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S’attaquer à la hype

On l’a vu, dans leur livre, The AI con, Emily Bender et Alex Hanna proposaient de lutter contre le battage médiatique de l’IA qui déforme notre compréhension de la réalité. Dans une tribune pour Tech Policy Press, le sociologue catalan Andreu Belsunces Gonçalves et le politiste Jascha Bareis proposent de combattre la hype en l’étudiant pour ce qu’elle est : un phénomène politique. 

Pour eux, elle n’est pas une phase neutre des cycles d’adoption des technologies. La hype n’est pas non plus un phénomène économique. Elle est un projet délibéré qui oriente l’imaginaire collectif au profit de certains. Le battage médiatique autour de la technologie et de l’informatique a permis d’affoler les marchés et les investissements. Les deux scientifiques en ont fait un projet de recherche transdisciplinaire pour comprendre les moteurs et les ressorts d’un phénomène puissant et omniprésent qui influence l’économie, la finance, les agendas politiques, les récits médiatiques et les développements technologiques. Concrètement, la hype se caractérise par une fascination pour les technologies d’avenir permettant de produire des promesses exagérées et irréalistes, un optimisme exacerbé qui capte l’attention de tous et amplifie les phénomènes spéculatifs, jusqu’à parfois les rendre réels. 

Souvent considéré comme naturel, le battage médiatique n’est pourtant jamais accidentel. Il est souvent conçu et entretenu stratégiquement “pour surestimer les implications positives de la technologie tout en minimisant les implications négatives”. Il joue sur le registre émotionnel plutôt que sur le registre rationnel pour créer une dynamique, pour concentrer l’attention et les investissements. Il a pour but de créer “l’illusion d’une fenêtre d’opportunité”... et sa potentialité. Il promet une révélation à ceux qui y plongent, promet de participer à un moment décisif comme à une communion ouverte à ceux qui souhaitent y contribuer. Il anime un sentiment d’urgence, une frénésie émotionnelle qui permet à ceux qui y participent de croire qu’ils appartiennent à un petit groupe de happy few

Le battage médiatique est stratégique. Il sert à dynamiser la croissance. Les incubateurs et accélérateurs encourageant les entrepreneurs à surévaluer leurs technologies, à exagérer la taille du marché, à renchérir sur la maturité du marché, sur l’attrait du produit… comme le rappellent les mantra “fake it until you make it” ou “think big”. Ce narratif est une stratégie de survie pour passer les levées de fonds extrêmement compétitives. L’enjeu n’est pas tant de mentir que d’être indifférent à la vérité. De buzzer et briller avant tout. Le buzz technologique est devenu un élément structurel des processus de changement sociotechnique contemporain. Le fictif y devient plausible. 

“Comme l’a montré la bulle autour de la « nouvelle économie », le battage médiatique technologique est le fruit d’une double spéculation : financière, visant à multiplier les retours sur investissement dans des entreprises risquées ; et sociale, où les entreprises attirent l’attention en promettant des avancées technologiques disruptives qui créeront des opportunités technologiques, économiques, politiques et sociales sans précédent”. Dans le battage médiatique, tout le monde veut sa part du gâteau : des boursicoteurs en quête de plus-value aux journalistes en quête de clickbait aux politiciens en quête de croissance industrielle. Qu’importe si la hype fait basculer des promesses exagérées aux mensonges voire à la fraude. 

“Dans une société de plus en plus financiarisée, le battage médiatique technologique devient une force dangereuse au moins à deux égards. Premièrement, les personnes les moins informées et les moins instruites sur les technologies et les marchés émergents sont plus vulnérables aux promesses séduisantes de revenus faciles. Comme le montrent les systèmes pyramidaux de cryptomonnaies – où les premiers investisseurs vendent lorsque la valeur chute, laissant les nouveaux venus assumer les pertes –, le battage médiatique est une promesse de richesse”. Mais à la haute récompense répond la hauteur du risque, “où les plus privilégiés extraient les ressources des plus vulnérables”.

Deuxièmement, le battage médiatique hégémonique autour des technologies est souvent alimenté par des promesses utopiques de salut qui se conjuguent aux chants des sirènes de l’inéluctabilité, tout en favorisant une transition vers un avenir cyberlibertaire. “Le battage médiatique autour des technologies n’est pas seulement une opportunité pour la spéculation financière, mais aussi un catalyseur pour les idéologies qui appliquent le mécanisme social-darwinien de survie économique à la sphère sociale. Comme l’écrit le capital-risqueur Marc Andreessen dans son Manifeste techno-optimiste : « Les sociétés, comme les requins, croissent ou meurent.» La sélection naturelle ne laisse pas de place à tous dans le futur.” Le cocktail d’acteurs fortunés, adoptant à la fois des visions irréalistes et des positions politiques extrêmes, fait du battage médiatique une stratégie pour concrétiser l’imagination néo-réactionnaire – et donc se doit de devenir un sujet urgent d’attention politique.

Les geeks sont devenus Rockefellers. Le battage médiatique les a rendu riches et leur a donné les rênes de la machine à battage médiatique. Ils maîtrisent les algorithmes de la hype des médias sociaux et de l’IA, maîtrisent la machine, les discours et désormais, même, la machine qui produit les discours. Quant aux gouvernements, ils ne tempèrent plus la hype, mais y participent pleinement. 

“Comprendre et démanteler la montée actuelle du techno-autoritarisme nécessite de développer une compréhension du fonctionnement du battage médiatique comme instrument politique”. Nous devons devenir collectivement moins vulnérables au battage médiatique et moins adhérent aux idéologies qu’il porte, estiment les deux chercheurs. Voilà qui annonce un programme de travail chargé !

Profitons-en pour signaler que la hype est également l’un des angles que le sociologue Juan Sebastian Carbonell utilise pour évoquer l’IA dans son lumineux nouveau livre, Un taylorisme augmenté : critique de l’intelligence artificielle (éditions Amsterdam, 2025). Pour lui, les attentes technologiques « sont performatives ». Elles guident à la fois les recherches et les investissements. La promotion de l’IA passe en grande partie « par la mise en scène de révolutions technologiques », via les médias et via les shows technologiques et les lancements. Ces démonstrations servent la promotion des technologies pour qu’elles puissent constituer des marchés, tout en masquant leurs limites. L’une des hypes la plus réussie a été bien sûr la mise à disposition de ChatGPT le 30 novembre 2022. La révélation a permis à l’entreprise d’attirer très rapidement utilisateurs et développeurs pour améliorer son outil et lui a assuré une position dominante, forçant les concurrents à s’adapter au business model que l’entreprise a proposé.

Les hypes sont des stratégies, rappelle Carbonell. Elles sont renforcées par le traitement médiatique qui permet de promouvoir la vision du changement technologique défendue par les entreprises de l’IA, et qui permet d’entretenir les promesses technologiques. Le battage médiatique est très orienté par les entreprises et permet de minimiser et occulter les usages controversés et problématiques. La hype est toujours partiale, rappelle le sociologue. Pour Carbonell, les hypes sont également toujours cycliques, inflationnaires et déflationnaires. Et c’est justement à les faire reculer que nous devrions œuvrer. 

PS : Du 10 au 12 septembre, à Barcelone, Andreu Belsunces Gonçalves et Jascha Bareis organisent trois jours de colloque sur la hype

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S’attaquer à la hype

On l’a vu, dans leur livre, The AI con, Emily Bender et Alex Hanna proposaient de lutter contre le battage médiatique de l’IA qui déforme notre compréhension de la réalité. Dans une tribune pour Tech Policy Press, le sociologue catalan Andreu Belsunces Gonçalves et le politiste Jascha Bareis proposent de combattre la hype en l’étudiant pour ce qu’elle est : un phénomène politique. 

Pour eux, elle n’est pas une phase neutre des cycles d’adoption des technologies. La hype n’est pas non plus un phénomène économique. Elle est un projet délibéré qui oriente l’imaginaire collectif au profit de certains. Le battage médiatique autour de la technologie et de l’informatique a permis d’affoler les marchés et les investissements. Les deux scientifiques en ont fait un projet de recherche transdisciplinaire pour comprendre les moteurs et les ressorts d’un phénomène puissant et omniprésent qui influence l’économie, la finance, les agendas politiques, les récits médiatiques et les développements technologiques. Concrètement, la hype se caractérise par une fascination pour les technologies d’avenir permettant de produire des promesses exagérées et irréalistes, un optimisme exacerbé qui capte l’attention de tous et amplifie les phénomènes spéculatifs, jusqu’à parfois les rendre réels. 

Souvent considéré comme naturel, le battage médiatique n’est pourtant jamais accidentel. Il est souvent conçu et entretenu stratégiquement “pour surestimer les implications positives de la technologie tout en minimisant les implications négatives”. Il joue sur le registre émotionnel plutôt que sur le registre rationnel pour créer une dynamique, pour concentrer l’attention et les investissements. Il a pour but de créer “l’illusion d’une fenêtre d’opportunité”... et sa potentialité. Il promet une révélation à ceux qui y plongent, promet de participer à un moment décisif comme à une communion ouverte à ceux qui souhaitent y contribuer. Il anime un sentiment d’urgence, une frénésie émotionnelle qui permet à ceux qui y participent de croire qu’ils appartiennent à un petit groupe de happy few

Le battage médiatique est stratégique. Il sert à dynamiser la croissance. Les incubateurs et accélérateurs encourageant les entrepreneurs à surévaluer leurs technologies, à exagérer la taille du marché, à renchérir sur la maturité du marché, sur l’attrait du produit… comme le rappellent les mantra “fake it until you make it” ou “think big”. Ce narratif est une stratégie de survie pour passer les levées de fonds extrêmement compétitives. L’enjeu n’est pas tant de mentir que d’être indifférent à la vérité. De buzzer et briller avant tout. Le buzz technologique est devenu un élément structurel des processus de changement sociotechnique contemporain. Le fictif y devient plausible. 

“Comme l’a montré la bulle autour de la « nouvelle économie », le battage médiatique technologique est le fruit d’une double spéculation : financière, visant à multiplier les retours sur investissement dans des entreprises risquées ; et sociale, où les entreprises attirent l’attention en promettant des avancées technologiques disruptives qui créeront des opportunités technologiques, économiques, politiques et sociales sans précédent”. Dans le battage médiatique, tout le monde veut sa part du gâteau : des boursicoteurs en quête de plus-value aux journalistes en quête de clickbait aux politiciens en quête de croissance industrielle. Qu’importe si la hype fait basculer des promesses exagérées aux mensonges voire à la fraude. 

“Dans une société de plus en plus financiarisée, le battage médiatique technologique devient une force dangereuse au moins à deux égards. Premièrement, les personnes les moins informées et les moins instruites sur les technologies et les marchés émergents sont plus vulnérables aux promesses séduisantes de revenus faciles. Comme le montrent les systèmes pyramidaux de cryptomonnaies – où les premiers investisseurs vendent lorsque la valeur chute, laissant les nouveaux venus assumer les pertes –, le battage médiatique est une promesse de richesse”. Mais à la haute récompense répond la hauteur du risque, “où les plus privilégiés extraient les ressources des plus vulnérables”.

Deuxièmement, le battage médiatique hégémonique autour des technologies est souvent alimenté par des promesses utopiques de salut qui se conjuguent aux chants des sirènes de l’inéluctabilité, tout en favorisant une transition vers un avenir cyberlibertaire. “Le battage médiatique autour des technologies n’est pas seulement une opportunité pour la spéculation financière, mais aussi un catalyseur pour les idéologies qui appliquent le mécanisme social-darwinien de survie économique à la sphère sociale. Comme l’écrit le capital-risqueur Marc Andreessen dans son Manifeste techno-optimiste : « Les sociétés, comme les requins, croissent ou meurent.» La sélection naturelle ne laisse pas de place à tous dans le futur.” Le cocktail d’acteurs fortunés, adoptant à la fois des visions irréalistes et des positions politiques extrêmes, fait du battage médiatique une stratégie pour concrétiser l’imagination néo-réactionnaire – et donc se doit de devenir un sujet urgent d’attention politique.

Les geeks sont devenus Rockefellers. Le battage médiatique les a rendu riches et leur a donné les rênes de la machine à battage médiatique. Ils maîtrisent les algorithmes de la hype des médias sociaux et de l’IA, maîtrisent la machine, les discours et désormais, même, la machine qui produit les discours. Quant aux gouvernements, ils ne tempèrent plus la hype, mais y participent pleinement. 

“Comprendre et démanteler la montée actuelle du techno-autoritarisme nécessite de développer une compréhension du fonctionnement du battage médiatique comme instrument politique”. Nous devons devenir collectivement moins vulnérables au battage médiatique et moins adhérent aux idéologies qu’il porte, estiment les deux chercheurs. Voilà qui annonce un programme de travail chargé !

Profitons-en pour signaler que la hype est également l’un des angles que le sociologue Juan Sebastian Carbonell utilise pour évoquer l’IA dans son lumineux nouveau livre, Un taylorisme augmenté : critique de l’intelligence artificielle (éditions Amsterdam, 2025). Pour lui, les attentes technologiques « sont performatives ». Elles guident à la fois les recherches et les investissements. La promotion de l’IA passe en grande partie « par la mise en scène de révolutions technologiques », via les médias et via les shows technologiques et les lancements. Ces démonstrations servent la promotion des technologies pour qu’elles puissent constituer des marchés, tout en masquant leurs limites. L’une des hypes la plus réussie a été bien sûr la mise à disposition de ChatGPT le 30 novembre 2022. La révélation a permis à l’entreprise d’attirer très rapidement utilisateurs et développeurs pour améliorer son outil et lui a assuré une position dominante, forçant les concurrents à s’adapter au business model que l’entreprise a proposé.

Les hypes sont des stratégies, rappelle Carbonell. Elles sont renforcées par le traitement médiatique qui permet de promouvoir la vision du changement technologique défendue par les entreprises de l’IA, et qui permet d’entretenir les promesses technologiques. Le battage médiatique est très orienté par les entreprises et permet de minimiser et occulter les usages controversés et problématiques. La hype est toujours partiale, rappelle le sociologue. Pour Carbonell, les hypes sont également toujours cycliques, inflationnaires et déflationnaires. Et c’est justement à les faire reculer que nous devrions œuvrer. 

PS : Du 10 au 12 septembre, à Barcelone, Andreu Belsunces Gonçalves et Jascha Bareis organisent trois jours de colloque sur la hype

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L’IA ne nous simplifie toujours pas la vie

Comme à son habitude Ian Bogost tape juste. Les vendeurs nous promettent que nos machines vont nous simplifier la vie, pourtant, elles n’y arrivent toujours pas, constate-t-il en voyant que Siri ne veut toujours pas lui donner la direction pour le magasin de bricolage Lowe le plus proche, mais lui propose plutôt de l’amener à 1300 km de chez lui, chez un contact qui a ce terme dans son adresse. Quand on demande à Siri de trouver des fichiers sur son ordinateur, il nous montre comment ouvrir le gestionnaire de fichier pour nous laisser faire. Quand on lui demande des photos du barbecue, il va les chercher sur le net plutôt que de regarder dans nos bibliothèques d’images. 

Avec l’IA, pourtant, tout le monde nous dit que nos ordinateurs vont devenir plus intelligents, raille Bogost. « Pendant des années, on nous a dit que les interactions fluides avec nos appareils finiraient par se généraliser. Aujourd’hui, nous constatons le peu de progrès accomplis vers cet objectif »
« L’intelligence artificielle d’Apple – en réalité, l’IA générative dans son ensemble – met en lumière une triste réalité. L’histoire des interfaces d’ordinateurs personnels est elle aussi une histoire de déceptions ». On est passé des commandes ésotériques pour retrouver des fichiers à l’arborescence des répertoires. Mais ce progrès nous a surtout conduit à crouler sous les données. Certes, on trouve bien mieux ce qu’on cherche en ligne que dans nos propres données. Mais ChatGPT est toujours incapable de vous aider à décrypter notre boîte de réception ou nos fichiers. Apple Intelligence ou Google continuent de s’y essayer. Mais l’un comme l’autre sont plus obsédés par ce qui se trouve en ligne que par ce que l’utilisateur met de côté sur sa machine. « Utiliser un ordinateur pour naviguer entre mon travail et ma vie personnelle reste étrangement difficile. Les calendriers ne se synchronisent pas correctement. La recherche d’e-mails ne fonctionne toujours pas correctement, pour une raison inconnue. Les fichiers sont dispersés partout, dans diverses applications et services, et qui sait où ? Si les informaticiens ne parviennent même pas à faire fonctionner efficacement des machines informatiques par l’IA, personne ne croira jamais qu’ils peuvent le faire pour quoi que ce soit, et encore moins pour tout le reste ».

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L’IA ne nous simplifie toujours pas la vie

Comme à son habitude Ian Bogost tape juste. Les vendeurs nous promettent que nos machines vont nous simplifier la vie, pourtant, elles n’y arrivent toujours pas, constate-t-il en voyant que Siri ne veut toujours pas lui donner la direction pour le magasin de bricolage Lowe le plus proche, mais lui propose plutôt de l’amener à 1300 km de chez lui, chez un contact qui a ce terme dans son adresse. Quand on demande à Siri de trouver des fichiers sur son ordinateur, il nous montre comment ouvrir le gestionnaire de fichier pour nous laisser faire. Quand on lui demande des photos du barbecue, il va les chercher sur le net plutôt que de regarder dans nos bibliothèques d’images. 

Avec l’IA, pourtant, tout le monde nous dit que nos ordinateurs vont devenir plus intelligents, raille Bogost. « Pendant des années, on nous a dit que les interactions fluides avec nos appareils finiraient par se généraliser. Aujourd’hui, nous constatons le peu de progrès accomplis vers cet objectif »
« L’intelligence artificielle d’Apple – en réalité, l’IA générative dans son ensemble – met en lumière une triste réalité. L’histoire des interfaces d’ordinateurs personnels est elle aussi une histoire de déceptions ». On est passé des commandes ésotériques pour retrouver des fichiers à l’arborescence des répertoires. Mais ce progrès nous a surtout conduit à crouler sous les données. Certes, on trouve bien mieux ce qu’on cherche en ligne que dans nos propres données. Mais ChatGPT est toujours incapable de vous aider à décrypter notre boîte de réception ou nos fichiers. Apple Intelligence ou Google continuent de s’y essayer. Mais l’un comme l’autre sont plus obsédés par ce qui se trouve en ligne que par ce que l’utilisateur met de côté sur sa machine. « Utiliser un ordinateur pour naviguer entre mon travail et ma vie personnelle reste étrangement difficile. Les calendriers ne se synchronisent pas correctement. La recherche d’e-mails ne fonctionne toujours pas correctement, pour une raison inconnue. Les fichiers sont dispersés partout, dans diverses applications et services, et qui sait où ? Si les informaticiens ne parviennent même pas à faire fonctionner efficacement des machines informatiques par l’IA, personne ne croira jamais qu’ils peuvent le faire pour quoi que ce soit, et encore moins pour tout le reste ».

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Nicolas n’existe pas

« La France ne vit pas grâce à une classe de travailleurs héroïques opposée à une masse de profiteurs paresseux. Elle repose sur une multitude de contributions : celles des ouvriers, des soignants, des enseignants, des agriculteurs, des caissières, des aides-soignantes, des fonctionnaires, des livreurs… et même des retraités et des chômeurs, qui ont cotisé ou qui cherchent à rebondir. Ce sont ces millions de vies concrètes qui tiennent debout notre pays. » Gaspard Gantzer

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« Aux machines, citoyens ! »

“L’enjeu de la démocratie des techniques est d’organiser l’articulation de la citoyenneté aux enjeux techniques, parce que de leur réponse dépend l’autonomie et la capacité de chacun et du collectif à participer à la définition des conditions d’une vie bonne, de la justice et de l’histoire d’une société”. Adeline Barbin, La démocratie des techniques (Hermann, 2024), via La vie des Idées. :  

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Nicolas n’existe pas

« La France ne vit pas grâce à une classe de travailleurs héroïques opposée à une masse de profiteurs paresseux. Elle repose sur une multitude de contributions : celles des ouvriers, des soignants, des enseignants, des agriculteurs, des caissières, des aides-soignantes, des fonctionnaires, des livreurs… et même des retraités et des chômeurs, qui ont cotisé ou qui cherchent à rebondir. Ce sont ces millions de vies concrètes qui tiennent debout notre pays. » Gaspard Gantzer

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« Aux machines, citoyens ! »

“L’enjeu de la démocratie des techniques est d’organiser l’articulation de la citoyenneté aux enjeux techniques, parce que de leur réponse dépend l’autonomie et la capacité de chacun et du collectif à participer à la définition des conditions d’une vie bonne, de la justice et de l’histoire d’une société”. Adeline Barbin, La démocratie des techniques (Hermann, 2024), via La vie des Idées. :  

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ChatGPT5, la déception

« Le peu de progrès démontré par ChatGPT version 5 confirme les craintes de nombreux experts sur l’impasse du modèle de développement des programmes d’IA générative. La course au gigantisme (des modèles toujours plus complexes utilisant toujours plus de paramètres et de données, donc nécessitant toujours plus de data centers) sur lequel il repose ne produit plus les sauts qualitatifs escomptés. » Christophe Le Boucher sur FakeTech.

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ChatGPT5, la déception

« Le peu de progrès démontré par ChatGPT version 5 confirme les craintes de nombreux experts sur l’impasse du modèle de développement des programmes d’IA générative. La course au gigantisme (des modèles toujours plus complexes utilisant toujours plus de paramètres et de données, donc nécessitant toujours plus de data centers) sur lequel il repose ne produit plus les sauts qualitatifs escomptés. » Christophe Le Boucher sur FakeTech.

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IA, la grande escroquerie

La couverture du livre d’Emily Bender et Alex Hanna.

L’arnaque de l’IA est le titre d’un essai que signent la linguiste Emily Bender et la sociologue Alex Hanna : The AI con : how to fight big tech’s hype and create the future we want (HarperCollins, 2025, non traduit). Emily Bender est professeure de linguistique à l’université de Washington. Elle fait partie des 100 personnalités de l’IA distinguées par le Time en 2023. Elle est surtout connue pour être l’une des co-auteure avec Timnit Gebru, Angelina McMillan-Major et Margaret Mitchell du fameux article sur les Perroquets stochastiques, critique du développement des grands modèles de langage (voir l’interview du Monde avec Emily Bender). Alex Hanna, elle, est sociologue. Elle est la directrice de la recherche de DAIR, Distributed AI Research Institut. Les deux chercheuses publient également une newsletter commune et un podcast éponyme, « Mystery AI Hype Theater 3000 », où elles discutent avec nombre de chercheurs du domaine. 

AI con pourrait paraître comme un brûlot technocritique, mais il est plutôt une synthèse très documentée de ce qu’est l’IA et de ce qu’elle n’est pas. L’IA est une escroquerie, expliquent les autrices, un moyen que certains acteurs ont trouvé “pour faire les poches de tous les autres”. « Quelques acteurs majeurs bien placés se sont positionnés pour accumuler des richesses importantes en extrayant de la valeur du travail créatif, des données personnelles ou du travail d’autres personnes et en remplaçant des services de qualité par des fac-similés ». Pour elles, l’IA tient bien plus d’une pseudo-technologie qu’autre chose. 

L’escroquerie tient surtout dans le discours que ces acteurs tiennent, le battage médiatique, la hype qu’ils entretiennent, les propos qu’ils disséminent pour entretenir la frénésie autour de leurs outils et services. Le cadrage que les promoteurs de l’IA proposent leur permet de faire croire en leur puissance tout en invisibilisant ce que l’IA fait vraiment : « menacer les carrières stables et les remplacer par du travail à la tâche, réduire le personnel, déprécier les services sociaux et dégrader la créativité humaine ».

L’IA n’est rien d’autre que du marketing

Bender et Hanna nous le rappellent avec force. « L’intelligence artificielle est un terme marketing ». L’IA ne se réfère pas à un ensemble cohérent de technologies. « L’IA permet de faire croire à ceux à qui on la vend que la technologie que l’on vend est similaire à l’humain, qu’elle serait capable de faire ce qui en fait, nécessite intrinsèquement le jugement, la perception ou la créativité humaine ». Les calculatrices sont bien meilleures que les humains pour l’arithmétique, on ne les vend pas pour autant comme de l’IA. 

L’IA sert à automatiser les décisions, à classifier, à recommander, à traduire et transcrire et à générer des textes ou des images. Toutes ces différentes fonctions assemblées sous le terme d’IA créent l’illusion d’une technologie intelligente, magique, qui permet de produire de l’acceptation autour de l’automatisation quelque soit ses conséquences, par exemple dans le domaine de l’aide sociale. Le battage médiatique, la hype, est également un élément important, car c’est elle qui conduit l’investissement dans ces technologies, qui explique l’engouement pour cet ensemble de méthodes statistiques appelé à changer le monde. « La fonction commerciale de la hype technologique est de booster la vente de produits ». Altman et ses confrères ne sont que des publicitaires qui connectent leurs objectifs commerciaux avec les imaginaires machiniques. Et la hype de l’IA nous promet une vie facile où les machines prendront notre place, feront le travail difficile et répétitif à notre place. 

En 1956, quand John McCarthy et Marvin Minsky organisent un atelier au Dartmouth College pour discuter de méthodes pour créer des machines pensantes, le terme d’IA s’impose, notamment pour exclure Norbert Wiener, le pionnier, qui parle lui de cybernétique, estiment les chercheuses. Le terme d’intelligence artificielle va servir pour désigner des outils pour le guidage de systèmes militaires, afin d’attirer des investissements dans le contexte de la guerre froide. Dès le début, la « discipline » repose donc sur de grandes prétentions sans grande caution scientifique, de mauvaises pratiques de citation scientifiques et des objectifs fluctuants pour justifier les projets et attirer les investissements, expliquent Bender et Hanna. Des pratiques qui ont toujours cours aujourd’hui. Dès le début, les promoteurs de l’IA vont soutenir que les ordinateurs peuvent égaler les capacités humaines, notamment en estimant que les capacités humaines ne sont pas si complexes. 

Des outils de manipulation… sans entraves

L’une des premières grande réalisation du domaine est le chatbot Eliza de Joseph Weizenbaum, nommée ainsi en référence à Eliza Doolittle, l’héroïne de Pygmalion, la pièce de George Bernard Shaw. Eliza Doolittle est la petite fleuriste prolétaire qui apprend à imiter le discours de la classe supérieure. Derrière ce nom très symbolique, le chatbot est conçu comme un psychothérapeute capable de soutenir une conversation avec son interlocuteur en lui renvoyant sans cesse des questions depuis les termes que son interlocuteur emploie. Weizenbaum était convaincu qu’en montrant le fonctionnement très basique et très trompeur d’Eliza, il permettrait aux utilisateurs de comprendre qu’on ne pouvait pas compatir à ses réponses. C’est l’inverse qui se produisit pourtant. Tout mécanique qu’était Eliza, Weizenbaum a été surpris de l’empathie générée par son tour de passe-passe, comme l’expliquait Ben Tarnoff. Eliza n’en sonne pas moins l’entrée dans l’âge de l’IA. Son créateur, lui, passera le reste de sa vie à être très critique de l’IA, d’abord en s’inquiétant de ses effets sur les gens. Eliza montrait que le principe d’imitation de l’humain se révélait particulièrement délétère, notamment en trompant émotionnellement ses interlocuteurs, ceux-ci interprétant les réponses comme s’ils étaient écoutés par cette machine. Dès l’origine, donc, rappellent Bender et Hanna, l’IA est une discipline de manipulation sans entrave biberonnée aux investissements publics et à la spéculation privée. 

Bien sûr, il y a des applications de l’IA bien testées et utiles, conviennent-elles. Les correcteurs orthographiques par exemple ou les systèmes d’aide à la détection d’anomalies d’images médicales. Mais, en quelques années, l’IA est devenue la solution à toutes les activités humaines. Pourtant, toutes, mêmes les plus accomplies, comme les correcteurs orthographiques ou les systèmes d’images médicales ont des défaillances. Et leurs défaillances sont encore plus vives quand les outils sont imbriqués à d’autres et quand leurs applications vont au-delà des limites de leurs champs d’application pour lesquels elles fonctionnent bien. Dans leur livre, Bender et Hanna multiplient les exemples de défaillances, comme celles que nous évoquons en continue ici, Dans les algorithmes

Ces défaillances dont la presse et la recherche se font souvent les échos ont des points communs. Toutes reposent sur des gens qui nous survendent les systèmes d’automatisation comme les très versatiles « machines à extruder du texte » – c’est ainsi que Bender et Hanna parlent des chatbots, les comparant implicitement à des imprimantes 3D censées imprimer, plus ou moins fidèlement, du texte depuis tous les textes, censées extruder du sens ou plutôt nous le faire croire, comme Eliza nous faisait croire en sa conscience, alors qu’elle ne faisait que berner ses utilisateurs. C’est bien plus nous que ces outils qui sommes capables de mettre du sens là où il n’y en a pas. Comme si ces outils n’étaient finalement que des moteurs à produire des paréidolies, des apophénies, c’est-à-dire du sens, des causalités, là où il n’y en a aucune. « L’IA n’est pas consciente : elle ne va pas rendre votre travail plus facile et les médecins IA ne soigneront aucun de vos maux ». Mais proclamer que l’IA est ou sera consciente produit surtout des effets sur le corps social, comme Eliza produit des effets sur ses utilisateurs. Malgré ce que promet la hype, l’IA risque bien plus de rendre votre travail plus difficile et de réduire la qualité des soins. « La hype n’arrive pas par accident. Elle remplit une fonction : nous effrayer et promettre aux décideurs et aux entrepreneurs de continuer à se remplir les poches ».   

Déconstruire l’emballement

Dans leur livre, Bender et Hanna déconstruisent l’emballement. En rappelant d’abord que ces machines ne sont ni conscientes ni intelligentes. L’IA n’est que le résultat d’un traitement statistique à très grande échelle, comme l’expliquait Kate Crawford dans son Contre-Atlas de l’intelligence artificielle. Pourtant, dès les années 50, Minsky promettait déjà la simulation de la conscience. Mais cette promesse, cette fiction, ne sert que ceux qui ont quelque chose à vendre. Cette fiction de la conscience ne sert qu’à dévaluer la nôtre. Les « réseaux neuronaux » sont un terme fallacieux, qui vient du fait que ces premières machines s’inspiraient de ce qu’on croyait savoir du fonctionnement des neurones du cerveau humain dans les années 40. Or, ces systèmes ne font que prédire statistiquement le mot suivant dans leurs données de références. ChatGPT n’est rien d’autre qu’une « saisie automatique améliorée ». Or, comme le rappelle l’effet Eliza, quand nous sommes confrontés à du texte ou à des signes, nous l’interprétons automatiquement. Les bébés n’apprennent pas le langage par une exposition passive et isolée, rappelle la linguiste. Nous apprenons le langage par l’attention partagée avec autrui, par l’intersubjectivité. C’est seulement après avoir appris un langage en face à face que nous pouvons l’utiliser pour comprendre les autres artefacts linguistiques, comme l’écriture. Mais nous continuons d’appliquer la même technique de compréhension : « nous imaginons l’esprit derrière le texte ». Les LLM n’ont ni subjectivité ni intersubjectivité. Le fait qu’ils soient modélisés pour produire et distribuer des mots dans du texte ne signifie pas qu’ils aient accès au sens ou à une quelconque intention. Ils ne produisent que du texte synthétique plausible. ChatGPT n’est qu’une machine à extruder du texte, « comme un processus industriel extrude du plastique ». Leur fonction est une fonction de production… voire de surproduction. 

Les promoteurs de l’IA ne cessent de répéter que leurs machines approchent de la conscience ou que les être humains, eux aussi, ne seraient que des perroquets stochastiques. Nous ne serions que des versions organiques des machines et nous devrions échanger avec elles comme si elles étaient des compagnons ou des amis. Dans cet argumentaire, les humains sont réduits à des machines. Weizenbaum estimait pourtant que les machines resserrent plutôt qu’élargissent notre humanité en nous conduisant à croire que nous serions comme elles. « En confiant tant de décisions aux ordinateurs, pensait-il, nous avions créé un monde plus inégal et moins rationnel, dans lequel la richesse de la raison humaine avait été réduite à des routines insensées de code », rappelle Tarnoff. L’informatique réduit les gens et leur expérience à des données. Les promoteurs de l’IA passent leur temps à dévaluer ce que signifie être humain, comme l’ont montré les critiques de celles qui, parce que femmes, personnes trans ou de couleurs, ne sont pas toujours considérées comme des humains, comme celles de Joy Buolamnwini, Timnit Gebru, Sasha Costanza-Chock ou Ruha Benjamin. Cette manière de dévaluer l’humain par la machine, d’évaluer la machine selon sa capacité à résoudre les problèmes n’est pas sans rappeler les dérives de la mesure de l’intelligence et ses délires racistes. La mesure de l’intelligence a toujours été utilisée pour justifier les inégalités de classe, de genre, de race. Et le délire sur l’intelligence des machines ne fait que les renouveler. D’autant que ce mouvement vers l’IA comme industrie est instrumenté par des millionnaires tous problématiques, de Musk à Thiel en passant par Altman ou Andreessen… tous promoteurs de l’eugénisme, tous ultraconservateurs quand ce n’est pas ouvertement fascistes. Bender et Hanna égrènent à leur tour nombre d’exemples des propos problématiques des entrepreneurs et financiers de l’IA. L’IA est un projet politique porté par des gens qui n’ont rien à faire de la démocratie parce qu’elle dessert leurs intérêts et qui tentent de nous convaincre que la rationalité qu’ils portent serait celle dont nous aurions besoin, oubliant de nous rappeler que leur vision du monde est profondément orientée par leurs intérêts – je vous renvoie au livre de Thibault Prévost, Les prophètes de l’IA, qui dit de manière plus politique encore que Bender et Hanna, les dérives idéologiques des grands acteurs de la tech.  

De l’automatisation à l’IA : dévaluer le travail

L’IA se déploie partout avec la même promesse, celle qu’elle va améliorer la productivité, quand elle propose d’abord « de remplacer le travail par la technologie ». « L’IA ne va pas prendre votre job. Mais elle va rendre votre travail plus merdique », expliquent les chercheuses. « L’IA est déployée pour dévaluer le travail en menaçant les travailleurs par la technologie qui est supposée faire leur travail à une fraction de son coût »

En vérité, aucun de ces outils ne fonctionnerait s’ils ne tiraient pas profits de  contenus produits par d’autres et s’ils n’exploitaient pas une force de travail massive et sous payée à l’autre bout du monde. L’IA ne propose que de remplacer les emplois et les carrières que nous pouvons bâtir, par du travail à la tâche. L’IA ne propose que de remplacer les travailleurs de la création par des « babysitters de machines synthétiques »

L’automatisation et la lutte contre l’automatisation par les travailleurs n’est pas nouvelle, rappellent les chercheuses. L’innovation technologique a toujours promis de rendre le travail plus facile et plus simple en augmentant la productivité. Mais ces promesses ne sont que « des fictions dont la fonction ne consiste qu’à vendre de la technologie. L’automatisation a toujours fait partie d’une stratégie plus vaste visant à transférer les coûts sur les travailleurs et à accumuler des richesses pour ceux qui contrôlent les machines. » 

Ceux qui s’opposent à l’automatisation ne sont pas de simples Luddites qui refuseraient le progrès (ceux-ci d’ailleurs n’étaient pas opposés à la technologie et à l’innovation, comme on les présente trop souvent, mais bien plus opposés à la façon dont les propriétaires d’usines utilisaient la technologie pour les transformer, d’artisans en ouvriers, avec des salaires de misères, pour produire des produits de moins bonnes qualités et imposer des conditions de travail punitives, comme l’expliquent Brian Merchant dans son livre, Blood in the Machine ou Gavin Mueller dans Breaking things at work. L’introduction des machines dans le secteur de la confection au début du XIXe siècle au Royaume-Uni a réduit le besoin de travailleurs de 75%. Ceux qui sont entrés dans l’industrie ont été confrontés à des conditions de travail épouvantables où les blessures étaient monnaie courantes. Les Luddites étaient bien plus opposés aux conditions de travail de contrôle et de coercition qui se mettaient en place qu’opposés au déploiement des machines), mais d’abord des gens concernés par la dégradation de leur santé, de leur travail et de leur mode de vie. 

