu de perfection) contribue Ă  continuer de les faire vivre et exister, et ne nie pas les Ă©vidences concernant ses propres marges de progression ou d’empĂȘchement sur ces sujets. Elle demeure aussi un lieu oĂč en termes de contenus encyclopĂ©diques, l’ensemble des minoritĂ©s peuvent exister et ĂȘtre documentĂ©es dans l’ensemble de leurs revendications.

  • 6 – « Le fascisme Ă©ternel puise dans la frustration individuelle ou sociale. C’est pourquoi l’un des critĂšres les plus typiques du fascisme historique a Ă©tĂ© la mobilisation d’une classe moyenne frustrĂ©e, une classe souffrant de la crise Ă©conomique ou d’un sentiment d’humiliation politique, et effrayĂ©e par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux infĂ©rieurs. Â» LĂ  aussi toute la critique adressĂ© par Musk et l’extrĂȘme-droite Ă  WikipĂ©dia repose prĂ©cisĂ©ment sur l’effroi de la pression qu’exerceraient des groupes sociaux infĂ©rieurs Â», c’est Ă  dire sur ce qu’Eco aurait pu appeler, si le terme avait Ă©tĂ© disponible Ă  l’époque de la parution de son texte, le Wokisme.

  • 7 – « Aux personnes privĂ©es d’une identitĂ© sociale claire, le fascisme Ă©ternel rĂ©pond qu’elles ont pour seul privilĂšge, plutĂŽt commun, d’ĂȘtre nĂ©es dans un mĂȘme pays. C’est l’origine du nationalisme. En outre, ceux qui vont absolument donner corps Ă  l’identitĂ© de la nation sont ses ennemis. Ainsi y a-t-il Ă  l’origine de la psychologie du fascisme Ă©ternel une obsession du complot, potentiellement international. Et ses auteurs doivent ĂȘtre poursuivis. La meilleure façon de contrer le complot est d’en appeler Ă  la xĂ©nophobie. Mais le complot doit pouvoir aussi venir de l’intĂ©rieur. Â» Ici encore l’essentiel des critiques adressĂ©es Ă  Wikipedia par le camp rĂ©actionnaire et nĂ©o ou proto-fasciste s’inscrivent dans le registre Ă©tendu du complotisme.

  • (
)
  • 13 – « Le fascisme Ă©ternel se fonde sur un populisme sĂ©lectif, ou populisme qualitatif pourrait-on dire. Le Peuple est perçu comme une qualitĂ©, une entitĂ© monolithique exprimant la VolontĂ© Commune. Étant donnĂ© que des ĂȘtres humains en grand nombre ne peuvent porter une VolontĂ© Commune, c’est le Chef qui peut alors se prĂ©tendre leur interprĂšte. Ayant perdu leurs pouvoirs dĂ©lĂ©gataires, les citoyens n’agissent pas; ils sont appelĂ©s Ă  jouer le rĂŽle du Peuple. Â» Dans l’ensemble des dispositifs discursifs sur lesquels Musk Ă  la main, ou ceux sur lesquels il donne son avis, cette « expression populaire Â» ne lui sied que tant qu’elle sert ses intĂ©rĂȘts propres ou cible ses adversaires et ennemis personnels. Toute autre expression populaire l’insupporte (expliquant ses revirements sur les questions de modĂ©ration, de notes de communautĂ©, de « transparence Â» des choix algorithmiques, et bien sĂ»r son combat contre Wikipedia).

  • 14 – « Le fascisme Ă©ternel parle la Novlangue. La Novlangue, inventĂ©e par Orwell dans 1984, est la langue officielle de l’Angsoc, ou socialisme anglais. Elle se caractĂ©rise par un vocabulaire pauvre et une syntaxe rudimentaire de façon Ă  limiter les instruments d’une raison critique et d’une pensĂ©e complexe. Â» Wikipedia est complexe. La langue de Trump (et celle de Musk) sont une novlangue et un nĂ©oparler, vocabulaire extrĂȘmement limitĂ©, syntaxe et phrases trĂšs courtes comprĂ©hensibles par un enfant de 9 ans

Umberto Eco, ReconnaĂźtre le fascisme, Grasset, 2017 (publication originale italienne en 1997). Extrait disponible.

 

Le web s’est aujourd’hui rĂ©duit comme peau de chagrin. Les conversations qui l’éclairaient et les controverses qui l’animaient ont toutes progressivement et aujourd’hui presqu’entiĂšrement migrĂ© sur des plateformes dĂ©sormais totalement emmerdifiĂ©es. Alors oui, et aux cĂŽtĂ©s d’un autre immense gĂ©ant et bien commun qui se nomme l’Internet Archive (si utile dans le grand effacement mis en place par l’administration Trumpiste), oui aujourd’hui la part non-marchande du World Wide Web est presqu’entiĂšrement soluble dans un World Wide Wikipedia.

Il nous faut dĂ©fendre, toujours, ce bien commun qu’est Wikipedia. Et par-delĂ  ce combat, il nous faut aussi partir Ă  la reconquĂȘte de tous ces espaces discursifs abandonnĂ©s aux plateformes ; il nous faut retrouver des espaces d’expression singuliers et liĂ©s par autre chose que la mathĂ©matique d’un calcul algorithmique entiĂšrement infĂ©odĂ© Ă  des intĂ©rĂȘts politiques et Ă©conomiques partisans ; que chacun et chacune puisse disposer de sa page et de son adresse ; il y a longtemps aux dĂ©buts du web on appelait cela des « Homepages Â» ; il y a un peu moins longtemps on appelait cela des Blogs. Peu importe comment on appellera ces espaces demain. Mais il faut qu’ils existent. Et il est impĂ©ratif qu’ils rĂ©sistent.

 

One Three More Thing(s).

D’abord la parole Ă  Tim Berners Lee, le boss, l’inventeur du World Wide Web, qui le rappelait sur son compte Twitter Ă  l’occasion du 20Ăšme anniversaire de Wikipedia, elle est le web que nous voulons : « un espace ouvert et collaboratif permettant un libre accĂšs au savoir pour toute la planĂšte. Â» Rien de plus, mais rien de moins. « Toute la planĂšte Â» n’a pas encore accĂšs a ce savoir, c’était (et cela reste) le combat qu’il fallait mener. Aujourd’hui s’ajoute un autre combat, qui est que la partie de la planĂšte qui y a accĂšs, puisse continuer de pouvoir en jouir dans toute la plĂ©nitude de cet accĂšs.

Ensuite mon histoire prĂ©fĂ©rĂ©e et qui rĂ©sume et reprĂ©sente le mieux ce qu’est WikipĂ©dia dans sa dimension collective, c’est celle du griot.

« J’ai rencontrĂ© un jour un griot, un homme ĂągĂ©, circulant de village en village, racontant depuis toujours des histoires interminables, notamment sur les Ă©popĂ©es des familles nobles de son pays, des histoires fourmillant de dĂ©tails. Et je lui demandai comment il faisait pour se souvenir de cet ensemble de dĂ©tails, pour n’en oublier aucun. Il me dit alors qu’il y avait toujours dans l’assistance, quelqu’un qui lui-mĂȘme avait Ă©tĂ© bercĂ© avec ces mĂȘmes histoires, les avait entendues depuis son enfance, et le corrigeait dĂšs qu’il faisait une erreur ou oubliait quelque chose.« 

 

Enfin, je me suis promis de ne jamais terminer un article sur WikipĂ©dia sans remettre cette citation d’une magnifique interview de Michel Serres en 2007. Alors je vous la remets. Cadeau.

« C’est une entreprise qui m’enchante parce que, pour une fois, c’est une entreprise qui n’est pas gouvernĂ©e par des experts. J’ai une grande grande confiance dans les experts, bien entendu. A qui voulez-vous que je fasse confiance sinon Ă  des experts ? Mais cette confiance envers les experts est limitĂ©e puisque les experts, qu’ils soient mathĂ©maticiens, astronomes ou mĂ©decins ne sont que des hommes. Par consĂ©quent, ils peuvent se tromper et il y a lĂ  dans cette entreprise de libertĂ©, de communautĂ©, de vĂ©rification mutuelle, quelque chose qui, dans la gratuitĂ©, la libertĂ©, m’enchante complĂštement et me donne une sorte de confiance dans ce que peut ĂȘtre un groupement humain.« 

 

 

One (last) More Thing (promis).

Si vous ĂȘtes parvenu au bout de la lecture de cet article, et si vous en partagez l’essentiel, alors il reste encore une chose Ă  faire. Oui bien sĂ»r vous pouvez chacune et chacun contribuer Ă  Wikipedia. Mais il y a une autre chose. Également importante. Également essentielle. Également dĂ©terminante. Pour l’avenir de Wikipedia et donc pour une part de notre avenir commun de connaissances. Cette chose, je vous la laisse dĂ©couvrir et vous la glisse sous ce lien. Elle est Ă  la portĂ©e de chacune et chacun d’entre nous. C’est aussi le plus beau bras d’honneur que vous pouvez adresser Ă  Elon Musk, Ă  Donald Trump et Ă  l’ensemble de l’internationale du salut Nazi et des tronçonneuses en argent. Cliquez ici.

Christelle (Morançais) a une nouvelle copine. Et Christelle mesure deux mÚtres douze.

L’article tourne un peu partout en ce moment, c’est un papier du Figaro en mode « grand entretien Â» avec Ă  ma gauche (sic) notre Christelle Morançais (bientĂŽt) nationale toujours dans la roue de la tronçonneuse et du fracas qui prĂ©cĂšdent le fascisme (bah oui ma cricri, ce que tu fais, la diversitĂ© que tu rĂ©duis et dĂ©truit, Ă©coute bien ma cricri, moins de diversitĂ© c’est toujours plus de BollorĂ©, et l’agenda de ton copain BollorĂ© et autres « entrepreneurs de gĂ©nie Â» comme tu l’affirmais encore rĂ©cemment Ă  propos d’Elon Musk, bah c’est le fascisme). Et Ă  ma droite (lĂ  c’est bon), AgnĂšs Verdier-MoliniĂ©, qui depuis des annĂ©es essaie de nous faire croire qu’elle dirige un institut universitaire (l’IFRAP) lĂ  oĂč il y a essentiellement un Ă©niĂšme Think Tank libĂ©ral tout pourri rempli de chroniqueurs de chez Wish pour plateaux tĂ©lĂ© de C8.

Mais moi j’ai vu la photo. LA PHOTOOOOOOO. OMFG. Allez. Hop la photo.

 

Vous voyez le truc vous ? Non parce que y’a un truc hein. 

La photo en vrai sur le site du Figaro fait encore davantage flipper ou rigoler selon l’humeur. Je vous la mets quand mĂȘme hein.

Et là vous le voyez le truc ? LE. TRUC. Non mais sérieux, on dirait Olivier Mine et Passe-Partout version Dark et Girly.

 

Bon bref. Donc j’ai vu la photo et j’ai eu une pensĂ©e pour l’intermittent du spectacle Ă  4 pattes et sur le dos duquel se tient Christelle Morançais pour paraĂźtre plus grande que sa copine AgnĂšs Verdier-MoliniĂ©.

Et sinon, concernant Cricri tout est pathĂ©tique dans « l’intention Â» de cette photo : le regard, la coiffure, la posture, l’épaule en avant 
 tout est fait aussi pour rappeler que la politique (cricri) surplombe et dicte l’économie qui attend docilement les bras croisĂ©s (AgnĂšs). On dirait vraiment un boulot de stagiaire de 1Ăšre annĂ©e en agence de communication (les portes de l’IFRAP te sont ouvertes petit stagiaire, fonce vers ta destinĂ©e).

En vrai je rappelle juste que les meufs font la mĂȘme taille. La preuve ? Bah la Une du Figaro.

Christelle « je vais tous vous bouffer Â» en dos Ă  dos avec AgnĂšs « Oh bah moi je suis contente d’ĂȘtre invitĂ©e au banquet Â»

Vous noterez que concernant la titraille on est vraiment lĂ  pour se mettre bien hein : en bas au centre « les guerriĂšres antidĂ©pense publique« , en haut Ă  droite en mĂ©daillon, « SpĂ©cial croisiĂšres, 25 itinĂ©raires d’exception« . Bah oui, c’est tout ça la ligne Ă©dito du Figaro, « Merde aux prĂ©caires, vive les croisiĂšres, merde au public, vive Le Croisic. Â»

Bon. je vous laisse. Et vous rappelle que ça y est hein, la tronçonneuse a fonctionnĂ©, il y a donc des centaines de gens qui se trouvent au chĂŽmage, immĂ©diatement, brutalement, simplement parce que Christelle Morançais a un agenda politique a tenir, et les intĂ©rĂȘts de ses copains BollorĂ©ens Ă  satisfaire.

Heureusement qu’elle mesure deux mĂštres douze et qu’elle fait tout pour qu’on la remarque. MĂȘme le regard, vous avez vu le regard, on dirait une imitation du Mugshot de Trump (un autre de ses modĂšles).

On te voit cricri, on ne t’oublie pas Cricri, on continue d’ĂȘtre attentifs et attentives Ă  l’ensemble de ton oeuvre. Ici, ici, ici, et encore ici.

Et maintenant merci de descendre du dos de ce pauvre intermittent.

Bétharram et le chaudron magique de ChatGPT.

Le 10 fĂ©vrier 2025, France Info posait la question : « les IA conversationnelles comme ChatGPT sont-elles fiables ? Â»

Le 16 fĂ©vrier, dans une sĂ©quence dont le replay semble avoir Ă©tĂ© supprimĂ©, France Info rĂ©pondait Ă  la question via une consultante en communication (ancienne candidate LR), qui lors d’un plateau au sujet de l’affaire BĂ©tharram dĂ©clarait : « MĂȘme si vous demandez aujourd’hui Ă  l’intelligence artificielle son avis sur le sujet, (
) mĂȘme l’intelligence artificielle exprime qu’il y a une rĂ©cupĂ©ration et une instrumentalisation politique de l’affaire BĂ©tharram. Â»

Ite, missa est. L’IA est donc fiable.

La séquence a été repérée et isolée par le journaliste politique Nils Wilcke depuis ses comptes X et Mastodon. Elle est depuis devenue relativement virale sur différents médias sociaux.

 

Le nom de la communicante importe peu, elle a depuis fermĂ© son compte X, probablement (et malheureusement) victime de quelques trolls. Ce qui m’intĂ©resse dans cette affaire, c’est le dispositif, le « cadre Â» informationnel, et ce « momentum Â» dans la courte histoire des artefacts gĂ©nĂ©ratifs grand public.

Le dispositif, le voici. Une chaĂźne d’information, un fait divers qui devient un fait politique, un.e consultant.e, un plateau de dĂ©bat, en prĂ©sence de journalistes. Et le recours Ă  ChatGPT (qui n’est pas directement nommĂ© dans la sĂ©quence mais qui est immĂ©diatement convoquĂ© dans l’esprit de toute personne la visionnant).

C’est Ă  ma connaissance la premiĂšre fois que sur une chaĂźne d’information, en prĂ©sence de journalistes, Ă  l’occasion d’un fait divers devenu fait politique, on explique et explicite que l’on peut donc, primo, « demander son avis (sic) Â» Ă  ChatGPT, et deuxio, considĂ©rer que cet avis dispose d’une quelconque valeur de preuve.

Il semble ici important de rappeler deux points fondamentaux.

Primo, ChatGPT (ou n’importe quel autre artefact gĂ©nĂ©ratif) n’a pas d’avis. Il n’en a jamais eu et il n’en aura jamais. Ou alors, et plus exactement, s’il doit avoir un avis, c’est soit l’avis de celles et ceux qui le programment et lui dictent quoi dire (un dĂ©sormais classique « perroquet stochastique« ), soit, et c’est mon deuxio, l’avis tendanciellement dominant dans les bases de donnĂ©es (y compris d’actualitĂ©) sur lesquelles il s’appuie pour produire des textes qui sont des agencements statistiques probables et intrinsĂšquement cohĂ©rents mais n’ont pas davantage de valeur de preuve ou de vĂ©ritĂ© que l’agencement de phrases statistiquement probables et intrinsĂšquement cohĂ©rentes d’une conversation de bistrot entre potes.

« L’avis Â» de ChatGPT c’est tout Ă  la fois « l’avis Â» de l’air du temps et de celles et ceux dont les avis ont Ă©tĂ© les plus repris et en rĂ©sonance dans les mĂ©dias dont se nourrit (et que pille) ChatGPT.

Une expĂ©rience (scientifique cette fois) a rĂ©cemment eu lieu dans laquelle on essayait non pas de connaĂźtre « l’avis Â» des gĂ©nĂ©rateurs de texte mais d’analyser de quel programme et de quel candidat politique ils Ă©taient le plus proches et reflĂ©taient le mieux les opinions, et donc de quelles « perspectives politiques Â» ils se faisaient les pourvoyeurs.  Un article rĂ©cent de Wired rend compte de ces travaux de Dan Hendrycks (directeur du Center for AI Safety) et de ses collĂšgues (l’article scientifique complet est Ă©galement disponible en ligne en version prĂ©print) :

Hendrycks et ses collĂšgues ont mesurĂ© les perspectives politiques de plusieurs modĂšles d’IA de premier plan, notamment Grok de xAI, GPT-4o d’OpenAI et Llama 3.3 de Meta. GrĂące Ă  cette technique, ils ont pu comparer les valeurs des diffĂ©rents modĂšles aux programmes de certains hommes politiques, dont Donald Trump, Kamala Harris, Bernie Sanders et la reprĂ©sentante rĂ©publicaine Marjorie Taylor Greene. Tous Ă©taient beaucoup plus proches de l’ancien prĂ©sident Joe Biden que de n’importe lequel des autres politiciens.

Les chercheurs proposent une nouvelle façon de modifier le comportement d’un modĂšle en changeant ses fonctions d’utilitĂ© sous-jacentes au lieu d’imposer des garde-fous qui bloquent certains rĂ©sultats. En utilisant cette approche, Hendrycks et ses coauteurs dĂ©veloppent ce qu’ils appellent une « assemblĂ©e citoyenne« . Il s’agit de collecter des donnĂ©es de recensement amĂ©ricaines sur des questions politiques et d’utiliser les rĂ©ponses pour modifier les valeurs d’un modĂšle LLM open-source. Le rĂ©sultat est un modĂšle dont les valeurs sont systĂ©matiquement plus proches de celles de Trump que de celles de Biden. [Traduction via DeepL et moi-mĂȘme]

 

D’oĂč l’on retiendra donc que primo il est assez facile de « modifier Â» la perspective politique et donc ‘l’avis Â» de ces artefacts gĂ©nĂ©ratifs, et que deuxio les mĂȘmes artefacts ont la tendance de n’exprimer que l’avis majoritaire sur lequel ils ont Ă©tĂ© entraĂźnĂ©s et calibrĂ©s.

Donc je le rĂ©pĂšte une nouvelle fois, se servir de ChatGPT pour « avoir son avis Â» c’est comme se servir du premier rĂ©sultat de Google sur la requĂȘte « migraine Â» ou « douleur abdominale Â» pour « Ă©noncer un diagnostic mĂ©dical« . Dans les deux cas, c’est l’équivalent de partir en plongĂ©e sous-marine avec un Ă©quipement de ski en pensant que tout va bien se passer au motif que sous l’eau comme en altitude, l’air se fait plus rare.

Je rappelle et souligne ce que j’écrivais encore rĂ©cemment :

« Tant que ces modĂšles seront, de par leur conception mĂȘme, en capacitĂ© mĂȘme temporaire d’affirmer que les vaches et les moutons pondent des oeufs, et tant qu’ils ne seront capables que d’agir sur instruction et dans des contextes oĂč ces instructions sont soit insondables soit intraçables, jamais je dis bien jamais nous ne devons les envisager comme des oeuvres de langage ou de conversation, mais comme des routines propagandistes par dĂ©faut, et dĂ©lirantes par fonction.« 

 

[By the way si cela vous intĂ©resse, je vous rappelle que j’ai Ă©crit en Juin dernier un livre entier sur le sujet. Les IA Ă  l’assaut dy cyberespace que ça s’appelle.]

Cette sĂ©quence de France Info ou une consultante raconte avoir sollicitĂ© l’avis de ChatGPT et en fait part comme « simple Â» Ă©lĂ©ment de preuve au beau milieu d’un parterre de journalistes qui semblent trouver cela « amusant Â» est un nouveau Bad Buzz pour France Info, aprĂšs l’épisode dĂ©jĂ  totalement lunaire et ahurissant de ce plateau oĂč un expert du camping (ou de l’immobilier je ne sais plus) Ă©tait invitĂ© pour « discuter Â» de la possibilitĂ© de faire en effet de Gaza une nouvelle Riviera. France Info qui par ailleurs dispose de journalistes, de rĂ©dactions et de formats tout Ă  fait capables d’éclairer le dĂ©bat public (mais qui vient d’écarter son directeur).

Mais cette derniĂšre sĂ©quence fera date. Elle fera date car elle est le rĂ©sultat de l’arsenal marketing dĂ©ployĂ© depuis dĂ©jĂ  plus d’un an autour de ces assistants faussement conversationnels. Elle fera date car elle est l’aboutissement de leur publicitarisation constante et permanente. Elle fera date car elle installe un nouveau trope, une nouvelle figure de discours, qui considĂšre comme normal, comme admis, comme naturel et nĂ©cessaire de convoquer ces artefacts gĂ©nĂ©ratifs au titre de tĂ©moins ou de preuve, leur agentivitĂ© se trouvant dĂ©sormais consacrĂ©e sur l’autel de ce rituel paĂŻen que l’on nomme une Ă©mission et une chaĂźne d’information.

Avant que d’ĂȘtre tristement cĂ©lĂšbre pour les viols et violences subies par des enfants dans un Ă©tablissement religieux privĂ©, la commune de BĂ©tharram l’était pour ses grottes. A l’image du rĂ©cit platonicien de la caverne, il serait grand temps d’enfin nous retourner pour poser dans le dĂ©bat public tout autre chose que les ombres projetĂ©es de l’avis de ChatGPT.

Google, WikipĂ©dia et ChatGPT. Les trois cavaliers de l’apocalypse (qui ne vient pas).

[Republication, pour archivage, d’un article initialement paru le 13 Novembre 2024 dans AOC.Media. La publication originale de cet article a donnĂ© lieu Ă  rĂ©munĂ©ration de son auteur – moi]

 

L’arrivĂ©e de ChatGPT et des autres artefacts gĂ©nĂ©ratifs en 2022, est une rĂ©volution semblable Ă  celle que fut l’arrivĂ©e de Google en 1998 et de Wikipedia en 2001. Pour ChatGPT comme pour WikipĂ©dia et comme pour Google, on a d’abord annoncĂ© la mort programmĂ©e des bibliothĂšques et de toutes celles et ceux qui faisaient profession de mĂ©diation documentaire ou de transmission de connaissances, des bibliothĂ©caires aux enseignants. Bien sĂ»r il n’en fut rien mĂȘme si la maniĂšre dont Google et WiklipĂ©dia impactĂšrent nos vies intimes et nos rapports Ă  l’information et Ă  la connaissance eut bien sĂ»r un effet sur nos mĂ©tiers. Mais pour le reste, Google a trouvĂ© sa place en bibliothĂšque et les bibliothĂšques ont – plus difficilement c’est vrai – trouvĂ© leur place dans Google ; mĂȘme chose pour WikipĂ©dia sachant que nombre de WikipĂ©diens et WikipĂ©diennes sont Ă©galement enseignants ou bibliothĂ©caires.

Les questions posĂ©es furent les mĂȘmes qui se posent aujourd’hui Ă  l’arrivĂ©e de ChatGPT et autres artefacts gĂ©nĂ©ratifs, et tournĂšrent principalement autour :

  • de la fiabilitĂ© : est-ce que ça ne raconte pas trop d’ñneries ?
  • des usages et de la volumĂ©trie de ces usages : qui va vraiment s’en servir et est-ce que ce n’est pas un problĂšme que tout le monde puisse s’en servir ?
  • et de la perception que nous avons des contours de certains mĂ©tiers : est-ce que cela va nous prendre (tout ou partie de) nos emplois ?

Il est plus que probable que la rĂ©ponse Ă  ces trois questions, Ă  l’échelle de ChatGPT, soit semblable Ă  celle apportĂ©e pour Google et WikipĂ©dia. « Oui Â» c’est (globalement) fiable, cela le devient en tout cas au fil du temps (mĂȘme si cela repose sur des conceptions diffĂ©rentes de la fiabilitĂ©). « Oui Â» tout le monde va s’en servir et ce n’est pas un problĂšme (mĂȘme s’il demeure plein de problĂšmes Ă  l’échelle de certains usages particuliers et circonscrits). Et « non Â» cela ne va pas nous piquer notre emploi mais il est certains aspects de nos emplois que nous devrons envisager diffĂ©remment.