L’automatisation pourtant va surtout exploser avec le 20e siècle, notamment dans l’industrie automobile. Chez Ford, elle devient très tôt une stratégie. Si l’on se souvient de Ford pour avoir offert de bonnes conditions de rémunération à ses employés (afin qu’ils puissent s’acheter les voitures qu’ils produisaient), il faut rappeler que les conditions de travail étaient tout autant épouvantables et punitives que dans les usines de la confection du début du XIXe siècle. L’automatisation a toujours été associée à la fois au chômage et au surtravail, rappellent les chercheuses. Les machines de minage, introduites dès les années 50 dans les mines, permettaient d’employer 3 fois moins de personnes et étaient particulièrement meurtrières. Aujourd’hui, la surveillance qu’Amazon produit dans ses entrepôts vise à contrôler la vitesse d’exécution et cause elle aussi blessures et stress. L’IA n’est que la poursuite de cette longue tradition de l’industrie à chercher des moyens pour remplacer le travail par des machines, renforcer les contraintes et dégrader les conditions de travail au nom de la productivité

D’ailleurs, rappellent les chercheuses, quatre mois après la sortie de ChatGPT, les chercheurs d’OpenAI ont publié un rapport assez peu fiable sur l’impact du chatbot sur le marché du travail. Mais OpenAI, comme tous les grands automatiseurs, a vu très tôt son intérêt à promouvoir l’automatisation comme un job killer. C’est le cas également des cabinets de conseils qui vendent aux entreprises des modalités pour réaliser des économies et améliorer les profits, et qui ont également produit des rapports en ce sens. Le remplacement par la technologie est un mythe persistant qui n’a pas besoin d’être réel pour avoir des impacts

Plus qu’un remplacement par l’IA, cette technologie propose d’abord de dégrader nos conditions de travail. Les scénaristes sont payés moins chers pour réécrire un script que pour en écrire un, tout comme les traducteurs sont payés moins chers pour traduire ce qui a été prémâché par l’IA. Pas étonnant alors que de nombreux collectifs s’opposent à leurs déploiements, à l’image des actions du collectif Safe Street Rebel de San Francisco contre les robots taxis et des attaques (récurrentes) contre les voitures autonomes. Les frustrations se nourrissent des « choses dont nous n’avons pas besoin qui remplissent nos rues, comme des contenus que nous ne voulons pas qui remplissent le web, comme des outils de travail qui s’imposent à nous alors qu’ils ne fonctionnent pas ». Les exemples sont nombreux, à l’image des travailleurs de l’association américaine de lutte contre les désordres alimentaires qui ont été remplacés, un temps, par un chatbot, deux semaines après s’être syndiqués. Un chatbot qui a dû être rapidement retiré, puisqu’il conseillait n’importe quoi à ceux qui tentaient de trouver de l’aide. « Tenter de remplacer le travail par des systèmes d’IA ne consiste pas à faire plus avec moins, mais juste moins pour plus de préjudices » – et plus de bénéfices pour leurs promoteurs. Dans la mode, les mannequins virtuels permettent de créer un semblant de diversité, alors qu’en réalité, ils réduisent les opportunités des mannequins issus de la diversité. 

Babysitter les IA : l’exploitation est la norme

Dans cette perspective, le travail avec l’IA consiste de plus en plus à corriger leurs erreurs, à nettoyer, à être les babysitters de l’IA. Des babysitters de plus en plus invisibilisés. Les robotaxis autonomes de Cruise sont monitorés et contrôlés à distance. Tous les outils d’IA ont recours à un travail caché, invisible, externalisé. Et ce dès l’origine, puisqu’ImageNet, le projet fondateur de l’IA qui consistait à labelliser des images pour servir à l’entraînement des machines n’aurait pas été possible sans l’usage du service Mechanical Turk d’Amazon. 50 000 travailleurs depuis 167 pays ont été mobilisés pour créer le dataset qui a permis à l’IA de décoller. « Le modèle d’ImageNet consistant à exploiter des travailleurs à la tâche tout autour du monde est devenue une norme industrielle du secteur« . Aujourd’hui encore, le recours aux travailleurs du clic est persistant, notamment pour la correction des IA. Et les industries de l’IA profitent d’abord et avant tout l’absence de protection des travailleurs qu’ils exploitent

Pas étonnant donc que les travailleurs tentent de répondre et de s’organiser, à l’image des scénaristes et des acteurs d’Hollywood et de leur 148 jours de grève. Mais toutes les professions ne sont pas aussi bien organisées. D’autres tentent d’autres méthodes, comme les outils des artistes visuels, Glaze et Nightshade, pour protéger leurs créations. Les travailleurs du clics eux aussi s’organisent, par exemple via l’African Content Moderators Union. 

“Quand les services publics se tournent vers des solutions automatisées, c’est bien plus pour se décharger de leurs responsabilités que pour améliorer leurs réponses”

L’escroquerie de l’IA se développe également dans les services sociaux. Sous prétexte d’austérité, les solutions automatisées sont partout envisagées comme « la seule voie à suivre pour les services gouvernementaux à court d’argent ». L’accès aux services sociaux est remplacé par des « contrefaçons bon marchés » pour ceux qui ne peuvent pas se payer les services de vrais professionnels. Ce qui est surtout un moyen d’élargir les inégalités au détriment de ceux qui sont déjà marginalisés. Bien sûr, les auteurs font référence ici à des sources que nous avons déjà mobilisés, notamment Virginia Eubanks. « L’automatisation dans le domaine du social au nom de l’efficacité ne rend les autorités efficaces que pour nuire aux plus démunis« . C’est par exemple le cas de la détention préventive. En 2024, 500 000 américains sont en prison parce qu’ils ne peuvent pas payer leurs cautions. Pour remédier à cela, plusieurs Etats ont recours à des solutions algorithmiques pour évaluer le risque de récidive sans résoudre le problème, au contraire, puisque ces calculs ont surtout servi à accabler les plus démunis. A nouveau, « l’automatisation partout vise bien plus à abdiquer la gouvernance qu’à l’améliorer »

“De partout, quand les services publics se tournent vers des solutions automatisées, c’est bien plus pour se décharger de leurs responsabilités que pour améliorer leurs réponses”, constatent, désabusées, Bender et Hanna. Et ce n’est pas qu’une caractéristique des autorités républicaines, se lamentent les chercheuses. Gavin Newsom, le gouverneur démocrate de la Californie démultiplie les projets d’IA générative, par exemple pour adresser le problème des populations sans domiciles afin de mieux identifier la disponibilité des refuges« Les machines à extruder du texte pourtant, ne savent que faire cela, pas extruder des abris ». De partout d’ailleurs, toutes les autorités publiques ont des projets de développement de chatbots et des projets de systèmes d’IA pour résoudre les problèmes de société. Les autorités oublient que ce qui affecte la santé, la vie et la liberté des gens nécessite des réponses politiques, pas des artifices artificiels.

Les deux chercheuses multiplient les exemples d’outils défaillants… dans un inventaire sans fin. Pourtant, rappellent-elles, la confiance dans ces outils reposent sur la qualité de leur évaluation. Celle-ci est pourtant de plus en plus le parent pauvre de ces outils, comme le regrettaient Sayash Kapoor et Arvind Narayanan dans leur livre. En fait, l’évaluation elle-même est restée déficiente, rappellent Hanna et Bender. Les tests sont partiels, biaisés par les données d’entraînements qui sont rarement représentatives. Les outils d’évaluation de la transcription automatique par exemple reposent sur le taux de mots erronés, mais comptent tout mots comme étant équivalent, alors que certains peuvent être bien plus importants que d’autres en contexte, par exemple, l’adresse est une donnée très importante quand on appelle un service d’urgence, or, c’est là que les erreurs sont les plus fortes

« L’IA n’est qu’un pauvre facsimilé de l’Etat providence »

Depuis l’arrivée de l’IA générative, l’évaluation semble même avoir déraillé (voir notre article « De la difficulté à évaluer l’IA »). Désormais, ils deviennent des concours (par exemple en tentant de les classer selon leur réponses à des tests de QI) et des outils de classements pour eux-mêmes, comme s’en inquiétaient déjà les chercheuses dans un article de recherche. La capacité des modèles d’IA générative à performer aux évaluations tient d’un effet Hans le malin, du nom du cheval qui avait appris à décoder les signes de son maître pour faire croire qu’il était capable de compter. On fait passer des tests qu’on propose aux professionnels pour évaluer ces systèmes d’IA, alors qu’ils ne sont pas faits pour eux et qu’ils n’évaluent pas tout ce qu’on regarde au-delà des tests pour ces professions, comme la créativité, le soin aux autres. Malgré les innombrables défaillances d’outils dans le domaine de la santé (on se souvient des algorithmes défaillants de l’assureur UnitedHealth qui produisait des refus de soins deux fois plus élevés que ses concurrents ou ceux d’Epic Systems ou d’autres encore pour allouer des soins, dénoncés par l’association nationale des infirmières…), cela n’empêche pas les outils de proliférer. Amazon avec One Medical explore le triage de patients en utilisant des chatbots, Hippocratic AI lève des centaines de millions de dollars pour produire d’épouvantables chatbots spécialisés. Et ne parlons pas des chatbots utilisés comme psy et coach personnels, aussi inappropriés que l’était Eliza il y a 55 ans… Le fait de pousser l’IA dans la santé n’a pas d’autres buts que de dégrader les conditions de travail des professionnels et d’élargir le fossé entre ceux qui seront capables de payer pour obtenir des soins et les autres qui seront laissés aux « contrefaçons électroniques bon marchés ». Les chercheuses font le même constat dans le développement de l’IA dans le domaine scolaire, où, pour contrer la généralisation de l’usage des outils par les élèves, les institutions investissent dans des outils de détection défaillants qui visent à surveiller et punir les élèves plutôt que les aider, et qui punissent plus fortement les étudiants en difficultés. D’un côté, les outils promettent aux élèves d’étendre leur créativité, de l’autre, ils sont surtout utilisés pour renforcer la surveillance. « Les étudiants n’ont pourtant pas besoin de plus de technologie. Ils ont besoin de plus de professeurs, de meilleurs équipements et de plus d’équipes supports ». Confrontés à l’IA générative, le secteur a du mal à s’adapter expliquait Taylor Swaak pour le Chronicle of Higher Education (voir notre récent dossier sur le sujet). Dans ce secteur comme dans tous les autres, l’IA est surtout vue comme un moyen de réduire les coûts. C’est oublier que l’école est là pour accompagner les élèves, pour apprendre à travailler et que c’est un apprentissage qui prend du temps. L’IA est finalement bien plus le symptôme des problèmes de l’école qu’une solution. Elle n’aidera pas à mieux payer les enseignants ou à convaincre les élèves de travailler… 

Dans le social, la santé ou l’éducation, le développement de l’IA est obnubilé par l’efficacité organisationnelle : tout l’enjeu est de faire plus avec moins. L’IA est la solution de remplacement bon marché. « L’IA n’est qu’un pauvre facsimilé de l’Etat providence ». « Elle propose à tous ce que les techs barons ne voudraient pas pour eux-mêmes ». « Les machines qui produisent du texte synthétique ne combleront pas les lacunes de la fabrique du social »

On pourrait généraliser le constat que nous faisions avec Clearview : l’investissement dans ces outils est un levier d’investissement idéologique qui vise à créer des outils pour contourner et réduire l’État providence, modifier les modèles économiques et politiques. 

L’IA, une machine à produire des dommages sociaux

« Nous habitons un écosystème d’information qui consiste à établir des relations de confiance entre des publications et leurs lecteurs. Quand les textes synthétiques se déversent dans cet écosystème, c’est une forme de pollution qui endommage les relations comme la confiance ». Or l’IA promet de faire de l’art bon marché. Ce sont des outils de démocratisation de la créativité, explique par exemple le fondateur de Stability AI, Emad Mostaque. La vérité n’est pourtant pas celle-ci. L’artiste Karla Ortiz, qui a travaillé pour Marvel ou Industrial Light and Magic, expliquait qu’elle a très tôt perdu des revenus du fait de la concurrence initiée par l’IA. Là encore, les systèmes de génération d’image sont déployés pour perturber le modèle économique existant permettant à des gens de faire carrière de leur art. Tous les domaines de la création sont en train d’être déstabilisés. Les “livres extrudés” se démultiplient pour tenter de concurrencer ceux d’auteurs existants ou tromper les acheteurs. Dire que l’IA peut faire de l’art, c’est pourtant mal comprendre que l’art porte toujours une intention que les générateurs ne peuvent apporter. L’art sous IA est asocial, explique la sociologue Jennifer Lena. Quand la pratique artistique est une activité sociale, forte de ses pratiques éthiques comme la citation scientifique. La génération d’images, elle, est surtout une génération de travail dérivé qui copie et plagie l’existant. L’argument génératif semble surtout sonner creux, tant les productions sont souvent identiques aux données depuis lesquelles les textes et images sont formés, soulignent Bender et Hanna. Le projet Galactica de Meta, soutenu par Yann Le Cun lui-même, qui promettait de synthétiser la littérature scientifique et d’en produire, a rapidement été dépublié. « Avec les LLM, la situation est pire que le garbage in/garbage out que l’on connaît” (c’est-à-dire, le fait que si les données d’entrées sont mauvaises, les résultats de sortie le seront aussi). Les LLM produisent du « papier-mâché des données d’entraînement, les écrasant et remixant dans de nouvelles formes qui ne savent pas préserver l’intention des données originelles”. Les promesses de l’IA pour la science répètent qu’elle va pouvoir accélérer la science. C’était l’objectif du grand défi, lancé en 2016 par le chercheur de chez Sony, Hiroaki Kitano : concevoir un système d’IA pour faire des découvertes majeures dans les sciences biomédicales (le grand challenge a été renommé, en 2021, le Nobel Turing Challenge). Là encore, le défi a fait long feu. « Nous ne pouvons déléguer la science, car la science n’est pas seulement une collection de réponses. C’est d’abord un ensemble de processus et de savoirs ». Or, pour les thuriféraires de l’IA, la connaissance scientifique ne serait qu’un empilement, qu’une collection de faits empiriques qui seraient découverts uniquement via des procédés techniques à raffiner. Cette fausse compréhension de la science ne la voit jamais comme l’activité humaine et sociale qu’elle est avant tout. Comme dans l’art, les promoteurs de l’IA ne voient la science que comme des idées, jamais comme une communauté de pratique. 

Cette vision de la science explique qu’elle devienne une source de solutions pour résoudre les problèmes sociaux et politiques, dominée par la science informatique, en passe de devenir l’autorité scientifique ultime, le principe organisateur de la science. La surutilisation de l’IA en science risque pourtant bien plus de rendre la science moins innovante et plus vulnérable aux erreurs, estiment les chercheuses. « La prolifération des outils d’IA en science risque d’introduire une phase de recherche scientifique où nous produisons plus, mais comprenons moins« , expliquaient dans Nature Lisa Messeri et M. J. Crockett (sans compter le risque de voir les compétences diminuer, comme le soulignait une récente étude sur la difficulté des spécialistes de l’imagerie médicale à détecter des problèmes sans assistance). L’IA propose surtout un point de vue non situé, une vue depuis nulle part, comme le dénonçait Donna Haraway : elle repose sur l’idée qu’il y aurait une connaissance objective indépendante de l’expérience. « L’IA pour la science nous fait croire que l’on peut trouver des solutions en limitant nos regards à ce qui est éclairé par la lumière des centres de données ». Or, ce qui explique le développement de l’IA scientifique n’est pas la science, mais le capital-risque et les big-tech. L’IA rend surtout les publications scientifiques moins fiables. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il faut rejeter en bloc l’automatisation des instruments scientifiques, mais l’usage généralisé de l’IA risque d’amener plus de risques que de bienfaits.  

Mêmes constats dans le monde de la presse, où les chercheuses dénoncent la prolifération de « moulins à contenus”, où l’automatisation fait des ravages dans un secteur déjà en grande difficulté économique. L’introduction de l’IA dans les domaines des arts, de la science ou du journalisme constitue une même cible de choix qui permet aux promoteurs de l’IA de faire croire en l’intelligence de leurs services. Pourtant, leurs productions ne sont pas des preuves de la créativité de ces machines. Sans la créativité des travailleurs qui produisent l’art, la science et le journalisme qui alimentent ces machines, ces machines ne sauraient rien produire. Les contenus synthétiques sont tous basés sur le vol de données et l’exploitation du travail d’autrui. Et l’utilisation de l’IA générative produit d’abord des dommages sociaux dans ces secteurs. 

Le risque de l’IA, mais lequel et pour qui ?

Le dernier chapitre du livre revient sur les doomers et les boosters, en renvoyant dos à dos ceux qui pensent que le développement de l’IA est dangereux et les accélérationnistes qui pensent que le développement de l’IA permettra de sauver l’humanité. Pour les uns comme pour les autres, les machines sont la prochaine étape de l’évolution. Ces visions apocalyptiques ont produit un champ de recherche dédié, appelé l’AI Safety. Mais, contrairement à ce qu’il laisse entendre, ce champ disciplinaire ne vient pas de l’ingénierie de la sécurité et ne s’intéresse pas vraiment aux dommages que l’IA engendre depuis ses biais et défaillances. C’est un domaine de recherche centré sur les risques existentiels de l’IA qui dispose déjà d’innombrables centres de recherches dédiés. 

Pour éviter que l’IA ne devienne immaîtrisable, beaucoup estiment qu’elle devrait être alignée avec les normes et valeurs humaines. Cette question de l’alignement est considérée comme le Graal de la sécurité pour ceux qui oeuvrent au développement d’une IA superintelligente (OpenAI avait annoncé travailler en 2023 à une superintelligence avec une équipe dédié au « super-alignement », mais l’entreprise à dissous son équipe moins d’un an après son annonce. Ilya Sutskever, qui pilotait l’équipe, a lancé depuis Safe Superintelligence Inc). Derrière l’idée de l’alignement, repose d’abord l’idée que le développement de l’IA serait inévitable. Rien n’est moins sûr, rappellent les chercheuses. La plupart des gens sur la planète n’ont pas besoin d’IA. Et le développement d’outils d’automatisation de masse n’est pas socialement désirable. « Ces technologies servent d’abord à centraliser le pouvoir, à amasser des données, à générer du profit, plutôt qu’à fournir des technologies qui soient socialement bénéfiques à tous ». L’autre problème, c’est que l’alignement de l’IA sur les « valeurs humaines » peine à les définir. Les droits et libertés ne sont des concepts qui ne sont ni universels ni homogènes dans le temps et l’espace. La déclaration des droits de l’homme elle-même s’est longtemps accomodé de l’esclavage. Avec quelles valeurs humaines les outils d’IA s’alignent-ils quand ils sont utilisés pour armer des robots tueurs, pour la militarisation des frontières ou la traque des migrants ?, ironisent avec pertinence Bender et Hanna. 

Pour les tenants du risque existentiel de l’IA, les risques existentiels dont il faudrait se prémunir sont avant tout ceux qui menacent la prospérité des riches occidentaux qui déploient l’IA, ironisent-elles encore. Enfin, rappellent les chercheuses, les scientifiques qui travaillent à pointer les risques réels et actuels de l’IA et ceux qui œuvrent à prévenir les risques existentiels ne travaillent pas à la même chose. Les premiers sont entièrement concernés par les enjeux sociaux, raciaux, dénoncent les violences et les inégalités, quand les seconds ne dénoncent que des risques hypothétiques. Les deux champs scientifiques ne se recoupent ni ne se citent entre eux. 

Derrière la fausse guerre entre doomers et boomers, les uns se cachent avec les autres. Pour les uns comme pour les autres, le capitalisme est la seule solution aux maux de la société. Les uns comme les autres voient l’IA comme inévitable et désirable parce qu’elle leur promet des marchés sans entraves. Pourtant, rappellent les chercheuses, le danger n’est pas celui d’une IA qui nous exterminerait. Le danger, bien présent, est celui d’une spéculation financière sans limite, d’une dégradation de la confiance dans les médias à laquelle l’IA participe activement, la normalisation du vol de données et de leur exploitation et le renforcement de systèmes imaginés pour punir les plus démunis. Doomers et boosters devraient surtout être ignorés, s’ils n’étaient pas si riches et si influents. L’emphase sur les risques existentiels détournent les autorités des régulations qu’elles devraient produire.

Pour répondre aux défis de la modernité, nous n’avons pas besoin de générateur de textes, mais de gens, de volonté politique et de ressources, concluent les chercheuses. Nous devons collectivement façonner l’innovation pour qu’elle bénéficie à tous plutôt qu’elle n’enrichisse certains. Pour résister à la hype de l’IA, nous devons poser de meilleures questions sur les systèmes qui se déploient. D’où viennent les données ? Qu’est-ce qui est vraiment automatisé ? Nous devrions refuser de les anthropomorphismer : il ne peut y avoir d’infirmière ou de prof IA. Nous devrions exiger de bien meilleures évaluations des systèmes. ShotSpotter, le système vendu aux municipalités américaines pour détecter automatiquement le son des coups de feux, était annoncé avec un taux de performance de 97% (et un taux de faux positif de 0,5% – et c’est encore le cas dans sa FAQ). En réalité, les audits réalisés à Chicago et New York ont montré que 87 à 91% des alertes du systèmes étaient de fausses alertes ! Nous devons savoir qui bénéficie de ces technologies, qui en souffre. Quels recours sont disponibles et est-ce que le service de plainte est fonctionnel pour y répondre ? 

Face à l’IA, nous devons avoir aucune confiance

Pour les deux chercheuses, la résistance à l’IA passe d’abord et avant tout par luttes collectives. C’est à chacun et à tous de boycotter ces produits, de nous moquer de ceux qui les utilisent. C’est à nous de rendre l’usage des médias synthétiques pour ce qu’ils sont : inutiles et ringards. Pour les deux chercheuses, la résistance à ces déploiements est essentielle, tant les géants de l’IA sont en train de l’imposer, par exemple dans notre rapport à l’information, mais également dans tous leurs outils. C’est à nous de refuser « l’apparente commodité des réponses des chatbots ». C’est à nous d’oeuvrer pour renforcer la régulation de l’IA, comme les lois qui protègent les droits des travailleurs, qui limitent la surveillance. 

Emily Bender et Alex Hanna plaident pour une confiance zéro à l’encontre de ceux qui déploient des outils d’IA. Ces principes établis par l’AI Now Institute, Accountable Tech et l’Electronic Privacy Information Center, reposent sur 3 leviers : renforcer les lois existantes, établir des lignes rouges sur les usages inacceptables de l’IA et exiger des entreprises d’IA qu’elles produisent les preuves que leurs produits sont sans dangers. 

Mais la régulation n’est hélas pas à l’ordre du jour. Les thuriféraires de l’IA défendent une innovation sans plus aucune entrave afin que rien n’empêche leur capacité à accumuler puissance et fortune. Pour améliorer la régulation, nous avons besoin d’une plus grande transparence, car il n’y aura pas de responsabilité sans elle, soulignent les chercheuses. Nous devons avoir également une transparence sur l’automatisation à l’œuvre, c’est-à-dire que nous devons savoir quand nous interagissons avec un système, quand un texte a été traduit automatiquement. Nous avons le droit de savoir quand nous sommes les sujets soumis aux résultats de l’automatisation. Enfin, nous devons déplacer la responsabilité sur les systèmes eux-mêmes et tout le long de la chaîne de production de l’IA. Les entreprises de l’IA doivent être responsables des données, du travail qu’elles réalisent sur celles-ci, des modèles qu’elles développent et des évaluations. Enfin, il faut améliorer les recours, le droit des données et la minimisation. En entraînant leurs modèles sur toutes les données disponibles, les entreprises de l’IA ont renforcé la nécessité d’augmenter les droits des gens sur leurs données. Enfin, elles plaident pour renforcer les protections du travail en donnant plus de contrôle aux travailleurs sur les outils qui sont déployés et renforcer le droit syndical. Nous devons œuvrer à des « technologies socialement situées », des outils spécifiques plutôt que des outils qui sauraient tout faire. Les applications devraient bien plus respecter les droits des usagers et par exemple ne pas autoriser la collecte de leurs données. Nous devrions enfin défendre un droit à ne pas être évalué par les machines. Comme le dit Ruha Benjamin, en défendant la Justice virale (Princeton University Press, 2022), nous devrions œuvrer à “un monde où la justice est irrésistible”, où rien ne devrait pouvoir se faire pour les gens sans les gens. Nous avons le pouvoir de dire non. Nous devrions refuser la reconnaissance faciale et émotionnelle, car, comme le dit Sarah Hamid du réseau de résistance aux technologies carcérales, au-delà des biais, les technologies sont racistes parce qu’on le leur demande. Nous devons les refuser, comme l’Algorithmic Justice League recommande aux voyageurs de refuser de passer les scanneurs de la reconnaissance faciale

Bender et Hanna nous invitent à activement résister à la hype. A réaffirmer notre valeur, nos compétences et nos expertises sur celles des machines. Les deux chercheuses ne tiennent pas un propos révolutionnaire pourtant. Elles ne livrent qu’une synthèse, riche, informée. Elles ne nous invitent qu’à activer la résistance que nous devrions naturellement activer, mais qui semble être devenue étrangement radicale ou audacieuse face aux déploiements omnipotents de l’IA.  

Hubert Guillaud

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IA, la grande escroquerie

La couverture du livre d’Emily Bender et Alex Hanna.

L’arnaque de l’IA est le titre d’un essai que signent la linguiste Emily Bender et la sociologue Alex Hanna : The AI con : how to fight big tech’s hype and create the future we want (HarperCollins, 2025, non traduit). Emily Bender est professeure de linguistique à l’université de Washington. Elle fait partie des 100 personnalités de l’IA distinguées par le Time en 2023. Elle est surtout connue pour être l’une des co-auteure avec Timnit Gebru, Angelina McMillan-Major et Margaret Mitchell du fameux article sur les Perroquets stochastiques, critique du développement des grands modèles de langage (voir l’interview du Monde avec Emily Bender). Alex Hanna, elle, est sociologue. Elle est la directrice de la recherche de DAIR, Distributed AI Research Institut. Les deux chercheuses publient également une newsletter commune et un podcast éponyme, « Mystery AI Hype Theater 3000 », où elles discutent avec nombre de chercheurs du domaine. 

AI con pourrait paraître comme un brûlot technocritique, mais il est plutôt une synthèse très documentée de ce qu’est l’IA et de ce qu’elle n’est pas. L’IA est une escroquerie, expliquent les autrices, un moyen que certains acteurs ont trouvé “pour faire les poches de tous les autres”. « Quelques acteurs majeurs bien placés se sont positionnés pour accumuler des richesses importantes en extrayant de la valeur du travail créatif, des données personnelles ou du travail d’autres personnes et en remplaçant des services de qualité par des fac-similés ». Pour elles, l’IA tient bien plus d’une pseudo-technologie qu’autre chose. 

L’escroquerie tient surtout dans le discours que ces acteurs tiennent, le battage médiatique, la hype qu’ils entretiennent, les propos qu’ils disséminent pour entretenir la frénésie autour de leurs outils et services. Le cadrage que les promoteurs de l’IA proposent leur permet de faire croire en leur puissance tout en invisibilisant ce que l’IA fait vraiment : « menacer les carrières stables et les remplacer par du travail à la tâche, réduire le personnel, déprécier les services sociaux et dégrader la créativité humaine ».

L’IA n’est rien d’autre que du marketing

Bender et Hanna nous le rappellent avec force. « L’intelligence artificielle est un terme marketing ». L’IA ne se réfère pas à un ensemble cohérent de technologies. « L’IA permet de faire croire à ceux à qui on la vend que la technologie que l’on vend est similaire à l’humain, qu’elle serait capable de faire ce qui en fait, nécessite intrinsèquement le jugement, la perception ou la créativité humaine ». Les calculatrices sont bien meilleures que les humains pour l’arithmétique, on ne les vend pas pour autant comme de l’IA. 

L’IA sert à automatiser les décisions, à classifier, à recommander, à traduire et transcrire et à générer des textes ou des images. Toutes ces différentes fonctions assemblées sous le terme d’IA créent l’illusion d’une technologie intelligente, magique, qui permet de produire de l’acceptation autour de l’automatisation quelque soit ses conséquences, par exemple dans le domaine de l’aide sociale. Le battage médiatique, la hype, est également un élément important, car c’est elle qui conduit l’investissement dans ces technologies, qui explique l’engouement pour cet ensemble de méthodes statistiques appelé à changer le monde. « La fonction commerciale de la hype technologique est de booster la vente de produits ». Altman et ses confrères ne sont que des publicitaires qui connectent leurs objectifs commerciaux avec les imaginaires machiniques. Et la hype de l’IA nous promet une vie facile où les machines prendront notre place, feront le travail difficile et répétitif à notre place. 

En 1956, quand John McCarthy et Marvin Minsky organisent un atelier au Dartmouth College pour discuter de méthodes pour créer des machines pensantes, le terme d’IA s’impose, notamment pour exclure Norbert Wiener, le pionnier, qui parle lui de cybernétique, estiment les chercheuses. Le terme d’intelligence artificielle va servir pour désigner des outils pour le guidage de systèmes militaires, afin d’attirer des investissements dans le contexte de la guerre froide. Dès le début, la « discipline » repose donc sur de grandes prétentions sans grande caution scientifique, de mauvaises pratiques de citation scientifiques et des objectifs fluctuants pour justifier les projets et attirer les investissements, expliquent Bender et Hanna. Des pratiques qui ont toujours cours aujourd’hui. Dès le début, les promoteurs de l’IA vont soutenir que les ordinateurs peuvent égaler les capacités humaines, notamment en estimant que les capacités humaines ne sont pas si complexes. 

Des outils de manipulation… sans entraves

L’une des premières grande réalisation du domaine est le chatbot Eliza de Joseph Weizenbaum, nommée ainsi en référence à Eliza Doolittle, l’héroïne de Pygmalion, la pièce de George Bernard Shaw. Eliza Doolittle est la petite fleuriste prolétaire qui apprend à imiter le discours de la classe supérieure. Derrière ce nom très symbolique, le chatbot est conçu comme un psychothérapeute capable de soutenir une conversation avec son interlocuteur en lui renvoyant sans cesse des questions depuis les termes que son interlocuteur emploie. Weizenbaum était convaincu qu’en montrant le fonctionnement très basique et très trompeur d’Eliza, il permettrait aux utilisateurs de comprendre qu’on ne pouvait pas compatir à ses réponses. C’est l’inverse qui se produisit pourtant. Tout mécanique qu’était Eliza, Weizenbaum a été surpris de l’empathie générée par son tour de passe-passe, comme l’expliquait Ben Tarnoff. Eliza n’en sonne pas moins l’entrée dans l’âge de l’IA. Son créateur, lui, passera le reste de sa vie à être très critique de l’IA, d’abord en s’inquiétant de ses effets sur les gens. Eliza montrait que le principe d’imitation de l’humain se révélait particulièrement délétère, notamment en trompant émotionnellement ses interlocuteurs, ceux-ci interprétant les réponses comme s’ils étaient écoutés par cette machine. Dès l’origine, donc, rappellent Bender et Hanna, l’IA est une discipline de manipulation sans entrave biberonnée aux investissements publics et à la spéculation privée. 

Bien sûr, il y a des applications de l’IA bien testées et utiles, conviennent-elles. Les correcteurs orthographiques par exemple ou les systèmes d’aide à la détection d’anomalies d’images médicales. Mais, en quelques années, l’IA est devenue la solution à toutes les activités humaines. Pourtant, toutes, mêmes les plus accomplies, comme les correcteurs orthographiques ou les systèmes d’images médicales ont des défaillances. Et leurs défaillances sont encore plus vives quand les outils sont imbriqués à d’autres et quand leurs applications vont au-delà des limites de leurs champs d’application pour lesquels elles fonctionnent bien. Dans leur livre, Bender et Hanna multiplient les exemples de défaillances, comme celles que nous évoquons en continue ici, Dans les algorithmes

Ces défaillances dont la presse et la recherche se font souvent les échos ont des points communs. Toutes reposent sur des gens qui nous survendent les systèmes d’automatisation comme les très versatiles « machines à extruder du texte » – c’est ainsi que Bender et Hanna parlent des chatbots, les comparant implicitement à des imprimantes 3D censées imprimer, plus ou moins fidèlement, du texte depuis tous les textes, censées extruder du sens ou plutôt nous le faire croire, comme Eliza nous faisait croire en sa conscience, alors qu’elle ne faisait que berner ses utilisateurs. C’est bien plus nous que ces outils qui sommes capables de mettre du sens là où il n’y en a pas. Comme si ces outils n’étaient finalement que des moteurs à produire des paréidolies, des apophénies, c’est-à-dire du sens, des causalités, là où il n’y en a aucune. « L’IA n’est pas consciente : elle ne va pas rendre votre travail plus facile et les médecins IA ne soigneront aucun de vos maux ». Mais proclamer que l’IA est ou sera consciente produit surtout des effets sur le corps social, comme Eliza produit des effets sur ses utilisateurs. Malgré ce que promet la hype, l’IA risque bien plus de rendre votre travail plus difficile et de réduire la qualité des soins. « La hype n’arrive pas par accident. Elle remplit une fonction : nous effrayer et promettre aux décideurs et aux entrepreneurs de continuer à se remplir les poches ».   

Déconstruire l’emballement

Dans leur livre, Bender et Hanna déconstruisent l’emballement. En rappelant d’abord que ces machines ne sont ni conscientes ni intelligentes. L’IA n’est que le résultat d’un traitement statistique à très grande échelle, comme l’expliquait Kate Crawford dans son Contre-Atlas de l’intelligence artificielle. Pourtant, dès les années 50, Minsky promettait déjà la simulation de la conscience. Mais cette promesse, cette fiction, ne sert que ceux qui ont quelque chose à vendre. Cette fiction de la conscience ne sert qu’à dévaluer la nôtre. Les « réseaux neuronaux » sont un terme fallacieux, qui vient du fait que ces premières machines s’inspiraient de ce qu’on croyait savoir du fonctionnement des neurones du cerveau humain dans les années 40. Or, ces systèmes ne font que prédire statistiquement le mot suivant dans leurs données de références. ChatGPT n’est rien d’autre qu’une « saisie automatique améliorée ». Or, comme le rappelle l’effet Eliza, quand nous sommes confrontés à du texte ou à des signes, nous l’interprétons automatiquement. Les bébés n’apprennent pas le langage par une exposition passive et isolée, rappelle la linguiste. Nous apprenons le langage par l’attention partagée avec autrui, par l’intersubjectivité. C’est seulement après avoir appris un langage en face à face que nous pouvons l’utiliser pour comprendre les autres artefacts linguistiques, comme l’écriture. Mais nous continuons d’appliquer la même technique de compréhension : « nous imaginons l’esprit derrière le texte ». Les LLM n’ont ni subjectivité ni intersubjectivité. Le fait qu’ils soient modélisés pour produire et distribuer des mots dans du texte ne signifie pas qu’ils aient accès au sens ou à une quelconque intention. Ils ne produisent que du texte synthétique plausible. ChatGPT n’est qu’une machine à extruder du texte, « comme un processus industriel extrude du plastique ». Leur fonction est une fonction de production… voire de surproduction. 

Les promoteurs de l’IA ne cessent de répéter que leurs machines approchent de la conscience ou que les être humains, eux aussi, ne seraient que des perroquets stochastiques. Nous ne serions que des versions organiques des machines et nous devrions échanger avec elles comme si elles étaient des compagnons ou des amis. Dans cet argumentaire, les humains sont réduits à des machines. Weizenbaum estimait pourtant que les machines resserrent plutôt qu’élargissent notre humanité en nous conduisant à croire que nous serions comme elles. « En confiant tant de décisions aux ordinateurs, pensait-il, nous avions créé un monde plus inégal et moins rationnel, dans lequel la richesse de la raison humaine avait été réduite à des routines insensées de code », rappelle Tarnoff. L’informatique réduit les gens et leur expérience à des données. Les promoteurs de l’IA passent leur temps à dévaluer ce que signifie être humain, comme l’ont montré les critiques de celles qui, parce que femmes, personnes trans ou de couleurs, ne sont pas toujours considérées comme des humains, comme celles de Joy Buolamnwini, Timnit Gebru, Sasha Costanza-Chock ou Ruha Benjamin. Cette manière de dévaluer l’humain par la machine, d’évaluer la machine selon sa capacité à résoudre les problèmes n’est pas sans rappeler les dérives de la mesure de l’intelligence et ses délires racistes. La mesure de l’intelligence a toujours été utilisée pour justifier les inégalités de classe, de genre, de race. Et le délire sur l’intelligence des machines ne fait que les renouveler. D’autant que ce mouvement vers l’IA comme industrie est instrumenté par des millionnaires tous problématiques, de Musk à Thiel en passant par Altman ou Andreessen… tous promoteurs de l’eugénisme, tous ultraconservateurs quand ce n’est pas ouvertement fascistes. Bender et Hanna égrènent à leur tour nombre d’exemples des propos problématiques des entrepreneurs et financiers de l’IA. L’IA est un projet politique porté par des gens qui n’ont rien à faire de la démocratie parce qu’elle dessert leurs intérêts et qui tentent de nous convaincre que la rationalité qu’ils portent serait celle dont nous aurions besoin, oubliant de nous rappeler que leur vision du monde est profondément orientée par leurs intérêts – je vous renvoie au livre de Thibault Prévost, Les prophètes de l’IA, qui dit de manière plus politique encore que Bender et Hanna, les dérives idéologiques des grands acteurs de la tech.  

De l’automatisation à l’IA : dévaluer le travail

L’IA se déploie partout avec la même promesse, celle qu’elle va améliorer la productivité, quand elle propose d’abord « de remplacer le travail par la technologie ». « L’IA ne va pas prendre votre job. Mais elle va rendre votre travail plus merdique », expliquent les chercheuses. « L’IA est déployée pour dévaluer le travail en menaçant les travailleurs par la technologie qui est supposée faire leur travail à une fraction de son coût »

En vérité, aucun de ces outils ne fonctionnerait s’ils ne tiraient pas profits de  contenus produits par d’autres et s’ils n’exploitaient pas une force de travail massive et sous payée à l’autre bout du monde. L’IA ne propose que de remplacer les emplois et les carrières que nous pouvons bâtir, par du travail à la tâche. L’IA ne propose que de remplacer les travailleurs de la création par des « babysitters de machines synthétiques »

L’automatisation et la lutte contre l’automatisation par les travailleurs n’est pas nouvelle, rappellent les chercheuses. L’innovation technologique a toujours promis de rendre le travail plus facile et plus simple en augmentant la productivité. Mais ces promesses ne sont que « des fictions dont la fonction ne consiste qu’à vendre de la technologie. L’automatisation a toujours fait partie d’une stratégie plus vaste visant à transférer les coûts sur les travailleurs et à accumuler des richesses pour ceux qui contrôlent les machines. » 

Ceux qui s’opposent à l’automatisation ne sont pas de simples Luddites qui refuseraient le progrès (ceux-ci d’ailleurs n’étaient pas opposés à la technologie et à l’innovation, comme on les présente trop souvent, mais bien plus opposés à la façon dont les propriétaires d’usines utilisaient la technologie pour les transformer, d’artisans en ouvriers, avec des salaires de misères, pour produire des produits de moins bonnes qualités et imposer des conditions de travail punitives, comme l’expliquent Brian Merchant dans son livre, Blood in the Machine ou Gavin Mueller dans Breaking things at work. L’introduction des machines dans le secteur de la confection au début du XIXe siècle au Royaume-Uni a réduit le besoin de travailleurs de 75%. Ceux qui sont entrés dans l’industrie ont été confrontés à des conditions de travail épouvantables où les blessures étaient monnaie courantes. Les Luddites étaient bien plus opposés aux conditions de travail de contrôle et de coercition qui se mettaient en place qu’opposés au déploiement des machines), mais d’abord des gens concernés par la dégradation de leur santé, de leur travail et de leur mode de vie. 

L’automatisation pourtant va surtout exploser avec le 20e siècle, notamment dans l’industrie automobile. Chez Ford, elle devient très tôt une stratégie. Si l’on se souvient de Ford pour avoir offert de bonnes conditions de rémunération à ses employés (afin qu’ils puissent s’acheter les voitures qu’ils produisaient), il faut rappeler que les conditions de travail étaient tout autant épouvantables et punitives que dans les usines de la confection du début du XIXe siècle. L’automatisation a toujours été associée à la fois au chômage et au surtravail, rappellent les chercheuses. Les machines de minage, introduites dès les années 50 dans les mines, permettaient d’employer 3 fois moins de personnes et étaient particulièrement meurtrières. Aujourd’hui, la surveillance qu’Amazon produit dans ses entrepôts vise à contrôler la vitesse d’exécution et cause elle aussi blessures et stress. L’IA n’est que la poursuite de cette longue tradition de l’industrie à chercher des moyens pour remplacer le travail par des machines, renforcer les contraintes et dégrader les conditions de travail au nom de la productivité

D’ailleurs, rappellent les chercheuses, quatre mois après la sortie de ChatGPT, les chercheurs d’OpenAI ont publié un rapport assez peu fiable sur l’impact du chatbot sur le marché du travail. Mais OpenAI, comme tous les grands automatiseurs, a vu très tôt son intérêt à promouvoir l’automatisation comme un job killer. C’est le cas également des cabinets de conseils qui vendent aux entreprises des modalités pour réaliser des économies et améliorer les profits, et qui ont également produit des rapports en ce sens. Le remplacement par la technologie est un mythe persistant qui n’a pas besoin d’être réel pour avoir des impacts

Plus qu’un remplacement par l’IA, cette technologie propose d’abord de dégrader nos conditions de travail. Les scénaristes sont payés moins chers pour réécrire un script que pour en écrire un, tout comme les traducteurs sont payés moins chers pour traduire ce qui a été prémâché par l’IA. Pas étonnant alors que de nombreux collectifs s’opposent à leurs déploiements, à l’image des actions du collectif Safe Street Rebel de San Francisco contre les robots taxis et des attaques (récurrentes) contre les voitures autonomes. Les frustrations se nourrissent des « choses dont nous n’avons pas besoin qui remplissent nos rues, comme des contenus que nous ne voulons pas qui remplissent le web, comme des outils de travail qui s’imposent à nous alors qu’ils ne fonctionnent pas ». Les exemples sont nombreux, à l’image des travailleurs de l’association américaine de lutte contre les désordres alimentaires qui ont été remplacés, un temps, par un chatbot, deux semaines après s’être syndiqués. Un chatbot qui a dû être rapidement retiré, puisqu’il conseillait n’importe quoi à ceux qui tentaient de trouver de l’aide. « Tenter de remplacer le travail par des systèmes d’IA ne consiste pas à faire plus avec moins, mais juste moins pour plus de préjudices » – et plus de bénéfices pour leurs promoteurs. Dans la mode, les mannequins virtuels permettent de créer un semblant de diversité, alors qu’en réalité, ils réduisent les opportunités des mannequins issus de la diversité. 

Babysitter les IA : l’exploitation est la norme

Dans cette perspective, le travail avec l’IA consiste de plus en plus à corriger leurs erreurs, à nettoyer, à être les babysitters de l’IA. Des babysitters de plus en plus invisibilisés. Les robotaxis autonomes de Cruise sont monitorés et contrôlés à distance. Tous les outils d’IA ont recours à un travail caché, invisible, externalisé. Et ce dès l’origine, puisqu’ImageNet, le projet fondateur de l’IA qui consistait à labelliser des images pour servir à l’entraînement des machines n’aurait pas été possible sans l’usage du service Mechanical Turk d’Amazon. 50 000 travailleurs depuis 167 pays ont été mobilisés pour créer le dataset qui a permis à l’IA de décoller. « Le modèle d’ImageNet consistant à exploiter des travailleurs à la tâche tout autour du monde est devenue une norme industrielle du secteur« . Aujourd’hui encore, le recours aux travailleurs du clic est persistant, notamment pour la correction des IA. Et les industries de l’IA profitent d’abord et avant tout l’absence de protection des travailleurs qu’ils exploitent

Pas étonnant donc que les travailleurs tentent de répondre et de s’organiser, à l’image des scénaristes et des acteurs d’Hollywood et de leur 148 jours de grève. Mais toutes les professions ne sont pas aussi bien organisées. D’autres tentent d’autres méthodes, comme les outils des artistes visuels, Glaze et Nightshade, pour protéger leurs créations. Les travailleurs du clics eux aussi s’organisent, par exemple via l’African Content Moderators Union. 

“Quand les services publics se tournent vers des solutions automatisées, c’est bien plus pour se décharger de leurs responsabilités que pour améliorer leurs réponses”

L’escroquerie de l’IA se développe également dans les services sociaux. Sous prétexte d’austérité, les solutions automatisées sont partout envisagées comme « la seule voie à suivre pour les services gouvernementaux à court d’argent ». L’accès aux services sociaux est remplacé par des « contrefaçons bon marchés » pour ceux qui ne peuvent pas se payer les services de vrais professionnels. Ce qui est surtout un moyen d’élargir les inégalités au détriment de ceux qui sont déjà marginalisés. Bien sûr, les auteurs font référence ici à des sources que nous avons déjà mobilisés, notamment Virginia Eubanks. « L’automatisation dans le domaine du social au nom de l’efficacité ne rend les autorités efficaces que pour nuire aux plus démunis« . C’est par exemple le cas de la détention préventive. En 2024, 500 000 américains sont en prison parce qu’ils ne peuvent pas payer leurs cautions. Pour remédier à cela, plusieurs Etats ont recours à des solutions algorithmiques pour évaluer le risque de récidive sans résoudre le problème, au contraire, puisque ces calculs ont surtout servi à accabler les plus démunis. A nouveau, « l’automatisation partout vise bien plus à abdiquer la gouvernance qu’à l’améliorer »

“De partout, quand les services publics se tournent vers des solutions automatisées, c’est bien plus pour se décharger de leurs responsabilités que pour améliorer leurs réponses”, constatent, désabusées, Bender et Hanna. Et ce n’est pas qu’une caractéristique des autorités républicaines, se lamentent les chercheuses. Gavin Newsom, le gouverneur démocrate de la Californie démultiplie les projets d’IA générative, par exemple pour adresser le problème des populations sans domiciles afin de mieux identifier la disponibilité des refuges« Les machines à extruder du texte pourtant, ne savent que faire cela, pas extruder des abris ». De partout d’ailleurs, toutes les autorités publiques ont des projets de développement de chatbots et des projets de systèmes d’IA pour résoudre les problèmes de société. Les autorités oublient que ce qui affecte la santé, la vie et la liberté des gens nécessite des réponses politiques, pas des artifices artificiels.

Les deux chercheuses multiplient les exemples d’outils défaillants… dans un inventaire sans fin. Pourtant, rappellent-elles, la confiance dans ces outils reposent sur la qualité de leur évaluation. Celle-ci est pourtant de plus en plus le parent pauvre de ces outils, comme le regrettaient Sayash Kapoor et Arvind Narayanan dans leur livre. En fait, l’évaluation elle-même est restée déficiente, rappellent Hanna et Bender. Les tests sont partiels, biaisés par les données d’entraînements qui sont rarement représentatives. Les outils d’évaluation de la transcription automatique par exemple reposent sur le taux de mots erronés, mais comptent tout mots comme étant équivalent, alors que certains peuvent être bien plus importants que d’autres en contexte, par exemple, l’adresse est une donnée très importante quand on appelle un service d’urgence, or, c’est là que les erreurs sont les plus fortes

« L’IA n’est qu’un pauvre facsimilé de l’Etat providence »

Depuis l’arrivée de l’IA générative, l’évaluation semble même avoir déraillé (voir notre article « De la difficulté à évaluer l’IA »). Désormais, ils deviennent des concours (par exemple en tentant de les classer selon leur réponses à des tests de QI) et des outils de classements pour eux-mêmes, comme s’en inquiétaient déjà les chercheuses dans un article de recherche. La capacité des modèles d’IA générative à performer aux évaluations tient d’un effet Hans le malin, du nom du cheval qui avait appris à décoder les signes de son maître pour faire croire qu’il était capable de compter. On fait passer des tests qu’on propose aux professionnels pour évaluer ces systèmes d’IA, alors qu’ils ne sont pas faits pour eux et qu’ils n’évaluent pas tout ce qu’on regarde au-delà des tests pour ces professions, comme la créativité, le soin aux autres. Malgré les innombrables défaillances d’outils dans le domaine de la santé (on se souvient des algorithmes défaillants de l’assureur UnitedHealth qui produisait des refus de soins deux fois plus élevés que ses concurrents ou ceux d’Epic Systems ou d’autres encore pour allouer des soins, dénoncés par l’association nationale des infirmières…), cela n’empêche pas les outils de proliférer. Amazon avec One Medical explore le triage de patients en utilisant des chatbots, Hippocratic AI lève des centaines de millions de dollars pour produire d’épouvantables chatbots spécialisés. Et ne parlons pas des chatbots utilisés comme psy et coach personnels, aussi inappropriés que l’était Eliza il y a 55 ans… Le fait de pousser l’IA dans la santé n’a pas d’autres buts que de dégrader les conditions de travail des professionnels et d’élargir le fossé entre ceux qui seront capables de payer pour obtenir des soins et les autres qui seront laissés aux « contrefaçons électroniques bon marchés ». Les chercheuses font le même constat dans le développement de l’IA dans le domaine scolaire, où, pour contrer la généralisation de l’usage des outils par les élèves, les institutions investissent dans des outils de détection défaillants qui visent à surveiller et punir les élèves plutôt que les aider, et qui punissent plus fortement les étudiants en difficultés. D’un côté, les outils promettent aux élèves d’étendre leur créativité, de l’autre, ils sont surtout utilisés pour renforcer la surveillance. « Les étudiants n’ont pourtant pas besoin de plus de technologie. Ils ont besoin de plus de professeurs, de meilleurs équipements et de plus d’équipes supports ». Confrontés à l’IA générative, le secteur a du mal à s’adapter expliquait Taylor Swaak pour le Chronicle of Higher Education (voir notre récent dossier sur le sujet). Dans ce secteur comme dans tous les autres, l’IA est surtout vue comme un moyen de réduire les coûts. C’est oublier que l’école est là pour accompagner les élèves, pour apprendre à travailler et que c’est un apprentissage qui prend du temps. L’IA est finalement bien plus le symptôme des problèmes de l’école qu’une solution. Elle n’aidera pas à mieux payer les enseignants ou à convaincre les élèves de travailler… 

Dans le social, la santé ou l’éducation, le développement de l’IA est obnubilé par l’efficacité organisationnelle : tout l’enjeu est de faire plus avec moins. L’IA est la solution de remplacement bon marché. « L’IA n’est qu’un pauvre facsimilé de l’Etat providence ». « Elle propose à tous ce que les techs barons ne voudraient pas pour eux-mêmes ». « Les machines qui produisent du texte synthétique ne combleront pas les lacunes de la fabrique du social »

On pourrait généraliser le constat que nous faisions avec Clearview : l’investissement dans ces outils est un levier d’investissement idéologique qui vise à créer des outils pour contourner et réduire l’État providence, modifier les modèles économiques et politiques. 

L’IA, une machine à produire des dommages sociaux

« Nous habitons un écosystème d’information qui consiste à établir des relations de confiance entre des publications et leurs lecteurs. Quand les textes synthétiques se déversent dans cet écosystème, c’est une forme de pollution qui endommage les relations comme la confiance ». Or l’IA promet de faire de l’art bon marché. Ce sont des outils de démocratisation de la créativité, explique par exemple le fondateur de Stability AI, Emad Mostaque. La vérité n’est pourtant pas celle-ci. L’artiste Karla Ortiz, qui a travaillé pour Marvel ou Industrial Light and Magic, expliquait qu’elle a très tôt perdu des revenus du fait de la concurrence initiée par l’IA. Là encore, les systèmes de génération d’image sont déployés pour perturber le modèle économique existant permettant à des gens de faire carrière de leur art. Tous les domaines de la création sont en train d’être déstabilisés. Les “livres extrudés” se démultiplient pour tenter de concurrencer ceux d’auteurs existants ou tromper les acheteurs. Dire que l’IA peut faire de l’art, c’est pourtant mal comprendre que l’art porte toujours une intention que les générateurs ne peuvent apporter. L’art sous IA est asocial, explique la sociologue Jennifer Lena. Quand la pratique artistique est une activité sociale, forte de ses pratiques éthiques comme la citation scientifique. La génération d’images, elle, est surtout une génération de travail dérivé qui copie et plagie l’existant. L’argument génératif semble surtout sonner creux, tant les productions sont souvent identiques aux données depuis lesquelles les textes et images sont formés, soulignent Bender et Hanna. Le projet Galactica de Meta, soutenu par Yann Le Cun lui-même, qui promettait de synthétiser la littérature scientifique et d’en produire, a rapidement été dépublié. « Avec les LLM, la situation est pire que le garbage in/garbage out que l’on connaît” (c’est-à-dire, le fait que si les données d’entrées sont mauvaises, les résultats de sortie le seront aussi). Les LLM produisent du « papier-mâché des données d’entraînement, les écrasant et remixant dans de nouvelles formes qui ne savent pas préserver l’intention des données originelles”. Les promesses de l’IA pour la science répètent qu’elle va pouvoir accélérer la science. C’était l’objectif du grand défi, lancé en 2016 par le chercheur de chez Sony, Hiroaki Kitano : concevoir un système d’IA pour faire des découvertes majeures dans les sciences biomédicales (le grand challenge a été renommé, en 2021, le Nobel Turing Challenge). Là encore, le défi a fait long feu. « Nous ne pouvons déléguer la science, car la science n’est pas seulement une collection de réponses. C’est d’abord un ensemble de processus et de savoirs ». Or, pour les thuriféraires de l’IA, la connaissance scientifique ne serait qu’un empilement, qu’une collection de faits empiriques qui seraient découverts uniquement via des procédés techniques à raffiner. Cette fausse compréhension de la science ne la voit jamais comme l’activité humaine et sociale qu’elle est avant tout. Comme dans l’art, les promoteurs de l’IA ne voient la science que comme des idées, jamais comme une communauté de pratique. 

Cette vision de la science explique qu’elle devienne une source de solutions pour résoudre les problèmes sociaux et politiques, dominée par la science informatique, en passe de devenir l’autorité scientifique ultime, le principe organisateur de la science. La surutilisation de l’IA en science risque pourtant bien plus de rendre la science moins innovante et plus vulnérable aux erreurs, estiment les chercheuses. « La prolifération des outils d’IA en science risque d’introduire une phase de recherche scientifique où nous produisons plus, mais comprenons moins« , expliquaient dans Nature Lisa Messeri et M. J. Crockett (sans compter le risque de voir les compétences diminuer, comme le soulignait une récente étude sur la difficulté des spécialistes de l’imagerie médicale à détecter des problèmes sans assistance). L’IA propose surtout un point de vue non situé, une vue depuis nulle part, comme le dénonçait Donna Haraway : elle repose sur l’idée qu’il y aurait une connaissance objective indépendante de l’expérience. « L’IA pour la science nous fait croire que l’on peut trouver des solutions en limitant nos regards à ce qui est éclairé par la lumière des centres de données ». Or, ce qui explique le développement de l’IA scientifique n’est pas la science, mais le capital-risque et les big-tech. L’IA rend surtout les publications scientifiques moins fiables. Bien sûr, cela ne signifie pas qu’il faut rejeter en bloc l’automatisation des instruments scientifiques, mais l’usage généralisé de l’IA risque d’amener plus de risques que de bienfaits.  

Mêmes constats dans le monde de la presse, où les chercheuses dénoncent la prolifération de « moulins à contenus”, où l’automatisation fait des ravages dans un secteur déjà en grande difficulté économique. L’introduction de l’IA dans les domaines des arts, de la science ou du journalisme constitue une même cible de choix qui permet aux promoteurs de l’IA de faire croire en l’intelligence de leurs services. Pourtant, leurs productions ne sont pas des preuves de la créativité de ces machines. Sans la créativité des travailleurs qui produisent l’art, la science et le journalisme qui alimentent ces machines, ces machines ne sauraient rien produire. Les contenus synthétiques sont tous basés sur le vol de données et l’exploitation du travail d’autrui. Et l’utilisation de l’IA générative produit d’abord des dommages sociaux dans ces secteurs. 

Le risque de l’IA, mais lequel et pour qui ?

Le dernier chapitre du livre revient sur les doomers et les boosters, en renvoyant dos à dos ceux qui pensent que le développement de l’IA est dangereux et les accélérationnistes qui pensent que le développement de l’IA permettra de sauver l’humanité. Pour les uns comme pour les autres, les machines sont la prochaine étape de l’évolution. Ces visions apocalyptiques ont produit un champ de recherche dédié, appelé l’AI Safety. Mais, contrairement à ce qu’il laisse entendre, ce champ disciplinaire ne vient pas de l’ingénierie de la sécurité et ne s’intéresse pas vraiment aux dommages que l’IA engendre depuis ses biais et défaillances. C’est un domaine de recherche centré sur les risques existentiels de l’IA qui dispose déjà d’innombrables centres de recherches dédiés. 

Pour éviter que l’IA ne devienne immaîtrisable, beaucoup estiment qu’elle devrait être alignée avec les normes et valeurs humaines. Cette question de l’alignement est considérée comme le Graal de la sécurité pour ceux qui oeuvrent au développement d’une IA superintelligente (OpenAI avait annoncé travailler en 2023 à une superintelligence avec une équipe dédié au « super-alignement », mais l’entreprise à dissous son équipe moins d’un an après son annonce. Ilya Sutskever, qui pilotait l’équipe, a lancé depuis Safe Superintelligence Inc). Derrière l’idée de l’alignement, repose d’abord l’idée que le développement de l’IA serait inévitable. Rien n’est moins sûr, rappellent les chercheuses. La plupart des gens sur la planète n’ont pas besoin d’IA. Et le développement d’outils d’automatisation de masse n’est pas socialement désirable. « Ces technologies servent d’abord à centraliser le pouvoir, à amasser des données, à générer du profit, plutôt qu’à fournir des technologies qui soient socialement bénéfiques à tous ». L’autre problème, c’est que l’alignement de l’IA sur les « valeurs humaines » peine à les définir. Les droits et libertés ne sont des concepts qui ne sont ni universels ni homogènes dans le temps et l’espace. La déclaration des droits de l’homme elle-même s’est longtemps accomodé de l’esclavage. Avec quelles valeurs humaines les outils d’IA s’alignent-ils quand ils sont utilisés pour armer des robots tueurs, pour la militarisation des frontières ou la traque des migrants ?, ironisent avec pertinence Bender et Hanna. 

Pour les tenants du risque existentiel de l’IA, les risques existentiels dont il faudrait se prémunir sont avant tout ceux qui menacent la prospérité des riches occidentaux qui déploient l’IA, ironisent-elles encore. Enfin, rappellent les chercheuses, les scientifiques qui travaillent à pointer les risques réels et actuels de l’IA et ceux qui œuvrent à prévenir les risques existentiels ne travaillent pas à la même chose. Les premiers sont entièrement concernés par les enjeux sociaux, raciaux, dénoncent les violences et les inégalités, quand les seconds ne dénoncent que des risques hypothétiques. Les deux champs scientifiques ne se recoupent ni ne se citent entre eux. 

Derrière la fausse guerre entre doomers et boomers, les uns se cachent avec les autres. Pour les uns comme pour les autres, le capitalisme est la seule solution aux maux de la société. Les uns comme les autres voient l’IA comme inévitable et désirable parce qu’elle leur promet des marchés sans entraves. Pourtant, rappellent les chercheuses, le danger n’est pas celui d’une IA qui nous exterminerait. Le danger, bien présent, est celui d’une spéculation financière sans limite, d’une dégradation de la confiance dans les médias à laquelle l’IA participe activement, la normalisation du vol de données et de leur exploitation et le renforcement de systèmes imaginés pour punir les plus démunis. Doomers et boosters devraient surtout être ignorés, s’ils n’étaient pas si riches et si influents. L’emphase sur les risques existentiels détournent les autorités des régulations qu’elles devraient produire.

Pour répondre aux défis de la modernité, nous n’avons pas besoin de générateur de textes, mais de gens, de volonté politique et de ressources, concluent les chercheuses. Nous devons collectivement façonner l’innovation pour qu’elle bénéficie à tous plutôt qu’elle n’enrichisse certains. Pour résister à la hype de l’IA, nous devons poser de meilleures questions sur les systèmes qui se déploient. D’où viennent les données ? Qu’est-ce qui est vraiment automatisé ? Nous devrions refuser de les anthropomorphismer : il ne peut y avoir d’infirmière ou de prof IA. Nous devrions exiger de bien meilleures évaluations des systèmes. ShotSpotter, le système vendu aux municipalités américaines pour détecter automatiquement le son des coups de feux, était annoncé avec un taux de performance de 97% (et un taux de faux positif de 0,5% – et c’est encore le cas dans sa FAQ). En réalité, les audits réalisés à Chicago et New York ont montré que 87 à 91% des alertes du systèmes étaient de fausses alertes ! Nous devons savoir qui bénéficie de ces technologies, qui en souffre. Quels recours sont disponibles et est-ce que le service de plainte est fonctionnel pour y répondre ? 

Face à l’IA, nous devons avoir aucune confiance

Pour les deux chercheuses, la résistance à l’IA passe d’abord et avant tout par luttes collectives. C’est à chacun et à tous de boycotter ces produits, de nous moquer de ceux qui les utilisent. C’est à nous de rendre l’usage des médias synthétiques pour ce qu’ils sont : inutiles et ringards. Pour les deux chercheuses, la résistance à ces déploiements est essentielle, tant les géants de l’IA sont en train de l’imposer, par exemple dans notre rapport à l’information, mais également dans tous leurs outils. C’est à nous de refuser « l’apparente commodité des réponses des chatbots ». C’est à nous d’oeuvrer pour renforcer la régulation de l’IA, comme les lois qui protègent les droits des travailleurs, qui limitent la surveillance. 

Emily Bender et Alex Hanna plaident pour une confiance zéro à l’encontre de ceux qui déploient des outils d’IA. Ces principes établis par l’AI Now Institute, Accountable Tech et l’Electronic Privacy Information Center, reposent sur 3 leviers : renforcer les lois existantes, établir des lignes rouges sur les usages inacceptables de l’IA et exiger des entreprises d’IA qu’elles produisent les preuves que leurs produits sont sans dangers. 

Mais la régulation n’est hélas pas à l’ordre du jour. Les thuriféraires de l’IA défendent une innovation sans plus aucune entrave afin que rien n’empêche leur capacité à accumuler puissance et fortune. Pour améliorer la régulation, nous avons besoin d’une plus grande transparence, car il n’y aura pas de responsabilité sans elle, soulignent les chercheuses. Nous devons avoir également une transparence sur l’automatisation à l’œuvre, c’est-à-dire que nous devons savoir quand nous interagissons avec un système, quand un texte a été traduit automatiquement. Nous avons le droit de savoir quand nous sommes les sujets soumis aux résultats de l’automatisation. Enfin, nous devons déplacer la responsabilité sur les systèmes eux-mêmes et tout le long de la chaîne de production de l’IA. Les entreprises de l’IA doivent être responsables des données, du travail qu’elles réalisent sur celles-ci, des modèles qu’elles développent et des évaluations. Enfin, il faut améliorer les recours, le droit des données et la minimisation. En entraînant leurs modèles sur toutes les données disponibles, les entreprises de l’IA ont renforcé la nécessité d’augmenter les droits des gens sur leurs données. Enfin, elles plaident pour renforcer les protections du travail en donnant plus de contrôle aux travailleurs sur les outils qui sont déployés et renforcer le droit syndical. Nous devons œuvrer à des « technologies socialement situées », des outils spécifiques plutôt que des outils qui sauraient tout faire. Les applications devraient bien plus respecter les droits des usagers et par exemple ne pas autoriser la collecte de leurs données. Nous devrions enfin défendre un droit à ne pas être évalué par les machines. Comme le dit Ruha Benjamin, en défendant la Justice virale (Princeton University Press, 2022), nous devrions œuvrer à “un monde où la justice est irrésistible”, où rien ne devrait pouvoir se faire pour les gens sans les gens. Nous avons le pouvoir de dire non. Nous devrions refuser la reconnaissance faciale et émotionnelle, car, comme le dit Sarah Hamid du réseau de résistance aux technologies carcérales, au-delà des biais, les technologies sont racistes parce qu’on le leur demande. Nous devons les refuser, comme l’Algorithmic Justice League recommande aux voyageurs de refuser de passer les scanneurs de la reconnaissance faciale

Bender et Hanna nous invitent à activement résister à la hype. A réaffirmer notre valeur, nos compétences et nos expertises sur celles des machines. Les deux chercheuses ne tiennent pas un propos révolutionnaire pourtant. Elles ne livrent qu’une synthèse, riche, informée. Elles ne nous invitent qu’à activer la résistance que nous devrions naturellement activer, mais qui semble être devenue étrangement radicale ou audacieuse face aux déploiements omnipotents de l’IA.  

Hubert Guillaud

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Entretiens d’embauche chatbotisés

Les entretiens d’embauche avec des humains sont en train de prendre fin, rapporte le New York Times en évoquant l’essor des entretiens avec des systèmes d’IA. L’expérience avec ces robots intervieweurs, comme ceux développés par Ribbon AI, Talently ou Apriora, se révèle très déshumanisante, témoignent ceux qui y sont confrontés. Les questions sont souvent un peu creuses et les chatbots ne savent pas répondre aux questions des candidats sur le poste ou sur la suite du processus de recrutement (comme si ces éléments n’étaient finalement pas importants).

A croire que l’embauche ne consiste qu’en une correspondance d’un profil à un poste, la RHTech scie assurément sa propre utilité. Quant aux biais sélectifs de ces outils, parions qu’ils sont au moins aussi défaillants que les outils de recrutements automatisés qui peinent déjà à faire des correspondances adaptées. La course au pire continue !

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Scannés par l’IA

Le loueur de voiture Hertz a commencé à déployer des scanneurs de voitures développées par UVeye pour inspecter les véhicules après leur location afin de vérifier leur état, explique The Drive (voir également cet article). Problème : le système est trop précis et surcharge les clients de frais pour des accrocs microscopiques qu’un être humain n’aurait pas remarqué.  

Les tensions n’ont pas manqué d’éclater, et elles sont d’autant plus nombreuses qu’il est très difficile de contacter un agent de l’entreprise pour discuter ou contester les frais dans ce processus de rendu de véhicule automatisé, et que cela est impossible via le portail applicatif où les clients peuvent consulter et régler les dommages attribués à leurs locations. Des incidents d’usure mineurs ou indépendants des conducteurs, comme un éclat lié à un gravillon, sont désormais parfaitement détectés et facturés. Le problème, c’est le niveau de granularité et de précision qui a tendance a surdiagnostiquer les éraflures. Décidément, adapter les faux positifs à la réalité est partout une gageure ou un moyen pour générer des profits inédits.

MAJ du 02/09/2025 : Dans un article pour le New York Times, on apprend que Hertz à mis en place ses scanneurs pour l’instant dans ses agences de 5 aéroports américains. Que moins de 3 % des véhicules scannés par le système d’IA présentent des dommages facturables. Qu’une meilleure détection des dommages est l’argument de vente de Uveye, qui annonce sur son site web que sa technologie peut « détecter 5 fois plus de dommages que les contrôles manuels » et générer « une valeur totale des dommages détectés 6 fois supérieure ». Dans Le Monde, Rafaële Rivais rappelle que sur les forums de consommateurs, « l’arnaque à la rayure de la voiture de location » occupe une place de choix : les clients qui ont loué un véhicule protestent contre les grosses sommes d’argent que leur ont ensuite prélevées les loueurs, au titre de dégradations qu’ils nient avoir commises.

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Entretiens d’embauche chatbotisés

Les entretiens d’embauche avec des humains sont en train de prendre fin, rapporte le New York Times en évoquant l’essor des entretiens avec des systèmes d’IA. L’expérience avec ces robots intervieweurs, comme ceux développés par Ribbon AI, Talently ou Apriora, se révèle très déshumanisante, témoignent ceux qui y sont confrontés. Les questions sont souvent un peu creuses et les chatbots ne savent pas répondre aux questions des candidats sur le poste ou sur la suite du processus de recrutement (comme si ces éléments n’étaient finalement pas importants).

A croire que l’embauche ne consiste qu’en une correspondance d’un profil à un poste, la RHTech scie assurément sa propre utilité. Quant aux biais sélectifs de ces outils, parions qu’ils sont au moins aussi défaillants que les outils de recrutements automatisés qui peinent déjà à faire des correspondances adaptées. La course au pire continue !

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Scannés par l’IA

Le loueur de voiture Hertz a commencé à déployer des scanneurs de voitures développées par UVeye pour inspecter les véhicules après leur location afin de vérifier leur état, explique The Drive (voir également cet article). Problème : le système est trop précis et surcharge les clients de frais pour des accrocs microscopiques qu’un être humain n’aurait pas remarqué.  

Les tensions n’ont pas manqué d’éclater, et elles sont d’autant plus nombreuses qu’il est très difficile de contacter un agent de l’entreprise pour discuter ou contester les frais dans ce processus de rendu de véhicule automatisé, et que cela est impossible via le portail applicatif où les clients peuvent consulter et régler les dommages attribués à leurs locations. Des incidents d’usure mineurs ou indépendants des conducteurs, comme un éclat lié à un gravillon, sont désormais parfaitement détectés et facturés. Le problème, c’est le niveau de granularité et de précision qui a tendance a surdiagnostiquer les éraflures. Décidément, adapter les faux positifs à la réalité est partout une gageure ou un moyen pour générer des profits inédits.

MAJ du 02/09/2025 : Dans un article pour le New York Times, on apprend que Hertz à mis en place ses scanneurs pour l’instant dans ses agences de 5 aéroports américains. Que moins de 3 % des véhicules scannés par le système d’IA présentent des dommages facturables. Qu’une meilleure détection des dommages est l’argument de vente de Uveye, qui annonce sur son site web que sa technologie peut « détecter 5 fois plus de dommages que les contrôles manuels » et générer « une valeur totale des dommages détectés 6 fois supérieure ». Dans Le Monde, Rafaële Rivais rappelle que sur les forums de consommateurs, « l’arnaque à la rayure de la voiture de location » occupe une place de choix : les clients qui ont loué un véhicule protestent contre les grosses sommes d’argent que leur ont ensuite prélevées les loueurs, au titre de dégradations qu’ils nient avoir commises.