Pourtant Google (un acteur Ă©conomique en situation de prĂ©dation attentionnelle) n’est pas WikipĂ©dia (une fondation Ă  but non lucratif rassemblant des millions de contributeurs et contributrices), et Google et WikipĂ©dia ne sont pas ChatGPT.

Alors quel est le problĂšme spĂ©cifique que pose chacune des rĂ©volutions annoncĂ©es et avant cela existe-t-il un plus petit dĂ©nominateur commun Ă  ces rĂ©volutions ? Ce plus petit dĂ©nominateur c’est celui du discours, Toutes ces rĂ©volutions, absolument toutes, Facebook, Twitter, Snapchat, TikTok et les mĂ©dias sociaux en gĂ©nĂ©ral sont des rĂ©volutions du discours.

Pour trouver la premiĂšre grande rĂ©volution discursive, il faut remonter au 19Ăšme siĂšcle avec l’invention du tĂ©lĂ©graphe qui vĂźnt abolir la distance entre deux locuteurs, mais qui surtout, par-delĂ  le fait de permettre aux informations de circuler « plus vite Â», leur permet dĂ©finitivement de n’ĂȘtre plus jamais limitĂ©es par la capacitĂ© de dĂ©placement de l’ĂȘtre humain. Et alors en effet tout changea, de l’intime de nos conversations, Ă  la gĂ©opolitique de certaines de nos dĂ©cisions. Et nous entrĂąmes dans une Ăšre de « l’instant Â» qui prĂ©figurait celle du tout instantanĂ©.

Puis vĂźnt la deuxiĂšme grande rĂ©volution discursive, celle oĂč « les Â» mĂ©dias sociaux ont inventĂ© des formes de discours oĂč pour la toute premiĂšre fois Ă  l’échelle de l’histoire de l’humanitĂ©, nous nous mĂźmes Ă  parler, fort, haut et souvent, Ă  des gens dont nous Ă©tions totalement incapables de dĂ©terminer s’ils Ă©taient prĂ©sents ou absents au moment de l’échange.

Et puis voici la troisiĂšme grande rĂ©volution discursive, celle de ChatGPT, celle d’un artefact gĂ©nĂ©ratif avec lequel nous « conversons Â», et ce faisant conversons tout Ă  la fois avec les milliers de travailleurs pauvres qui « modĂšrent Â» les productions discursives de la bĂȘte, mais aussi avec l’ensemble des textes qui ont Ă©tĂ© produits aussi bien par des individus lambda dans des forums de discussion Reddit ou sur WikipĂ©dia que par des poĂštes ou des grands auteurs des siĂšcles passĂ©s, et enfin avec tout un tas d’autres nous-mĂȘmes et l’archive de leurs conversations qui sont aussi le corpus de ce tonneau des DanaĂŻdes de nos discursivitĂ©s. Quand nous parlons Ă  ChatGPT nous parlons Ă  l’humanitĂ© toute entiĂšre, mais il n’est ni certain que nous ayons quelque chose d’intĂ©ressant Ă  lui dire, ni mĂȘme probable qu’elle nous Ă©coute encore.

Revenons maintenant un peu au triptyque que forment les paradigmes de Google, puis de WikipĂ©dia et enfin de ChatGPT et aux problĂšmes qu’ils soulĂšvent.

Le problĂšme posĂ© par Google est celui certification de l’attention Ă  l’aune de mĂ©triques (algorithmes) de popularitĂ© que lui seul maĂźtrise et dĂ©termine, et la main-mise dont il dispose sur une bourse des mots (et donc des idĂ©es) sur laquelle lĂ  encore il est le seul Ă  ĂȘtre en capacitĂ© d’organiser la spĂ©culation (cf le « capitalisme linguistique Â» dĂ©finit par FrĂ©dĂ©ric Kaplan).

Le problĂšme posĂ© par WikipĂ©dia est celui des routines de certification de la production de connaissances avec comme premiĂšre clĂ© celle de leur vĂ©rifiabilitĂ© affirmĂ©e comme un critĂšre de vĂ©ritĂ© (plus cela est vĂ©rifiable au travers de diffĂ©rentes sources et plus cela est donc « vrai Â» et tient une place lĂ©gitime dans l’encyclopĂ©die collaborative).

Quel est le principal problĂšme posĂ© par ChatGPT ? Ils sont en vĂ©ritĂ© multiples. Le premier d’entre eux est celui de la certification de la confiance conversationnelle. Qui peut (et comment) garantir que les Ă©changes avec ChatGPT sont soit vrais soit Ă  tout le moins vĂ©rifiables ?

Le problĂšme de ChatGPT est aussi qu’il se prĂ©sente et est utilisĂ© comme une encyclopĂ©die alors qu’il n’en partage aucune des conditions dĂ©finitoires, et qu’il se prĂ©tend et est utilisĂ© comme un moteur de recherche alors que lĂ  encore c’est tout sauf son coeur de mĂ©tier.

Le problĂšme de chatGPT c’est Ă©galement qu’il « interprĂšte Â» (des connaissances et des informations) avant de nous avoir restituĂ© clairement les sources lui permettant de le faire ; Ă  la diffĂ©rence d’un moteur de recherche qui restitue (des rĂ©sultats) aprĂšs avoir interprĂ©tĂ© (notre requĂȘte).

Le problĂšme de ChatGPT, enfin, c’est qu’il assigne pĂȘle-mĂȘle des faits, des opinions, des informations et des connaissances Ă  des stratĂ©gies conversationnelles se prĂ©sentant comme encyclopĂ©diques alors mĂȘme que le projet encyclopĂ©dique, de Diderot et d’Alembert jusqu’à WikipĂ©dia, est prĂ©cisĂ©ment d’isoler, de hiĂ©rarchiser et d’exclure ce qui relĂšve de l’opinion pour ne garder que ce qui relĂšve d’un consensus dĂ©finitoire de connaissances vĂ©rifiables.

L’autre point qu’il faut prendre en compte pour comprendre l’originalitĂ© des rĂ©volutions qu’ont amenĂ© ces trois biotopes techniques dans notre rapport Ă  l’information et aux connaissances, ce sont les relations qu’ils entretiennent entre eux. Je m’explique. Lorsque Wikipedia arrive trois ans aprĂšs Google, les deux vont entrer dans une relation trouble qui fait Ă©merger un nouveau couple de puissance. Sur la base initiale de l’application stricte de son algorithme de popularitĂ©, Google va rapidement tout faire pour phagocyter les contenus de WikipĂ©dia en choisissant de les afficher quasi-systĂ©matiquement en premier rĂ©sultat de l’essentiel des questions que l’on lui pose, avant de s’apercevoir que faisant cela il perdait en capacitĂ© de fixer l’attention de ses utilisateurs (renvoyĂ©s Ă  WikipĂ©dia) et de changer de stratĂ©gie en affichant non plus simplement le lien vers l’encyclopĂ©die mais une partie significative de son contenu afin de garder ses utilisateurs dans l’écosystĂšme du moteur : il s’agissait de renforcer son propre systĂšme attentionnel tout en Ă©puisant le modĂšle attentionnel concurrent, mais sans y aller en force brute car Google avait parfaitement conscience dĂšs le dĂ©part de l’atout que reprĂ©sentait pour lui une telle encyclopĂ©die qu’il pouvait « piller Â» comme bon lui semblait mais dont il devenait aussi le premier garant de survie et de dĂ©veloppement (y compris d’ailleurs en finançant la fondation Wikimedia) et sans laquelle il perdait aussi en confiance attentionnelle. Financeur donc, mais aussi client, prĂ©dateur mais aussi garant, longue est l’histoire de l’encyclopĂ©die et du moteur, entre rĂ©silience et rĂ©sistance (titre d’un article dĂ©jĂ  vieux de 10 ans).

Il y eut donc la rĂ©volution Google, puis la rĂ©volution WikipĂ©dia, puis la rĂ©volution du « Power Couple Â» Google et WikipĂ©dia. Et avec dĂ©sormais l’arrivĂ©e de ChatGPT, le Power Couple initial vire au triolisme. Car naturellement ChatGPT inaugure une relation trouble avec la fonction sociale d’un moteur de recherche (qui est de permettre de rĂ©pondre Ă  tout type de questions), autant qu’avec la nature profonde d’une encyclopĂ©die (qui est de permettre de comprendre le monde).

Si Google apparaĂźt comme une technologie qui est au sens littĂ©ral une technologie de concentration (par le monopole instituĂ© autant que par l’objectif attentionnel visĂ©), il repose pour autant sur la capacitĂ© de la forme antagoniste Ă  celle du bloc monopolistique qu’il incarne et instancie, c’est Ă  dire le rhizome et la puissance de l’itinĂ©rance des liens qu’il parcourt pour les ramener au figĂ© de sa page de rĂ©sultat (Landing Page).

WikipĂ©dia se plie Ă  la mĂȘme contradiction d’apparence : elle n’est riche que de la diversitĂ© des contributeurs et contributrices qui l’alimentent et discutent et modifient en permanence chaque contenu sur le fond comme sur la forme, mais elle n’est puissante que de la capacitĂ© qu’elle a d’exister comme entitĂ© dĂ©tachable de tout lien marchand et de tout espace publicitarisable, et Ă  figer des dynamiques de construction de connaissances comme autant de rĂ©vĂ©lations au sens photographique du terme.

Pour le rĂ©sumer d’une formule, Google affiche des liens qui font connaissance, WikipĂ©dia affiche des connaissances qui font lien. ChatGPT fait conversation autant que conservation de connaissances sans liens et de liens sans connaissances. ChatGPT est une Ă©ditorialisation ivre, en permanence dĂ©placĂ©e, dĂ©sĂ©ditorialisĂ©e et rééditorialisĂ©e comme Guattari et Deleuze parlaient de dĂ©territorialisation et de reterritorialisation.

A ce titre, ChatGPT est un agent (conversationnel) de contamination ; il est bĂąti comme le sont Google et WikipĂ©dia, autour de la figure du palimpseste, c’est Ă  dire de la réécriture permanente. Mais lĂ  oĂč le palimpseste de Google se donne Ă  lire dans les liens affichĂ©s sur sa page, lĂ  oĂč le palimpseste de WikipĂ©dia se donne Ă  lire derriĂšre l’historique de chaque page, celui de ChatGPT est essentiellement inauditable, intraçable, inaccessible, invĂ©rifiable, impossible ; il est l’aporie du palimspeste : pleinement Ă©vident et parfaitement intraçable. Telle est la force (et le problĂšme majeur) de ChatGPT et des technologies associĂ©es : cette contamination inĂ©dite de l’ensemble des espaces d’un marchĂ© conversationnel, d’une agora politique, et d’une universitĂ© de tous les savoirs.

A ce jour, ChatGPT demeure la 1Ăšre interface conversationnelle capable de mobiliser Ă  la fois la puissance encyclopĂ©dique de WikipĂ©dia et la puissance attentionnelle de Google. Il le fait au prix (d’ailleurs littĂ©ralement de plus en plus Ă©levĂ©) de diffĂ©rents vertiges et autres hallucinations. Si, comme Balzac l’écrivait, « L’homme est un bouffon qui danse sur des prĂ©cipices« , alors ChatGPT est aujourd’hui sa slackline, et si chacun peut temporairement s’émerveiller d’un moment suspendu ou d’une perspective nouvelle, nous ne sommes pas toutes et tous, loin s’en faut, prĂ©parĂ©s Ă  l’exercice de ce funambulisme d’un nouveau genre, ni aux chutes qu’il augure.

Le boeuf de Durham, le canard de Vaucanson, et Macron qui fait le con (et le sommet sur l’IA).

Jusqu’à la nausĂ©e nos espaces mĂ©diatiques vont ĂȘtre saturĂ©s d’échos de ces deux jours oĂč la France accueille le sommet mondial de l’IA. Avec quelques signaux faibles intĂ©ressants : le contre-sommet de l’IA lancĂ© simultanĂ©ment par le philosophe Eric Sadin, et des initiatives fĂ©dĂ©rĂ©es comme celle de « Hiatus Â» qui rĂ©unit des acteurs du libre et des militants des libertĂ©s numĂ©riques. Et puis Mardi soir la diffusion du documentaire « Les sacrifiĂ©s de l’IA Â» de Henri Poulain sur France 2 (avec Antonio Casilli Ă  la manoeuvre en conseiller scientifique).

Et Macron qui fait le con.