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L’IA, un nouvel internet… sans condition

Tous les grands acteurs des technologies ont entamé leur mue. Tous se mettent à intégrer l’IA à leurs outils et plateformes, massivement. Les Big Tech se transforment en IA Tech. Et l’histoire du web, telle qu’on l’a connue, touche à sa fin, prédit Thomas Germain pour la BBC. Nous entrons dans « le web des machines », le web synthétique, le web artificiel où tous les contenus sont appelés à être générés en permanence, à la volée, en s’appuyant sur l’ensemble des contenus disponibles, sans que ceux-ci soient encore disponibles voire accessibles. Un second web vient se superposer au premier, le recouvrir… avec le risque de faire disparaître le web que nous avons connu, construit, façonné. 

Jusqu’à présent, le web reposait sur un marché simple, rappelle Germain. Les sites laissaient les moteurs de recherche indexer leurs contenus et les moteurs de recherche redirigeaient les internautes vers les sites web référencés. « On estime que 68 % de l’activité Internet commence sur les moteurs de recherche et qu’environ 90 % des recherches se font sur Google. Si Internet est un jardin, Google est le soleil qui fait pousser les fleurs »

Ce système a été celui que nous avons connu depuis les origines du web. L’intégration de l’IA, pour le meilleur ou pour le pire, promet néanmoins de transformer radicalement cette expérience. Confronté à une nette dégradation des résultats de la recherche, notamment due à l’affiliation publicitaire et au spam, le PDG de Google, Sundar Pichai, a promis une « réinvention totale de la recherche » en lançant son nouveau « mode IA ». Contrairement aux aperçus IA disponibles jusqu’à présent, le mode IA va remplacer complètement les résultats de recherche traditionnels. Désormais, un chatbot va créer un article pour répondre aux questions. En cours de déploiement et facultatif pour l’instant, à terme, il sera « l’avenir de la recherche Google »

Un détournement massif de trafic

Les critiques ont montré que, les aperçus IA généraient déjà beaucoup moins de trafic vers le reste d’internet (de 30 % à 70 %, selon le type de recherche. Des analyses ont également révélé qu’environ 60 % des recherches Google depuis le lancement des aperçus sont désormais « zéro clic », se terminant sans que l’utilisateur ne clique sur un seul lien – voir les études respectives de SeerInteractive, Semrush, Bain et Sparktoro), et beaucoup craignent que le mode IA ne renforce encore cette tendance. Si cela se concrétise, cela pourrait anéantir le modèle économique du web tel que nous le connaissons. Google estime que ces inquiétudes sont exagérées, affirmant que le mode IA « rendra le web plus sain et plus utile ». L’IA dirigerait les utilisateurs vers « une plus grande diversité de sites web » et le trafic serait de « meilleure qualité » car les utilisateurs passent plus de temps sur les liens sur lesquels ils cliquent. Mais l’entreprise n’a fourni aucune donnée pour étayer ces affirmations. 

Google et ses détracteurs s’accordent cependant sur un point : internet est sur le point de prendre une toute autre tournure. C’est le principe même du web qui est menacé, celui où chacun peut créer un site librement accessible et référencé. 

L’article de la BBC remarque, très pertinemment, que cette menace de la mort du web a déjà été faite. En 2010, Wired annonçait « la mort du web ». A l’époque, l’essor des smartphones, des applications et des réseaux sociaux avaient déjà suscité des prédictions apocalyptiques qui ne se sont pas réalisées. Cela n’empêche pas les experts d’être soucieux face aux transformations qui s’annoncent. Pour les critiques, certes, les aperçus IA et le mode IA incluent tous deux des liens vers des sources, mais comme l’IA vous donne la réponse que vous cherchez, cliquer sur ceux-ci devient superflu. C’est comme demander un livre à un bibliothécaire et qu’il vous en parle plutôt que de vous le fournir, compare un expert. 

La chute du nombre de visiteurs annoncée pourrait faire la différence entre une entreprise d’édition viable… et la faillite. Pour beaucoup d’éditeurs, ce changement sera dramatique. Nombre d’entreprises constatent que Google affiche leurs liens plus souvent, mais que ceux-ci sont moins cliqués. Selon le cabinet d’analyse de données BrightEdge, les aperçus IA ont entraîné une augmentation de 49 % des impressions sur le web, mais les clics ont chuté de 30 %, car les utilisateurs obtiennent leurs réponses directement de l’IA. « Google a écrit les règles, créé le jeu et récompensé les joueurs », explique l’une des expertes interrogée par la BBC. « Maintenant, ils se retournent et disent : « C’est mon infrastructure, et le web se trouve juste dedans ». »

Demis Hassabis, directeur de Google DeepMind, le laboratoire de recherche en IA de l’entreprise, a déclaré qu’il pensait que demain, les éditeurs alimenteraient directement les modèles d’IA avec leurs contenus, sans plus avoir à se donner la peine de publier des informations sur des sites web accessibles aux humains. Mais, pour Matthew Prince, directeur général de Cloudflare, le problème dans ce web automatisé, c’est que « les robots ne cliquent pas sur les publicités ». « Si l’IA devient l’audience, comment les créateurs seront-ils rémunérés ? » La rémunération directe existe déjà, comme le montrent les licences de contenus que les plus grands éditeurs de presse négocient avec des systèmes d’IA pour qu’elles s’entraînent et exploitent leurs contenus, mais ces revenus là ne compenseront pas la chute d’audience à venir. Et ce modèle ne passera certainement pas l’échelle d’une rétribution généralisée. 

Si gagner de l’argent sur le web devient plus difficile, il est probable que nombre d’acteurs se tournent vers les réseaux sociaux pour tenter de compenser les pertes de revenus. Mais là aussi, les caprices algorithmiques et le développement de l’IA générative risquent de ne pas suffire à compenser les pertes. 

Un nouvel internet sans condition

Pour Google, les réactions aux aperçus IA laissent présager que le mode IA sera extrêmement populaire. « À mesure que les utilisateurs utilisent AI Overviews, nous constatons qu’ils sont plus satisfaits de leurs résultats et effectuent des recherches plus souvent », a déclaré Pichai lors de la conférence des développeurs de Google. Autrement dit, Google affirme que cela améliore la recherche et que c’est ce que veulent les utilisateurs. Mais pour Danielle Coffey, présidente de News/Media Alliance, un groupement professionnel représentant plus de 2 200 journalistes et médias, les réponses de l’IA vont remplacer les produits originaux : « les acteurs comme Google vont gagner de l’argent grâce à notre contenu et nous ne recevons rien en retour ». Le problème, c’est que Google n’a pas laissé beaucoup de choix aux éditeurs, comme le pointait Bloomberg. Soit Google vous indexe pour la recherche et peut utiliser les contenus pour ses IA, soit vous êtes désindexé des deux. La recherche est bien souvent l’une des premières utilisations de outils d’IA. Les inquiétudes sur les hallucinations, sur le renforcement des chambres d’échos dans les réponses que vont produire ces outils sont fortes (on parle même de « chambre de chat » pour évoquer la réverbération des mêmes idées et liens dans ces outils). Pour Cory Doctorow, « Google s’apprête à faire quelque chose qui va vraiment mettre les gens en colère »… et appelle les acteurs à capitaliser sur cette colère à venir. Matthew Prince de Cloudflare prône, lui, une intervention directe. Son projet est de faire en sorte que Cloudflare et un consortium d’éditeurs de toutes tailles bloquent collectivement les robots d’indexation IA, à moins que les entreprises technologiques ne paient pour le contenu. Il s’agit d’une tentative pour forcer la Silicon Valley à négocier. « Ma version très optimiste », explique Prince, « est celle où les humains obtiennent du contenu gratuitement et où les robots doivent payer une fortune pour l’obtenir ». Tim O’Reilly avait proposé l’année dernière quelque chose d’assez similaire : expliquant que les droits dérivés liés à l’exploitation des contenus par l’IA devraient donner lieu à rétribution – mais à nouveau, une rétribution qui restera par nature insuffisante, comme l’expliquait Frédéric Fillioux

Même constat pour le Washington Post, qui s’inquiète de l’effondrement de l’audience des sites d’actualité avec le déploiement des outils d’IA. « Le trafic de recherche organique vers ses sites web a diminué de 55 % entre avril 2022 et avril 2025, selon les données de Similarweb ». Dans la presse américaine, l’audience est en berne et les licenciements continuent.

Les erreurs seront dans la réponse

Pour la Technology Review, c’est la fin de la recherche par mots-clés et du tri des liens proposés. « Nous entrons dans l’ère de la recherche conversationnelle » dont la fonction même vise à « ignorer les liens », comme l’affirme Perplexity dans sa FAQ. La TR rappelle l’histoire de la recherche en ligne pour montrer que des annuaires aux moteurs de recherche, celle-ci a toujours proposé des améliorations, pour la rendre plus pertinente. Depuis 25 ans, Google domine la recherche en ligne et n’a cessé de s’améliorer pour fournir de meilleures réponses. Mais ce qui s’apprête à changer avec l’intégration de l’IA, c’est que les sources ne sont plus nécessairement accessibles et que les réponses sont générées à la volée, aucune n’étant identique à une autre. 

L’intégration de l’IA pose également la question de la fiabilité des réponses. L’IA de Google a par exemple expliqué que la Technology Review avait été mise en ligne en 2022… ce qui est bien sûr totalement faux, mais qu’en saurait une personne qui ne le sait pas ? Mais surtout, cet avenir génératif promet avant tout de fabriquer des réponses à la demande. Mat Honan de la TR donne un exemple : « Imaginons que je veuille voir une vidéo expliquant comment réparer un élément de mon vélo. La vidéo n’existe pas, mais l’information, elle, existe. La recherche générative assistée par l’IA pourrait théoriquement trouver cette information en ligne – dans un manuel d’utilisation caché sur le site web d’une entreprise, par exemple – et créer une vidéo pour me montrer exactement comment faire ce que je veux, tout comme elle pourrait me l’expliquer avec des mots aujourd’hui » – voire très mal nous l’expliquer. L’exemple permet de comprendre comment ce nouvel internet génératif pourrait se composer à la demande, quelque soit ses défaillances. 

Mêmes constats pour Matteo Wrong dans The Atlantic : avec la généralisation de l’IA, nous retournons dans un internet en mode bêta. Les services et produits numériques n’ont jamais été parfaits, rappelle-t-il, mais la généralisation de l’IA risque surtout d’amplifier les problèmes. Les chatbots sont très efficaces pour produire des textes convaincants, mais ils ne prennent pas de décisions en fonction de l’exactitude factuelle. Les erreurs sont en passe de devenir « une des caractéristiques de l’internet ». « La Silicon Valley mise l’avenir du web sur une technologie capable de dérailler de manière inattendue, de s’effondrer à la moindre tâche et d’être mal utilisée avec un minimum de frictions ». Les quelques réussites de l’IA n’ont que peu de rapport avec la façon dont de nombreuses personnes et entreprises comprennent et utilisent cette technologie, rappelle-t-il. Plutôt que des utilisations ciblées et prudentes, nombreux sont ceux qui utilisent l’IA générative pour toutes les tâches imaginables, encouragés par les géants de la tech. « Tout le monde utilise l’IA pour tout », titrait le New York Times. « C’est là que réside le problème : l’IA générative est une technologie suffisamment performante pour que les utilisateurs en deviennent dépendants, mais pas suffisamment fiable pour être véritablement fiable ». Nous allons vers un internet où chaque recherche, itinéraire, recommandation de restaurant, résumé d’événement, résumé de messagerie vocale et e-mail sera plus suspect qu’il n’est aujourd’hui. « Les erreurs d’aujourd’hui pourraient bien, demain, devenir la norme », rendant ses utilisateurs incapables de vérifier ses fonctionnements. Bienvenue dans « l’âge de la paranoïa », clame Wired.

Vers la publicité générative et au-delà !

Mais il n’y a pas que les « contenus » qui vont se recomposer, la publicité également. C’est ainsi qu’il faut entendre les déclarations de Mark Zuckerberg pour automatiser la création publicitaire, explique le Wall Street Journal. « La plateforme publicitaire de Meta propose déjà des outils d’IA capables de générer des variantes de publicités existantes et d’y apporter des modifications mineures avant de les diffuser aux utilisateurs sur Facebook et Instagram. L’entreprise souhaite désormais aider les marques à créer des concepts publicitaires de A à Z ». La publicité représente 97% du chiffre d’affaires de Meta, rappelle le journal (qui s’élève en 2024 à 164 milliards de dollars). Chez Meta les contenus génératifs produisent déjà ce qu’on attend d’eux. Meta a annoncé une augmentation de 8 % du temps passé sur Facebook et de 6 % du temps passé sur Instagram grâce aux contenus génératifs. 15 millions de publicités par mois sur les plateformes de Meta sont déjà générées automatiquement. « Grâce aux outils publicitaires développés par Meta, une marque pourrait demain fournir une image du produit qu’elle souhaite promouvoir, accompagnée d’un objectif budgétaire. L’IA créerait alors l’intégralité de la publicité, y compris les images, la vidéo et le texte. Le système déciderait ensuite quels utilisateurs Instagram et Facebook cibler et proposerait des suggestions en fonction du budget ». Selon la géolocalisation des utilisateurs, la publicité pourrait s’adapter en contexte, créant l’image d’une voiture circulant dans la neige ou sur une plage s’ils vivent en montagne ou au bord de la mer. « Dans un avenir proche, nous souhaitons que chaque entreprise puisse nous indiquer son objectif, comme vendre quelque chose ou acquérir un nouveau client, le montant qu’elle est prête à payer pour chaque résultat, et connecter son compte bancaire ; nous nous occuperons du reste », a déclaré Zuckerberg lors de l’assemblée générale annuelle des actionnaires de l’entreprise. 

Nilay Patel, le rédac chef de The Verge, parle de « créativité infinie ». C’est d’ailleurs la même idée que l’on retrouve dans les propos de Jensen Huang, le PDG de Nvidia, quand il promet de fabriquer les « usines à IA » qui généreront le web demain. Si toutes les grandes entreprises et les agences de publicité ne sont pas ravies de la proposition – qui leur est fondamentalement hostile, puisqu’elle vient directement les concurrencer -, d’autres s’y engouffrent déjà, à l’image d’Unilever qui explique sur Adweek que l’IA divise par deux ses budgets publicitaires grâce à son partenariat avec Nvidia. « Unilever a déclaré avoir réalisé jusqu’à 55 % d’économies sur ses campagnes IA, d’avoir réduit les délais de production de 65% tout en doublant le taux de clic et en retenant l’attention des consommateurs trois fois plus longtemps »

L’idée finalement très partagée par tous les géants de l’IA, c’est bien d’annoncer le remplacement du web que l’on connaît par un autre. Une sous-couche générative qu’il maîtriseraient, capable de produire un web à leur profit, qu’ils auraient avalé et digéré. 

Vers des revenus génératifs ?

Nilay Patel était l’année dernière l’invité du podcast d’Ezra Klein pour le New York Times qui se demandait si cette transformation du web allait le détruire ou le sauver. Dans cette discussion parfois un peu décousue, Klein rappelle que l’IA se développe d’abord là où les produits n’ont pas besoin d’être très performants. Des tâches de codage de bas niveau aux devoirs des étudiants, il est également très utilisé pour la diffusion de contenus médiocres sur l’internet. Beaucoup des contenus d’internet ne sont pas très performants, rappelle-t-il. Du spam au marketing en passant par les outils de recommandations des réseaux sociaux, internet est surtout un ensemble de contenus à indexer pour délivrer de la publicité elle-même bien peu performante. Et pour remplir cet « internet de vide », l’IA est assez efficace. Les plateformes sont désormais inondées de contenus sans intérêts, de spams, de slops, de contenus de remplissage à la recherche de revenus. Et Klein de se demander que se passera-t-il lorsque ces flots de contenu IA s’amélioreront ? Que se passera-t-il lorsque nous ne saurons plus s’il y a quelqu’un à l’autre bout du fil de ce que nous voyons, lisons ou entendons ? Y aura-t-il encore quelqu’un d’ailleurs, où n’aurons nous accès plus qu’à des contenus génératifs ?

Pour Patel, pour l’instant, l’IA inonde le web de contenus qui le détruisent. En augmentant à l’infini l’offre de contenu, le système s’apprête à s’effondrer sur lui-même : « Les algorithmes de recommandation s’effondrent, notre capacité à distinguer le vrai du faux s’effondre également, et, plus important encore, les modèles économiques d’Internet s’effondrent complètement ». Les contenus n’arrivent plus à trouver leurs publics, et inversement. L’exemple éclairant pour illustrer cela, c’est celui d’Amazon. Face à l’afflux de livres générés par l’IA, la seule réponse d’Amazon a été de limiter le nombre de livres déposables sur la plateforme à trois par jour. C’est une réponse parfaitement absurde qui montre que nos systèmes ne sont plus conçus pour organiser leurs publics et leur adresser les bons contenus. C’est à peine s’ils savent restreindre le flot

Avec l’IA générative, l’offre ne va pas cesser d’augmenter. Elle dépasse déjà ce que nous sommes capables d’absorber individuellement. Pas étonnant alors que toutes les plateformes se transforment de la même manière en devenant des plateformes de téléachats ne proposant plus rien d’autre que de courtes vidéos.

« Toutes les plateformes tendent vers le même objectif, puisqu’elles sont soumises aux mêmes pressions économiques ». Le produit des plateformes c’est la pub. Elles mêmes ne vendent rien. Ce sont des régies publicitaires que l’IA promet d’optimiser depuis les données personnelles collectées. Et demain, nos boîtes mails seront submergées de propositions marketing générées par l’IA… Pour Patel, les géants du net ont arrêté de faire leur travail. Aucun d’entre eux ne nous signale plus que les contenus qu’ils nous proposent sont des publicités. Google Actualités référence des articles écrits par des IA sans que cela ne soit un critère discriminant pour les référenceurs de Google, expliquait 404 média (voir également l’enquête de Next sur ce sujet qui montre que les sites générés par IA se démultiplient, « pour faire du fric »). Pour toute la chaîne, les revenus semblent être devenus le seul objectif.

Et Klein de suggérer que ces contenus vont certainement s’améliorer, comme la génération d’image et de texte n’a cessé de s’améliorer. Il est probable que l’article moyen d’ici trois ans sera meilleur que le contenu moyen produit par un humain aujourd’hui. « Je me suis vraiment rendu compte que je ne savais pas comment répondre à la question : est-ce un meilleur ou un pire internet qui s’annonce ? Pour répondre presque avec le point de vue de Google, est-ce important finalement que le contenu soit généré par un humain ou une IA, ou est-ce une sorte de sentimentalisme nostalgique de ma part ? » 

Il y en a certainement, répond Patel. Il n’y a certainement pas besoin d’aller sur une page web pour savoir combien de temps il faut pour cuire un œuf, l’IA de Google peut vous le dire… Mais, c’est oublier que cette IA générative ne sera pas plus neutre que les résultats de Google aujourd’hui. Elle sera elle aussi façonnée par la publicité. L’enjeu demain ne sera plus d’être dans les 3 premiers résultats d’une page de recherche, mais d’être citée par les réponses construites par les modèles de langages. « Votre client le plus important, désormais, c’est l’IA ! », explique le journaliste Scott Mulligan pour la Technology Review. « L’objectif ultime n’est pas seulement de comprendre comment votre marque est perçue par l’IA, mais de modifier cette perception ». Or, les biais marketing des LLM sont déjà nombreux. Une étude montre que les marques internationales sont souvent perçues comme étant de meilleures qualités que les marques locales. Si vous demandez à un chatbot de recommander des cadeaux aux personnes vivant dans des pays à revenu élevé, il suggérera des articles de marque de luxe, tandis que si vous lui demandez quoi offrir aux personnes vivant dans des pays à faible revenu, il recommandera des marques plus cheap.

L’IA s’annonce comme un nouveau public des marques, à dompter. Et la perception d’une marque par les IA aura certainement des impacts sur leurs résultats financiers. Le marketing a assurément trouvé un nouveau produit à vendre ! Les entreprises vont adorer !

Pour Klein, l’internet actuel est certes très affaibli, pollué de spams et de contenus sans intérêts. Google, Meta et Amazon n’ont pas créé un internet que les gens apprécient, mais bien plus un internet que les gens utilisent à leur profit. L’IA propose certainement non pas un internet que les gens vont plus apprécier, bien au contraire, mais un internet qui profite aux grands acteurs plutôt qu’aux utilisateurs. Pour Patel, il est possible qu’un internet sans IA subsiste, pour autant qu’il parvienne à se financer.

Pourra-t-on encore défendre le web que nous voulons ?

Les acteurs oligopolistiques du numérique devenus les acteurs oligopolistiques de l’IA semblent s’aligner pour transformer le web à leur seul profit, et c’est assurément la puissance (et surtout la puissance financière) qu’ils ont acquis qui le leur permet. La transformation du web en « web des machines » est assurément la conséquence de « notre longue dépossession », qu’évoquait Ben Tarnoff dans son livre, Internet for the People.

La promesse du web synthétique est là pour rester. Et la perspective qui se dessine, c’est que nous avons à nous y adapter, sans discussion. Ce n’est pas une situation très stimulante, bien au contraire. A mesure que les géants de l’IA conquièrent le numérique, c’est nos marges de manœuvres qui se réduisent. Ce sont elles que la régulation devrait chercher à réouvrir, dès à présent. Par exemple en mobilisant très tôt le droit à la concurrence et à l’interopérabilité, pour forcer les acteurs à proposer aux utilisateurs d’utiliser les IA de leurs choix ou en leur permettant, très facilement, de refuser leur implémentations dans les outils qu’ils utilisent, que ce soit leurs OS comme les services qu’ils utilisent. Bref, mobiliser le droit à la concurrence et à l’interopérabilité au plus tôt. Afin que défendre le web que nous voulons ne s’avère pas plus difficile demain qu’il n’était aujourd’hui.

Hubert Guillaud

Cet édito a été originellement publié dans la première lettre d’information de CaféIA le 27 juin 2025.

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L’IA, un nouvel internet… sans condition

Tous les grands acteurs des technologies ont entamé leur mue. Tous se mettent à intégrer l’IA à leurs outils et plateformes, massivement. Les Big Tech se transforment en IA Tech. Et l’histoire du web, telle qu’on l’a connue, touche à sa fin, prédit Thomas Germain pour la BBC. Nous entrons dans « le web des machines », le web synthétique, le web artificiel où tous les contenus sont appelés à être générés en permanence, à la volée, en s’appuyant sur l’ensemble des contenus disponibles, sans que ceux-ci soient encore disponibles voire accessibles. Un second web vient se superposer au premier, le recouvrir… avec le risque de faire disparaître le web que nous avons connu, construit, façonné. 

Jusqu’à présent, le web reposait sur un marché simple, rappelle Germain. Les sites laissaient les moteurs de recherche indexer leurs contenus et les moteurs de recherche redirigeaient les internautes vers les sites web référencés. « On estime que 68 % de l’activité Internet commence sur les moteurs de recherche et qu’environ 90 % des recherches se font sur Google. Si Internet est un jardin, Google est le soleil qui fait pousser les fleurs »

Ce système a été celui que nous avons connu depuis les origines du web. L’intégration de l’IA, pour le meilleur ou pour le pire, promet néanmoins de transformer radicalement cette expérience. Confronté à une nette dégradation des résultats de la recherche, notamment due à l’affiliation publicitaire et au spam, le PDG de Google, Sundar Pichai, a promis une « réinvention totale de la recherche » en lançant son nouveau « mode IA ». Contrairement aux aperçus IA disponibles jusqu’à présent, le mode IA va remplacer complètement les résultats de recherche traditionnels. Désormais, un chatbot va créer un article pour répondre aux questions. En cours de déploiement et facultatif pour l’instant, à terme, il sera « l’avenir de la recherche Google »

Un détournement massif de trafic

Les critiques ont montré que, les aperçus IA généraient déjà beaucoup moins de trafic vers le reste d’internet (de 30 % à 70 %, selon le type de recherche. Des analyses ont également révélé qu’environ 60 % des recherches Google depuis le lancement des aperçus sont désormais « zéro clic », se terminant sans que l’utilisateur ne clique sur un seul lien – voir les études respectives de SeerInteractive, Semrush, Bain et Sparktoro), et beaucoup craignent que le mode IA ne renforce encore cette tendance. Si cela se concrétise, cela pourrait anéantir le modèle économique du web tel que nous le connaissons. Google estime que ces inquiétudes sont exagérées, affirmant que le mode IA « rendra le web plus sain et plus utile ». L’IA dirigerait les utilisateurs vers « une plus grande diversité de sites web » et le trafic serait de « meilleure qualité » car les utilisateurs passent plus de temps sur les liens sur lesquels ils cliquent. Mais l’entreprise n’a fourni aucune donnée pour étayer ces affirmations. 

Google et ses détracteurs s’accordent cependant sur un point : internet est sur le point de prendre une toute autre tournure. C’est le principe même du web qui est menacé, celui où chacun peut créer un site librement accessible et référencé. 

L’article de la BBC remarque, très pertinemment, que cette menace de la mort du web a déjà été faite. En 2010, Wired annonçait « la mort du web ». A l’époque, l’essor des smartphones, des applications et des réseaux sociaux avaient déjà suscité des prédictions apocalyptiques qui ne se sont pas réalisées. Cela n’empêche pas les experts d’être soucieux face aux transformations qui s’annoncent. Pour les critiques, certes, les aperçus IA et le mode IA incluent tous deux des liens vers des sources, mais comme l’IA vous donne la réponse que vous cherchez, cliquer sur ceux-ci devient superflu. C’est comme demander un livre à un bibliothécaire et qu’il vous en parle plutôt que de vous le fournir, compare un expert. 

La chute du nombre de visiteurs annoncée pourrait faire la différence entre une entreprise d’édition viable… et la faillite. Pour beaucoup d’éditeurs, ce changement sera dramatique. Nombre d’entreprises constatent que Google affiche leurs liens plus souvent, mais que ceux-ci sont moins cliqués. Selon le cabinet d’analyse de données BrightEdge, les aperçus IA ont entraîné une augmentation de 49 % des impressions sur le web, mais les clics ont chuté de 30 %, car les utilisateurs obtiennent leurs réponses directement de l’IA. « Google a écrit les règles, créé le jeu et récompensé les joueurs », explique l’une des expertes interrogée par la BBC. « Maintenant, ils se retournent et disent : « C’est mon infrastructure, et le web se trouve juste dedans ». »

Demis Hassabis, directeur de Google DeepMind, le laboratoire de recherche en IA de l’entreprise, a déclaré qu’il pensait que demain, les éditeurs alimenteraient directement les modèles d’IA avec leurs contenus, sans plus avoir à se donner la peine de publier des informations sur des sites web accessibles aux humains. Mais, pour Matthew Prince, directeur général de Cloudflare, le problème dans ce web automatisé, c’est que « les robots ne cliquent pas sur les publicités ». « Si l’IA devient l’audience, comment les créateurs seront-ils rémunérés ? » La rémunération directe existe déjà, comme le montrent les licences de contenus que les plus grands éditeurs de presse négocient avec des systèmes d’IA pour qu’elles s’entraînent et exploitent leurs contenus, mais ces revenus là ne compenseront pas la chute d’audience à venir. Et ce modèle ne passera certainement pas l’échelle d’une rétribution généralisée. 

Si gagner de l’argent sur le web devient plus difficile, il est probable que nombre d’acteurs se tournent vers les réseaux sociaux pour tenter de compenser les pertes de revenus. Mais là aussi, les caprices algorithmiques et le développement de l’IA générative risquent de ne pas suffire à compenser les pertes. 

Un nouvel internet sans condition

Pour Google, les réactions aux aperçus IA laissent présager que le mode IA sera extrêmement populaire. « À mesure que les utilisateurs utilisent AI Overviews, nous constatons qu’ils sont plus satisfaits de leurs résultats et effectuent des recherches plus souvent », a déclaré Pichai lors de la conférence des développeurs de Google. Autrement dit, Google affirme que cela améliore la recherche et que c’est ce que veulent les utilisateurs. Mais pour Danielle Coffey, présidente de News/Media Alliance, un groupement professionnel représentant plus de 2 200 journalistes et médias, les réponses de l’IA vont remplacer les produits originaux : « les acteurs comme Google vont gagner de l’argent grâce à notre contenu et nous ne recevons rien en retour ». Le problème, c’est que Google n’a pas laissé beaucoup de choix aux éditeurs, comme le pointait Bloomberg. Soit Google vous indexe pour la recherche et peut utiliser les contenus pour ses IA, soit vous êtes désindexé des deux. La recherche est bien souvent l’une des premières utilisations de outils d’IA. Les inquiétudes sur les hallucinations, sur le renforcement des chambres d’échos dans les réponses que vont produire ces outils sont fortes (on parle même de « chambre de chat » pour évoquer la réverbération des mêmes idées et liens dans ces outils). Pour Cory Doctorow, « Google s’apprête à faire quelque chose qui va vraiment mettre les gens en colère »… et appelle les acteurs à capitaliser sur cette colère à venir. Matthew Prince de Cloudflare prône, lui, une intervention directe. Son projet est de faire en sorte que Cloudflare et un consortium d’éditeurs de toutes tailles bloquent collectivement les robots d’indexation IA, à moins que les entreprises technologiques ne paient pour le contenu. Il s’agit d’une tentative pour forcer la Silicon Valley à négocier. « Ma version très optimiste », explique Prince, « est celle où les humains obtiennent du contenu gratuitement et où les robots doivent payer une fortune pour l’obtenir ». Tim O’Reilly avait proposé l’année dernière quelque chose d’assez similaire : expliquant que les droits dérivés liés à l’exploitation des contenus par l’IA devraient donner lieu à rétribution – mais à nouveau, une rétribution qui restera par nature insuffisante, comme l’expliquait Frédéric Fillioux

Même constat pour le Washington Post, qui s’inquiète de l’effondrement de l’audience des sites d’actualité avec le déploiement des outils d’IA. « Le trafic de recherche organique vers ses sites web a diminué de 55 % entre avril 2022 et avril 2025, selon les données de Similarweb ». Dans la presse américaine, l’audience est en berne et les licenciements continuent.

Les erreurs seront dans la réponse

Pour la Technology Review, c’est la fin de la recherche par mots-clés et du tri des liens proposés. « Nous entrons dans l’ère de la recherche conversationnelle » dont la fonction même vise à « ignorer les liens », comme l’affirme Perplexity dans sa FAQ. La TR rappelle l’histoire de la recherche en ligne pour montrer que des annuaires aux moteurs de recherche, celle-ci a toujours proposé des améliorations, pour la rendre plus pertinente. Depuis 25 ans, Google domine la recherche en ligne et n’a cessé de s’améliorer pour fournir de meilleures réponses. Mais ce qui s’apprête à changer avec l’intégration de l’IA, c’est que les sources ne sont plus nécessairement accessibles et que les réponses sont générées à la volée, aucune n’étant identique à une autre. 

L’intégration de l’IA pose également la question de la fiabilité des réponses. L’IA de Google a par exemple expliqué que la Technology Review avait été mise en ligne en 2022… ce qui est bien sûr totalement faux, mais qu’en saurait une personne qui ne le sait pas ? Mais surtout, cet avenir génératif promet avant tout de fabriquer des réponses à la demande. Mat Honan de la TR donne un exemple : « Imaginons que je veuille voir une vidéo expliquant comment réparer un élément de mon vélo. La vidéo n’existe pas, mais l’information, elle, existe. La recherche générative assistée par l’IA pourrait théoriquement trouver cette information en ligne – dans un manuel d’utilisation caché sur le site web d’une entreprise, par exemple – et créer une vidéo pour me montrer exactement comment faire ce que je veux, tout comme elle pourrait me l’expliquer avec des mots aujourd’hui » – voire très mal nous l’expliquer. L’exemple permet de comprendre comment ce nouvel internet génératif pourrait se composer à la demande, quelque soit ses défaillances. 

Mêmes constats pour Matteo Wrong dans The Atlantic : avec la généralisation de l’IA, nous retournons dans un internet en mode bêta. Les services et produits numériques n’ont jamais été parfaits, rappelle-t-il, mais la généralisation de l’IA risque surtout d’amplifier les problèmes. Les chatbots sont très efficaces pour produire des textes convaincants, mais ils ne prennent pas de décisions en fonction de l’exactitude factuelle. Les erreurs sont en passe de devenir « une des caractéristiques de l’internet ». « La Silicon Valley mise l’avenir du web sur une technologie capable de dérailler de manière inattendue, de s’effondrer à la moindre tâche et d’être mal utilisée avec un minimum de frictions ». Les quelques réussites de l’IA n’ont que peu de rapport avec la façon dont de nombreuses personnes et entreprises comprennent et utilisent cette technologie, rappelle-t-il. Plutôt que des utilisations ciblées et prudentes, nombreux sont ceux qui utilisent l’IA générative pour toutes les tâches imaginables, encouragés par les géants de la tech. « Tout le monde utilise l’IA pour tout », titrait le New York Times. « C’est là que réside le problème : l’IA générative est une technologie suffisamment performante pour que les utilisateurs en deviennent dépendants, mais pas suffisamment fiable pour être véritablement fiable ». Nous allons vers un internet où chaque recherche, itinéraire, recommandation de restaurant, résumé d’événement, résumé de messagerie vocale et e-mail sera plus suspect qu’il n’est aujourd’hui. « Les erreurs d’aujourd’hui pourraient bien, demain, devenir la norme », rendant ses utilisateurs incapables de vérifier ses fonctionnements. Bienvenue dans « l’âge de la paranoïa », clame Wired.

Vers la publicité générative et au-delà !

Mais il n’y a pas que les « contenus » qui vont se recomposer, la publicité également. C’est ainsi qu’il faut entendre les déclarations de Mark Zuckerberg pour automatiser la création publicitaire, explique le Wall Street Journal. « La plateforme publicitaire de Meta propose déjà des outils d’IA capables de générer des variantes de publicités existantes et d’y apporter des modifications mineures avant de les diffuser aux utilisateurs sur Facebook et Instagram. L’entreprise souhaite désormais aider les marques à créer des concepts publicitaires de A à Z ». La publicité représente 97% du chiffre d’affaires de Meta, rappelle le journal (qui s’élève en 2024 à 164 milliards de dollars). Chez Meta les contenus génératifs produisent déjà ce qu’on attend d’eux. Meta a annoncé une augmentation de 8 % du temps passé sur Facebook et de 6 % du temps passé sur Instagram grâce aux contenus génératifs. 15 millions de publicités par mois sur les plateformes de Meta sont déjà générées automatiquement. « Grâce aux outils publicitaires développés par Meta, une marque pourrait demain fournir une image du produit qu’elle souhaite promouvoir, accompagnée d’un objectif budgétaire. L’IA créerait alors l’intégralité de la publicité, y compris les images, la vidéo et le texte. Le système déciderait ensuite quels utilisateurs Instagram et Facebook cibler et proposerait des suggestions en fonction du budget ». Selon la géolocalisation des utilisateurs, la publicité pourrait s’adapter en contexte, créant l’image d’une voiture circulant dans la neige ou sur une plage s’ils vivent en montagne ou au bord de la mer. « Dans un avenir proche, nous souhaitons que chaque entreprise puisse nous indiquer son objectif, comme vendre quelque chose ou acquérir un nouveau client, le montant qu’elle est prête à payer pour chaque résultat, et connecter son compte bancaire ; nous nous occuperons du reste », a déclaré Zuckerberg lors de l’assemblée générale annuelle des actionnaires de l’entreprise. 