Alors voilĂ , un sommet de l’IA poussĂ© par le prĂ©sident de la Start-Up nation qui s’est vautrĂ©e et qui tente d’ĂȘtre le prĂ©sident de l’IA nation qui va se lever. Et qui se fend d’un post totalement lunaire sur son compte X, dans lequel il met en scĂšne des Deep Fakes de sa propre image et de sa propre voix pour dire d’abord « Bien jouĂ© Â» (sic) et expliquer que ça l’a mĂȘme fait rire, puis pour rappeler « l’importance de ce sommet de l’IA Â» (dans lequel on ne va donc pas faire que golri), avant de rediffuser un Deep Fake de lui en MacGyver et de conclure « Ok, lĂ  c’est bien moi« .

« Bien jouĂ© Â»

Et lĂ  bon bah comment te dire Manu. Mettre en scĂšne ses propres Deep Fake dans un message qui semble valider l’importance d’ĂȘtre en alerte sur ces technologies de propagande mais en les prĂ©sentant comme essentiellement comiques (« Ă§a m’a fait rire« ) et en se prĂ©sentant comme battu (« bien joué« ), puis conclure en validant la performativitĂ© d’un mensonge (« Ok lĂ  c’est bien moi« ), le tout depuis son compte officiel Ă  10 millions d’abonnĂ©s, non seulement ça invalide totalement le trĂšs court passage du milieu (20 secondes sur les 55 secondes du post) sur « venez au sommet de l’IA c’est important et ça va changer la santĂ©, l’énergie, la vie (
) Â», et accessoirement ça Ă©parpille façon puzzle le travail patient de l’ensemble du monde acadĂ©mique, scolaire et universitaire, et d’une partie du monde mĂ©diatique, qui s’échine Ă  dĂ©montrer l’urgence de rĂ©flĂ©chir Ă  de nouvelles heuristiques de preuve.

La derniĂšre fois qu’il Ă©tait apparu sur un mĂ©dia social c’était sur TikTok et pour rĂ©tablir le glaive de la justice sur un sujet Ô combien rĂ©galien (non) en rĂ©action Ă  un influenceur qui se plaignait d’avoir reçu une amende pour avoir rĂ©glĂ© au pĂ©age avec son tĂ©lĂ©phone. Et lĂ  pour annoncer son sommet de l’IA et alors que l’ensemble de la chaĂźne de valeur informationnelle (et donc culturelle) est en train d’ĂȘtre Ă©parpillĂ©e façon puzzle par ces artefacts gĂ©nĂ©ratifs et les puissances qui les possĂšdent et les manipulent, le type se fend d’un post en mode « c’est quand mĂȘme bien rigolo tout ça Â». On a juste envie de lui dire « Chaton, sois gentil, ouvre un Whatsapp avec ta famille, et fais-toi plaisir pour y partager tes dĂ©lires kikoulol mais bordel de merde lĂąche la rampe des espaces publics dans lesquels tu touches 10 millions de personnes en tant que prĂ©sident de la rĂ©publique. Â»

Dans un siĂšcle ou deux les historiens qui se pencheront sur notre Ă©poque auront toujours du mal Ă  comprendre comment le prĂ©sident d’un BDE d’école de commerce a pu par deux fois ĂȘtre Ă©lu Ă  la prĂ©sidence de la rĂ©publique rien qu’en filmant ses oraux aux Ă©preuves du cours de Marketing de 1Ăšre annĂ©e de l’ESSEC.

Revenons à ce sommet de l’IA.

Un sommet dans lequel les acteurs du domaine vont faire des annonces (Truc.AI va sortit un tout nouveau modĂšle encore plus powerful et green, Machin.AI va lancer un giga centre de donnĂ©es Ă  Trifouillis les Oies, Bidule.AI va rĂ©volutionner le secteur des services de telle ou telle niche de consommation). Un sommet dans lequel les politiques vont faire des annonces (Machin va annoncer un « grand plan de l’IA Â», Truc va dĂ©crire comment dans toutes les administrations on va faire de l’IA et mĂȘme que ça va tout disrupter, Bidule va rappeler que quand mĂȘme ici c’est la France et pas le Far-West et que la French Rectal Touch va conserver ses valeurs sauf si vraiment on la regarde avec des doigts emplis de vaseline). Le tout va se terminer par quelques plus ou moins gros contrats, une pluie d’argent magique, une foule de communiquĂ©s de presse oscillant entre le laxatif et le laudatif, l’annonce d’un grand plan de formation (prĂ©emptĂ© par des acteurs essentiellement privĂ©s des « EdTech Â») et bien sĂ»r une charte (qui ne sera pas respectĂ©e), un calendrier (qui ne sera pas tenu), et une feuille de route pensĂ©e comme un argument auto-suffisant pour Ă©viter les sorties de route. On va bien sĂ»r parler de l’impact Ă©cologique de ces technologies en expliquant qu’on fait confiance aux acteurs de ces technologies pour rĂ©duire leur impact Ă©cologique (donc en vrai on ne va pas parler d’écologie). Et pour le reste et les questions (notamment) liĂ©es aux problĂ©matiques de surveillance, la derniĂšre enquĂȘte de Disclose atteste de l’Open Bar validĂ© par Matignon en lien avec l’ElysĂ©e dans le cadre de l’IA Act. VoilĂ . Ce passage a Ă©tĂ© Ă©crit samedi 9 fĂ©vrier (la preuve) et vous voyez dĂ©jĂ  ce mardi 11 FĂ©vrier qu’à peu prĂšs l’ensemble de ce qui y est dĂ©crit est advenu. Magie 🙂

Le canard de Vaucanson.

Dans l’histoire des techniques de l’automatisation il est au moins deux grands exemples qui ont toujours valeur d’analogie. Le premier de ces exemples est relativement connu et je vous en ai dĂ©jĂ  souvent parlĂ© ici, il s’agit du Turc mĂ©canique (1770), cet automate supposĂ© jouer aux Ă©checs alors qu’en fait bah non il y avait quelqu’un de cachĂ© Ă  l’intĂ©rieur. Amazon reprit d’ailleurs avec son habituel cynisme cette histoire pour en faire « Amazon mechanical Turk« , l’une des premiĂšres plateformes numĂ©rique d’exploitation des travailleurs pauvres de la galaxie connue (mais eux ils parlent de « crowdsourcing Â»). Le symptĂŽme ou syndrome du Turc mĂ©canique est devenu une sorte de constante des grands messes technologiques (dernier Ă©pisode en date, les robots humanoĂŻdes autonomes de Musk, mais on pourrait aussi mentionner la vidĂ©o bidonnĂ©e du lancement de l’IA Gemini chez Google et plein d’autres) tout autant qu’un puissant facteur d’explication et d’explicitation des mĂ©canismes de dissimulation et d’exploitation qui traversent la sociologie du numĂ©rique (et dont l’un des points culminants est l’ouvrage « En attendant les robots Â» d’Antonio Casilli).

Et l’autre grand exemple, un peu moins connu du grand public me semble-t-il, c’est le canard de Vaucanson, Ă©galement connu sous le nom de canard dĂ©fĂ©cateur.

(Source BNF)

PrĂ©cĂ©dant de quelques dizaines d’annĂ©es le Turc mĂ©canique, ce canard automate est prĂ©sentĂ© au public aux alentours de 1739 et il sera dĂ©crit ainsi dans l’encyclopĂ©die de Diderot et d’Alembert :

 Â» Il boit, barbote dans l’eau, croasse (sic) comme le canard naturel [
], il allonge son cou pour aller prendre du grain dans la main, il l’avale, le digĂšre, et le rend par les voies ordinaires tout digĂ©rĂ© ; tous les gestes d’un canard qui avale avec prĂ©cipitation, et qui redouble de vitesse dans le mouvement de son gosier, pour faire passer son manger jusque dans l’estomac, y sont copiĂ©s d’aprĂšs nature : l’aliment y est digĂ©rĂ© comme dans les vrais animaux, par dissolution, et non par trituration ; la matiĂšre digĂ©rĂ©e dans l’estomac est conduite par des tuyaux, comme dans l’animal par ses boyaux, jusqu’à l’anus, oĂč il y a un sphincter qui en permet la sortie. Â»

 

Un canard automate qui fait caca. L’allitĂ©ration est belle, la mĂ©taphore l’est Ă©galement. Et un canard automate qui digĂšre « par dissolution et non par trituration. Â» C’est Ă  dire qui reproduit non pas mĂ©caniquement mais chimiquement le processus de digestion, afin d’ĂȘtre au plus prĂšs (en tout cas pour l’époque) des connaissances biologiques sur ce sujet.

Prenez maintenant les deux, le canard dĂ©fĂ©cateur et le Turc mĂ©canique, et vous avez un spectre presque complet des questions soulevĂ©es par cet ensemble de technologies : automatisation, imitation, dissimulation, reproduction. Un ensemble de technologies (« l’intelligence artificielle Â») qui singent aujourd’hui la rĂ©flexion Ă  peu prĂšs dans les mĂȘmes proportions et avec la mĂȘme vraisemblance que le canard de Vaucanson singeait la digestion, et qui surtout, dans la version grand public qui constitue aujourd’hui l’essentiel de leur dynamique, nous noient littĂ©ralement sous des flots de merde (voir Ă  ce sujet les travaux de Cory Doctorrow sur l’emmerdification – enshittification – ou plus immodestement les miens sur l’avĂšnement d’un web synthĂ©tique).

Et Ă©crire cela n’est pas nier l’immensitĂ© des progrĂšs et des promesses de ces technologies dans des secteurs comme celui de la santĂ© (mĂ©decine, biologie, etc.) mais simplement rappeler qu’elles sont aujourd’hui essentiellement opĂ©rantes comme autant de technologies de gestion (management) au service d’intĂ©rĂȘts Ă©conomiques capitalistiques et principalement spĂ©culatifs visant Ă  optimiser des rentes existantes ou Ă  en crĂ©er de nouvelles. Je vous invite d’ailleurs Ă  lire le remarquable ouvrage de Pablo Jensen, « Deep Earnings Â», pour comprendre le lien Ă©pistĂ©mologique trĂšs fort entre l’invention du nĂ©olibĂ©ralisme et celle des rĂ©seaux de neurones. Si le sommet de l’IA se rĂ©sumait Ă  la lecture publique de cet ouvrage, alors au moins aurait-il servi Ă  autre chose qu’à un immense satisfecit.

[Incise] Il faut toujours penser « l’iA Â» avec un pas de cĂŽtĂ©. Par exemple Ă  la trĂšs prĂ©sente et trĂšs pĂ©nible bullshit question du « grand remplacement par l’IA Â» qui peuple n’importe quel sujet journalistique grand public (« Mais quels mĂ©tiers l’IA va-t-elle remplacer ? Â» et de lister tout Ă  trac les radiologues, les secrĂ©taires, les avocats, les institutrices, puĂ©ricultrices, administratrices, dessinatrices, les boulangers, les camionneurs, les policiers, les agriculteurs, les mĂ©nagĂšres, les infirmiĂšres, les conseillĂšres d’orientation, etc.), posons-nous plutĂŽt la question, simple, de savoir qui veut, ou qui a intĂ©rĂȘt Ă  remplacer les radiologues, les secrĂ©taires, les avocats, les institutrices, puĂ©ricultrices, administratrices, dessinatrices, les boulangers, les camionneurs, les policiers, les agriculteurs, les mĂ©nagĂšres, les infirmiĂšres, les conseillĂšres d’orientation, etc. Et vous verrez que bizarrement les enjeux nous apparaĂźtront beaucoup plus clairement. [/incise]

On a surtout besoin d’un sommet Ă©pistĂ©mologique.

Pour comprendre, toujours de maniĂšre fine, ce qui est Ă  l’oeuvre derriĂšre ces sommets et annonces autour de l’intelligence artificielle (en France mais partout dans le monde), je vous invite trĂšs vivement Ă  lire cet article lĂ  encore remarquable (et remarquablement synthĂ©tique) de Jacques Haiech, disponible en accĂšs ouvert : « Parcourir l’histoire de l’intelligence artificielle, pour mieux la dĂ©finir et la comprendre. Â» Je vous en livre quelques extraits.