Nilay Patel, le rédac chef de The Verge, parle de « créativité infinie ». C’est d’ailleurs la même idée que l’on retrouve dans les propos de Jensen Huang, le PDG de Nvidia, quand il promet de fabriquer les « usines à IA » qui généreront le web demain. Si toutes les grandes entreprises et les agences de publicité ne sont pas ravies de la proposition – qui leur est fondamentalement hostile, puisqu’elle vient directement les concurrencer -, d’autres s’y engouffrent déjà, à l’image d’Unilever qui explique sur Adweek que l’IA divise par deux ses budgets publicitaires grâce à son partenariat avec Nvidia. « Unilever a déclaré avoir réalisé jusqu’à 55 % d’économies sur ses campagnes IA, d’avoir réduit les délais de production de 65% tout en doublant le taux de clic et en retenant l’attention des consommateurs trois fois plus longtemps »

L’idée finalement très partagée par tous les géants de l’IA, c’est bien d’annoncer le remplacement du web que l’on connaît par un autre. Une sous-couche générative qu’il maîtriseraient, capable de produire un web à leur profit, qu’ils auraient avalé et digéré. 

Vers des revenus génératifs ?

Nilay Patel était l’année dernière l’invité du podcast d’Ezra Klein pour le New York Times qui se demandait si cette transformation du web allait le détruire ou le sauver. Dans cette discussion parfois un peu décousue, Klein rappelle que l’IA se développe d’abord là où les produits n’ont pas besoin d’être très performants. Des tâches de codage de bas niveau aux devoirs des étudiants, il est également très utilisé pour la diffusion de contenus médiocres sur l’internet. Beaucoup des contenus d’internet ne sont pas très performants, rappelle-t-il. Du spam au marketing en passant par les outils de recommandations des réseaux sociaux, internet est surtout un ensemble de contenus à indexer pour délivrer de la publicité elle-même bien peu performante. Et pour remplir cet « internet de vide », l’IA est assez efficace. Les plateformes sont désormais inondées de contenus sans intérêts, de spams, de slops, de contenus de remplissage à la recherche de revenus. Et Klein de se demander que se passera-t-il lorsque ces flots de contenu IA s’amélioreront ? Que se passera-t-il lorsque nous ne saurons plus s’il y a quelqu’un à l’autre bout du fil de ce que nous voyons, lisons ou entendons ? Y aura-t-il encore quelqu’un d’ailleurs, où n’aurons nous accès plus qu’à des contenus génératifs ?

Pour Patel, pour l’instant, l’IA inonde le web de contenus qui le détruisent. En augmentant à l’infini l’offre de contenu, le système s’apprête à s’effondrer sur lui-même : « Les algorithmes de recommandation s’effondrent, notre capacité à distinguer le vrai du faux s’effondre également, et, plus important encore, les modèles économiques d’Internet s’effondrent complètement ». Les contenus n’arrivent plus à trouver leurs publics, et inversement. L’exemple éclairant pour illustrer cela, c’est celui d’Amazon. Face à l’afflux de livres générés par l’IA, la seule réponse d’Amazon a été de limiter le nombre de livres déposables sur la plateforme à trois par jour. C’est une réponse parfaitement absurde qui montre que nos systèmes ne sont plus conçus pour organiser leurs publics et leur adresser les bons contenus. C’est à peine s’ils savent restreindre le flot

Avec l’IA générative, l’offre ne va pas cesser d’augmenter. Elle dépasse déjà ce que nous sommes capables d’absorber individuellement. Pas étonnant alors que toutes les plateformes se transforment de la même manière en devenant des plateformes de téléachats ne proposant plus rien d’autre que de courtes vidéos.

« Toutes les plateformes tendent vers le même objectif, puisqu’elles sont soumises aux mêmes pressions économiques ». Le produit des plateformes c’est la pub. Elles mêmes ne vendent rien. Ce sont des régies publicitaires que l’IA promet d’optimiser depuis les données personnelles collectées. Et demain, nos boîtes mails seront submergées de propositions marketing générées par l’IA… Pour Patel, les géants du net ont arrêté de faire leur travail. Aucun d’entre eux ne nous signale plus que les contenus qu’ils nous proposent sont des publicités. Google Actualités référence des articles écrits par des IA sans que cela ne soit un critère discriminant pour les référenceurs de Google, expliquait 404 média (voir également l’enquête de Next sur ce sujet qui montre que les sites générés par IA se démultiplient, « pour faire du fric »). Pour toute la chaîne, les revenus semblent être devenus le seul objectif.

Et Klein de suggérer que ces contenus vont certainement s’améliorer, comme la génération d’image et de texte n’a cessé de s’améliorer. Il est probable que l’article moyen d’ici trois ans sera meilleur que le contenu moyen produit par un humain aujourd’hui. « Je me suis vraiment rendu compte que je ne savais pas comment répondre à la question : est-ce un meilleur ou un pire internet qui s’annonce ? Pour répondre presque avec le point de vue de Google, est-ce important finalement que le contenu soit généré par un humain ou une IA, ou est-ce une sorte de sentimentalisme nostalgique de ma part ? » 

Il y en a certainement, répond Patel. Il n’y a certainement pas besoin d’aller sur une page web pour savoir combien de temps il faut pour cuire un œuf, l’IA de Google peut vous le dire… Mais, c’est oublier que cette IA générative ne sera pas plus neutre que les résultats de Google aujourd’hui. Elle sera elle aussi façonnée par la publicité. L’enjeu demain ne sera plus d’être dans les 3 premiers résultats d’une page de recherche, mais d’être citée par les réponses construites par les modèles de langages. « Votre client le plus important, désormais, c’est l’IA ! », explique le journaliste Scott Mulligan pour la Technology Review. « L’objectif ultime n’est pas seulement de comprendre comment votre marque est perçue par l’IA, mais de modifier cette perception ». Or, les biais marketing des LLM sont déjà nombreux. Une étude montre que les marques internationales sont souvent perçues comme étant de meilleures qualités que les marques locales. Si vous demandez à un chatbot de recommander des cadeaux aux personnes vivant dans des pays à revenu élevé, il suggérera des articles de marque de luxe, tandis que si vous lui demandez quoi offrir aux personnes vivant dans des pays à faible revenu, il recommandera des marques plus cheap.

L’IA s’annonce comme un nouveau public des marques, à dompter. Et la perception d’une marque par les IA aura certainement des impacts sur leurs résultats financiers. Le marketing a assurément trouvé un nouveau produit à vendre ! Les entreprises vont adorer !

Pour Klein, l’internet actuel est certes très affaibli, pollué de spams et de contenus sans intérêts. Google, Meta et Amazon n’ont pas créé un internet que les gens apprécient, mais bien plus un internet que les gens utilisent à leur profit. L’IA propose certainement non pas un internet que les gens vont plus apprécier, bien au contraire, mais un internet qui profite aux grands acteurs plutôt qu’aux utilisateurs. Pour Patel, il est possible qu’un internet sans IA subsiste, pour autant qu’il parvienne à se financer.

Pourra-t-on encore défendre le web que nous voulons ?

Les acteurs oligopolistiques du numérique devenus les acteurs oligopolistiques de l’IA semblent s’aligner pour transformer le web à leur seul profit, et c’est assurément la puissance (et surtout la puissance financière) qu’ils ont acquis qui le leur permet. La transformation du web en « web des machines » est assurément la conséquence de « notre longue dépossession », qu’évoquait Ben Tarnoff dans son livre, Internet for the People.

La promesse du web synthétique est là pour rester. Et la perspective qui se dessine, c’est que nous avons à nous y adapter, sans discussion. Ce n’est pas une situation très stimulante, bien au contraire. A mesure que les géants de l’IA conquièrent le numérique, c’est nos marges de manœuvres qui se réduisent. Ce sont elles que la régulation devrait chercher à réouvrir, dès à présent. Par exemple en mobilisant très tôt le droit à la concurrence et à l’interopérabilité, pour forcer les acteurs à proposer aux utilisateurs d’utiliser les IA de leurs choix ou en leur permettant, très facilement, de refuser leur implémentations dans les outils qu’ils utilisent, que ce soit leurs OS comme les services qu’ils utilisent. Bref, mobiliser le droit à la concurrence et à l’interopérabilité au plus tôt. Afin que défendre le web que nous voulons ne s’avère pas plus difficile demain qu’il n’était aujourd’hui.

Hubert Guillaud

Cet édito a été originellement publié dans la première lettre d’information de CaféIA le 27 juin 2025.

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Renverser le pouvoir artificiel

L’AI Now Institute vient de publier son rapport 2025. Et autant dire, qu’il frappe fort. “La trajectoire actuelle de l’IA ouvre la voie à un avenir économique et politique peu enviable : un avenir qui prive de leurs droits une grande partie du public, rend les systèmes plus obscurs pour ceux qu’ils affectent, dévalorise notre savoir-faire, compromet notre sécurité et restreint nos perspectives d’innovation”

La bonne nouvelle, c’est que la voie offerte par l’industrie technologique n’est pas la seule qui s’offre à nous. “Ce rapport explique pourquoi la lutte contre la vision de l’IA défendue par l’industrie est un combat qui en vaut la peine”. Comme le rappelait leur rapport 2023, l’IA est d’abord une question de concentration du pouvoir entre les mains de quelques géants. “La question que nous devrions nous poser n’est pas de savoir si ChatGPT est utile ou non, mais si le pouvoir irréfléchi d’OpenAI, lié au monopole de Microsoft et au modèle économique de l’économie technologique, est bénéfique à la société”

“L’avènement de ChatGPT en 2023 ne marque pas tant une rupture nette dans l’histoire de l’IA, mais plutôt le renforcement d’un paradigme du « plus c’est grand, mieux c’est », ancré dans la perpétuation des intérêts des entreprises qui ont bénéficié du laxisme réglementaire et des faibles taux d’intérêt de la Silicon Valley”. Mais ce pouvoir ne leur suffit pas : du démantèlement des gouvernements au pillage des données, de la dévalorisation du travail pour le rendre compatible à l’IA, à la réorientation des infrastructures énergétiques en passant par le saccage de l’information et de la démocratie… l’avènement de l’IA exige le démantèlement de nos infrastructures sociales, politiques et économiques au profit des entreprises de l’IA. L’IA remet au goût du jour des stratégies anciennes d’extraction d’expertises et de valeurs pour concentrer le pouvoir entre les mains des extracteurs au profit du développement de leurs empires. 

Mais pourquoi la société accepterait-elle un tel compromis, une telle remise en cause ? Pour les chercheurs.ses de l’AI Now Institute ce pouvoir doit et peut être perturbé, notamment parce qu’il est plus fragile qu’il n’y paraît. “Les entreprises d’IA perdent de l’argent pour chaque utilisateur qu’elles gagnent” et le coût de l’IA à grande échelle va être très élevé au risque qu’une bulle d’investissement ne finisse par éclater. L’affirmation de la révolution de l’IA générative, elle, contraste avec la grande banalité de ses intégrations et les difficultés qu’elle engendre : de la publicité automatisée chez Meta, à la production de code via Copilot (au détriment des compétences des développeurs), ou via la production d’agents IA, en passant par l’augmentation des prix du Cloud par l’intégration automatique de fonctionnalités IA… tout en laissant les clients se débrouiller des hallucinations, des erreurs et des imperfactions de leurs produits. Or, appliqués en contexte réel les systèmes d’IA échouent profondément même sur des tâches élémentaires, rappellent les auteurs du rapport : les fonctionnalités de l’IA relèvent souvent d’illusions sur leur efficacité, masquant bien plus leurs défaillances qu’autre chose, comme l’expliquent les chercheurs Inioluwa Deborah Raji, Elizabeth Kumar, Aaron Horowitz et Andrew D. Selbst. Dans de nombreux cas d’utilisation, “l’IA est déployée par ceux qui ont le pouvoir contre ceux qui n’en ont pas” sans possibilité de se retirer ou de demander réparation en cas d’erreur.

L’IA : un outil défaillant au service de ceux qui la déploie

Pour l’AI Now Institute, les avantages de l’IA sont à la fois surestimés et sous-estimés, des traitements contre le cancer à une hypothétique croissance économique, tandis que certains de ses défauts sont réels, immédiats et se répandent. Le solutionnisme de l’IA occulte les problèmes systémiques auxquels nos économies sont confrontées, occultant la concentration économique à l’oeuvre et servant de canal pour le déploiement de mesures d’austérité sous prétexte d’efficacité, à l’image du très problématique chatbot mis en place par la ville New York. Des millions de dollars d’argent public ont été investis dans des solutions d’IA défaillantes. “Le mythe de la productivité occulte une vérité fondamentale : les avantages de l’IA profitent aux entreprises, et non aux travailleurs ou au grand public. Et L’IA agentive rendra les lieux de travail encore plus bureaucratiques et surveillés, réduisant l’autonomie au lieu de l’accroître”. 

“L’utilisation de l’IA est souvent coercitive”, violant les droits et compromettant les procédures régulières à l’image de l’essor débridé de l’utilisation de l’IA dans le contrôle de l’immigration aux Etats-Unis (voir notre article sur la fin du cloisonnement des données ainsi que celui sur l’IA générative, nouvelle couche d’exploitation du travail). Le rapport consacre d’ailleurs tout un chapitre aux défaillances de l’IA. Pour les thuriféraires de l’IA, celle-ci est appelée à guérir tous nos maux, permettant à la fois de transformer la science, la logistique, l’éducation… Mais, si les géants de la tech veulent que l’IA soit accessible à tous, alors l’IA devrait pouvoir bénéficier à tous. C’est loin d’être le cas. 

Le rapport prend l’exemple de la promesse que l’IA pourrait parvenir, à terme, à guérir les cancers. Si l’IA a bien le potentiel de contribuer aux recherches dans le domaine, notamment en améliorant le dépistage, la détection et le diagnostic. Il est probable cependant que loin d’être une révolution, les améliorations soient bien plus incrémentales qu’on le pense. Mais ce qui est contestable dans ce tableau, estiment les chercheurs de l’AI Now Institute, c’est l’hypothèse selon laquelle ces avancées scientifiques nécessitent la croissance effrénée des hyperscalers du secteur de l’IA. Or, c’est précisément le lien que ces dirigeants d’entreprise tentent d’établir. « Le prétexte que l’IA pourrait révolutionner la santé sert à promouvoir la déréglementation de l’IA pour dynamiser son développement ». Les perspectives scientifiques montées en promesses inéluctables sont utilisées pour abattre les résistances à discuter des enjeux de l’IA et des transformations qu’elle produit sur la société toute entière.

Or, dans le régime des défaillances de l’IA, bien peu de leurs promesses relèvent de preuves scientifiques. Nombre de recherches du secteur s’appuient sur un régime de véritude comme s’en moque l’humoriste Stephen Colbert, c’est-à-dire sur des recherches qui ne sont pas validées par les pairs, à l’image des robots infirmiers qu’a pu promouvoir Nvidia en affirmant qu’ils surpasseraient les infirmières elles-mêmes… Une affirmation qui ne reposait que sur une étude de Nvidia. Nous manquons d’une science de l’évaluation de l’IA générative. En l’absence de benchmarks indépendants et largement reconnus pour mesurer des attributs clés tels que la précision ou la qualité des réponses, les entreprises inventent leurs propres benchmarks et, dans certains cas, vendent à la fois le produit et les plateformes de validation des benchmarks au même client. Par exemple, Scale AI détient des contrats de plusieurs centaines de millions de dollars avec le Pentagone pour la production de modèles d’IA destinés au déploiement militaire, dont un contrat de 20 millions de dollars pour la plateforme qui servira à évaluer la précision des modèles d’IA destinés aux agences de défense. Fournir la solution et son évaluation est effectivement bien plus simple. 

Autre défaillance systémique : partout, les outils marginalisent les professionnels. Dans l’éducation, les Moocs ont promis la démocratisation de l’accès aux cours. Il n’en a rien été. Désormais, le technosolutionnisme promet la démocratisation par l’IA générative via des offres dédiées comme ChatGPT Edu d’OpenAI, au risque de compromettre la finalité même de l’éducation. En fait, rappellent les auteurs du rapport, dans l’éducation comme ailleurs, l’IA est bien souvent adoptée par des administrateurs, sans discussion ni implication des concernés. A l’université, les administrateurs achètent des solutions non éprouvées et non testées pour des sommes considérables afin de supplanter les technologies existantes gérées par les services technologiques universitaires. Même constat dans ses déploiements au travail, où les pénuries de main d’œuvre sont souvent évoquées comme une raison pour développer l’IA, alors que le problème n’est pas tant la pénurie que le manque de protection ou le régime austéritaire de bas salaires. Les solutions technologiques permettent surtout de rediriger les financements au détriment des travailleurs et des bénéficiaires. L’IA sert souvent de vecteur pour le déploiement de mesures d’austérité sous un autre nom. Les systèmes d’IA appliqués aux personnes à faibles revenus n’améliorent presque jamais l’accès aux prestations sociales ou à d’autres opportunités, disait le rapport de Techtonic Justice. “L’IA n’est pas un ensemble cohérent de technologies capables d’atteindre des objectifs sociaux complexes”. Elle est son exact inverse, explique le rapport en pointant par exemple les défaillances du Doge (que nous avons nous-mêmes documentés). Cela n’empêche pourtant pas le solutionnisme de prospérer. L’objectif du chatbot newyorkais par exemple, “n’est peut-être pas, en réalité, de servir les citoyens, mais plutôt d’encourager et de centraliser l’accès aux données des citoyens ; de privatiser et d’externaliser les tâches gouvernementales ; et de consolider le pouvoir des entreprises sans mécanismes de responsabilisation significatifs”, comme l’explique le travail du Surveillance resistance Lab, très opposé au projet.

Le mythe de la productivité enfin, que répètent et anônnent les développeurs d’IA, nous fait oublier que les bénéfices de l’IA vont bien plus leur profiter à eux qu’au public. « La productivité est un euphémisme pour désigner la relation économique mutuellement bénéfique entre les entreprises et leurs actionnaires, et non entre les entreprises et leurs salariés. Non seulement les salariés ne bénéficient pas des gains de productivité liés à l’IA, mais pour beaucoup, leurs conditions de travail vont surtout empirer. L’IA ne bénéficie pas aux salariés, mais dégrade leurs conditions de travail, en augmentant la surveillance, notamment via des scores de productivité individuels et collectifs. Les entreprises utilisent la logique des gains de productivité de l’IA pour justifier la fragmentation, l’automatisation et, dans certains cas, la suppression du travail. » Or, la logique selon laquelle la productivité des entreprises mènera inévitablement à une prospérité partagée est profondément erronée. Par le passé, lorsque l’automatisation a permis des gains de productivité et des salaires plus élevés, ce n’était pas grâce aux capacités intrinsèques de la technologie, mais parce que les politiques des entreprises et les réglementations étaient conçues de concert pour soutenir les travailleurs et limiter leur pouvoir, comme l’expliquent Daron Acemoglu et Simon Johnson, dans Pouvoir et progrès (Pearson 2024). L’essor de l’automatisation des machines-outils autour de la Seconde Guerre mondiale est instructif : malgré les craintes de pertes d’emplois, les politiques fédérales et le renforcement du mouvement ouvrier ont protégé les intérêts des travailleurs et exigé des salaires plus élevés pour les ouvriers utilisant les nouvelles machines. Les entreprises ont à leur tour mis en place des politiques pour fidéliser les travailleurs, comme la redistribution des bénéfices et la formation, afin de réduire les turbulences et éviter les grèves. « Malgré l’automatisation croissante pendant cette période, la part des travailleurs dans le revenu national est restée stable, les salaires moyens ont augmenté et la demande de travailleurs a augmenté. Ces gains ont été annulés par les politiques de l’ère Reagan, qui ont donné la priorité aux intérêts des actionnaires, utilisé les menaces commerciales pour déprécier les normes du travail et les normes réglementaires, et affaibli les politiques pro-travailleurs et syndicales, ce qui a permis aux entreprises technologiques d’acquérir une domination du marché et un contrôle sur des ressources clés. L’industrie de l’IA est un produit décisif de cette histoire ». La discrimination salariale algorithmique optimise les salaires à la baisse. D’innombrables pratiques sont mobilisées pour isoler les salariés et contourner les lois en vigueur, comme le documente le rapport 2025 de FairWork. La promesse que les agents IA automatiseront les tâches routinières est devenue un point central du développement de produits, même si cela suppose que les entreprises qui s’y lancent deviennent plus processuelles et bureaucratiques pour leur permettre d’opérer. Enfin, nous interagissons de plus en plus fréquemment avec des technologies d’IA utilisées non pas par nous, mais sur nous, qui façonnent notre accès aux ressources dans des domaines allant de la finance à l’embauche en passant par le logement, et ce au détriment de la transparence et au détriment de la possibilité même de pouvoir faire autrement.

Le risque de l’IA partout est bien de nous soumettre aux calculs, plus que de nous en libérer. Par exemple, l’intégration de l’IA dans les agences chargées de l’immigration, malgré l’édiction de principes d’utilisation vertueux, montre combien ces principes sont profondément contournés, comme le montrait le rapport sur la déportation automatisée aux Etats-Unis du collectif de défense des droits des latino-américains, Mijente. Les Services de citoyenneté et d’immigration des États-Unis (USCIS) utilisent des outils prédictifs pour automatiser leurs prises de décision, comme « Asylum Text Analytics », qui interroge les demandes d’asile afin de déterminer celles qui sont frauduleuses. Ces outils ont démontré, entre autres défauts, des taux élevés d’erreurs de classification lorsqu’ils sont utilisés sur des personnes dont l’anglais n’est pas la langue maternelle. Les conséquences d’une identification erronée de fraude sont importantes : elles peuvent entraîner l’expulsion, l’interdiction à vie du territoire américain et une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à dix ans. « Pourtant, la transparence pour les personnes concernées par ces systèmes est plus que limitée, sans possibilité de se désinscrire ou de demander réparation lorsqu’ils sont utilisés pour prendre des décisions erronées, et, tout aussi important, peu de preuves attestent que l’efficacité de ces outils a été, ou peut être, améliorée »

Malgré la légalité douteuse et les failles connues de nombre de ces systèmes que le rapport documente, l’intégration de l’IA dans les contrôles d’immigration ne semble vouée qu’à s’intensifier. L’utilisation de ces outils offre un vernis d’objectivité qui masque non seulement un racisme et une xénophobie flagrants, mais aussi la forte pression politique exercée sur les agences d’immigration pour restreindre l’asile. « L‘IA permet aux agences fédérales de mener des contrôles d’immigration de manière profondément et de plus en plus opaque, ce qui complique encore davantage la tâche des personnes susceptibles d’être arrêtées ou accusées à tort. Nombre de ces outils ne sont connus du public que par le biais de documents juridiques et ne figurent pas dans l’inventaire d’IA du DHS. Mais même une fois connus, nous disposons de très peu d’informations sur leur étalonnage ou sur les données sur lesquelles ils sont basés, ce qui réduit encore davantage la capacité des individus à faire valoir leurs droits à une procédure régulière. Ces outils s’appuient également sur une surveillance invasive du public, allant du filtrage des publications sur les réseaux sociaux à l’utilisation de la reconnaissance faciale, de la surveillance aérienne et d’autres techniques de surveillance, à l’achat massif d’informations publiques auprès de courtiers en données ». Nous sommes à la fois confrontés à des systèmes coercitifs et opaques, foncièrement défaillants. Mais ces défaillances se déploient parce qu’elles donnent du pouvoir aux forces de l’ordre, leur permettant d’atteindre leurs objectifs d’expulsion et d’arrestation. Avec l’IA, le pouvoir devient l’objectif.

Les leviers pour renverser l’empire de l’IA et faire converger les luttes contre son monde

La dernière partie du rapport de l’AI Now Institute tente de déployer une autre vision de l’IA par des propositions, en dessinant une feuille de route pour l’action. “L’IA est une lutte de pouvoir et non un levier de progrès”, expliquent les auteurs qui invitent à “reprendre le contrôle de la trajectoire de l’IA”, en contestant son utilisation actuelle. Le rapport présente 5 leviers pour reprendre du pouvoir sur l’IA

Démontrer que l’IA agit contre les intérêts des individus et de la société

Le premier objectif, pour reprendre la main, consiste à mieux démontrer que l’industrie de l’IA agit contre les intérêts des citoyens ordinaires. Mais ce discours est encore peu partagé, notamment parce que le discours sur les risques porte surtout sur les biais techniques ou les risques existentiels, des enjeux déconnectés des réalités matérielles des individus. Pour l’AI Now Institute, “nous devons donner la priorité aux enjeux politiques ancrés dans le vécu des citoyens avec l’IA”, montrer les systèmes d’IA comme des infrastructures invisibles qui régissent les vies de chacun. En cela, la résistance au démantèlement des agences publiques initiée par les politiques du Doge a justement permis d’ouvrir un front de résistance. La résistance et l’indignation face aux coupes budgétaires et à l’accaparement des données a permis de montrer qu’améliorer l’efficacité des services n’était pas son objectif, que celui-ci a toujours été de démanteler les services gouvernementaux et centraliser le pouvoir. La dégradation des services sociaux et la privation des droits est un moyen de remobilisation à exploiter.

La construction des data centers pour l’IA est également un nouvel espace de mobilisation locale pour faire progresser la question de la justice environnementale, à l’image de celles que tentent de faire entendre la Citizen Action Coalition de l’Indiana ou la Memphis Community Against Pollution dans le Tennessee.

La question de l’augmentation des prix et de l’inflation, et le développements de prix et salaires algorithmiques est un autre levier de mobilisation, comme le montrait un rapport de l’AI Now Institute sur le sujet datant de février qui invitait à l’interdiction pure et simple de la surveillance individualisée des prix et des salaires. 

Faire progresser l’organisation des travailleurs 

Le second levier consiste à faire progresser l’organisation des travailleurs. Lorsque les travailleurs et leurs syndicats s’intéressent sérieusement à la manière dont l’IA transforme la nature du travail et s’engagent résolument par le biais de négociations collectives, de l’application des contrats, de campagnes et de plaidoyer politique, ils peuvent influencer la manière dont leurs employeurs développent et déploient ces technologies. Les campagnes syndicales visant à contester l’utilisation de l’IA générative à Hollywood, les mobilisations pour dénoncer la gestion algorithmique des employés des entrepôts de la logistique et des plateformes de covoiturage et de livraison ont joué un rôle essentiel dans la sensibilisation du public à l’impact de l’IA et des technologies de données sur le lieu de travail. La lutte pour limiter l’augmentation des cadences dans les entrepôts ou celles des chauffeurs menées par Gig Workers Rising, Los Deliversistas Unidos, Rideshare Drivers United, ou le SEIU, entre autres, a permis d’établir des protections, de lutter contre la précarité organisée par les plateformes… Pour cela, il faut à la fois que les organisations puissent analyser l’impact de l’IA sur les conditions de travail et sur les publics, pour permettre aux deux luttes de se rejoindre à l’image de ce qu’à accompli le syndicat des infirmières qui a montré que le déploiement de l’IA affaiblit le jugement clinique des infirmières et menace la sécurité des patients. Cette lutte a donné lieu à une « Déclaration des droits des infirmières et des patients », un ensemble de principes directeurs visant à garantir une application juste et sûre de l’IA dans les établissements de santé. Les infirmières ont stoppé le déploiement d’EPIC Acuity, un système qui sous-estimait l’état de santé des patients et le nombre d’infirmières nécessaires, et ont contraint l’entreprise qui déployait le système à créer un comité de surveillance pour sa mise en œuvre. 

Une autre tactique consiste à contester le déploiement d’IA austéritaires dans le secteur public à l’image du réseau syndicaliste fédéral, qui mène une campagne pour sauver les services fédéraux et met en lumière l’impact des coupes budgétaires du Doge. En Pennsylvanie, le SEIU a mis en place un conseil des travailleurs pour superviser le déploiement de solutions d’IA génératives dans les services publics. 

Une autre tactique consiste à mener des campagnes plus globales pour contester le pouvoir des grandes entreprises technologiques, comme la Coalition Athena qui demande le démantèlement d’Amazon, en reliant les questions de surveillance des travailleurs, le fait que la multinationale vende ses services à la police, les questions écologiques liées au déploiement des plateformes logistiques ainsi que l’impact des systèmes algorithmiques sur les petites entreprises et les prix que payent les consommateurs. 

Bref, l’enjeu est bien de relier les luttes entre elles, de relier les syndicats aux organisations de défense de la vie privée à celles œuvrant pour la justice raciale ou sociale, afin de mener des campagnes organisées sur ces enjeux. Mais également de l’étendre à l’ensemble de la chaîne de valeur et d’approvisionnement de l’IA, au-delà des questions américaines, même si pour l’instant “aucune tentative sérieuse d’organisation du secteur impacté par le déploiement de l’IA à grande échelle n’a été menée”. Des initiatives existent pourtant comme l’Amazon Employees for Climate Justice, l’African Content Moderators Union ou l’African Tech Workers Rising, le Data Worker’s Inquiry Project, le Tech Equity Collaborative ou l’Alphabet Workers Union (qui font campagne sur les différences de traitement entre les employés et les travailleurs contractuels). 

Nous avons désespérément besoin de projets de lutte plus ambitieux et mieux dotés en ressources, constate le rapport. Les personnes qui construisent et forment les systèmes d’IA – et qui, par conséquent, les connaissent intimement – ​​ont une opportunité particulière d’utiliser leur position de pouvoir pour demander des comptes aux entreprises technologiques sur la manière dont ces systèmes sont utilisés. “S’organiser et mener des actions collectives depuis ces postes aura un impact profond sur l’évolution de l’IA”.

“À l’instar du mouvement ouvrier du siècle dernier, le mouvement ouvrier d’aujourd’hui peut se battre pour un nouveau pacte social qui place l’IA et les technologies numériques au service de l’intérêt public et oblige le pouvoir irresponsable d’aujourd’hui à rendre des comptes.”

Confiance zéro envers les entreprises de l’IA !

Le troisième levier que défend l’AI Now Institute est plus radical encore puisqu’il propose d’adopter un programme politique “confiance zéro” envers l’IA. En 2023, L’AI Now, l’Electronic Privacy Information Center et d’Accountable Tech affirmaient déjà “qu’une confiance aveugle dans la bienveillance des entreprises technologiques n’était pas envisageable ». Pour établir ce programme, le rapport égraine 6 leviers à activer.

Tout d’abord, le rapport plaide pour “des règles audacieuses et claires qui restreignent les applications d’IA nuisibles”. C’est au public de déterminer si, dans quels contextes et comment, les systèmes d’IA seront utilisés. “Comparées aux cadres reposant sur des garanties basées sur les processus (comme les audits d’IA ou les régimes d’évaluation des risques) qui, dans la pratique, ont souvent eu tendance à renforcer les pouvoirs des leaders du secteur et à s’appuyer sur une solide capacité réglementaire pour une application efficace, ces règles claires présentent l’avantage d’être facilement administrables et de cibler les préjudices qui ne peuvent être ni évités ni réparés par de simples garanties”. Pour l’AI Now Institute, l’IA doit être interdite pour la reconnaissance des émotions, la notation sociale, la fixation des prix et des salaires, refuser des demandes d’indemnisation, remplacer les enseignants, générer des deepfakes. Et les données de surveillance des travailleurs ne doivent pas pouvoir pas être vendues à des fournisseurs tiers. L’enjeu premier est d’augmenter le spectre des interdictions. 

Ensuite, le rapport propose de réglementer tout le cycle de vie de l’IA. L’IA doit être réglementée tout au long de son cycle de développement, de la collecte des données au déploiement, en passant par le processus de formation, le perfectionnement et le développement des applications, comme le proposait l’Ada Lovelace Institute. Le rapport rappelle que si la transparence est au fondement d’une réglementation efficace, la résistante des entreprises est forte, tout le long des développements, des données d’entraînement utilisées, aux fonctionnement des applications. La transparence et l’explication devraient être proactives, suggère le rapport : les utilisateurs ne devraient pas avoir besoin de demander individuellement des informations sur les traitements dont ils sont l’objet. Notamment, le rapport insiste sur le besoin que “les développeurs documentent et rendent publiques leurs techniques d’atténuation des risques, et que le régulateur exige la divulgation de tout risque anticipé qu’ils ne sont pas en mesure d’atténuer, afin que cela soit transparent pour les autres acteurs de la chaîne d’approvisionnement”. Le rapport recommande également d’inscrire un « droit de dérogation » aux décisions et l’obligation d’intégrer des conseils d’usagers pour qu’ils aient leur mot à dire sur les développements et l’utilisation des systèmes. 

Le rapport rappelle également que la supervision des développements doit être indépendante. Ce n’est pas à l’industrie d’évaluer ce qu’elle fait. Le “red teaming” et les “models cards” ignorent les conflits d’intérêts en jeu et mobilisent des méthodologies finalement peu robustes (voir notre article). Autre levier encore, s’attaquer aux racines du pouvoir de ces entreprises et par exemple qu’elles suppriment les données acquises illégalement et les modèles entraînés sur ces données (certains chercheurs parlent d’effacement de modèles et de destruction algorithmique !) ; limiter la conservation des données pour le réentraînement ; limiter les partenariats entre les hyperscalers et les startups d’IA et le rachat d’entreprise pour limiter la constitution de monopoles

Le rapport propose également de construire une boîte à outils pour favoriser la concurrence. De nombreuses enquêtes pointent les limites des grandes entreprises de la tech à assurer le respect du droit à la concurrence, mais les poursuites peinent à s’appliquer et peinent à construire des changements législatifs pour renforcer le droit à la concurrence et limiter la construction de monopoles, alors que toute intervention sur le marché est toujours dénoncé par les entreprises de la tech comme relevant de mesures contre l’innovation. Le rapport plaide pour une plus grande séparation structurelle des activités (les entreprises du cloud ne doivent pas pouvoir participer au marché des modèles fondamentaux de l’IA par exemple, interdiction des représentations croisées dans les conseils d’administration des startups et des développeurs de modèles, etc.). Interdire aux fournisseurs de cloud d’exploiter les données qu’ils obtiennent de leurs clients en hébergeant des infrastructures pour développer des produits concurrents. 

Enfin, le rapport recommande une supervision rigoureuse du développement et de l’exploitation des centres de données, alors que les entreprises qui les développent se voient exonérées de charge et que leurs riverains en subissent des impacts disproportionnés (concurrence sur les ressources, augmentation des tarifs de l’électricité…). Les communautés touchées ont besoin de mécanismes de transparence et de protections environnementales solides. Les régulateurs devraient plafonner les subventions en fonction des protections concédées et des emplois créés. Initier des règles pour interdire de faire porter l’augmentation des tarifs sur les usagers.

Décloisonner !

Le cloisonnement des enjeux de l’IA est un autre problème qu’il faut lever. C’est le cas notamment de l’obsession à la sécurité nationale qui justifient à la fois des mesures de régulation et des programmes d’accélération et d’expansion du secteur et des infrastructures de l’IA. Mais pour décloisonner, il faut surtout venir perturber le processus de surveillance à l’œuvre et renforcer la vie privée comme un enjeu de justice économique. La montée de la surveillance pour renforcer l’automatisation “place les outils traditionnels de protection de la vie privée (tels que le consentement, les options de retrait, les finalités non autorisées et la minimisation des données) au cœur de la mise en place de conditions économiques plus justes”. La chercheuse Ifeoma Ajunwa soutient que les données des travailleurs devraient être considérées comme du « capital capturé » par les entreprises : leurs données sont  utilisées pour former des technologies qui finiront par les remplacer (ou créer les conditions pour réduire leurs salaires), ou vendues au plus offrant via un réseau croissant de courtiers en données, sans contrôle ni compensation. Des travailleurs ubérisés aux travailleurs du clic, l’exploitation des données nécessite de repositionner la protection de la vie privée des travailleurs au cœur du programme de justice économique pour limiter sa capture par l’IA. Les points de collecte, les points de surveillance, doivent être “la cible appropriée de la résistance”, car ils seront instrumentalisés contre les intérêts des travailleurs. Sur le plan réglementaire, cela pourrait impliquer de privilégier des règles de minimisation des données qui restreignent la collecte et l’utilisation des données, renforcer la confidentialité (par exemple en interdisant le partage de données sur les salariés avec des tiers), le droit à ne pas consentir, etc. Renforcer la minimisation, sécuriser les données gouvernementales sur les individus qui sont de haute qualité et particulièrement sensibles, est plus urgent que jamais. 