[les confĂ©rences Macy] ont permis d’acter une fracture entre deux communautĂ©s : celle qui veut simuler les processus cognitifs, en utilisant des machines digitales, et celle qui veut comprendre ces processus, en prenant en compte les caractĂ©ristiques Ă©motionnelles et sociales. Jean-Pierre Dupuy (ingĂ©nieur et philosophe français) a analysĂ© le rĂŽle de ces confĂ©rences dans la naissance des sciences cognitives. (
)

Le terme « Intelligence artificielle » a Ă©tĂ© choisi en juillet 1956 par John McCarthy, pour ne pas faire allĂ©geance Ă  la « cybernĂ©tique » et Ă  son chef de file, Norbert Wiener. Ce dernier va se rapprocher du « ratio club », un club anglais fondĂ© par John Bates, qui rĂ©unira ses membres de 1949 Ă  1958, et oĂč l’on trouve Ross Ashby (psychiatre-ingĂ©nieur anglais venu trĂšs tĂŽt Ă  la cybernĂ©tique) et, aprĂšs la premiĂšre rĂ©union, Alan Turing. Un nouveau domaine de recherche ayant pour objet la simulation et la comprĂ©hension des processus cognitifs est, Ă  cette Ă©poque, en train de naĂźtre. On assiste alors Ă  une bataille sĂ©mantique, portĂ© par les ego de chacun, et la crĂ©ation de deux communautĂ©s distinctes (l’intelligence artificielle qui a ses racines plutĂŽt amĂ©ricaines et la cybernĂ©tique/systĂ©mique qui a plutĂŽt ses racines en Europe). Ces deux communautĂ©s sont cependant en interaction permanente, mais avec des niveaux de financements qui varient dans le temps. Pour l’intelligence artificielle, on parlera d’une succession de pĂ©riodes hivernales (hivers de l’IA), dans les moments oĂč elle ne sera pas ou peu financĂ©e par les institutions aux États-Unis et en Europe.

La cybernĂ©tique, quant Ă  elle, est un domaine qui est liĂ© au concept d’homĂ©ostasie, cher Ă  Claude Bernard (qu’il propose en 1865 dans son Introduction Ă  l’étude de la mĂ©decine expĂ©rimentale) et que l’on va retrouver dans la thĂ©orie gĂ©nĂ©rale des systĂšmes de Ludwig von Bertanlanffy (en 1968). (
)

Dans les années 1960, on assiste à la convergence de quatre sous-domaines :

1. la cybernĂ©tique, avec son aspect robotique et automate (Norbert Wiener et John von Newman), qui est focalisĂ©e sur le rĂ©trocontrĂŽle (feedback) des structures vivantes (de la cellule jusqu’aux sociĂ©tĂ©s). Le vivant apparaĂźt comme stable face aux agressions non programmables de l’environnement. On retrouvera ces paradigmes dans les travaux de Francisco Varella et de son mentor Umberto Maturana et, en France, ceux d’Henri Atlan (qui fut influencĂ© par les travaux d’Heinz von Foerster, le rĂ©dacteur en chef des confĂ©rences de Macy) ;

2. la thĂ©orie gĂ©nĂ©rale des systĂšmes de Ludwig von Bertalanffy (influencĂ© par les travaux de Ross Ashby, citĂ© plus avant), qui sera Ă  l’origine de la biologie des systĂšmes. Tout systĂšme vivant est constituĂ© d’élĂ©ments qui interagissent entre eux et ce sont les diffĂ©rents modes d’interaction qui font Ă©merger des comportements et des structures complexes. On y associe l’aphorisme selon lequel le Tout est supĂ©rieur fonctionnellement Ă  la somme de ses Ă©lĂ©ments. On y perçoit aussi l’importance des flux d’information au-delĂ  des flux de matiĂšre et d’énergie, et l’importance de l’émergence de la complexitĂ© par itĂ©ration de lois simples : la fractalisation du vivant. Edgar Morin, lorsqu’il organise avec Jacques Monod et Massimo Piatelli-Palmarini le colloque de Royaumont en septembre 1972 sur l’unitĂ© de l’homme, va dĂ©boucher sur le concept de pensĂ©e complexe qu’il a empruntĂ© Ă  Ross Ashby ;

3. l’intelligence artificielle dans sa phase d’ingĂ©nierie qui, partant de l’analogie entre cerveau et ordinateur digital, va permettre de construire les machines, les langages et les modes de reprĂ©sentation de donnĂ©es, pour fabriquer des dispositifs capables de jouer mieux ou aussi bien qu’un ĂȘtre humain (thĂ©orie des jeux, recherche opĂ©rationnelle) ou de dĂ©montrer des thĂ©orĂšmes mieux ou aussi bien qu’un mathĂ©maticien (raisonnement symbolique) ;

4. les mĂ©thodes de classification, capables d’annoter des groupes d’objets Ă  partir d’un langage de description prĂ©dĂ©fini, ou capables de dĂ©finir le meilleur langage de description, pour obtenir la meilleure annotation souhaitĂ©e. Dans le premier cas, on a affaire Ă  une classification non supervisĂ©e et dans l’autre cas, Ă  une classification supervisĂ©e. Les mĂ©thodes utilisĂ©es s’appuient sur les statistiques descriptives (avec les travaux de Jean-Pierre Benzecri, un mathĂ©maticien et statisticien français spĂ©cialiste de l’analyse de donnĂ©es), jusqu’aux rĂ©seaux neuronaux monocouches et multicouches, en pointe aujourd’hui avec les travaux de Yan LeCun sur le deep learning, en passant par les outils de statistiques peu enseignĂ©s, comme les infĂ©rences bayĂ©siennes.

Ces diffĂ©rents sous-domaines ont induit la crĂ©ation de communautĂ©s avec leurs lots de jargons, de confĂ©rences et de journaux, et leurs leaders majeurs d’opinion. Peu ou pas de fertilisation croisĂ©e, et peu ou pas d’enseignements permettant d’avoir une vision globale et comparative de ces diffĂ©rentes positions et mĂ©thodes.

 

Et voilĂ . « L’intelligence artificielle Â» est riche de l’ensemble de cet hĂ©ritage et de ces affrontements Ă©gotiques autant qu’épistĂ©mologiques et techniques. Et l’on ne comprend et ne comprendra rien aux enjeux de l’intelligence artificielle dans nos sociĂ©tĂ©s si l’on n’est pas capable de retrouver, de questionner et de mobiliser ces hĂ©ritages et ces affiliations.

Et maintenant, les vaches rectangle 🙂

Le boeuf (ou taureau) de Durham (et les vaches rectangle).

J’avoue ĂȘtre tombĂ© lĂ -dessus totalement par hasard et c’est une histoire dont je n’avais encore jamais entendu parler. Le boeuf (ou taureau) de Durham c’est donc ceci :

(Durham Ox. Wikipedia)

Et son histoire vous est (entre autres) racontĂ©e dans cet article et dans celui-ci, d’oĂč je puise les illustrations suivantes, car oui le boeuf de Durham avait aussi plein de copains et de copines : les vaches rectangle et les moutons chelous. L’histoire donc d’un boeuf tellement gros et gras qu’il gagne un concours agricole, devient une lĂ©gende, et finit par influencer tout une sĂ©rie de peintures et de reprĂ©sentations.

 

Et lĂ  je vous entends me dire : « Heu 
 mais c’est quoi le rapport avec l’IA ? Â». Vous ne voyez pas ? Vraiment ? DĂšs que j’ai vu ces peintures Ă  la fois voulues comme hyper-rĂ©alistes et naturalistes mais tout aussi dĂ©libĂ©rĂ©ment irrĂ©alistes je me suis immĂ©diatement souvenu de mes exercices de gĂ©nĂ©ration d’image via Midjourney ou d’autres artefacts gĂ©nĂ©ratifs (que je vous raconte dans ce remarquable livre ;-).

L’histoire de ce boeuf de Durham et des reprĂ©sentations animaliĂšres associĂ©es (ci-dessus mais il en existe plein d’autres), l’histoire de ces peintures du XIXĂšme siĂšcle, c’est celle de reprĂ©sentations Ă©tonnamment gĂ©omĂ©triques et exagĂ©rĂ©es que de riches propriĂ©taires terriens commandaient pour se prĂ©valoir de vendre et de possĂ©der, Ă  l’image du boeuf de Durham donc, des animaux « plus gros et plus gras que jamais Â» et s’afficher fiĂšrement auprĂšs d’eux. QuĂ© lo apĂ©lorio : la peinture d’élevage.

 

« Le dĂ©but du XIXe siĂšcle a Ă©tĂ© l’apogĂ©e de la peinture d’animaux d’élevage. Les sujets Ă©taient souvent des chevaux de course, peints en lignes fines dĂ©notant leur vitesse et leur grĂące. Mais pour les animaux de ferme, la corpulence Ă©tait essentielle. Dans les peintures, la vache, le mouton et les cochons sont massifs, mais curieusement soutenus par seulement quatre pattes grĂȘles. Parfois, leur propriĂ©taire est Ă©galement reprĂ©sentĂ©, regardant fiĂšrement leur crĂ©ation. D’autres fois, l’animal se tient seul, apparemment prĂȘt Ă  dĂ©vorer un village voisin. Ce style simple est souvent qualifiĂ© d’art rustique ou « naĂŻf », mĂȘme si les sujets Ă©taient des animaux appartenant Ă  une Ă©lite riche. Les images qui en rĂ©sultaient Ă©taient Ă  la fois publicitaires et spectaculaires. Â» Anne Ewbank.

Et plus loin :

« L’historienne B. Litvo note Ă©galement que les fermiers de la noblesse utilisaient le patriotisme pour justifier les compĂ©titions et l’autopromotion. Si les Ă©lites pouvaient Ă©lever et nourrir des vaches plus grosses et plus grasses, les fermiers les plus pauvres pourraient Ă©ventuellement en ĂȘtre propriĂ©taires. Avec plus de viande Ă  vendre, les communautĂ©s rurales seraient plus stables financiĂšrement. La sĂ©curitĂ© nationale du pays en bĂ©nĂ©ficierait, selon l’argument avancĂ©. La population britannique augmentait rapidement et, en raison de la perspective de guerres frĂ©quentes, il Ă©tait impĂ©ratif de disposer d’un approvisionnement alimentaire sĂ»r en animaux gras . L’« amĂ©lioration » progressa rapidement. Le poids moyen des vaches britanniques augmenta d’un tiers entre 1710 et 1795. (
)

« Les peintures et les gravures commerciales commandĂ©es Ă©taient souvent accompagnĂ©es d’informations telles que les mensurations de l’animal et les efforts d’élevage du propriĂ©taire. Selon le professeur d’études animales Ron Broglio, les portraits Ă©taient souvent exagĂ©rĂ©s pour mettre en valeur la forme idĂ©alisĂ©e de l’animal, qui consistait gĂ©nĂ©ralement Ă  « [fournir] un peu plus de graisse dans les zones cruciales Â». Pour les cochons, l’idĂ©al Ă©tait une forme de ballon de football amĂ©ricain. Les vaches Ă©taient rectangulaires et les moutons avaient tendance Ă  ĂȘtre oblongs. (
)

En plus de rendre cĂ©lĂšbres les riches fermiers, les peintures et gravures animaliĂšres avaient une utilitĂ© pratique. Les Ă©leveurs de tout le pays pouvaient utiliser l’image d’un animal spĂ©cifique comme modĂšle pour leur propre troupeau, car le bĂ©tail qui correspondait aux idĂ©aux de beautĂ© valait beaucoup plus cher. Â» Anne Ewbank.

 

Ce qui m’a frappĂ© Ă  la dĂ©couverte de l’histoire du boeuf de Durham (et de ses copines les vaches rectangles et les moutons oblongs), c’est l’effet d’amorçage stĂ©rĂ©otypique qui me semble par bien des points semblable Ă  celui que nous observons aujourd’hui avec les artefacts gĂ©nĂ©ratifs dopĂ©s Ă  l’IA. Ce qui nous est prĂ©sentĂ© par ces modĂšles, par ces « larges modĂšles de langage Â», ce sont aussi des vaches rectangle modernes. Des reprĂ©sentations de l’humanitĂ© qui insistent sur le « gras Â» d’une irrĂ©alitĂ© trouble jusqu’à distendre totalement notre perception de la rĂ©alitĂ©. Cette sorte d’inflation (je parlais dans un ancien article de capitalisme sĂ©miotique) dans laquelle il s’agit avant tout, pour ces modĂšles et les sociĂ©tĂ©s qui les pilotent et les administrent de fabriquer des boeufs de Durham Ă  la chaĂźne. De s’assurer de la dimension toujours consubstantiellement « publicitaire et spectaculaire Â» de la capacitĂ© mĂȘme de gĂ©nĂ©ration et de ce qu’elle produit comme reprĂ©sentations.

Lorsque nous regardons aujourd’hui le boeuf de Durham et ses copines les vaches rectangle, nous comprenons ce pour quoi est faite cette reprĂ©sentation, les intĂ©rĂȘts qu’elle sert et les ressorts bourgeois, capitalistes et ostentatoires qui la prĂ©cĂšdent. Nous avons aujourd’hui une lecture politique de ces peintures, de ces reprĂ©sentations. C’est cette lecture politique qui nous a tant fait dĂ©faut lorsque, comme probablement quelques primo-spectateurs de ces peintures au XIXĂšme siĂšcle, nous fĂ»mes et sommes encore confrontĂ©s aux mĂ©caniques des artefacts gĂ©nĂ©ratifs de texte, d’image, de vidĂ©o ou de toute autre chose. Nous peinons Ă  en imposer une lecture politique alors que ces reprĂ©sentations ne servent que des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques parfaitement dĂ©limitĂ©s. Ce que parmi d’autres (mais bien mieux que d’autres) Kate Crawford soulignait dans son « Atlas de l’Intelligence Artificielle Â» :

L’IA n’est ni intelligente ni artificielle. Elle n’est qu’une industrie du calcul intensive et extractive qui sert les intĂ©rĂȘts dominants. Une technologie de pouvoir qui Ă  la fois reflĂšte et produit les relations sociales et la comprĂ©hension du monde. (
) Les modĂšles permettant de comprendre et de tenir les systĂšmes responsables ont longtemps reposĂ© sur des idĂ©aux de transparence
 (
) Dans le cas de l’IA, il n’y a pas de boĂźte noire unique Ă  ouvrir, pas de secret Ă  rĂ©vĂ©ler, mais une multitude de systĂšmes de pouvoir entrelacĂ©s. La transparence totale est donc un objectif impossible Ă  atteindre. Nous parviendrons Ă  mieux comprendre le rĂŽle de l’IA dans le monde en nous intĂ©ressant Ă  ses architectures matĂ©rielles, Ă  ses environnements contextuels et aux politiques qui la façonnent, et en retraçant la maniĂšre dont ils sont reliĂ©s.

 

(presque) Toute l’histoire contemporaine des artefacts gĂ©nĂ©ratifs et de l’intelligence artificielle est lĂ  dedans, mais Ă©galement des questions de santĂ© publique tournant autour de l’essor de formes neuves de dysmorphophobie Ă  force d’usage de plateformes fabriquant ou jouant Ă  dessein sur notre volontĂ© de devenir des boeufs de Durham ou des vaches rectangle modernes (j’englobe ici la question de la sur-reprĂ©sentation de certains corps et de l’invisibilisation d’autres, mais aussi l’usage des diffĂ©rents filtres de TikTok Ă  Snapchat en passant par Instagram, et bien entendu l’ensemble des relais mĂ©diatiques de ces perceptions « publicitaires et spectaculaires« . Il n’y pas grande diffĂ©rence entre les vaches rectangle, les moutons oblongs du XIXĂšme siĂšcle et les « hallucinations Â» visuelles encadrĂ©es de nos modĂšles contemporains d’IA au XXIĂšme siĂšcle.

« Les vaches grasses, les porcs massifs et les moutons obĂšses Ă©taient prisĂ©s comme preuve de la rĂ©ussite de leurs propriĂ©taires dans la sĂ©lection des races en fonction de leur taille et de leur poids. Les fermiers nobles utilisaient la sĂ©lection sĂ©lective pour crĂ©er du bĂ©tail lourd et Ă  croissance rapide. ParallĂšlement Ă  la sĂ©lection, de nouvelles pratiques agricoles et alimentaires ont Ă©galement produit des animaux plus gros. Les fermiers riches participaient Ă  des concours agricoles et lisaient de nouvelles recherches. On les appelait « amĂ©liorateurs Â», car ils essayaient d’amĂ©liorer les races animales existantes. Des mĂ©thodes telles que nourrir les vaches avec des tourteaux et des navets pour un engraissement final avant l’abattage se sont gĂ©nĂ©ralisĂ©es. MĂȘme le prince Albert, Ă©poux de la reine Victoria, est devenu un amĂ©liorateur, en exhibant ses porcs et ses bovins primĂ©s. Â» Anne Ewbank.

 

Du canard dĂ©fĂ©cateur de Vaucanson au boeuf de Durham et aux vaches rectangle, on croise Ă©normĂ©ment « d’amĂ©liorateurs Â» dans la grande galaxie nĂ©olibĂ©rale de l’IA (dont une bonne partie est reprĂ©sentĂ©e au sommet de l’IA). Toute mĂ©taphore a bien sĂ»r ses limites interprĂ©tatives et il ne s’agit pas, heureusement, de littĂ©ralement nous mettre en situation d’ĂȘtre gavĂ©s par quelques riches fermiers investisseurs qui auraient pour seul horizon de produire des reprĂ©sentations suffisamment altĂ©rĂ©es de la rĂ©alitĂ© pour qu’elles satisfassent Ă  leurs intĂ©rĂȘts propres de publicitarisation et de spectacularisation. A moins que 
 attendez 
 Bon sang mais c’est bien sĂ»r 😉

 

One More Thing.

Lorsque ces perceptions distendues de la rĂ©alitĂ© finissent par s’imposer comme d’authentiques formes de rĂ©alisable, alors nous entrons dans ce que GrĂ©gory Chatonsky nomme un espace latent et dans les logiques de « chiralitĂ© Â».

« L’émergence des technologies d’intelligence artificielle a donnĂ© naissance Ă  un concept fondamental qui transforme notre comprĂ©hension de la vĂ©ritĂ© : l’espace latent. Ce concept, qui mĂ©rite d’ĂȘtre dĂ©fini avec prĂ©cision, dĂ©signe un systĂšme mathĂ©matique complexe oĂč les informations ne sont plus stockĂ©es sous forme de donnĂ©es discrĂštes (comme des fichiers constituĂ©s de 0 et de 1), mais comme des distributions statistiques continues. Plus concrĂštement, l’espace latent est une reprĂ©sentation multidimensionnelle oĂč chaque dimension correspond Ă  une caractĂ©ristique abstraite que l’intelligence artificielle a apprise Ă  partir des donnĂ©es d’entraĂźnement. (
) Or cet espace latent, fruit de la thĂ©orie des jeux et des espaces bayĂ©siens oĂč chacun parie sur le pari de l’autre transforme radicalement la relation entre discours, vĂ©ritĂ© et rĂ©alitĂ©. En effet, alors que la rĂ©volution industrielle avec introduit une reproductibilitĂ© technique des indices ou des traces de la rĂ©alitĂ©, telle que l’empreinte d’une lumiĂšre sur une surface photosensible, les espaces latents sont des expressions des indices passĂ©s. Ainsi, un espace latent peut non seulement reconnaĂźtre un oiseau qu’il n’a jamais vu, qui ne fait pas partie de sa base d’entraĂźnement, s’il ressemble bien Ă  un oiseau, mais il peut aussi gĂ©nĂ©rer un oiseau inexistant et crĂ©dible ouvrant le prĂ©cipice du simulacre dans la rĂ©alitĂ©. (
) Un espace latent, pour produire un rĂ©sultat crĂ©dible, doit ĂȘtre maintenu dans un savant et juste Ă©quilibre entre l’apprentissage et le bruit. D’un cĂŽtĂ©, il ne sait que reproduire le dĂ©jĂ  appris, de l’autre il ne gĂ©nĂšre que de l’informe. Mais en ayant les deux, on peut crĂ©er du reconnaissable inexistant, bref automatiser et industrialiser la reprĂ©sentation mimĂ©tique. Nous dĂ©passons non seulement l’empreinte du photorĂ©alisme, mais encore la modĂ©lisation hypothĂ©tico-dĂ©ductive de la simulation informatique Ă  laquelle nous ont habituĂ©s les effets spĂ©ciaux, la rĂ©alitĂ© virtuelle et les jeux vidĂ©o. Cette conception de l’espace latent a des implications profondes sur notre comprĂ©hension de la rĂ©alitĂ© et de la vĂ©ritĂ©. Â»

 

Le concept d’espace latent est Ă©clairant Ă  plus d’un titre. Et la « chiralitĂ© Â» (en gros on objet ou un systĂšme qui n’est pas superposable Ă  son image dans un miroir) l’est tout autant pour penser les logiques et les dynamiques de l’IA et de l’ensemble des Ă©volutions numĂ©riques actuelles. Je vous en reparlerai probablement dans un autre article, mais d’ici lĂ  prĂ©cipitez-vous pour lire celui de GrĂ©gory Chatonsky sur AOC.

Peut-on « dĂ©surveiller Â» ?

J’ai participĂ© ce Jeudi au colloque de l’Observatoire de la surveillance en dĂ©mocratie. Le thĂšme de mon intervention a tournĂ© autour de l’idĂ©e suivante : « Peut-on dĂ©-surveiller ? Â» (le colloque qui se poursuit ce matin peut ĂȘtre suivi en visio). Un trĂšs grand merci Ă  Nicolas P. Rougier pour son invitation, ainsi bien sĂ»r qu’à toute l’équipe de l’Observatoire de la surveillance en dĂ©mocratie.

Le texte ci-dessous liste une sĂ©rie de points d’analyse que j’ai mobilisĂ©s dans le cadre de mon intervention lors d’une table-ronde. A la suite de ce texte je vous joins Ă©galement le support de prĂ©sentation que j’ai utilisĂ©.

 

Je ne sais pas si vous l’avez remarquĂ© mais les mots « surveillance Â» et « surveiller Â» n’ont pas d’antonymes directs. Ou alors des antonymes relativement faibles sur un plan sĂ©mantique, par exemple « dĂ©laisser Â». Mais « ne pas surveiller Â» n’est pas pour autant « dĂ©laisser Â».

Je prĂ©cise en introduction que s’il est compliquĂ© de « dĂ©surveiller Â» (c’est l’objet de cette communication), on peut heureusement combattre la surveillance et ses dispositifs Ă  l’échelle individuelle et militante. Geoffrey Dorne l’a remarquablement documentĂ© dans son ouvrage « Hacker Protester : guide pratique des outils de lutte citoyenne« . La furtivitĂ© (telle que rĂ©flĂ©chie par Damasio dans son roman Ă©ponyme, « Les Furtifs Â»), le secret, l’évitement, l’obfuscation, le sabotage, la cryptographie, le chiffrement, la rĂ©tro-ingĂ©nierie et le retournement du stigmate pour surveiller les surveillants, sont autant de possibilitĂ©s qui restent mobilisables pour dĂ©jouer la surveillance.

Ce qui m’intĂ©resse aujourd’hui c’est de rĂ©flĂ©chir aux difficultĂ©s d’imaginer collectivement et de rĂ©aliser concrĂštement des sociĂ©tĂ©s « dĂ©surveillĂ©es Â». A minima du point de vue de mon domaine de recherche, c’est Ă  dire le web et les grandes plateformes de mĂ©dias et de rĂ©seaux sociaux.

« On ne peut pas ne pas communiquer« . Mais peut-on ne pas surveiller ? Chez Paul Watzlawick le refus de communiquer est un acte de communication. On ne peut pas dire que le refus de surveiller soit un acte de surveillance. Il faut donc se poser la question diffĂ©remment : a-t-il dĂ©jĂ  existĂ© des sociĂ©tĂ©s sans surveillance ? Sans que les adultes veillent ou surveillent les plus jeunes ? Sans que les gens surveillent leurs proches pour y ĂȘtre attentifs ? Sans que les riches surveillent les pauvres ? Sans que les hommes surveillent les femmes ? Nos sociĂ©tĂ©s, Ă  toutes les Ă©poques ont toujours tissĂ© des formes complexes et plus ou moins relĂąchĂ©es de « surveillance Â», des formes liĂ©es Ă  des paramĂštres culturels eux-mĂȘmes souvent dĂ©pendant du milieu et de l’environnement dans lequel ces sociĂ©tĂ©s Ă©voluent ainsi que de leur stade d’évolution technique et politique. On peut donc considĂ©rer qu’il est ou qu’il fut en tout cas possible de ne pas surveiller tout en restant attentif, simplement en « veillant Â».
En restant Ă  l’époque contemporaine dans ce qu’elle comprend d’environnement numĂ©rique et politique, et en liant la question de la surveillance Ă  celle du contrĂŽle, on peut en revanche considĂ©rer que tout comportement prend pour tout tĂ©moin valeur de message. Y compris l’absence de comportement, ou la dissimulation d’un comportement. A ce titre la question n’est pas tant de savoir si l’on peut ne pas surveiller que de savoir s’il est possible de ne pas ĂȘtre surveillĂ©. Et aujourd’hui il n’existe pas en ligne de comportement, d’interaction ou d’expression qui soit « sans tĂ©moin Â». Chacun de nos clics, de nos messages, de nos mails, chacune de nos navigations est tracĂ©e et sinon observĂ©e, du moins observable.