“Nous devons nous réapproprier l’agenda positif de l’innovation centrée sur le public, et l’IA ne devrait pas en être le centre”, concluent les auteurs. La trajectoire actuelle de l’IA, axée sur le marché, est préjudiciable au public alors que l’espace de solutions alternatives se réduit. Nous devons rejeter le paradigme d’une IA à grande échelle qui ne profitera qu’aux plus puissants.

L’IA publique demeure un espace fertile pour promouvoir le débat sur des trajectoires alternatives pour l’IA, structurellement plus alignées sur l’intérêt public, et garantir que tout financement public dans ce domaine soit conditionné à des objectifs d’intérêt général. Mais pour cela, encore faut-il que l’IA publique ne limite pas sa politique à l’achat de solutions privées, mais développe ses propres capacités d’IA, réinvestisse sa capacité d’expertise pour ne pas céder au solutionnisme de l’IA, favorise partout la discussion avec les usagers, cultive une communauté de pratique autour de l’innovation d’intérêt général qui façonnera l’émergence d’un espace alternatif par exemple en exigeant des méthodes d’implication des publics et aussi en élargissant l’intérêt de l’Etat à celui de l’intérêt collectif et pas seulement à ses intérêts propres (par exemple en conditionnant à la promotion des objectifs climatiques, au soutien syndical et citoyen…), ainsi qu’à redéfinir les conditions concrètes du financement public de l’IA, en veillant à ce que les investissements répondent aux besoins des communautés plutôt qu’aux intérêts des entreprises.   

Changer l’agenda : pour une IA publique !

Enfin, le rapport conclut en affirmant que l’innovation devrait être centrée sur les besoins des publics et que l’IA ne devrait pas en être le centre. Le développement de l’IA devrait être guidé par des impératifs non marchands et les capitaux publics et philanthropiques devraient contribuer à la création d’un écosystème d’innovation extérieur à l’industrie, comme l’ont réclamé Public AI Network dans un rapport, l’Ada Lovelace Institute, dans un autre, Lawrence Lessig ou encore Bruce Schneier et Nathan Sanders ou encore Ganesh Sitaraman et Tejas N. Narechania…  qui parlent d’IA publique plus que d’IA souveraine, pour orienter les investissement non pas tant vers des questions de sécurité nationale et de compétitivité, mais vers des enjeux de justice sociale. 

Ces discours confirment que la trajectoire de l’IA, axée sur le marché, est préjudiciable au public. Si les propositions alternatives ne manquent pas, elles ne parviennent pas à relever le défi de la concentration du pouvoir au profit des grandes entreprises. « Rejeter le paradigme actuel de l’IA à grande échelle est nécessaire pour lutter contre les asymétries d’information et de pouvoir inhérentes à l’IA. C’est la partie cachée qu’il faut exprimer haut et fort. C’est la réalité à laquelle nous devons faire face si nous voulons rassembler la volonté et la créativité nécessaires pour façonner la situation différemment ». Un rapport du National AI Research Resource (NAIRR) américain de 2021, d’une commission indépendante présidée par l’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, et composée de dirigeants de nombreuses grandes entreprises technologiques, avait parfaitement formulé le risque : « la consolidation du secteur de l’IA menace la compétitivité technologique des États-Unis. » Et la commission proposait de créer des ressources publiques pour l’IA. 

« L’IA publique demeure un espace fertile pour promouvoir le débat sur des trajectoires alternatives pour l’IA, structurellement plus alignées sur l’intérêt général, et garantir que tout financement public dans ce domaine soit conditionné à des objectifs d’intérêt général ». Un projet de loi californien a récemment relancé une proposition de cluster informatique public, hébergé au sein du système de l’Université de Californie, appelé CalCompute. L’État de New York a lancé une initiative appelée Empire AI visant à construire une infrastructure de cloud public dans sept institutions de recherche de l’État, rassemblant plus de 400 millions de dollars de fonds publics et privés. Ces deux initiatives créent des espaces de plaidoyer importants pour garantir que leurs ressources répondent aux besoins des communautés et ne servent pas à enrichir davantage les ressources des géants de la technologie.

Et le rapport de se conclure en appelant à défendre l’IA publique, en soutenant les universités, en investissant dans ces infrastructures d’IA publique et en veillant que les groupes défavorisés disposent d’une autorité dans ces projets. Nous devons cultiver une communauté de pratique autour de l’innovation d’intérêt général. 

***

Le rapport de l’AI Now Institute a la grande force de nous rappeler que les luttes contre l’IA existent et qu’elles ne sont pas que des luttes de collectifs technocritiques, mais qu’elles s’incarnent déjà dans des projets politiques, qui peinent à s’interelier et à se structurer. Des luttes qui sont souvent invisibilisées, tant la parole est toute entière donnée aux promoteurs de l’IA. Le rapport est extrêmement riche et rassemble une documentation à nulle autre pareille. 

« L’IA ne nous promet ni de nous libérer du cycle incessant de guerres, des pandémies et des crises environnementales et financières qui caractérisent notre présent », conclut le rapport  L’IA ne crée rien de tout cela, ne créé rien de ce que nous avons besoin. “Lier notre avenir commun à l’IA rend cet avenir plus difficile à réaliser, car cela nous enferme dans une voie résolument sombre, nous privant non seulement de la capacité de choisir quoi construire et comment le construire, mais nous privant également de la joie que nous pourrions éprouver à construire un avenir différent”. L’IA comme seule perspective d’avenir “nous éloigne encore davantage d’une vie digne, où nous aurions l’autonomie de prendre nos propres décisions et où des structures démocratiquement responsables répartiraient le pouvoir et les infrastructures technologiques de manière robuste, responsable et protégée des chocs systémiques”. L’IA ne fait que consolider et amplifier les asymétries de pouvoir existantes. “Elle naturalise l’inégalité et le mérite comme une fatalité, ​tout en rendant les schémas et jugements sous-jacents qui les façonnent impénétrables pour ceux qui sont affectés par les jugements de l’IA”.

Pourtant, une autre IA est possible, estiment les chercheurs.ses de l’AI Now Institute. Nous ne pouvons pas lutter contre l’oligarchie technologique sans rejeter la trajectoire actuelle de l’industrie autour de l’IA à grande échelle. Nous ne devons pas oublier que l’opinion publique s’oppose résolument au pouvoir bien établi des entreprises technologiques. Certes, le secteur technologique dispose de ressources plus importantes que jamais et le contexte politique est plus sombre que jamais, concèdent les chercheurs de l’AI Now Institute. Cela ne les empêche pas de faire des propositions, comme d’adopter un programme politique de « confiance zéro » pour l’IA. Adopter un programme politique fondé sur des règles claires qui restreignent les utilisations les plus néfastes de l’IA, encadrent son cycle de vie de bout en bout et garantissent que l’industrie qui crée et exploite actuellement l’IA ne soit pas laissée à elle-même pour s’autoréguler et s’autoévaluer. Repenser les leviers traditionnels de la confidentialité des données comme outils clés dans la lutte contre l’automatisation et la lutte contre le pouvoir de marché.

Revendiquer un programme positif d’innovation centrée sur le public, sans IA au centre. 

« La trajectoire actuelle de l’IA place le public sous la coupe d’oligarques technologiques irresponsables. Mais leur succès n’est pas inéluctable. En nous libérant de l’idée que l’IA à grande échelle est inévitable, nous pouvons retrouver l’espace nécessaire à une véritable innovation et promouvoir des voies alternatives stimulantes et novatrices qui exploitent la technologie pour façonner un monde au service du public et gouverné par notre volonté collective ».

La trajectoire actuelle de l’IA vers sa suprématie ne nous mènera pas au monde que nous voulons. Sa suprématie n’est pourtant pas encore là. “Avec l’adoption de la vision actuelle de l’IA, nous perdons un avenir où l’IA favoriserait des emplois stables, dignes et valorisants. Nous perdons un avenir où l’IA favoriserait des salaires justes et décents, au lieu de les déprécier ; où l’IA garantirait aux travailleurs le contrôle de l’impact des nouvelles technologies sur leur carrière, au lieu de saper leur expertise et leur connaissance de leur propre travail ; où nous disposons de politiques fortes pour soutenir les travailleurs si et quand les nouvelles technologies automatisent les fonctions existantes – y compris des lois élargissant le filet de sécurité sociale – au lieu de promoteurs de l’IA qui se vantent auprès des actionnaires des économies réalisées grâce à l’automatisation ; où des prestations sociales et des politiques de congés solides garantissent le bien-être à long terme des employés, au lieu que l’IA soit utilisée pour surveiller et exploiter les travailleurs à tout va ; où l’IA contribue à protéger les employés des risques pour la santé et la sécurité au travail, au lieu de perpétuer des conditions de travail dangereuses et de féliciter les employeurs qui exploitent les failles du marché du travail pour se soustraire à leurs responsabilités ; et où l’IA favorise des liens significatifs par le travail, au lieu de favoriser des cultures de peur et d’aliénation.”

Pour l’AI Now Institute, l’enjeu est d’aller vers une prospérité partagée, et ce n’est pas la direction que prennent les empires de l’IA. La prolifération de toute nouvelle technologie a le potentiel d’accroître les opportunités économiques et de conduire à une prospérité partagée généralisée. Mais cette prospérité partagée est incompatible avec la trajectoire actuelle de l’IA, qui vise à maximiser le profit des actionnaires. “Le mythe insidieux selon lequel l’IA mènera à la « productivité » pour tous, alors qu’il s’agit en réalité de la productivité d’un nombre restreint d’entreprises, nous pousse encore plus loin sur la voie du profit actionnarial comme unique objectif économique. Même les politiques gouvernementales bien intentionnées, conçues pour stimuler le secteur de l’IA, volent les poches des travailleurs. Par exemple, les incitations gouvernementales destinées à revitaliser l’industrie de la fabrication de puces électroniques ont été contrecarrées par des dispositions de rachat d’actions par les entreprises, envoyant des millions de dollars aux entreprises, et non aux travailleurs ou à la création d’emplois. Et malgré quelques initiatives significatives pour enquêter sur le secteur de l’IA sous l’administration Biden, les entreprises restent largement incontrôlées, ce qui signifie que les nouveaux entrants ne peuvent pas contester ces pratiques.”

“Cela implique de démanteler les grandes entreprises, de restructurer la structure de financement financée par le capital-risque afin que davantage d’entreprises puissent prospérer, d’investir dans les biens publics pour garantir que les ressources technologiques ne dépendent pas des grandes entreprises privées, et d’accroître les investissements institutionnels pour intégrer une plus grande diversité de personnes – et donc d’idées – au sein de la main-d’œuvre technologique.”

“Nous méritons un avenir technologique qui soutienne des valeurs et des institutions démocratiques fortes.” Nous devons de toute urgence restaurer les structures institutionnelles qui protègent les intérêts du public contre l’oligarchie. Cela nécessitera de s’attaquer au pouvoir technologique sur plusieurs fronts, et notamment par la mise en place de mesures de responsabilisation des entreprises pour contrôler les oligarques de la tech. Nous ne pouvons les laisser s’accaparer l’avenir. 

Sur ce point, comme sur les autres, nous sommes d’accord.

Hubert Guillaud

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Renverser le pouvoir artificiel

L’AI Now Institute vient de publier son rapport 2025. Et autant dire, qu’il frappe fort. “La trajectoire actuelle de l’IA ouvre la voie à un avenir économique et politique peu enviable : un avenir qui prive de leurs droits une grande partie du public, rend les systèmes plus obscurs pour ceux qu’ils affectent, dévalorise notre savoir-faire, compromet notre sécurité et restreint nos perspectives d’innovation”

La bonne nouvelle, c’est que la voie offerte par l’industrie technologique n’est pas la seule qui s’offre à nous. “Ce rapport explique pourquoi la lutte contre la vision de l’IA défendue par l’industrie est un combat qui en vaut la peine”. Comme le rappelait leur rapport 2023, l’IA est d’abord une question de concentration du pouvoir entre les mains de quelques géants. “La question que nous devrions nous poser n’est pas de savoir si ChatGPT est utile ou non, mais si le pouvoir irréfléchi d’OpenAI, lié au monopole de Microsoft et au modèle économique de l’économie technologique, est bénéfique à la société”

“L’avènement de ChatGPT en 2023 ne marque pas tant une rupture nette dans l’histoire de l’IA, mais plutôt le renforcement d’un paradigme du « plus c’est grand, mieux c’est », ancré dans la perpétuation des intérêts des entreprises qui ont bénéficié du laxisme réglementaire et des faibles taux d’intérêt de la Silicon Valley”. Mais ce pouvoir ne leur suffit pas : du démantèlement des gouvernements au pillage des données, de la dévalorisation du travail pour le rendre compatible à l’IA, à la réorientation des infrastructures énergétiques en passant par le saccage de l’information et de la démocratie… l’avènement de l’IA exige le démantèlement de nos infrastructures sociales, politiques et économiques au profit des entreprises de l’IA. L’IA remet au goût du jour des stratégies anciennes d’extraction d’expertises et de valeurs pour concentrer le pouvoir entre les mains des extracteurs au profit du développement de leurs empires. 

Mais pourquoi la société accepterait-elle un tel compromis, une telle remise en cause ? Pour les chercheurs.ses de l’AI Now Institute ce pouvoir doit et peut être perturbé, notamment parce qu’il est plus fragile qu’il n’y paraît. “Les entreprises d’IA perdent de l’argent pour chaque utilisateur qu’elles gagnent” et le coût de l’IA à grande échelle va être très élevé au risque qu’une bulle d’investissement ne finisse par éclater. L’affirmation de la révolution de l’IA générative, elle, contraste avec la grande banalité de ses intégrations et les difficultés qu’elle engendre : de la publicité automatisée chez Meta, à la production de code via Copilot (au détriment des compétences des développeurs), ou via la production d’agents IA, en passant par l’augmentation des prix du Cloud par l’intégration automatique de fonctionnalités IA… tout en laissant les clients se débrouiller des hallucinations, des erreurs et des imperfactions de leurs produits. Or, appliqués en contexte réel les systèmes d’IA échouent profondément même sur des tâches élémentaires, rappellent les auteurs du rapport : les fonctionnalités de l’IA relèvent souvent d’illusions sur leur efficacité, masquant bien plus leurs défaillances qu’autre chose, comme l’expliquent les chercheurs Inioluwa Deborah Raji, Elizabeth Kumar, Aaron Horowitz et Andrew D. Selbst. Dans de nombreux cas d’utilisation, “l’IA est déployée par ceux qui ont le pouvoir contre ceux qui n’en ont pas” sans possibilité de se retirer ou de demander réparation en cas d’erreur.

L’IA : un outil défaillant au service de ceux qui la déploie

Pour l’AI Now Institute, les avantages de l’IA sont à la fois surestimés et sous-estimés, des traitements contre le cancer à une hypothétique croissance économique, tandis que certains de ses défauts sont réels, immédiats et se répandent. Le solutionnisme de l’IA occulte les problèmes systémiques auxquels nos économies sont confrontées, occultant la concentration économique à l’oeuvre et servant de canal pour le déploiement de mesures d’austérité sous prétexte d’efficacité, à l’image du très problématique chatbot mis en place par la ville New York. Des millions de dollars d’argent public ont été investis dans des solutions d’IA défaillantes. “Le mythe de la productivité occulte une vérité fondamentale : les avantages de l’IA profitent aux entreprises, et non aux travailleurs ou au grand public. Et L’IA agentive rendra les lieux de travail encore plus bureaucratiques et surveillés, réduisant l’autonomie au lieu de l’accroître”. 

“L’utilisation de l’IA est souvent coercitive”, violant les droits et compromettant les procédures régulières à l’image de l’essor débridé de l’utilisation de l’IA dans le contrôle de l’immigration aux Etats-Unis (voir notre article sur la fin du cloisonnement des données ainsi que celui sur l’IA générative, nouvelle couche d’exploitation du travail). Le rapport consacre d’ailleurs tout un chapitre aux défaillances de l’IA. Pour les thuriféraires de l’IA, celle-ci est appelée à guérir tous nos maux, permettant à la fois de transformer la science, la logistique, l’éducation… Mais, si les géants de la tech veulent que l’IA soit accessible à tous, alors l’IA devrait pouvoir bénéficier à tous. C’est loin d’être le cas. 

Le rapport prend l’exemple de la promesse que l’IA pourrait parvenir, à terme, à guérir les cancers. Si l’IA a bien le potentiel de contribuer aux recherches dans le domaine, notamment en améliorant le dépistage, la détection et le diagnostic. Il est probable cependant que loin d’être une révolution, les améliorations soient bien plus incrémentales qu’on le pense. Mais ce qui est contestable dans ce tableau, estiment les chercheurs de l’AI Now Institute, c’est l’hypothèse selon laquelle ces avancées scientifiques nécessitent la croissance effrénée des hyperscalers du secteur de l’IA. Or, c’est précisément le lien que ces dirigeants d’entreprise tentent d’établir. « Le prétexte que l’IA pourrait révolutionner la santé sert à promouvoir la déréglementation de l’IA pour dynamiser son développement ». Les perspectives scientifiques montées en promesses inéluctables sont utilisées pour abattre les résistances à discuter des enjeux de l’IA et des transformations qu’elle produit sur la société toute entière.

Or, dans le régime des défaillances de l’IA, bien peu de leurs promesses relèvent de preuves scientifiques. Nombre de recherches du secteur s’appuient sur un régime de véritude comme s’en moque l’humoriste Stephen Colbert, c’est-à-dire sur des recherches qui ne sont pas validées par les pairs, à l’image des robots infirmiers qu’a pu promouvoir Nvidia en affirmant qu’ils surpasseraient les infirmières elles-mêmes… Une affirmation qui ne reposait que sur une étude de Nvidia. Nous manquons d’une science de l’évaluation de l’IA générative. En l’absence de benchmarks indépendants et largement reconnus pour mesurer des attributs clés tels que la précision ou la qualité des réponses, les entreprises inventent leurs propres benchmarks et, dans certains cas, vendent à la fois le produit et les plateformes de validation des benchmarks au même client. Par exemple, Scale AI détient des contrats de plusieurs centaines de millions de dollars avec le Pentagone pour la production de modèles d’IA destinés au déploiement militaire, dont un contrat de 20 millions de dollars pour la plateforme qui servira à évaluer la précision des modèles d’IA destinés aux agences de défense. Fournir la solution et son évaluation est effectivement bien plus simple. 

Autre défaillance systémique : partout, les outils marginalisent les professionnels. Dans l’éducation, les Moocs ont promis la démocratisation de l’accès aux cours. Il n’en a rien été. Désormais, le technosolutionnisme promet la démocratisation par l’IA générative via des offres dédiées comme ChatGPT Edu d’OpenAI, au risque de compromettre la finalité même de l’éducation. En fait, rappellent les auteurs du rapport, dans l’éducation comme ailleurs, l’IA est bien souvent adoptée par des administrateurs, sans discussion ni implication des concernés. A l’université, les administrateurs achètent des solutions non éprouvées et non testées pour des sommes considérables afin de supplanter les technologies existantes gérées par les services technologiques universitaires. Même constat dans ses déploiements au travail, où les pénuries de main d’œuvre sont souvent évoquées comme une raison pour développer l’IA, alors que le problème n’est pas tant la pénurie que le manque de protection ou le régime austéritaire de bas salaires. Les solutions technologiques permettent surtout de rediriger les financements au détriment des travailleurs et des bénéficiaires. L’IA sert souvent de vecteur pour le déploiement de mesures d’austérité sous un autre nom. Les systèmes d’IA appliqués aux personnes à faibles revenus n’améliorent presque jamais l’accès aux prestations sociales ou à d’autres opportunités, disait le rapport de Techtonic Justice. “L’IA n’est pas un ensemble cohérent de technologies capables d’atteindre des objectifs sociaux complexes”. Elle est son exact inverse, explique le rapport en pointant par exemple les défaillances du Doge (que nous avons nous-mêmes documentés). Cela n’empêche pourtant pas le solutionnisme de prospérer. L’objectif du chatbot newyorkais par exemple, “n’est peut-être pas, en réalité, de servir les citoyens, mais plutôt d’encourager et de centraliser l’accès aux données des citoyens ; de privatiser et d’externaliser les tâches gouvernementales ; et de consolider le pouvoir des entreprises sans mécanismes de responsabilisation significatifs”, comme l’explique le travail du Surveillance resistance Lab, très opposé au projet.

Le mythe de la productivité enfin, que répètent et anônnent les développeurs d’IA, nous fait oublier que les bénéfices de l’IA vont bien plus leur profiter à eux qu’au public. « La productivité est un euphémisme pour désigner la relation économique mutuellement bénéfique entre les entreprises et leurs actionnaires, et non entre les entreprises et leurs salariés. Non seulement les salariés ne bénéficient pas des gains de productivité liés à l’IA, mais pour beaucoup, leurs conditions de travail vont surtout empirer. L’IA ne bénéficie pas aux salariés, mais dégrade leurs conditions de travail, en augmentant la surveillance, notamment via des scores de productivité individuels et collectifs. Les entreprises utilisent la logique des gains de productivité de l’IA pour justifier la fragmentation, l’automatisation et, dans certains cas, la suppression du travail. » Or, la logique selon laquelle la productivité des entreprises mènera inévitablement à une prospérité partagée est profondément erronée. Par le passé, lorsque l’automatisation a permis des gains de productivité et des salaires plus élevés, ce n’était pas grâce aux capacités intrinsèques de la technologie, mais parce que les politiques des entreprises et les réglementations étaient conçues de concert pour soutenir les travailleurs et limiter leur pouvoir, comme l’expliquent Daron Acemoglu et Simon Johnson, dans Pouvoir et progrès (Pearson 2024). L’essor de l’automatisation des machines-outils autour de la Seconde Guerre mondiale est instructif : malgré les craintes de pertes d’emplois, les politiques fédérales et le renforcement du mouvement ouvrier ont protégé les intérêts des travailleurs et exigé des salaires plus élevés pour les ouvriers utilisant les nouvelles machines. Les entreprises ont à leur tour mis en place des politiques pour fidéliser les travailleurs, comme la redistribution des bénéfices et la formation, afin de réduire les turbulences et éviter les grèves. « Malgré l’automatisation croissante pendant cette période, la part des travailleurs dans le revenu national est restée stable, les salaires moyens ont augmenté et la demande de travailleurs a augmenté. Ces gains ont été annulés par les politiques de l’ère Reagan, qui ont donné la priorité aux intérêts des actionnaires, utilisé les menaces commerciales pour déprécier les normes du travail et les normes réglementaires, et affaibli les politiques pro-travailleurs et syndicales, ce qui a permis aux entreprises technologiques d’acquérir une domination du marché et un contrôle sur des ressources clés. L’industrie de l’IA est un produit décisif de cette histoire ». La discrimination salariale algorithmique optimise les salaires à la baisse. D’innombrables pratiques sont mobilisées pour isoler les salariés et contourner les lois en vigueur, comme le documente le rapport 2025 de FairWork. La promesse que les agents IA automatiseront les tâches routinières est devenue un point central du développement de produits, même si cela suppose que les entreprises qui s’y lancent deviennent plus processuelles et bureaucratiques pour leur permettre d’opérer. Enfin, nous interagissons de plus en plus fréquemment avec des technologies d’IA utilisées non pas par nous, mais sur nous, qui façonnent notre accès aux ressources dans des domaines allant de la finance à l’embauche en passant par le logement, et ce au détriment de la transparence et au détriment de la possibilité même de pouvoir faire autrement.

Le risque de l’IA partout est bien de nous soumettre aux calculs, plus que de nous en libérer. Par exemple, l’intégration de l’IA dans les agences chargées de l’immigration, malgré l’édiction de principes d’utilisation vertueux, montre combien ces principes sont profondément contournés, comme le montrait le rapport sur la déportation automatisée aux Etats-Unis du collectif de défense des droits des latino-américains, Mijente. Les Services de citoyenneté et d’immigration des États-Unis (USCIS) utilisent des outils prédictifs pour automatiser leurs prises de décision, comme « Asylum Text Analytics », qui interroge les demandes d’asile afin de déterminer celles qui sont frauduleuses. Ces outils ont démontré, entre autres défauts, des taux élevés d’erreurs de classification lorsqu’ils sont utilisés sur des personnes dont l’anglais n’est pas la langue maternelle. Les conséquences d’une identification erronée de fraude sont importantes : elles peuvent entraîner l’expulsion, l’interdiction à vie du territoire américain et une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à dix ans. « Pourtant, la transparence pour les personnes concernées par ces systèmes est plus que limitée, sans possibilité de se désinscrire ou de demander réparation lorsqu’ils sont utilisés pour prendre des décisions erronées, et, tout aussi important, peu de preuves attestent que l’efficacité de ces outils a été, ou peut être, améliorée »

Malgré la légalité douteuse et les failles connues de nombre de ces systèmes que le rapport documente, l’intégration de l’IA dans les contrôles d’immigration ne semble vouée qu’à s’intensifier. L’utilisation de ces outils offre un vernis d’objectivité qui masque non seulement un racisme et une xénophobie flagrants, mais aussi la forte pression politique exercée sur les agences d’immigration pour restreindre l’asile. « L‘IA permet aux agences fédérales de mener des contrôles d’immigration de manière profondément et de plus en plus opaque, ce qui complique encore davantage la tâche des personnes susceptibles d’être arrêtées ou accusées à tort. Nombre de ces outils ne sont connus du public que par le biais de documents juridiques et ne figurent pas dans l’inventaire d’IA du DHS. Mais même une fois connus, nous disposons de très peu d’informations sur leur étalonnage ou sur les données sur lesquelles ils sont basés, ce qui réduit encore davantage la capacité des individus à faire valoir leurs droits à une procédure régulière. Ces outils s’appuient également sur une surveillance invasive du public, allant du filtrage des publications sur les réseaux sociaux à l’utilisation de la reconnaissance faciale, de la surveillance aérienne et d’autres techniques de surveillance, à l’achat massif d’informations publiques auprès de courtiers en données ». Nous sommes à la fois confrontés à des systèmes coercitifs et opaques, foncièrement défaillants. Mais ces défaillances se déploient parce qu’elles donnent du pouvoir aux forces de l’ordre, leur permettant d’atteindre leurs objectifs d’expulsion et d’arrestation. Avec l’IA, le pouvoir devient l’objectif.

Les leviers pour renverser l’empire de l’IA et faire converger les luttes contre son monde

La dernière partie du rapport de l’AI Now Institute tente de déployer une autre vision de l’IA par des propositions, en dessinant une feuille de route pour l’action. “L’IA est une lutte de pouvoir et non un levier de progrès”, expliquent les auteurs qui invitent à “reprendre le contrôle de la trajectoire de l’IA”, en contestant son utilisation actuelle. Le rapport présente 5 leviers pour reprendre du pouvoir sur l’IA

Démontrer que l’IA agit contre les intérêts des individus et de la société

Le premier objectif, pour reprendre la main, consiste à mieux démontrer que l’industrie de l’IA agit contre les intérêts des citoyens ordinaires. Mais ce discours est encore peu partagé, notamment parce que le discours sur les risques porte surtout sur les biais techniques ou les risques existentiels, des enjeux déconnectés des réalités matérielles des individus. Pour l’AI Now Institute, “nous devons donner la priorité aux enjeux politiques ancrés dans le vécu des citoyens avec l’IA”, montrer les systèmes d’IA comme des infrastructures invisibles qui régissent les vies de chacun. En cela, la résistance au démantèlement des agences publiques initiée par les politiques du Doge a justement permis d’ouvrir un front de résistance. La résistance et l’indignation face aux coupes budgétaires et à l’accaparement des données a permis de montrer qu’améliorer l’efficacité des services n’était pas son objectif, que celui-ci a toujours été de démanteler les services gouvernementaux et centraliser le pouvoir. La dégradation des services sociaux et la privation des droits est un moyen de remobilisation à exploiter.

La construction des data centers pour l’IA est également un nouvel espace de mobilisation locale pour faire progresser la question de la justice environnementale, à l’image de celles que tentent de faire entendre la Citizen Action Coalition de l’Indiana ou la Memphis Community Against Pollution dans le Tennessee.

La question de l’augmentation des prix et de l’inflation, et le développements de prix et salaires algorithmiques est un autre levier de mobilisation, comme le montrait un rapport de l’AI Now Institute sur le sujet datant de février qui invitait à l’interdiction pure et simple de la surveillance individualisée des prix et des salaires. 

Faire progresser l’organisation des travailleurs 

Le second levier consiste à faire progresser l’organisation des travailleurs. Lorsque les travailleurs et leurs syndicats s’intéressent sérieusement à la manière dont l’IA transforme la nature du travail et s’engagent résolument par le biais de négociations collectives, de l’application des contrats, de campagnes et de plaidoyer politique, ils peuvent influencer la manière dont leurs employeurs développent et déploient ces technologies. Les campagnes syndicales visant à contester l’utilisation de l’IA générative à Hollywood, les mobilisations pour dénoncer la gestion algorithmique des employés des entrepôts de la logistique et des plateformes de covoiturage et de livraison ont joué un rôle essentiel dans la sensibilisation du public à l’impact de l’IA et des technologies de données sur le lieu de travail. La lutte pour limiter l’augmentation des cadences dans les entrepôts ou celles des chauffeurs menées par Gig Workers Rising, Los Deliversistas Unidos, Rideshare Drivers United, ou le SEIU, entre autres, a permis d’établir des protections, de lutter contre la précarité organisée par les plateformes… Pour cela, il faut à la fois que les organisations puissent analyser l’impact de l’IA sur les conditions de travail et sur les publics, pour permettre aux deux luttes de se rejoindre à l’image de ce qu’à accompli le syndicat des infirmières qui a montré que le déploiement de l’IA affaiblit le jugement clinique des infirmières et menace la sécurité des patients. Cette lutte a donné lieu à une « Déclaration des droits des infirmières et des patients », un ensemble de principes directeurs visant à garantir une application juste et sûre de l’IA dans les établissements de santé. Les infirmières ont stoppé le déploiement d’EPIC Acuity, un système qui sous-estimait l’état de santé des patients et le nombre d’infirmières nécessaires, et ont contraint l’entreprise qui déployait le système à créer un comité de surveillance pour sa mise en œuvre. 

Une autre tactique consiste à contester le déploiement d’IA austéritaires dans le secteur public à l’image du réseau syndicaliste fédéral, qui mène une campagne pour sauver les services fédéraux et met en lumière l’impact des coupes budgétaires du Doge. En Pennsylvanie, le SEIU a mis en place un conseil des travailleurs pour superviser le déploiement de solutions d’IA génératives dans les services publics. 

Une autre tactique consiste à mener des campagnes plus globales pour contester le pouvoir des grandes entreprises technologiques, comme la Coalition Athena qui demande le démantèlement d’Amazon, en reliant les questions de surveillance des travailleurs, le fait que la multinationale vende ses services à la police, les questions écologiques liées au déploiement des plateformes logistiques ainsi que l’impact des systèmes algorithmiques sur les petites entreprises et les prix que payent les consommateurs. 

Bref, l’enjeu est bien de relier les luttes entre elles, de relier les syndicats aux organisations de défense de la vie privée à celles œuvrant pour la justice raciale ou sociale, afin de mener des campagnes organisées sur ces enjeux. Mais également de l’étendre à l’ensemble de la chaîne de valeur et d’approvisionnement de l’IA, au-delà des questions américaines, même si pour l’instant “aucune tentative sérieuse d’organisation du secteur impacté par le déploiement de l’IA à grande échelle n’a été menée”. Des initiatives existent pourtant comme l’Amazon Employees for Climate Justice, l’African Content Moderators Union ou l’African Tech Workers Rising, le Data Worker’s Inquiry Project, le Tech Equity Collaborative ou l’Alphabet Workers Union (qui font campagne sur les différences de traitement entre les employés et les travailleurs contractuels). 

Nous avons désespérément besoin de projets de lutte plus ambitieux et mieux dotés en ressources, constate le rapport. Les personnes qui construisent et forment les systèmes d’IA – et qui, par conséquent, les connaissent intimement – ​​ont une opportunité particulière d’utiliser leur position de pouvoir pour demander des comptes aux entreprises technologiques sur la manière dont ces systèmes sont utilisés. “S’organiser et mener des actions collectives depuis ces postes aura un impact profond sur l’évolution de l’IA”.

“À l’instar du mouvement ouvrier du siècle dernier, le mouvement ouvrier d’aujourd’hui peut se battre pour un nouveau pacte social qui place l’IA et les technologies numériques au service de l’intérêt public et oblige le pouvoir irresponsable d’aujourd’hui à rendre des comptes.”

Confiance zéro envers les entreprises de l’IA !

Le troisième levier que défend l’AI Now Institute est plus radical encore puisqu’il propose d’adopter un programme politique “confiance zéro” envers l’IA. En 2023, L’AI Now, l’Electronic Privacy Information Center et d’Accountable Tech affirmaient déjà “qu’une confiance aveugle dans la bienveillance des entreprises technologiques n’était pas envisageable ». Pour établir ce programme, le rapport égraine 6 leviers à activer.

Tout d’abord, le rapport plaide pour “des règles audacieuses et claires qui restreignent les applications d’IA nuisibles”. C’est au public de déterminer si, dans quels contextes et comment, les systèmes d’IA seront utilisés. “Comparées aux cadres reposant sur des garanties basées sur les processus (comme les audits d’IA ou les régimes d’évaluation des risques) qui, dans la pratique, ont souvent eu tendance à renforcer les pouvoirs des leaders du secteur et à s’appuyer sur une solide capacité réglementaire pour une application efficace, ces règles claires présentent l’avantage d’être facilement administrables et de cibler les préjudices qui ne peuvent être ni évités ni réparés par de simples garanties”. Pour l’AI Now Institute, l’IA doit être interdite pour la reconnaissance des émotions, la notation sociale, la fixation des prix et des salaires, refuser des demandes d’indemnisation, remplacer les enseignants, générer des deepfakes. Et les données de surveillance des travailleurs ne doivent pas pouvoir pas être vendues à des fournisseurs tiers. L’enjeu premier est d’augmenter le spectre des interdictions. 

Ensuite, le rapport propose de réglementer tout le cycle de vie de l’IA. L’IA doit être réglementée tout au long de son cycle de développement, de la collecte des données au déploiement, en passant par le processus de formation, le perfectionnement et le développement des applications, comme le proposait l’Ada Lovelace Institute. Le rapport rappelle que si la transparence est au fondement d’une réglementation efficace, la résistante des entreprises est forte, tout le long des développements, des données d’entraînement utilisées, aux fonctionnement des applications. La transparence et l’explication devraient être proactives, suggère le rapport : les utilisateurs ne devraient pas avoir besoin de demander individuellement des informations sur les traitements dont ils sont l’objet. Notamment, le rapport insiste sur le besoin que “les développeurs documentent et rendent publiques leurs techniques d’atténuation des risques, et que le régulateur exige la divulgation de tout risque anticipé qu’ils ne sont pas en mesure d’atténuer, afin que cela soit transparent pour les autres acteurs de la chaîne d’approvisionnement”. Le rapport recommande également d’inscrire un « droit de dérogation » aux décisions et l’obligation d’intégrer des conseils d’usagers pour qu’ils aient leur mot à dire sur les développements et l’utilisation des systèmes. 