Et l’un des nouveaux problĂšmes de cette surveillance, est sa frĂ©quence. De la mĂȘme maniĂšre que l’on parle de « High Frequency Trading Â» sur les places de marchĂ© boursiĂšres, il existe une « High Frequency Surveillance Â» sur les marchĂ©s comportementaux et discursifs (cf capitalisme linguistique). On n’y observe plus des valeurs boursiĂšres mais des individus, des comportements, des opinions.

D’autant qu’à chaque phase ou Ă©volution significative du champ social, politique et surtout technologique, se manifeste un effet cliquet qui empĂȘche tout retour en arriĂšre. On le voit par exemple avec la vidĂ©o-surveillance dans l’espace public, on le voit aussi avec l’arrivĂ©e de l’IA et de la vidĂ©o-surveillance dite « intelligente Â». A quoi tient fondamentalement cette impossibilitĂ© de revenir en arriĂšre ? Est-elle, et dans quelle proportion, liĂ©e aux politiques publiques ? Aux infrastructures ? Aux enjeux de citoyennetĂ© ? A des effets de conformitĂ© sociale ?

Cette surveillance est-elle inscrite dans le code informatique (« Code Is Law Â») ? Tient-elle principalement aux infrastructures (« infrastructures are politics Â») ? J’ai moi-mĂȘme (avec d’autres) thĂ©orisĂ© ce que j’appelle des architectures techniques toxiques pour dĂ©crire et documenter les modalitĂ©s d’organisation des grandes plateformes, rĂ©seaux et mĂ©dias sociaux.

Et quelle est la « nĂ©cessitĂ© Â» de cette surveillance et de l’ensemble des formes qu’elle revĂȘt aujourd’hui ?

Longtemps en dĂ©mocratie les modalitĂ©s de surveillance Ă©taient totalement diffĂ©rentes, elles Ă©taient « diffĂ©rĂ©es Â» et principalement rĂ©troactives (on faisait des contrĂŽles administratifs principalement rĂ©troactifs et des contrĂŽles de police lĂ  aussi le plus souvent rĂ©troactifs si l’on omet les flagrants dĂ©lits). Dans une perspective que l’on pourrait qualifier de cybernĂ©tique, ce processus de Feedback permettait un ajustement des politiques publiques de police et de maintien de l’ordre. Aujourd’hui le feedback est essentiellement un prĂ©texte au dĂ©ploiement d’architectures et d’infrastructures de surveillance de plus en plus massives, intrusives et la justification commode d’un abandon des politiques publiques qui pourraient limiter l’impact de la surveillance dans l’espace public.

Tous ces points interrogent les conditions de production d’une (supposĂ©e) nĂ©cessitĂ© de surveillance. Et les intĂ©rĂȘts qu’elle sert. Les politiques de surveillance contemporaines (en dĂ©mocraties comme dans les rĂ©gimes autoritaires) ont presque toujours Ă©tĂ© des politiques de la catastrophe. « Quand on invente l’avion on invente le crash Â» comme l’écrivait Paul Virilio. « Le progrĂšs et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une mĂȘme mĂ©daille (
) Inventer le train, c’est inventer le dĂ©raillement, inventer l’avion c’est inventer le crash (
) il n’y a aucun pessimisme lĂ -dedans, aucune dĂ©sespĂ©rance, c’est un phĂ©nomĂšne rationnel (
), masquĂ© par la propagande du progrĂšs. Â»

Historiquement c’est dans les annĂ©es 1980 que le Royaume-Uni est le premier Ă  gĂ©nĂ©raliser la vidĂ©osurveillance suite aux attentants de l’IRA. « En 2006 le Royaume-Uni abritait 4,2 millions de camĂ©ras de vidĂ©osurveillance (dans la rue, sur les autoroutes, dans les trains, les bus, les couloirs du mĂ©tro, les centres commerciaux, les stades). Et un Londonien pouvait ĂȘtre dĂ©jĂ  filmĂ© jusqu’à trois cents fois par jour. Â» (Source Wikipedia. Videosurveillance). L’attentat contre les tour jumelles aux USA fut Ă©galement l’occasion de graver dans le marbre du Patriot Act des mesures toujours en vigueur et trĂšs Ă©loignĂ©es de la lutte contre le terrorisme (« 11 129 demandes de perquisition dans le cadre du Patriot Act en 2013, seuls 51 avaient trait au terrorisme ; les demandes concernaient pour l’essentiel le trafic de drogue (9 401) Â» Le Monde).

Au final, et comme l’écrivait Armand Mattelard dans son ouvrage « La globalisation de la surveillance : aux origines de l’ordre sĂ©curitaire Â», ce que nous observons c’est l’avĂšnement de « (
) l’ñge technoglobal, avec l’essor d’un systĂšme mondial d’identification et la mĂ©tamorphose du citoyen en suspect de l’ordre sociopolitique. Â»

Autre effet cliquet d’importance, c’est l’ancrage de cet Ăąge technoglobal avec le capitalisme de surveillance, ou plus prĂ©cisĂ©ment l’effet d’amorçage et d’accĂ©lĂ©ration que le capitalisme de surveillance offre Ă  cet Ăąge technoglobal.

Le capitalisme de surveillance, voici comment Soshana Zuboff le définit dans cet article notamment :

« Cette architecture produit une nouvelle expression distribuĂ©e et largement incontestĂ©e du pouvoir que je baptise : « Big Other Â». Elle est constituĂ©e de mĂ©canismes inattendus et souvent illisibles d’extraction, de marchandisation et de contrĂŽle qui exilent effectivement les personnes de leur propre comportement tout en produisant de nouveaux marchĂ©s de prĂ©diction et de modification du comportement. Le capitalisme de surveillance remet en question les normes dĂ©mocratiques et s’écarte de maniĂšre essentielle de l’évolution sĂ©culaire du capitalisme de marchĂ©. (
) Le rĂŽle de la surveillance n’est pas de limiter le droit Ă  la vie privĂ©e mais plutĂŽt de le redistribuer. Â»

Pour le dire sans ambages et plus brutalement : la fin de la surveillance ne peut pas ĂȘtre posĂ©e sans poser celle de la fin ou en tout cas de la sortie du capitalisme. Car il est Ă©tabli (voir notamment Christophe Masutti, « Affaires privĂ©es : aux sources du capitalisme de surveillance« ) que les projets de contrĂŽle Ă  grande Ă©chelle des populations aux moyens de traitement massifs et automatisĂ©s de l’information, sont Ă  l’origine davantage conçus pour crĂ©er les conditions de schĂ©mas organisationnels « profitables Â» que pour devenir des instruments de pouvoir. La surveillance est en quelque sorte une rĂ©tro-ingĂ©nierie d’un capitalisme essentiellement spĂ©culatif. C’est parce que l’on met en place les conditions infrastructurelles d’une maximisation des profits Ă  court terme que l’on se trouve en situation de collecter des donnĂ©es liĂ©es Ă  une activitĂ© qui peut se dĂ©finir comme de la surveillance. Ce n’est que plus rarement que l’on met en place des infrastructures de surveillance pour se trouver en situation de contrĂŽle ou de rente capitalistique.

L’évolution de nos sociĂ©tĂ©s dans leur capacitĂ© Ă  traiter, technologiquement et moralement, chaque individu comme un « corps documentaire Â» dĂ©composĂ© en faisceaux de prĂ©dictibilitĂ©s, couplĂ©e Ă  la multiplication exponentielle des balises de surveillance et de contrĂŽle dans l’espace public, privĂ© et intime, revient Ă  spĂ©culer sur des comportements pour lesquels les profits maximaux possibles seront toujours liĂ©s Ă  l’amplification de certaines dĂ©rives, et Ă  l’exacerbation de certains affects. A une exacerbation de nos vulnĂ©rabilitĂ©s.

Si l’on veut dĂ©-surveiller, cela implique de penser des discontinuitĂ©s lĂ  oĂč toute l’histoire des rĂ©gimes de surveillance contemporains s’est efforcĂ©e de bĂątir et d’installer des rĂ©gimes de continuitĂ©s. ContinuitĂ© entre nos espaces d’expression publics, privĂ©s et intimes (initialement en ligne et dĂ©sormais autant en ligne que hors-ligne), et continuitĂ© dans les dispositifs de captation et de mesure de nos comportements et de nos mots. Ainsi les micros et les camĂ©ras de surveillance sont autant dans nos rues que dans nos maisons (domotique et autres enceintes ou dispositifs connectĂ©s) et dans nos poches (smartphones Ă©videmment). C’est ce que j’appelle « l’anecdotisation des rĂ©gimes de surveillance Â», c’est Ă  dire le postulat que leur dissĂ©mination conjuguĂ©e Ă  leur dissimulation permettra de consacrer leur acceptation et empĂȘchera de les identifier comme des objets de lutte, des objets que l’on peut combattre et refuser.

Je date le dĂ©but de cette anecdotisation des rĂ©gimes de surveillance Ă  deux Ă©vĂ©nements essentiels. Le premier c’est en 2007 avec l’invention de l’iPhone. Et le second c’est en Janvier 2014 lorsque Google annonce le rachat de l’entreprise qui fabrique des thermostats connectĂ©s « Nest Â». Par-delĂ  les enjeux relavant de la domotique, ce rachat est l’avĂšnement de ce que je qualifie de « domicile terminal Â» parce qu’avec lui c’est le dernier espace non-numĂ©rique relevant de l’habitation, de l’intime, qui est investi. J’écrivais alors : « plus qu’une simple intrusion sur le secteur de la domotique, Google ambitionne de faire de chacun de nos domiciles, un data-center comme les autres. Â» (et cela aprĂšs avoir fait de chaque ĂȘtre humain un document comme les autres). Tout va ensuite aller trĂšs vite : sonnettes connectĂ©es « Ring Â» par Amazon (et collaboration avec la police, notamment avec la police de l’immigration), enceintes connectĂ©es qui vous Ă©coutent et vous enregistrent mĂȘme Ă©teintes, aspirateur cartographe Roomba (amazon encore), etc.

A l’échelle du design de ces dispositifs de surveillance et pour favoriser cette anecdotisation, le paradigme de la surveillance technologique se compose de plusieurs axiomes fondamentaux :

  • il doit s’activer au plus prĂšs de l’initialisation, de la mise en marche du dispositif (et si possible rester actif y compris lorsque ledit dispositif est dĂ©sactivĂ©)
  • il doit sans cesse s’efforcer de descendre vers les couches basses de l’interface, de l’architecture logicielle (software) ou de l’architecture machine (Hardware)
  • il doit ĂȘtre « maximisĂ© par dĂ©faut Â» (rĂšgle de l’opt-out, c’est Ă  dire que c’est Ă  vous de trouver comment dĂ©sactiver telle ou telle option de traçage activĂ©e « par dĂ©faut Â»)
  • il doit ĂȘtre rĂ©initialisĂ© le plus souvent possible (et donc Ă  chaque fois venir Ă©craser les rĂ©glages de l’utilisateur pour, de nouveau, ĂȘtre maximisĂ© par dĂ©faut)

Surveillance et vĂ©ritĂ©. Le rĂ©sultat de tout cela c’est qu’il existe des rĂ©gimes de surveillance sur le mĂȘme mode que celui dĂ©crit par Foucault pour l’existence des rĂ©gimes de vĂ©ritĂ©.

« Chaque sociĂ©tĂ© a son rĂ©gime de vĂ©ritĂ©, sa politique gĂ©nĂ©rale de la vĂ©ritĂ©: c’est-Ă -dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mĂ©canismes et les instances qui permettent de distinguer les Ă©noncĂ©s vrais ou faux, la maniĂšre dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procĂ©dures qui sont valorisĂ©es pour l’obtention de la vĂ©ritĂ© ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai.« 

On peut ainsi littéralement paraphraser Foucault :

« Chaque sociĂ©tĂ© a son rĂ©gime de surveillance, sa politique gĂ©nĂ©rale de la surveillance : c’est-Ă -dire les types de surveillance qu’elle accueille et fait fonctionner comme nĂ©cessaires ; les mĂ©canismes et les instances qui permettent de distinguer les surveillances subies ou choisies, la maniĂšre dont on sanctionne les unes et les autres ; les techniques et les procĂ©dures qui sont valorisĂ©es pour la propagation de la surveillance ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui doit ĂȘtre surveillĂ©.« 

 

La surveillance en question et en Ă©quation. La surveillance est aussi une question arithmĂ©tique qui se joue dans le rapport entre le nombre d’individus que l’on souhaite mettre sous surveillance et le nombre d’individus assignables Ă  cette tĂąche. Nombre de surveillants divisĂ©s par le nombre de surveillĂ©s. L’arrivĂ©e du numĂ©rique et des formes de surveillance Ă©chappant (pour l’essentiel) Ă  l’appareil d’état au sein des plateformes de mĂ©dias sociaux, vient bien sĂ»r casser toute forme de proportionnalitĂ© dans ce rapport. Une seule personne est en capacitĂ© d’en surveiller plusieurs centaines de milliers ou centaines de millions, Ă  condition de dĂ©lĂ©guer cette fonction de surveillance Ă  un tiers, en l’occurence un algorithme (avec l’ensemble des problĂšmes posĂ©s, y compris celui des faux-positifs et ou des ingĂ©nieries qui maximisent par dĂ©faut la collecte de donnĂ©es). « DĂ©-surveiller Â» implique donc de nĂ©cessairement dĂ©salgorithmiser le monde et de s’en remettre Ă  la force du Droit plutĂŽt qu’à celle du calcul, Ă  celle du juridique plutĂŽt qu’à celle du numĂ©rique. Â»

Surveiller 
 mais aprĂšs ? Un des grands enjeux de la surveillance est de savoir ce qu’elle produit sur le plan interrelationnel et social. Produit-elle de la confiance ou de la dĂ©fiance ? Et envers qui ? Les institutions ? L’appareil d’état ? La police ? Certains groupes ou minoritĂ©s ? Il faut Ă©galement s’interroger sur ce que la surveillance produit sur le plan documentaire. D’un point de vue systĂ©mique pour plateformes de surveillance, si chaque individu est en effet « un document comme les autres Â», la surveillance produit autant de nĂ©o-traces documentaires qu’elle en collecte et en agrĂšge. Et ces traces restent Ă  catĂ©goriser et oscillent souvent entre diffĂ©rents indicateurs et mĂ©triques, mais n’en constituent pas pour autant des preuves.

Les voies de la surveillance sont trĂšs pĂ©nĂ©trables. Du point de vue de l’axe scientifique qui est le mien, c’est Ă  dire les sciences de l’information et de la communication, la question de la surveillance est donc une question « documentaire Â» qui a fait de chacun de nous des « documents comme les autres Â» (monĂ©tisables, indexables, surveillables, etc) et qui interroge sur la nature des traces documentaires qui nous produisons, tout autant que sur la maniĂšre et les finalitĂ©s pour lesquelles elles sont captĂ©es, et qui pose la question de l’inflation exponentielle de ces traces et nĂ©o-traces. Inflation palpable autour de la question absolument fondamentale de la copie. Je fais une incise sur ce dernier point, la stratĂ©gie de Google fut Ă©tablie dĂšs 2006 et alors qu’ils rĂ©flĂ©chissaient au lancement de Google Drive qui aura lieu en 2012 et oĂč ils affirmaient que « En nous rapprochant de la rĂ©alitĂ© d’un « stockage Ă  100% Â», la copie en ligne de vos donnĂ©es deviendra votre copie dorĂ©e et les copies sur vos machines locales feront davantage fonction de cache. L’une des implications importantes de ce changement est que nous devons rendre votre copie en ligne encore plus sĂ»re que si elle Ă©tait sur votre propre machine. Â» L’idĂ©e de cette « copie dorĂ©e Â» (Golden Copy) de nos documents initialement, mais de l’ensemble de nos vies, de nos opinions, de nos interactions et de nos comportements, est absolument dĂ©terminante si l’on veut comprendre l’enjeu et l’histoire des logiques actuelles de surveillance. Car cette « copie dorĂ©e Â» est Ă©galement la voie dorĂ©e de l’ensemble des protocoles et routines de surveillance. Pour le dire plus simplement peut-ĂȘtre, « oui nous sommes surveillĂ©s Â», mais oĂč est la copie « dorĂ©e Â» des traces documentaires de cette surveillance et qui y a accĂšs, et dans quel cadre ? Etc.

En nous dĂ©possĂ©dant de la possibilitĂ© de copier (j’appelle cela « l’acopie Â») et en dĂ©plaçant la copie « maĂźtre Â» au sein mĂȘme d’infrastructures de stockage distantes de la matĂ©rialitĂ© de nos possessions, nous avons laissĂ© se fabriquer avec notre consentement les conditions de production d’une sociĂ©tĂ© de surveillance totale. Pour « dĂ©surveiller» il nous faut dĂ©placer cette copie dorĂ©e de nos vies et la remettre Ă  portĂ©e de (nos) mains.

Nos Futurs. Au vu des points prĂ©sentĂ©s il semble difficile aujourd’hui de « dĂ©-surveiller Â» ou mĂȘme d’imaginer une dĂ©sescalade des processus de surveillance et de contrĂŽle. D’autant que l’actualitĂ© gĂ©opolitique est a minima inquiĂ©tante et pas uniquement aux USA (TMZ, Trump, Musk, Zuckerberg), qu’avec l’adoption de l’IA Act par la commission europĂ©enne, « la fuite en avant techno-solutionniste peut se poursuivre Â» comme l’écrit la Quadrature du Net et avec l’appui et le soutien dĂ©terminant de la France comme le rĂ©vĂšle la derniĂšre enquĂȘte de Disclose.

Il est probable qu’il ne soit donc pas possible de « dĂ©-surveiller Â», de sortir de la surveillance sans sortir du capitalisme. Et comme cette sortie semble hĂ©las encore relativement lointaine, il nous faut a minima agir sur le levier de notre auto-aliĂ©nation (en nous orientant vers des structures et des architectures qui nous y aident, donc essentiellement dĂ©centralisĂ©es et vectrices de frictions), et il nous faut Ă©galement inverser les logiques du design, pour lui permettre d’à nouveau ĂȘtre conforme Ă  son Ă©tymologie  :

« Le mot provient de l’anglais « design Â», qu’on emploie depuis la pĂ©riode classique. La langue anglaise l’emprunte au terme français dessein. L’ancien français Â« desseingner Â», lui-mĂȘme dĂ©rivĂ© du latin designare, « marquer d’un signe, dessiner, indiquer Â», formĂ© Ă  partir de la prĂ©position de et du nom signum, « marque, signe, empreinte » et qu’il « dĂ©signe Â»

 

Être conforme Ă  son idĂ©ologie, c’est Ă  dire qu’il mette en Ă©vidence l’ensemble des dispositifs de surveillance dissĂ©minĂ©s tout autour de nous et dans nos interfaces numĂ©riques. Au mouvement dit de la « privacy by design Â» il faut ajouter une dĂ©signation claire des dispositifs de surveillance. Il ne suffit plus de rĂ©flĂ©chir Ă  des objets / interfaces qui, par dĂ©faut, protĂšgent notre vie privĂ©e, mais il faut aussi inventer des objets / interfaces qui dĂ©signent tout ce qui en permanence nous observe pour les sortir de cette anecdotisation qui vaut acceptation. Il est au moins aussi important de dĂ©signer clairement la surveillance que de « designer Â» [diza:nĂ©] des interfaces respectueuses de notre vie privĂ©e.

Il y a longtemps, Antonio Casilli Ă©crivait « la vie privĂ©e est une affaire de nĂ©gociation collective Â» (in « Contre l’hypothĂšse de la fin de la vie privĂ©e« ). La surveillance l’est Ă©galement.

En conclusion autant qu’en rĂ©sumĂ© on pourrait donc considĂ©rer que pour « dĂ©surveiller Â» il nous faudra tout Ă  la fois nous efforcer de sortir du capitalisme (bataille Ă©conomique), de dĂ©salgorithmiser le monde (bataille technique), de rĂ©installer des discontinuitĂ©s (bataille sociale et politique), de se rĂ©approprier nos traces (copies) dans la matĂ©rialitĂ© de leur possession (bataille documentaire), et de sortir de l’anecdotisation par la dĂ©signation de ces dispositifs pour ce qu’ils sont (bataille sĂ©miologique et linguistique).

 

Diaporama avec quelques (petits) trucs nouveaux par rapport au texte ci-dessus
(et réciproquement)

Bonus Tracks.

ElĂ©ments de rĂ©flexion en vrac qui n’ont pas trouvĂ© de place structurante dans la rĂ©flexion prĂ©cĂ©dente mais que je consigne ici 
 en bonus 🙂

Open surveillance.

Dans le mouvement dit de l’Open Access (et qui dĂ©signe le fait de mettre en accĂšs libre les rĂ©sultats de la recherche scientifique) on distingue diffĂ©rentes voies et modalitĂ©s qui, si on les dĂ©cline Ă  l’échelle des questions de surveillance, permettent de produire une typologie intĂ©ressante pour mieux caractĂ©riser les possibilitĂ©s de sortir de ces rĂ©gimes de surveillance.
La voie verte de l’Open Access c’est celle de l’auto-archivage. La voie verte et de la surveillance c’est celle de l’auto-surveillance, c’est Ă  dire de l’acceptation. Nous acceptons de donner nous-mĂȘme, l’ensemble des Ă©lĂ©ments permettant Ă  d’autres (plateformes, algorithmes, « amis Â») de nous surveiller. C’est essentiellement cette voie lĂ  qui a permis l’amorçage de tout un pan de ce capitalisme de surveillance duquel il est aujourd’hui si difficile de sortir (effet cliquet).

La voie dorĂ©e de l’Open Access c’est celle oĂč ce sont les revues Ă©ditrices qui rendent leurs articles directement et immĂ©diatement accessibles mais avec des frais qui peuvent ĂȘtre pris en charge par les chercheurs via leurs laboratoires ou leurs institutions. La voie dorĂ©e de la surveillance c’est celle oĂč ce sont les plateformes qui vont, Ă  leur propre bĂ©nĂ©fice, forcer toutes les logiques de surveillance sans nous laisser d’autres choix que de les accepter (ou en tout cas le fait de les refuser implique un coĂ»t technique ou cognitif trĂšs Ă©levĂ©). C’est lorsqu’elles « obligent Â» Ă  donner certaines informations de maniĂšre dĂ©clarative, c’est lorsqu’elles utilisent toutes les ressources de la captologie et des « Dark Patterns Â» pour collecter des strates informationnelles et comportementales toujours plus fines, etc.

Il existe d’autres voies dans le mouvement de l’Open Access (voie diamant notamment) mais je m’arrĂȘte lĂ  pour la comparaison. La rĂ©ponse Ă  la question de savoir si l’on peut « dĂ©-surveiller Â» est donc diffĂ©rente selon que l’on envisage la voie verte ou la voie dorĂ©e de la surveillance.

Pour la voie verte, nous sommes encore souvent en capacitĂ© et en maĂźtrise de refuser d’alimenter et de nourrir certaines logiques et fonctions de surveillance. Sachant que ce qui rend ce refus compliquĂ© c’est la nature toujours ambivalente socialement de la fonction de surveillance qui est aussi perçue et prĂ©sentĂ©e comme une fonction de rĂ©assurance : c’est prĂ©cisĂ©ment parce que l’on vous surveille et que vous acceptez que l’on vous surveille, que l’on peut aussi (parfois) vous rassurer (on le voit par exemple en cas de catastrophe naturelle ou d’attentat quand il s’agit de savoir si ses amis ou ses proches sont en sĂ©curitĂ©, cf les Ă©pisodes du « Safety Check Â» de Facebook par exemple). La question qui se pose alors est la suivante : est-ce aux plateformes de mĂ©dias sociaux d’endosser cette fonction politique de rĂ©assurance ?

Pour la voie dorĂ©e qui est, vous l’aurez devinĂ©, la plus prĂ©sente dans les plateformes centralisĂ©es, l’idĂ©e mĂȘme de « dĂ©-surveiller Â» est une aporie. Il n’est simplement pas possible de se soustraire aux logiques de surveillance de Facebook, de X, d’Amazon, etc. dĂšs lors que nous en sommes utilisateurs et utilisatrices. Ce n’est pas possible parce que cela tient simultanĂ©ment Ă  leur infrastructure (architecture technique toxique), Ă  leur modĂšle Ă©conomique (« si c’est gratuit vous ĂȘtes le produit), au gigantisme choisi de ces plateformes et aux impossibilitĂ©s de modĂ©ration rationnelle que cela implique, et Ă  la maniĂšre dont l’ensemble des cheminements algorithmiques sont imaginĂ©s et pensĂ©s pour servir l’ensemble.

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