Le rapport rappelle également que la supervision des développements doit être indépendante. Ce n’est pas à l’industrie d’évaluer ce qu’elle fait. Le “red teaming” et les “models cards” ignorent les conflits d’intérêts en jeu et mobilisent des méthodologies finalement peu robustes (voir notre article). Autre levier encore, s’attaquer aux racines du pouvoir de ces entreprises et par exemple qu’elles suppriment les données acquises illégalement et les modèles entraînés sur ces données (certains chercheurs parlent d’effacement de modèles et de destruction algorithmique !) ; limiter la conservation des données pour le réentraînement ; limiter les partenariats entre les hyperscalers et les startups d’IA et le rachat d’entreprise pour limiter la constitution de monopoles

Le rapport propose également de construire une boîte à outils pour favoriser la concurrence. De nombreuses enquêtes pointent les limites des grandes entreprises de la tech à assurer le respect du droit à la concurrence, mais les poursuites peinent à s’appliquer et peinent à construire des changements législatifs pour renforcer le droit à la concurrence et limiter la construction de monopoles, alors que toute intervention sur le marché est toujours dénoncé par les entreprises de la tech comme relevant de mesures contre l’innovation. Le rapport plaide pour une plus grande séparation structurelle des activités (les entreprises du cloud ne doivent pas pouvoir participer au marché des modèles fondamentaux de l’IA par exemple, interdiction des représentations croisées dans les conseils d’administration des startups et des développeurs de modèles, etc.). Interdire aux fournisseurs de cloud d’exploiter les données qu’ils obtiennent de leurs clients en hébergeant des infrastructures pour développer des produits concurrents. 

Enfin, le rapport recommande une supervision rigoureuse du développement et de l’exploitation des centres de données, alors que les entreprises qui les développent se voient exonérées de charge et que leurs riverains en subissent des impacts disproportionnés (concurrence sur les ressources, augmentation des tarifs de l’électricité…). Les communautés touchées ont besoin de mécanismes de transparence et de protections environnementales solides. Les régulateurs devraient plafonner les subventions en fonction des protections concédées et des emplois créés. Initier des règles pour interdire de faire porter l’augmentation des tarifs sur les usagers.

Décloisonner !

Le cloisonnement des enjeux de l’IA est un autre problème qu’il faut lever. C’est le cas notamment de l’obsession à la sécurité nationale qui justifient à la fois des mesures de régulation et des programmes d’accélération et d’expansion du secteur et des infrastructures de l’IA. Mais pour décloisonner, il faut surtout venir perturber le processus de surveillance à l’œuvre et renforcer la vie privée comme un enjeu de justice économique. La montée de la surveillance pour renforcer l’automatisation “place les outils traditionnels de protection de la vie privée (tels que le consentement, les options de retrait, les finalités non autorisées et la minimisation des données) au cœur de la mise en place de conditions économiques plus justes”. La chercheuse Ifeoma Ajunwa soutient que les données des travailleurs devraient être considérées comme du « capital capturé » par les entreprises : leurs données sont  utilisées pour former des technologies qui finiront par les remplacer (ou créer les conditions pour réduire leurs salaires), ou vendues au plus offrant via un réseau croissant de courtiers en données, sans contrôle ni compensation. Des travailleurs ubérisés aux travailleurs du clic, l’exploitation des données nécessite de repositionner la protection de la vie privée des travailleurs au cœur du programme de justice économique pour limiter sa capture par l’IA. Les points de collecte, les points de surveillance, doivent être “la cible appropriée de la résistance”, car ils seront instrumentalisés contre les intérêts des travailleurs. Sur le plan réglementaire, cela pourrait impliquer de privilégier des règles de minimisation des données qui restreignent la collecte et l’utilisation des données, renforcer la confidentialité (par exemple en interdisant le partage de données sur les salariés avec des tiers), le droit à ne pas consentir, etc. Renforcer la minimisation, sécuriser les données gouvernementales sur les individus qui sont de haute qualité et particulièrement sensibles, est plus urgent que jamais. 

“Nous devons nous réapproprier l’agenda positif de l’innovation centrée sur le public, et l’IA ne devrait pas en être le centre”, concluent les auteurs. La trajectoire actuelle de l’IA, axée sur le marché, est préjudiciable au public alors que l’espace de solutions alternatives se réduit. Nous devons rejeter le paradigme d’une IA à grande échelle qui ne profitera qu’aux plus puissants.

L’IA publique demeure un espace fertile pour promouvoir le débat sur des trajectoires alternatives pour l’IA, structurellement plus alignées sur l’intérêt public, et garantir que tout financement public dans ce domaine soit conditionné à des objectifs d’intérêt général. Mais pour cela, encore faut-il que l’IA publique ne limite pas sa politique à l’achat de solutions privées, mais développe ses propres capacités d’IA, réinvestisse sa capacité d’expertise pour ne pas céder au solutionnisme de l’IA, favorise partout la discussion avec les usagers, cultive une communauté de pratique autour de l’innovation d’intérêt général qui façonnera l’émergence d’un espace alternatif par exemple en exigeant des méthodes d’implication des publics et aussi en élargissant l’intérêt de l’Etat à celui de l’intérêt collectif et pas seulement à ses intérêts propres (par exemple en conditionnant à la promotion des objectifs climatiques, au soutien syndical et citoyen…), ainsi qu’à redéfinir les conditions concrètes du financement public de l’IA, en veillant à ce que les investissements répondent aux besoins des communautés plutôt qu’aux intérêts des entreprises.   

Changer l’agenda : pour une IA publique !

Enfin, le rapport conclut en affirmant que l’innovation devrait être centrée sur les besoins des publics et que l’IA ne devrait pas en être le centre. Le développement de l’IA devrait être guidé par des impératifs non marchands et les capitaux publics et philanthropiques devraient contribuer à la création d’un écosystème d’innovation extérieur à l’industrie, comme l’ont réclamé Public AI Network dans un rapport, l’Ada Lovelace Institute, dans un autre, Lawrence Lessig ou encore Bruce Schneier et Nathan Sanders ou encore Ganesh Sitaraman et Tejas N. Narechania…  qui parlent d’IA publique plus que d’IA souveraine, pour orienter les investissement non pas tant vers des questions de sécurité nationale et de compétitivité, mais vers des enjeux de justice sociale. 

Ces discours confirment que la trajectoire de l’IA, axée sur le marché, est préjudiciable au public. Si les propositions alternatives ne manquent pas, elles ne parviennent pas à relever le défi de la concentration du pouvoir au profit des grandes entreprises. « Rejeter le paradigme actuel de l’IA à grande échelle est nécessaire pour lutter contre les asymétries d’information et de pouvoir inhérentes à l’IA. C’est la partie cachée qu’il faut exprimer haut et fort. C’est la réalité à laquelle nous devons faire face si nous voulons rassembler la volonté et la créativité nécessaires pour façonner la situation différemment ». Un rapport du National AI Research Resource (NAIRR) américain de 2021, d’une commission indépendante présidée par l’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, et composée de dirigeants de nombreuses grandes entreprises technologiques, avait parfaitement formulé le risque : « la consolidation du secteur de l’IA menace la compétitivité technologique des États-Unis. » Et la commission proposait de créer des ressources publiques pour l’IA. 

« L’IA publique demeure un espace fertile pour promouvoir le débat sur des trajectoires alternatives pour l’IA, structurellement plus alignées sur l’intérêt général, et garantir que tout financement public dans ce domaine soit conditionné à des objectifs d’intérêt général ». Un projet de loi californien a récemment relancé une proposition de cluster informatique public, hébergé au sein du système de l’Université de Californie, appelé CalCompute. L’État de New York a lancé une initiative appelée Empire AI visant à construire une infrastructure de cloud public dans sept institutions de recherche de l’État, rassemblant plus de 400 millions de dollars de fonds publics et privés. Ces deux initiatives créent des espaces de plaidoyer importants pour garantir que leurs ressources répondent aux besoins des communautés et ne servent pas à enrichir davantage les ressources des géants de la technologie.

Et le rapport de se conclure en appelant à défendre l’IA publique, en soutenant les universités, en investissant dans ces infrastructures d’IA publique et en veillant que les groupes défavorisés disposent d’une autorité dans ces projets. Nous devons cultiver une communauté de pratique autour de l’innovation d’intérêt général. 

***

Le rapport de l’AI Now Institute a la grande force de nous rappeler que les luttes contre l’IA existent et qu’elles ne sont pas que des luttes de collectifs technocritiques, mais qu’elles s’incarnent déjà dans des projets politiques, qui peinent à s’interelier et à se structurer. Des luttes qui sont souvent invisibilisées, tant la parole est toute entière donnée aux promoteurs de l’IA. Le rapport est extrêmement riche et rassemble une documentation à nulle autre pareille. 

« L’IA ne nous promet ni de nous libérer du cycle incessant de guerres, des pandémies et des crises environnementales et financières qui caractérisent notre présent », conclut le rapport  L’IA ne crée rien de tout cela, ne créé rien de ce que nous avons besoin. “Lier notre avenir commun à l’IA rend cet avenir plus difficile à réaliser, car cela nous enferme dans une voie résolument sombre, nous privant non seulement de la capacité de choisir quoi construire et comment le construire, mais nous privant également de la joie que nous pourrions éprouver à construire un avenir différent”. L’IA comme seule perspective d’avenir “nous éloigne encore davantage d’une vie digne, où nous aurions l’autonomie de prendre nos propres décisions et où des structures démocratiquement responsables répartiraient le pouvoir et les infrastructures technologiques de manière robuste, responsable et protégée des chocs systémiques”. L’IA ne fait que consolider et amplifier les asymétries de pouvoir existantes. “Elle naturalise l’inégalité et le mérite comme une fatalité, ​tout en rendant les schémas et jugements sous-jacents qui les façonnent impénétrables pour ceux qui sont affectés par les jugements de l’IA”.

Pourtant, une autre IA est possible, estiment les chercheurs.ses de l’AI Now Institute. Nous ne pouvons pas lutter contre l’oligarchie technologique sans rejeter la trajectoire actuelle de l’industrie autour de l’IA à grande échelle. Nous ne devons pas oublier que l’opinion publique s’oppose résolument au pouvoir bien établi des entreprises technologiques. Certes, le secteur technologique dispose de ressources plus importantes que jamais et le contexte politique est plus sombre que jamais, concèdent les chercheurs de l’AI Now Institute. Cela ne les empêche pas de faire des propositions, comme d’adopter un programme politique de « confiance zéro » pour l’IA. Adopter un programme politique fondé sur des règles claires qui restreignent les utilisations les plus néfastes de l’IA, encadrent son cycle de vie de bout en bout et garantissent que l’industrie qui crée et exploite actuellement l’IA ne soit pas laissée à elle-même pour s’autoréguler et s’autoévaluer. Repenser les leviers traditionnels de la confidentialité des données comme outils clés dans la lutte contre l’automatisation et la lutte contre le pouvoir de marché.

Revendiquer un programme positif d’innovation centrée sur le public, sans IA au centre. 

« La trajectoire actuelle de l’IA place le public sous la coupe d’oligarques technologiques irresponsables. Mais leur succès n’est pas inéluctable. En nous libérant de l’idée que l’IA à grande échelle est inévitable, nous pouvons retrouver l’espace nécessaire à une véritable innovation et promouvoir des voies alternatives stimulantes et novatrices qui exploitent la technologie pour façonner un monde au service du public et gouverné par notre volonté collective ».

La trajectoire actuelle de l’IA vers sa suprématie ne nous mènera pas au monde que nous voulons. Sa suprématie n’est pourtant pas encore là. “Avec l’adoption de la vision actuelle de l’IA, nous perdons un avenir où l’IA favoriserait des emplois stables, dignes et valorisants. Nous perdons un avenir où l’IA favoriserait des salaires justes et décents, au lieu de les déprécier ; où l’IA garantirait aux travailleurs le contrôle de l’impact des nouvelles technologies sur leur carrière, au lieu de saper leur expertise et leur connaissance de leur propre travail ; où nous disposons de politiques fortes pour soutenir les travailleurs si et quand les nouvelles technologies automatisent les fonctions existantes – y compris des lois élargissant le filet de sécurité sociale – au lieu de promoteurs de l’IA qui se vantent auprès des actionnaires des économies réalisées grâce à l’automatisation ; où des prestations sociales et des politiques de congés solides garantissent le bien-être à long terme des employés, au lieu que l’IA soit utilisée pour surveiller et exploiter les travailleurs à tout va ; où l’IA contribue à protéger les employés des risques pour la santé et la sécurité au travail, au lieu de perpétuer des conditions de travail dangereuses et de féliciter les employeurs qui exploitent les failles du marché du travail pour se soustraire à leurs responsabilités ; et où l’IA favorise des liens significatifs par le travail, au lieu de favoriser des cultures de peur et d’aliénation.”

Pour l’AI Now Institute, l’enjeu est d’aller vers une prospérité partagée, et ce n’est pas la direction que prennent les empires de l’IA. La prolifération de toute nouvelle technologie a le potentiel d’accroître les opportunités économiques et de conduire à une prospérité partagée généralisée. Mais cette prospérité partagée est incompatible avec la trajectoire actuelle de l’IA, qui vise à maximiser le profit des actionnaires. “Le mythe insidieux selon lequel l’IA mènera à la « productivité » pour tous, alors qu’il s’agit en réalité de la productivité d’un nombre restreint d’entreprises, nous pousse encore plus loin sur la voie du profit actionnarial comme unique objectif économique. Même les politiques gouvernementales bien intentionnées, conçues pour stimuler le secteur de l’IA, volent les poches des travailleurs. Par exemple, les incitations gouvernementales destinées à revitaliser l’industrie de la fabrication de puces électroniques ont été contrecarrées par des dispositions de rachat d’actions par les entreprises, envoyant des millions de dollars aux entreprises, et non aux travailleurs ou à la création d’emplois. Et malgré quelques initiatives significatives pour enquêter sur le secteur de l’IA sous l’administration Biden, les entreprises restent largement incontrôlées, ce qui signifie que les nouveaux entrants ne peuvent pas contester ces pratiques.”

“Cela implique de démanteler les grandes entreprises, de restructurer la structure de financement financée par le capital-risque afin que davantage d’entreprises puissent prospérer, d’investir dans les biens publics pour garantir que les ressources technologiques ne dépendent pas des grandes entreprises privées, et d’accroître les investissements institutionnels pour intégrer une plus grande diversité de personnes – et donc d’idées – au sein de la main-d’œuvre technologique.”

“Nous méritons un avenir technologique qui soutienne des valeurs et des institutions démocratiques fortes.” Nous devons de toute urgence restaurer les structures institutionnelles qui protègent les intérêts du public contre l’oligarchie. Cela nécessitera de s’attaquer au pouvoir technologique sur plusieurs fronts, et notamment par la mise en place de mesures de responsabilisation des entreprises pour contrôler les oligarques de la tech. Nous ne pouvons les laisser s’accaparer l’avenir. 

Sur ce point, comme sur les autres, nous sommes d’accord.

Hubert Guillaud

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Pour lutter contre la désinformation, il faut reconstruire du social

L’Institut Nicod publie un court et très stimulant rapport sur la désinformation signé Grégoire Darcy. Non seulement celui-ci débogue la simplicité des réponses cognitives que les politiques publiques ont tendance à proposer, mais surtout, repolitise la question. 

Le rapport rappelle que la désinformation n’est pas seulement un problème d’irrationnalité et de crédulité. Il invite à sortir de l’approche réactive qui se concentre sur les symptômes et qui se focalise bien trop sur les modalités de diffusion oubliant les mécanismes affectifs et sociaux qui expliquent l’adhésion aux récits trompeurs. La lutte contre la désinformation repose sur une vision simpliste de la psychologie humaine : « la désinformation répond à des besoins sociaux, émotionnels et identitaires plus qu’à de simples déficits de rationalité. Ainsi, corriger les erreurs factuelles ne suffit pas : il faut s’attaquer aux conditions qui rendent ces récits socialement fonctionnels. » La désinformation n’est que le symptôme de la dégradation globale de l’écosystème informationnel. « Les vulnérabilités face à la désinformation ne tiennent pas qu’aux dispositions individuelles, mais s’ancrent dans des environnements sociaux, économiques et médiatiques spécifiques : isolement social, précarité, homogamie idéologique et défiance institutionnelle sont des facteurs clés expliquant l’adhésion, bien au-delà des seuls algorithmes ou biais cognitifs ».

“Tant que les politiques publiques se contenteront de réponses réactives, centrées sur les symptômes visibles et ignorantes des dynamiques cognitives, sociales et structurelles à l’œuvre, elles risquent surtout d’aggraver ce qu’elles prétendent corriger. En cause : un modèle implicite, souvent naïf, de la psychologie humaine – un schéma linéaire et individualisant, qui réduit l’adhésion aux contenus trompeurs à un simple déficit d’information ou de rationalité. Ce cadre conduit à des politiques fragmentées, peu efficaces, parfois même contre-productive.” 

Les réponses les plus efficientes à la désinformation passent par une transformation structurelle de l’écosystème informationnel, que seule l’action publique peut permettre, en orchestrant à la fois la régulation algorithmique et le renforcement des médias fiables. La réduction des vulnérabilités sociales, économiques et institutionnelles constitue l’approche la plus structurante pour lutter contre la désinformation, en s’attaquant aux facteurs qui nourrissent la réceptivité aux contenus trompeurs – précarité, marginalisation, polarisation et défiance envers les institutions. Parmi les mesures que pointe le rapport, celui-ci invite à une régulation forte des réseaux sociaux permettant de « restituer la maîtrise du fil par une transparence algorithmique accrue et une possibilité de maîtriser » les contenus auxquels les gens accèdent : « rendre visibles les critères de recommandation et proposer par défaut un fil chronologique permettrait de réduire les manipulations attentionnelles sans recourir à la censure ». Le rapport recommande également « d’assurer un financement stable pour garantir l’indépendance des médias et du service public d’information ». Il recommande également de renforcer la protection sociale et les politiques sociales pour renforcer la stabilité propice à l’analyse critique. D’investir dans le développement d’espace de sociabilité et de favoriser une circulation apaisée de l’information en renforçant l’intégrité publique. 

Un rapport stimulant, qui prend à rebours nos présupposés et qui nous dit que pour lutter contre la désinformation, il faut lutter pour rétablir une société juste.

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Pour lutter contre la désinformation, il faut reconstruire du social

L’Institut Nicod publie un court et très stimulant rapport sur la désinformation signé Grégoire Darcy. Non seulement celui-ci débogue la simplicité des réponses cognitives que les politiques publiques ont tendance à proposer, mais surtout, repolitise la question. 

Le rapport rappelle que la désinformation n’est pas seulement un problème d’irrationnalité et de crédulité. Il invite à sortir de l’approche réactive qui se concentre sur les symptômes et qui se focalise bien trop sur les modalités de diffusion oubliant les mécanismes affectifs et sociaux qui expliquent l’adhésion aux récits trompeurs. La lutte contre la désinformation repose sur une vision simpliste de la psychologie humaine : « la désinformation répond à des besoins sociaux, émotionnels et identitaires plus qu’à de simples déficits de rationalité. Ainsi, corriger les erreurs factuelles ne suffit pas : il faut s’attaquer aux conditions qui rendent ces récits socialement fonctionnels. » La désinformation n’est que le symptôme de la dégradation globale de l’écosystème informationnel. « Les vulnérabilités face à la désinformation ne tiennent pas qu’aux dispositions individuelles, mais s’ancrent dans des environnements sociaux, économiques et médiatiques spécifiques : isolement social, précarité, homogamie idéologique et défiance institutionnelle sont des facteurs clés expliquant l’adhésion, bien au-delà des seuls algorithmes ou biais cognitifs ».

“Tant que les politiques publiques se contenteront de réponses réactives, centrées sur les symptômes visibles et ignorantes des dynamiques cognitives, sociales et structurelles à l’œuvre, elles risquent surtout d’aggraver ce qu’elles prétendent corriger. En cause : un modèle implicite, souvent naïf, de la psychologie humaine – un schéma linéaire et individualisant, qui réduit l’adhésion aux contenus trompeurs à un simple déficit d’information ou de rationalité. Ce cadre conduit à des politiques fragmentées, peu efficaces, parfois même contre-productive.” 

Les réponses les plus efficientes à la désinformation passent par une transformation structurelle de l’écosystème informationnel, que seule l’action publique peut permettre, en orchestrant à la fois la régulation algorithmique et le renforcement des médias fiables. La réduction des vulnérabilités sociales, économiques et institutionnelles constitue l’approche la plus structurante pour lutter contre la désinformation, en s’attaquant aux facteurs qui nourrissent la réceptivité aux contenus trompeurs – précarité, marginalisation, polarisation et défiance envers les institutions. Parmi les mesures que pointe le rapport, celui-ci invite à une régulation forte des réseaux sociaux permettant de « restituer la maîtrise du fil par une transparence algorithmique accrue et une possibilité de maîtriser » les contenus auxquels les gens accèdent : « rendre visibles les critères de recommandation et proposer par défaut un fil chronologique permettrait de réduire les manipulations attentionnelles sans recourir à la censure ». Le rapport recommande également « d’assurer un financement stable pour garantir l’indépendance des médias et du service public d’information ». Il recommande également de renforcer la protection sociale et les politiques sociales pour renforcer la stabilité propice à l’analyse critique. D’investir dans le développement d’espace de sociabilité et de favoriser une circulation apaisée de l’information en renforçant l’intégrité publique. 

Un rapport stimulant, qui prend à rebours nos présupposés et qui nous dit que pour lutter contre la désinformation, il faut lutter pour rétablir une société juste.

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La santé au prisme de son abandon

Dans AOC, le philosophe Alexandre Monnin, auteur de Politiser le renoncement (Divergences, 2023) explique que “derrière les discours d’efficience, d’autonomie et de prévention, un glissement insidieux s’opère : celui d’une médecine qui renonce à soigner”. Le soin est en train de devenir conditionnel, réservé aux existences jugées “optimisables”. La stratégie de non-soin, n’est pas que la conséquence des restrictions budgétaires ou de la désorganisation du secteur, mais une orientation active, un projet politique. Comme c’est le cas au travers du programme américain MAHA (Make America Healthy Again), dont l’ambien n’est plus de soigner, mais d’éviter les coûts liés au soin, ou la loi sur le droit à mourir récemment adoptée en France, dénoncée par les collectifs antivalidistes comme une manière d’acter l’impossibilité de vivre avec certains handicaps ou maladies chroniques. “Ce tournant ne se donne pas toujours pour ce qu’il est. Il s’abrite derrière les mots d’efficacité, d’autonomie, de prévention, voire de soutenabilité. Il s’appuie sur des cadres comme le paradigme One Health, censé penser la santé de manière systémique à l’échelle des écosystèmes mais qui, en pratique, contribue à diluer les responsabilités et à rendre invisibles les enjeux de justice sociale.” Nous entrons dans une médicalisation sans soins, où l’analyse de santé se détache de toute thérapeutique.

Pour Derek Beres de Conspirituality, nous entrons dans une ère de soft eugenics”, d’eugénisme doux. Le self-care propose désormais à chacun de mesurer sa santé pour en reprendre le contrôle, dans une forme de “diagnostics sans soins”, qui converge avec les vues antivax de Robert Kennedy Jr, le ministre de la Santé américain, critiquant à la fois la surmédicalisation et la montée des maladies chroniques renvoyées à des comportements individuels. En mettant l’accent sur la prévention et la modification des modes de vies, cet abandon de la santé renvoie les citoyens vers leurs responsabilités et la santé publique vers des solutions privées, en laissant sur le carreau les populations vulnérables. Cette médecine du non-soin s’appuie massivement sur des dispositifs technologiques sophistiqués proches du quantified self, “vidée de toute relation clinique”. “Ces technologies alimentent des systèmes d’optimisation où l’important n’est plus la guérison, mais la conformité aux normes biologiques ou comportementales. Dans ce contexte, le patient devient un profil de risque, non plus un sujet à accompagner. La plateformisation du soin réorganise en profondeur les régimes d’accès à la santé. La médecine n’est alors plus un service public mais une logistique de gestion différenciée des existences.”

C’est le cas du paradigme One Health, qui vise à remplacer le soin par une idéalisation holistique de la santé, comme un état d’équilibre à maintenir, où l’immunité naturelle affaiblit les distinctions entre pathogène et environnement et favorise une démission institutionnelle. “Face aux dégradations écologiques, le réflexe n’est plus de renforcer les capacités collectives de soin. Il s’agit désormais de retrouver une forme de pureté corporelle ou environnementale perdue. Cette quête se traduit par l’apologie du jeûne, du contact avec les microbes, de la « vitalité » naturelle – et la dénonciation des traitements, des masques, des vaccins comme autant d’artefacts « toxiques ». Elle entretient une confusion entre médecine industrielle et médecine publique, et reformule le soin comme une purification individuelle. Là encore, le paradigme du non-soin prospère non pas en contradiction avec l’écologie, mais bien davantage au nom d’une écologie mal pensée, orientée vers le refus de l’artifice plutôt que vers l’organisation solidaire de la soutenabilité.” “L’appel à « ne pas tomber malade » devient un substitut direct au droit au soin – voire une norme visant la purification des plus méritants dans un monde saturé de toxicités (et de modernité).”

“Dans ce monde du non-soin, l’abandon n’est ni un effet secondaire ni une faute mais un principe actif de gestion.” Les populations vulnérables sont exclues de la prise en charge. Sous forme de scores de risques, le tri sanitaire technicisé s’infiltre partout, pour distinguer les populations et mettre de côté ceux qui ne peuvent être soignés. “La santé publique cesse d’être pensée comme un bien commun, et devient une performance individuelle, mesurée, scorée, marchandée. La médecine elle-même, soumise à l’austérité, finit par abandonner ses missions fondamentales : observer, diagnostiquer, soigner. Elle se contente de prévenir – et encore, seulement pour ceux qu’on juge capables – et/ou suffisamment méritants.” Pour Monnin, cet accent mis sur la prévention pourrait être louable si elle ne se retournait pas contre les malades : “Ce n’est plus la santé publique qui se renforce mais une responsabilité individualisée du « bien se porter » qui légitime l’abandon de celles et ceux qui ne peuvent s’y conformer. La prévention devient une rhétorique de la culpabilité, où le soin est indexé sur la conformité à un mode de vie puissamment normé”.

Pour le philosophe, le risque est que le soin devienne une option, un privilège.

Le problème est que ces nouvelles politiques avancent sous le masque de l’innovation et de la prévention, alors qu’elles ne parlent que de responsabilité individuelle, au risque de faire advenir un monde sans soin qui refuse d’intervenir sur les milieux de vies, qui refuse les infrastructures collectives, qui renvoie chacun à l’auto-surveillance “sans jamais reconstruire les conditions collectives du soin ni reconnaître l’inégale capacité des individus à le faire”. Un monde où ”la surveillance remplace l’attention, la donnée remplace la relation, le test remplace le soin”. Derrière le tri, se profile “une santé sans soin, une médecine sans clinique – une écologie sans solidarité”.

“L’État ne disparaît pas : il prescrit, organise, finance, externalise. Il se fait plateforme, courtier de services, émetteur d’appels à projets. En matière de santé, cela signifie le financement de dispositifs de prévention algorithmique, l’encouragement de solutions « innovantes » portées par des start-ups, ou encore le remboursement indirect de produits encore non éprouvés. Ce nouveau régime n’est pas une absence de soin, c’est une délégation programmée du soin à des acteurs dont l’objectif premier n’est pas le soin mais la rentabilité. L’État ne s’efface pas en totalité : il administre la privatisation du soin.”

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La santé au prisme de son abandon

Dans AOC, le philosophe Alexandre Monnin, auteur de Politiser le renoncement (Divergences, 2023) explique que “derrière les discours d’efficience, d’autonomie et de prévention, un glissement insidieux s’opère : celui d’une médecine qui renonce à soigner”. Le soin est en train de devenir conditionnel, réservé aux existences jugées “optimisables”. La stratégie de non-soin, n’est pas que la conséquence des restrictions budgétaires ou de la désorganisation du secteur, mais une orientation active, un projet politique. Comme c’est le cas au travers du programme américain MAHA (Make America Healthy Again), dont l’ambien n’est plus de soigner, mais d’éviter les coûts liés au soin, ou la loi sur le droit à mourir récemment adoptée en France, dénoncée par les collectifs antivalidistes comme une manière d’acter l’impossibilité de vivre avec certains handicaps ou maladies chroniques. “Ce tournant ne se donne pas toujours pour ce qu’il est. Il s’abrite derrière les mots d’efficacité, d’autonomie, de prévention, voire de soutenabilité. Il s’appuie sur des cadres comme le paradigme One Health, censé penser la santé de manière systémique à l’échelle des écosystèmes mais qui, en pratique, contribue à diluer les responsabilités et à rendre invisibles les enjeux de justice sociale.” Nous entrons dans une médicalisation sans soins, où l’analyse de santé se détache de toute thérapeutique.

Pour Derek Beres de Conspirituality, nous entrons dans une ère de soft eugenics”, d’eugénisme doux. Le self-care propose désormais à chacun de mesurer sa santé pour en reprendre le contrôle, dans une forme de “diagnostics sans soins”, qui converge avec les vues antivax de Robert Kennedy Jr, le ministre de la Santé américain, critiquant à la fois la surmédicalisation et la montée des maladies chroniques renvoyées à des comportements individuels. En mettant l’accent sur la prévention et la modification des modes de vies, cet abandon de la santé renvoie les citoyens vers leurs responsabilités et la santé publique vers des solutions privées, en laissant sur le carreau les populations vulnérables. Cette médecine du non-soin s’appuie massivement sur des dispositifs technologiques sophistiqués proches du quantified self, “vidée de toute relation clinique”. “Ces technologies alimentent des systèmes d’optimisation où l’important n’est plus la guérison, mais la conformité aux normes biologiques ou comportementales. Dans ce contexte, le patient devient un profil de risque, non plus un sujet à accompagner. La plateformisation du soin réorganise en profondeur les régimes d’accès à la santé. La médecine n’est alors plus un service public mais une logistique de gestion différenciée des existences.”

C’est le cas du paradigme One Health, qui vise à remplacer le soin par une idéalisation holistique de la santé, comme un état d’équilibre à maintenir, où l’immunité naturelle affaiblit les distinctions entre pathogène et environnement et favorise une démission institutionnelle. “Face aux dégradations écologiques, le réflexe n’est plus de renforcer les capacités collectives de soin. Il s’agit désormais de retrouver une forme de pureté corporelle ou environnementale perdue. Cette quête se traduit par l’apologie du jeûne, du contact avec les microbes, de la « vitalité » naturelle – et la dénonciation des traitements, des masques, des vaccins comme autant d’artefacts « toxiques ». Elle entretient une confusion entre médecine industrielle et médecine publique, et reformule le soin comme une purification individuelle. Là encore, le paradigme du non-soin prospère non pas en contradiction avec l’écologie, mais bien davantage au nom d’une écologie mal pensée, orientée vers le refus de l’artifice plutôt que vers l’organisation solidaire de la soutenabilité.” “L’appel à « ne pas tomber malade » devient un substitut direct au droit au soin – voire une norme visant la purification des plus méritants dans un monde saturé de toxicités (et de modernité).”

“Dans ce monde du non-soin, l’abandon n’est ni un effet secondaire ni une faute mais un principe actif de gestion.” Les populations vulnérables sont exclues de la prise en charge. Sous forme de scores de risques, le tri sanitaire technicisé s’infiltre partout, pour distinguer les populations et mettre de côté ceux qui ne peuvent être soignés. “La santé publique cesse d’être pensée comme un bien commun, et devient une performance individuelle, mesurée, scorée, marchandée. La médecine elle-même, soumise à l’austérité, finit par abandonner ses missions fondamentales : observer, diagnostiquer, soigner. Elle se contente de prévenir – et encore, seulement pour ceux qu’on juge capables – et/ou suffisamment méritants.” Pour Monnin, cet accent mis sur la prévention pourrait être louable si elle ne se retournait pas contre les malades : “Ce n’est plus la santé publique qui se renforce mais une responsabilité individualisée du « bien se porter » qui légitime l’abandon de celles et ceux qui ne peuvent s’y conformer. La prévention devient une rhétorique de la culpabilité, où le soin est indexé sur la conformité à un mode de vie puissamment normé”.

Pour le philosophe, le risque est que le soin devienne une option, un privilège.

Le problème est que ces nouvelles politiques avancent sous le masque de l’innovation et de la prévention, alors qu’elles ne parlent que de responsabilité individuelle, au risque de faire advenir un monde sans soin qui refuse d’intervenir sur les milieux de vies, qui refuse les infrastructures collectives, qui renvoie chacun à l’auto-surveillance “sans jamais reconstruire les conditions collectives du soin ni reconnaître l’inégale capacité des individus à le faire”. Un monde où ”la surveillance remplace l’attention, la donnée remplace la relation, le test remplace le soin”. Derrière le tri, se profile “une santé sans soin, une médecine sans clinique – une écologie sans solidarité”.

“L’État ne disparaît pas : il prescrit, organise, finance, externalise. Il se fait plateforme, courtier de services, émetteur d’appels à projets. En matière de santé, cela signifie le financement de dispositifs de prévention algorithmique, l’encouragement de solutions « innovantes » portées par des start-ups, ou encore le remboursement indirect de produits encore non éprouvés. Ce nouveau régime n’est pas une absence de soin, c’est une délégation programmée du soin à des acteurs dont l’objectif premier n’est pas le soin mais la rentabilité. L’État ne s’efface pas en totalité : il administre la privatisation du soin.”

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IA et éducation (2/2) : du dilemme moral au malaise social

Suite de notre dossier sur IA et éducation (voir la première partie).

La bataille éducative est-elle perdue ?

Une grande enquête de 404 media montre qu’à l’arrivée de ChatGPT, les écoles publiques américaines étaient totalement démunies face à l’adoption généralisée de ChatGPT par les élèves. Le problème est d’ailleurs loin d’être résolu. Le New York Mag a récemment publié un article qui se désole de la triche généralisée qu’ont introduit les IA génératives à l’école. De partout, les élèves utilisent les chatbots pour prendre des notes pendant les cours, pour concevoir des tests, résumer des livres ou des articles, planifier et rédiger leurs essais, résoudre les exercices qui leurs sont demandés. Le plafond de la triche a été pulvérisé, explique un étudiant. “Un nombre considérable d’étudiants sortiront diplômés de l’université et entreront sur le marché du travail en étant essentiellement analphabètes”, se désole un professeur qui constate le court-circuitage du processus même d’apprentissage. La triche semblait pourtant déjà avoir atteint son apogée, avant l’arrivée de ChatGPT, notamment avec les plateformes d’aides au devoir en ligne comme Chegg et Course Hero. “Pour 15,95 $ par mois, Chegg promettait des réponses à toutes les questions de devoirs en seulement 30 minutes, 24h/24 et 7j/7, grâce aux 150 000 experts diplômés de l’enseignement supérieur qu’elle employait, principalement en Inde”

Chaque école a proposé sa politique face à ces nouveaux outils, certains prônant l’interdiction, d’autres non. Depuis, les politiques se sont plus souvent assouplies, qu’endurcies. Nombre de profs autorisent l’IA, à condition de la citer, ou ne l’autorisent que pour aide conceptuelle et en demandant aux élèves de détailler la manière dont ils l’ont utilisé. Mais cela ne dessine pas nécessairement de limites claires à leurs usages. L’article souligne que si les professeurs se croient doués pour détecter les écrits générés par l’IA, des études ont démontré qu’ils ne le sont pas. L’une d’elles, publiée en juin 2024, utilisait de faux profils d’étudiants pour glisser des travaux entièrement générés par l’IA dans les piles de correction des professeurs d’une université britannique. Les professeurs n’ont pas signalé 97 % des essais génératifs. En fait, souligne l’article, les professeurs ont plutôt abandonné l’idée de pouvoir détecter le fait que les devoirs soient rédigés par des IA. “De nombreux enseignants semblent désormais désespérés”. “Ce n’est pas ce pour quoi nous nous sommes engagés”, explique l’un d’entre eux. La prise de contrôle de l’enseignement par l’IA tient d’une crise existentielle de l’éducation. Désormais, les élèves ne tentent même plus de se battre contre eux-mêmes. Ils se replient sur la facilité. “Toute tentative de responsabilisation reste vaine”, constatent les professeurs. 

L’IA a mis à jour les défaillances du système éducatif. Bien sûr, l’idéal de l’université et de l’école comme lieu de développement intellectuel, où les étudiants abordent des idées profondes a disparu depuis longtemps. La perspective que les IA des professeurs évaluent désormais les travaux produits par les IA des élèves, finit de réduire l’absurdité de la situation, en laissant chacun sans plus rien à apprendre. Plusieurs études (comme celle de chercheurs de Microsoft) ont établi un lien entre l’utilisation de l’IA et une détérioration de l’esprit critique. Pour le psychologue, Robert Sternberg, l’IA générative compromet déjà la créativité et l’intelligence. “La bataille est perdue”, se désole un autre professeur

Reste à savoir si l’usage “raisonnable” de l’IA est possible. Dans une longue enquête pour le New Yorker, le journaliste Hua Hsu constate que tous les étudiants qu’il a interrogé pour comprendre leur usage de l’IA ont commencé par l’utiliser pour se donner des idées, en promettant de veiller à un usage responsable et ont très vite basculé vers des usages peu modérés, au détriment de leur réflexion. L’utilisation judicieuse de l’IA ne tient pas longtemps. Dans un rapport sur l’usage de Claude par des étudiants, Anthropic a montré que la moitié des interactions des étudiants avec son outil serait extractive, c’est-à-dire servent à produire des contenus. 404 media est allé discuter avec les participants de groupes de soutien en ligne de gens qui se déclarent comme “dépendants à l’IA”. Rien n’est plus simple que de devenir accro à un chatbot, confient des utilisateurs de tout âge. OpenAI en est conscient, comme le pointait une étude du MIT sur les utilisateurs les plus assidus, sans proposer pourtant de remèdes.

Comment apprendre aux enfants à faire des choses difficiles ? Le journaliste Clay Shirky, devenu responsable de l’IA en éducation à la New York University, dans le Chronicle of Higher Education, s’interroge : l’IA améliore-t-elle l’éducation ou la remplace-t-elle ? “Chaque année, environ 15 millions d’étudiants de premier cycle aux États-Unis produisent des travaux et des examens de plusieurs milliards de mots. Si le résultat d’un cours est constitué de travaux d’étudiants (travaux, examens, projets de recherche, etc.), le produit de ce cours est l’expérience étudiante. Un devoir n’a de valeur que ”pour stimuler l’effort et la réflexion de l’élève”. “L’utilité des devoirs écrits repose sur deux hypothèses : la première est que pour écrire sur un sujet, l’élève doit comprendre le sujet et organiser ses pensées. La seconde est que noter les écrits d’un élève revient à évaluer l’effort et la réflexion qui y ont été consacrés”. Avec l’IA générative, la logique de cette proposition, qui semblait pourtant à jamais inébranlable, s’est complètement effondrée

Pour Shirky, il ne fait pas de doute que l’IA générative peut être utile à l’apprentissage. “Ces outils sont efficaces pour expliquer des concepts complexes, proposer des quiz pratiques, des guides d’étude, etc. Les étudiants peuvent rédiger un devoir et demander des commentaires, voir à quoi ressemble une réécriture à différents niveaux de lecture, ou encore demander un résumé pour vérifier la clart锓Mais le fait que l’IA puisse aider les étudiants à apprendre ne garantit pas qu’elle le fera. Pour le grand théoricien de l’éducation, Herbert Simon, “l’enseignant ne peut faire progresser l’apprentissage qu’en incitant l’étudiant à apprendre”. “Face à l’IA générative dans nos salles de classe, la réponse évidente est d’inciter les étudiants à adopter les utilisations utiles de l’IA tout en les persuadant d’éviter les utilisations néfastes. Notre problème est que nous ne savons pas comment y parvenir”, souligne pertinemment Shirky. Pour lui aussi, aujourd’hui, les professeurs sont en passe d’abandonner. Mettre l’accent sur le lien entre effort et apprentissage ne fonctionne pas, se désole-t-il. Les étudiants eux aussi sont déboussolés et finissent par se demander où l’utilisation de l’IA les mène. Shirky fait son mea culpa. L’utilisation engagée de l’IA conduit à son utilisation paresseuse. Nous ne savons pas composer avec les difficultés. Mais c’était déjà le cas avant ChatGPT. Les étudiants déclarent régulièrement apprendre davantage grâce à des cours magistraux bien présentés qu’avec un apprentissage plus actif, alors que de nombreuses études démontrent l’inverse. “Un outil qui améliore le rendement mais dégrade l’expérience est un mauvais compromis”. 

C’est le sens même de l’éducation qui est en train d’être perdu. Le New York Times revenait récemment sur le fait que certaines écoles interdisent aux élèves d’utiliser ces outils, alors que les professeurs, eux, les surutilisent. Selon une étude auprès de 1800 enseignants de l’enseignement supérieur, 18 % déclaraient utiliser fréquemment ces outils pour faire leur cours, l’année dernière – un chiffre qui aurait doublé depuis. Les étudiants ne lisent plus ce qu’ils écrivent et les professeurs non plus. Si les profs sont prompts à critiquer l’usage de l’IA par leurs élèves, nombre d’entre eux l’apprécient pour eux-mêmes, remarque un autre article du New York Times. A PhotoMath ou Google Lens qui viennent aider les élèves, répondent MagicSchool et Brisk Teaching qui proposent déjà des produits d’IA qui fournissent un retour instantané sur les écrits des élèves. L’Etat du Texas a signé un contrat de 5 ans avec l’entreprise Cambium Assessment pour fournir aux professeurs un outil de notation automatisée des écrits des élèves. 

Pour Jason Koebler de 404 media : “la société dans son ensemble n’a pas très bien résisté à l’IA générative, car les grandes entreprises technologiques s’obstinent à nous l’imposer. Il est donc très difficile pour un système scolaire public sous-financé de contrôler son utilisation”. Pourtant, peu après le lancement public de ChatGPT, certains districts scolaires locaux et d’État ont fait appel à des consultants pro-IA pour produire des formations et des présentations “encourageant largement les enseignants à utiliser l’IA générative en classe”, mais “aucun n’anticipait des situations aussi extrêmes que celles décrites dans l’article du New York Mag, ni aussi problématiques que celles que j’ai entendues de mes amis enseignants, qui affirment que certains élèves désormais sont totalement dépendants de ChatGPT”. Les documents rassemblés par 404media montrent surtout que les services d’éducation américains ont tardé à réagir et à proposer des perspectives aux enseignants sur le terrain. 

Dans un autre article de 404 media, Koebler a demandé à des professeurs américains d’expliquer ce que l’IA a changé à leur travail. Les innombrables témoignages recueillis montrent que les professeurs ne sont pas restés les bras ballants, même s’ils se sentent très dépourvus face à l’intrusion d’une technologie qu’ils n’ont pas voulu. Tous expliquent qu’ils passent des heures à corriger des devoirs que les élèves mettent quelques secondes à produire. Tous dressent un constat similaire fait d’incohérences, de confusions, de démoralisations, entre préoccupations et exaspérations. Quelles limites mettre en place ? Comment s’assurer qu’elles soient respectées ? “Je ne veux pas que les étudiants qui n’utilisent pas de LLM soient désavantagés. Et je ne veux pas donner de bonnes notes à des étudiants qui ne font pratiquement rien”, témoigne un prof. Beaucoup ont désormais recours à l’écriture en classe, au papier. Quelques-uns disent qu’ils sont passés de la curiosité au rejet catégorique de ces outils. Beaucoup pointent que leur métier est plus difficile que jamais. “ChatGPT n’est pas un problème isolé. C’est le symptôme d’un paradigme culturel totalitaire où la consommation passive et la régurgitation de contenu deviennent le statu quo.”

L’IA place la déqualification au coeur de l’apprentissage 

Nicholas Carr, qui vient de faire paraître Superbloom : How Technologies of Connection Tear Us Apart (Norton, 2025, non traduit) rappelle dans sa newsletter que “la véritable menace que représente l’IA pour l’éducation n’est pas qu’elle encourage la triche, mais qu’elle décourage l’apprentissage. Pour Carr, lorsque les gens utilisent une machine pour réaliser une tâche, soit leurs compétences augmentent, soit elles s’atrophient, soit elles ne se développent jamais. C’est la piste qu’il avait d’ailleurs exploré dans Remplacer l’humain (L’échapée, 2017, traduction de The Glass Cage) en montrant comment les logiciels transforment concrètement les métiers, des architectes aux pilotes d’avions). Si un travailleur maîtrise déjà l’activité à automatiser, la machine peut l’aider à développer ses compétences” et relever des défis plus complexes. Dans les mains d’un mathématicien, une calculatrice devient un “amplificateur d’intelligence”. A l’inverse, si le maintien d’une compétence exige une pratique fréquente, combinant dextérité manuelle et mentale, alors l’automatisation peut menacer le talent même de l’expert. C’est le cas des pilotes d’avion confrontés aux systèmes de pilotage automatique qui connaissent un “affaissement des compétences” face aux situations difficiles. Mais l’automatisation est plus pernicieuse encore lorsqu’une machine prend les commandes d’une tâche avant que la personne qui l’utilise n’ait acquis l’expérience de la tâche en question. “C’est l’histoire du phénomène de « déqualification » du début de la révolution industrielle. Les artisans qualifiés ont été remplacés par des opérateurs de machines non qualifiés. Le travail s’est accéléré, mais la seule compétence acquise par ces opérateurs était celle de faire fonctionner la machine, ce qui, dans la plupart des cas, n’était quasiment pas une compétence. Supprimez la machine, et le travail s’arrête”

Bien évidemment que les élèves qui utilisent des chatbots pour faire leurs devoirs font moins d’effort mental que ceux qui ne les utilisent pas, comme le pointait une très épaisse étude du MIT (synthétisée par Le Grand Continent), tout comme ceux qui utilisent une calculatrice plutôt que le calcul mental vont moins se souvenir des opérations qu’ils ont effectuées. Mais le problème est surtout que ceux qui les utilisent sont moins méfiants de leurs résultats (comme le pointait l’étude des chercheurs de Microsoft), alors que contrairement à ceux d’une calculatrice, ils sont beaucoup moins fiables. Le problème de l’usage des LLM à l’école, c’est à la fois qu’il empêche d’apprendre à faire, mais plus encore que leur usage nécessite des compétences pour les évaluer. 

L’IA générative étant une technologie polyvalente permettant d’automatiser toutes sortes de tâches et d’emplois, nous verrons probablement de nombreux exemples de chacun des trois scénarios de compétences dans les années à venir, estime Carr. Mais l’utilisation de l’IA par les lycéens et les étudiants pour réaliser des travaux écrits, pour faciliter ou éviter le travail de lecture et d’écriture, constitue un cas particulier. “Elle place le processus de déqualification au cœur de l’éducation. Automatiser l’apprentissage revient à le subvertir”

En éducation, plus vous effectuez de recherches, plus vous vous améliorez en recherche, et plus vous rédigez d’articles, plus vous améliorez votre rédaction. “Cependant, la valeur pédagogique d’un devoir d’écriture ne réside pas dans le produit tangible du travail – le devoir rendu à la fin du devoir. Elle réside dans le travail lui-même : la lecture critique des sources, la synthèse des preuves et des idées, la formulation d’une thèse et d’un argument, et l’expression de la pensée dans un texte cohérent. Le devoir est un indicateur que l’enseignant utilise pour évaluer la réussite du travail de l’étudiant – le travail d’apprentissage. Une fois noté et rendu à l’étudiant, le devoir peut être jeté”

L’IA générative permet aux étudiants de produire le produit sans effectuer le travail. Le travail remis par un étudiant ne témoigne plus du travail d’apprentissage qu’il a nécessité. “Il s’y substitue ». Le travail d’apprentissage est ardu par nature : sans remise en question, l’esprit n’apprend rien. Les étudiants ont toujours cherché des raccourcis bien sûr, mais l’IA générative est différente, pas son ampleur, par sa nature. “Sa rapidité, sa simplicité d’utilisation, sa flexibilité et, surtout, sa large adoption dans la société rendent normal, voire nécessaire, l’automatisation de la lecture et de l’écriture, et l’évitement du travail d’apprentissage”. Grâce à l’IA générative, un élève médiocre peut produire un travail remarquable tout en se retrouvant en situation de faiblesse. Or, pointe très justement Carr, “la conséquence ironique de cette perte d’apprentissage est qu’elle empêche les élèves d’utiliser l’IA avec habileté. Rédiger une bonne consigne, un prompt efficace, nécessite une compréhension du sujet abordé. Le dispensateur doit connaître le contexte de la consigne. Le développement de cette compréhension est précisément ce que la dépendance à l’IA entrave”. “L’effet de déqualification de l’outil s’étend à son utilisation”. Pour Carr, “nous sommes obnubilés par la façon dont les étudiants utilisent l’IA pour tricher. Alors que ce qui devrait nous préoccuper davantage, c’est la façon dont l’IA trompe les étudiants”

Nous sommes d’accord. Mais cette conclusion n’aide pas pour autant à avancer ! 

Passer du malaise moral au malaise social ! 

Utiliser ou non l’IA semble surtout relever d’un malaise moral (qui en rappelle un autre), révélateur, comme le souligne l’obsession sur la « triche » des élèves. Mais plus qu’un dilemme moral, peut-être faut-il inverser notre regard, et le poser autrement : comme un malaise social. C’est la proposition que fait le sociologue Bilel Benbouzid dans un remarquable article pour AOC (première et seconde partie). 

Pour Benbouzid, l’IA générative à l’université ébranle les fondements de « l’auctorialité », c’est-à-dire qu’elle modifie la position d’auteur et ses repères normatifs et déontologiques. Dans le monde de l’enseignement supérieur, depuis le lancement de ChatGPT, tout le monde s’interroge pour savoir que faire de ces outils, souvent dans un choix un peu binaire, entre leur autorisation et leur interdiction. Or, pointe justement Benbouzid, l’usage de l’IA a été « perçu » très tôt comme une transgression morale. Très tôt, les utiliser a été associé à de la triche, d’autant qu’on ne peut pas les citer, contrairement à tout autre matériel écrit. 

Face à leur statut ambiguë, Benbouzid pose une question de fond : quelle est la nature de l’effort intellectuel légitime à fournir pour ses études ? Comment distinguer un usage « passif » de l’IA d’un usage « actif », comme l’évoquait Ethan Mollick dans la première partie de ce dossier ? Comment contrôler et s’assurer d’une utilisation active et éthique et non pas passive et moralement condamnable ? 

Pour Benbouzid, il se joue une réflexion éthique sur le rapport à soi qui nécessite d’être authentique. Mais peut-on être authentique lorsqu’on se construit, interroge le sociologue, en évoquant le fait que les étudiants doivent d’abord acquérir des compétences avant de s’individualiser. Or l’outil n’est pas qu’une machine pour résumer ou copier. Pour Benbouzid, comme pour Mollick, bien employée, elle peut-être un vecteur de stimulation intellectuelle, tout en exerçant une influence diffuse mais réelle. « Face aux influences tacites des IAG, il est difficile de discerner les lignes de partage entre l’expression authentique de soi et les effets normatifs induits par la machine. » L’enjeu ici est bien celui de la capacité de persuasion de ces machines sur ceux qui les utilisent. 

Pour les professeurs de philosophie et d’éthique Mark Coeckelbergh et David Gunkel, comme ils l’expliquent dans un article (qui a depuis donné lieu à un livre, Communicative AI, Polity, 2025), l’enjeu n’est pourtant plus de savoir qui est l’auteur d’un texte (même si, comme le remarque Antoine Compagnon, sans cette figure, la lecture devient indéchiffrable, puisque nul ne sait plus qui parle, ni depuis quels savoirs), mais bien plus de comprendre les effets que les textes produisent. Pourtant, ce déplacement, s’il est intéressant (et peut-être peu adapté à l’IA générative, tant les textes produits sont rarement pertinents), il ne permet pas de cadrer les usages des IA génératives qui bousculent le cadre ancien de régulation des textes académiques. Reste que l’auteur d’un texte doit toujours en répondre, rappelle Benbouzid, et c’est désormais bien plus le cas des étudiants qui utilisent l’IA que de ceux qui déploient ces systèmes d’IA. L’autonomie qu’on attend d’eux est à la fois un idéal éducatif et une obligation morale envers soi-même, permettant de développer ses propres capacités de réflexion. « L’acte d’écriture n’est pas un simple exercice technique ou une compétence instrumentale. Il devient un acte de formation éthique ». Le problème, estiment les professeurs de philosophie Timothy Aylsworth et Clinton Castro, dans un article qui s’interroge sur l’usage de ChatGPT, c’est que l’autonomie comme finalité morale de l’éducation n’est pas la même que celle qui permet à un étudiant de décider des moyens qu’il souhaite mobiliser pour atteindre son but. Pour Aylsworth et Castro, les étudiants ont donc obligation morale de ne pas utiliser ChatGPT, car écrire soi-même ses textes est essentiel à la construction de son autonomie. Pour eux, l’école doit imposer une morale de la responsabilité envers soi-même où écrire par soi-même n’est pas seulement une tâche scolaire, mais également un moyen d’assurer sa dignité morale. « Écrire, c’est penser. Penser, c’est se construire. Et se construire, c’est honorer l’humanité en soi. »

Pour Benbouzid, les contradictions de ces deux dilemmes résument bien le choix cornélien des étudiants et des enseignants. Elle leur impose une liberté de ne pas utiliser. Mais cette liberté de ne pas utiliser, elle, ne relève-t-elle pas d’abord et avant tout d’un jugement social ?

L’IA générative ne sera pas le grand égalisateur social !

C’est la piste fructueuse qu’explore Bilel Benbouzid dans la seconde partie de son article. En explorant qui à recours à l’IA et pourquoi, le sociologue permet d’entrouvrir une autre réponse que la réponse morale. Ceux qui promeuvent l’usage de l’IA pour les étudiants, comme Ethan Mollick, estiment que l’IA pourrait agir comme une égaliseur de chances, permettant de réduire les différences cognitives entre les élèves. C’est là une référence aux travaux d’Erik Brynjolfsson, Generative AI at work, qui souligne que l’IA diminue le besoin d’expérience, permet la montée en compétence accélérée des travailleurs et réduit les écarts de compétence des travailleurs (une théorie qui a été en partie critiquée, notamment parce que ces avantages sont compensés par l’uniformisation des pratiques et leur surveillance – voir ce que nous en disions en mobilisant les travaux de David Autor). Mais sommes-nous confrontés à une homogénéisation des performances d’écritures ? N’assiste-t-on pas plutôt à un renforcement des inégalités entre les meilleurs qui sauront mieux que d’autres tirer partie de l’IA générative et les moins pourvus socialement ? 

Pour John Danaher, l’IA générative pourrait redéfinir pas moins que l’égalité, puisque les compétences traditionnelles (rédaction, programmation, analyses…) permettraient aux moins dotés d’égaler les meilleurs. Pour Danaher, le risque, c’est que l’égalité soit alors reléguée au second plan : « d’autres valeurs comme l’efficacité économique ou la liberté individuelle prendraient le dessus, entraînant une acceptation accrue des inégalités. L’efficacité économique pourrait être mise en avant si l’IA permet une forte augmentation de la productivité et de la richesse globale, même si cette richesse est inégalement répartie. Dans ce scénario, plutôt que de chercher à garantir une répartition équitable des ressources, la société pourrait accepter des écarts grandissants de richesse et de statut, tant que l’ensemble progresse. Ce serait une forme d’acceptation de l’inégalité sous prétexte que la technologie génère globalement des bénéfices pour tous, même si ces bénéfices ne sont pas partagés de manière égale. De la même manière, la liberté individuelle pourrait être privilégiée si l’IA permet à chacun d’accéder à des outils puissants qui augmentent ses capacités, mais sans garantir que tout le monde en bénéficie de manière équivalente. Certains pourraient considérer qu’il est plus important de laisser les individus utiliser ces technologies comme ils le souhaitent, même si cela crée de nouvelles hiérarchies basées sur l’usage différencié de l’IA ». Pour Danaher comme pour Benbouzid, l’intégration de l’IA dans l’enseignement doit poser la question de ses conséquences sociales !

Les LLM ne produisent pas un langage neutre mais tendent à reproduire les « les normes linguistiques dominantes des groupes sociaux les plus favorisés », rappelle Bilel Benbouzid. Une étude comparant les lettres de motivation d’étudiants avec des textes produits par des IA génératives montre que ces dernières correspondent surtout à des productions de CSP+. Pour Benbouzid, le risque est que la délégation de l’écriture à ces machines renforce les hiérarchies existantes plus qu’elles ne les distribue. D’où l’enjeu d’une enquête en cours pour comprendre l’usage de l’IA générative des étudiants et leur rapport social au langage. 

Les premiers résultats de cette enquête montrent par exemple que les étudiants rechignent à copier-collé directement le texte créé par les IA, non seulement par peur de sanctions, mais plus encore parce qu’ils comprennent que le ton et le style ne leur correspondent pas. « Les étudiants comparent souvent ChatGPT à l’aide parentale. On comprend que la légitimité ne réside pas tant dans la nature de l’assistance que dans la relation sociale qui la sous-tend. Une aide humaine, surtout familiale, est investie d’une proximité culturelle qui la rend acceptable, voire valorisante, là où l’assistance algorithmique est perçue comme une rupture avec le niveau académique et leur propre maîtrise de la langue ». Et effectivement, la perception de l’apport des LLM dépend du capital culturel des étudiants. Pour les plus dotés, ChatGPT est un outil utilitaire, limité voire vulgaire, qui standardise le langage. Pour les moins dotés, il leur permet d’accéder à des éléments de langages valorisés et valorisants, tout en l’adaptant pour qu’elle leur corresponde socialement. 

Dans ce rapport aux outils de génération, pointe un rapport social à la langue, à l’écriture, à l’éducation. Pour Benbouzid, l’utilisation de l’IA devient alors moins un problème moral qu’un dilemme social. « Ces pratiques, loin d’être homogènes, traduisent une appropriation différenciée de l’outil en fonction des trajectoires sociales et des attentes symboliques qui structurent le rapport social à l’éducation. Ce qui est en jeu, finalement, c’est une remise en question de la manière dont les étudiants se positionnent socialement, lorsqu’ils utilisent les robots conversationnels, dans les hiérarchies culturelles et sociales de l’université. » En fait, les étudiants utilisent les outils non pas pour se dépasser, comme l’estime Mollick, mais pour produire un contenu socialement légitime. « En déléguant systématiquement leurs compétences de lecture, d’analyse et d’écriture à ces modèles, les étudiants peuvent contourner les processus essentiels d’intériorisation et d’adaptation aux normes discursives et épistémologiques propres à chaque domaine. En d’autres termes, l’étudiant pourrait perdre l’occasion de développer authentiquement son propre capital culturel académique, substitué par un habitus dominant produit artificiellement par l’IA. »

L’apparence d’égalité instrumentale que permettent les LLM pourrait donc paradoxalement renforcer une inégalité structurelle accrue. Les outils creusant l’écart entre des étudiants qui ont déjà internalisé les normes dominantes et ceux qui les singent. Le fait que les textes générés manquent d’originalité et de profondeur critique, que les IA produisent des textes superficiels, ne rend pas tous les étudiants égaux face à ces outils. D’un côté, les grandes écoles renforcent les compétences orales et renforcent leurs exigences d’originalité face à ces outils. De l’autre, d’autres devront y avoir recours par nécessité. « Pour les mieux établis, l’IA représentera un outil optionnel d’optimisation ; pour les plus précaires, elle deviendra une condition de survie dans un univers concurrentiel. Par ailleurs, même si l’IA profitera relativement davantage aux moins qualifiés, cette amélioration pourrait simultanément accentuer une forme de dépendance technologique parmi les populations les plus défavorisées, creusant encore le fossé avec les élites, mieux armées pour exercer un discernement critique face aux contenus générés par les machines ».

Bref, loin de l’égalisation culturelle que les outils permettraient, le risque est fort que tous n’en profitent pas d’une manière égale. On le constate très bien ailleurs. Le fait d’être capable de rédiger un courrier administratif est loin d’être partagé. Si ces outils améliorent les courriers des moins dotés socialement, ils ne renversent en rien les différences sociales. C’est le même constat qu’on peut faire entre ceux qui subliment ces outils parce qu’ils les maîtrisent finement, et tous les autres qui ne font que les utiliser, comme l’évoquait Gregory Chatonsky, en distinguant les utilisateurs mémétiques et les utilisateurs productifs. Ces outils, qui se présentent comme des outils qui seraient capables de dépasser les inégalités sociales, risquent avant tout de mieux les amplifier. Plus que de permettre de personnaliser l’apprentissage, pour s’adapter à chacun, il semble que l’IA donne des superpouvoirs d’apprentissage à ceux qui maîtrisent leurs apprentissages, plus qu’aux autres.  

L’IApocalypse scolaire, coincée dans le droit

Les questions de l’usage de l’IA à l’école que nous avons tenté de dérouler dans ce dossier montrent l’enjeu à débattre d’une politique publique d’usage de l’IA générative à l’école, du primaire au supérieur. Mais, comme le montre notre enquête, toute la communauté éducative est en attente d’un cadre. En France, on attend les recommandations de la mission confiée à François Taddéi et Sarah Cohen-Boulakia sur les pratiques pédagogiques de l’IA dans l’enseignement supérieur, rapportait le Monde

Un premier cadre d’usage de l’IA à l’école vient pourtant d’être publié par le ministère de l’Education nationale. Autant dire que ce cadrage processuel n’est pas du tout à la hauteur des enjeux. Le document consiste surtout en un rappel des règles et, pour l’essentiel, elles expliquent d’abord que l’usage de l’IA générative est contraint si ce n’est impossible, de fait. « Aucun membre du personnel ne doit demander aux élèves d’utiliser des services d’IA grand public impliquant la création d’un compte personnel » rappelle le document. La note recommande également de ne pas utiliser l’IA générative avec les élèves avant la 4e et souligne que « l’utilisation d’une intelligence artificielle générative pour réaliser tout ou partie d’un devoir scolaire, sans autorisation explicite de l’enseignant et sans qu’elle soit suivie d’un travail personnel d’appropriation à partir des contenus produits, constitue une fraude ». Autant dire que ce cadre d’usage ne permet rien, sinon l’interdiction. Loin d’être un cadre de développement ouvert à l’envahissement de l’IA, comme s’en plaint le SNES-FSU, le document semble surtout continuer à produire du déni, tentant de rappeler des règles sur des usages qui les débordent déjà très largement. 

Sur Linked-in, Yann Houry, prof dans un Institut privé suisse, était très heureux de partager sa recette pour permettre aux profs de corriger des copies avec une IA en local, rappelant que pour des questions de légalité et de confidentialité, les professeurs ne devraient pas utiliser les services d’IA génératives en ligne pour corriger les copies. Dans les commentaires, nombreux sont pourtant venu lui signaler que cela ne suffit pas, rappelant qu’utiliser l’IA pour corriger les copies, donner des notes et classer les élèves peut-être classée comme un usage à haut-risque selon l’IA Act, ou encore qu’un formateur qui utiliserait l’IA en ce sens devrait en informer les apprenants afin qu’ils exercent un droit de recours en cas de désaccord sur une évaluation, sans compter que le professeur doit également être transparent sur ce qu’il utilise pour rester en conformité et l’inscrire au registre des traitements. Bref, d’un côté comme de l’autre, tant du côté des élèves qui sont renvoyé à la fraude quelque soit la façon dont ils l’utilisent, que des professeurs, qui ne doivent l’utiliser qu’en pleine transparence, on se rend vite compte que l’usage de l’IA dans l’éducation reste, formellement, très contraint, pour ne pas dire impossible. 

D’autres cadres et rapports ont été publiés. comme celui de l’inspection générale, du Sénat ou de la Commission européenne et de l’OCDE, mais qui se concentrent surtout sur ce qu’un enseignement à l’IA devrait être, plus que de donner un cadre aux débordements des usages actuels. Bref, pour l’instant, le cadrage de l’IApocalypse scolaire reste à construire, avec les professeurs… et avec les élèves.  

Hubert Guillaud

MAJ du 02/09/2025 : Le rapport de François Taddei sur l’IA dans l’enseignement supérieur a été publié. Et, contrairement à ce qu’on aurait pu en attendre, il ne répond pas à la question des limites de l’usage de l’IA dans l’enseignement supérieur. 

Le rapport est pourtant disert. Il recommande de mutualiser les capacités de calculs, les contenus et les bonnes pratiques, notamment via une plateforme de mutualisation. Il recommande de développer la formation des étudiants comme des personnels et bien sûr de repenser les modalités d’évaluation, mais sans proposer de pistes concrètes. « L’IA doit notamment contribuer à rendre les établissements plus inclusifs, renforcer la démocratie universitaire, et développer un nouveau modèle d’enseignement qui redéfinisse le rôle de l’enseignant et des étudiants », rappelle l’auteur de Apprendre au XXIe siècle (Calmann-Levy, 2018) qui militait déjà pour transformer l’institution. Il recommande enfin de développer des data centers dédiés, orientés enseignement et des solutions techniques souveraines et invite le ministère de l’enseignement supérieur à se doter d’une politique nationale d’adoption de l’IA autour d’un Institut national IA, éducation et société.

Le rapport embarque une enquête quantitative sur l’usage de l’IA par les étudiants, les professeurs et les personnels administratifs. Si le rapport estime que l’usage de l’IA doit être encouragé, il souligne néanmoins que son développement « doit être accompagné de réflexions collectives sur les usages et ses effets sur l’organisation du travail, les processus et l’évolution des compétences », mais sans vraiment faire de propositions spécifiques autres que citer certaines déjà mises en place nombre de professeurs. Ainsi, sur l’évolution des pratiques, le rapport recense les évolutions, notamment le développement d’examens oraux, mais en pointe les limites en termes de coûts et d’organisation, sans compter, bien sûr, qu’ils ne permettent pas d’évaluer les capacités d’écriture des élèves. « La mission considère que l’IA pourrait donner l’opportunité de redéfinir les modèles d’enseignement, en réinterrogeant le rôle de chacun. Plusieurs pistes sont possibles : associer les étudiants à la définition des objectifs des enseignements, responsabiliser les étudiants sur les apprentissages, mettre en situation professionnelle, développer davantage les modes projet, développer la résolution de problèmes complexes, associer les étudiants à l’organisation d’événements ou de travaux de recherche, etc. Le principal avantage de cette évolution est qu’elle peut permettre de renforcer l’engagement des étudiants dans les apprentissages car ils sont plus impliqués quand ils peuvent contribuer aux choix des sujets abordés. Ils prendront aussi conscience des enjeux pour leur vie professionnelle des matières enseignées. Une telle évolution pourrait renforcer de ce fait la qualité des apprentissages. Elle permettrait aussi de proposer davantage d’horizontalité dans les échanges, ce qui est attendu par les étudiants et qui reflète aussi davantage le fonctionnement par projet, mode d’organisation auquel ils seront fréquemment confrontés ». Pour répondre au défi de l’IA, la mission Taddeï propose donc de « sortir d’une transmission descendante » au profit d’un apprentissage plus collaboratif, comme François Taddéi l’a toujours proposé, mais sans proposer de norme pour structurer les rapports à l’IA. 

Le rapport recommande d’ailleurs de favoriser l’usage de l’IA dans l’administration scolaire et d’utiliser le « broad listening« , l’écoute et la consultation des jeunes pour améliorer la démocratie universitaire… Une proposition qui pourrait être stimulante si nous n’étions pas plutôt confronter à son exact inverse : le broad listening semble plutôt mobilisé pour réprimer les propos étudiants que le contraire… Enfin, le rapport insiste particulièrement sur l’usage de l’IA pour personnaliser l’orientation et être un tuteur d’études. La dernière partie du rapport constate les besoins de formation et les besoins d’outils mutualisés, libres et ouverts : deux aspects qui nécessiteront des financements et projets adaptés. 

Ce rapport très pro-IA ne répond pas vraiment à la difficulté de l’évaluation et de l’enseignement à l’heure où les élèves peuvent utiliser l’IA pour leurs écrits. 

Signalons qu’un autre rapport a été publié concomitamment, celui de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGERS) qui insiste également sur le besoin de coordination et de mutualisation. 

Pour l’instant, l’une des propositions la plus pratico-pratique que l’on a vu passer sont assurément  les résultats de la convention « citoyenne » de Sciences-Po Aix sur l’usage de l’IA générative, formulant 7 propositions. La convention recommande que les étudiants déclarent l’usage de l’IA, pour préciser le niveau d’intervention qui a été fait, le modèle utilisé et les instructions données, sur le modèle de celles utilisées par l’université de Sherbrooke. L’avis recommande aussi la coordination des équipes pédagogiques afin d’harmoniser les pratiques, pour donner un cadre cohérent aux étudiants et bâtir une réflexion collective. La 3e proposition consiste à améliorer l’enquête sur les pratiques via des formulaires réguliers pour mieux saisir les niveaux d’usages des élèves. La 4e proposition propose de ne pas autoriser l’IA générative pour les étudiants en première et seconde année, afin de leur permettre d’acquérir un socle de connaissances. La 5e proposition propose que les enseignants indiquent clairement si l’usage est autorisé ou non et selon quelles modalités, sur le modèle que propose, là encore, l’université de Sherbrooke. La 6e proposition propose d’améliorer la formation aux outils d’IA. La 7e propose d’organiser des ateliers de sensibilisation aux dimensions environnementales et sociales des IA génératives, intégrés à la formation. Comme le montrent nombre de chartes de l’IA dans l’éducation, celle-ci propose surtout un plus fort cadrage des usages que le contraire. 

En tout cas, le sujet agite la réflexion. Dans une tribune pour le Monde, le sociologue Manuel Cervera-Marzal estime que plutôt que d’ériger des interdits inapplicables en matière d’intelligence artificielle, les enseignants doivent réinventer les manières d’enseigner et d’évaluer, explique-t-il en explicitant ses propres pratiques. Même constat dans une autre tribune pour le professeur et écrivain Maxime Abolgassemi. 

Dans une tribune pour le Club de Mediapart, Céline Cael et Laurent Reynaud, auteurs de Et si on imaginait l’école de demain ? (Retz, 2025) reviennent sur les annonces toutes récentes de la ministre de l’éducation, Elisabeth Borne, de mettre en place une IA pour les professeurs “pour les accompagner dans leurs métiers et les aider à préparer leurs cours” (un appel d’offres a d’ailleurs été publié en janvier 2025 pour sélectionner un candidat). Des modules de formation seront proposés aux élèves du secondaire et un chatbot sera mis en place pour répondre aux questions administratives et réglementaires des personnels de l’Éducation nationale, a-t-elle également annoncé. Pour les deux enseignants, “l’introduction massive du numérique, et de l’IA par extension, dans le quotidien du métier d’enseignant semble bien plus souvent conduire à un appauvrissement du métier d’enseignant plutôt qu’à son optimisation”. “L’IA ne saurait être la solution miracle à tous les défis de l’éducation”, rappellent-ils. Les urgences ne sont pas là.  

Selon le bulletin officiel de l’éducation nationale qui a publié en juillet un cadre pour un usage raisonné du numérique à l’école, la question de l’IA « doit être conduite au sein des instances de démocratie scolaire », afin de nourrir le projet d’établissement. Bref, la question du cadrage des pratiques est pour l’instant renvoyée à un nécessaire débat de société à mener.

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IA et éducation (2/2) : du dilemme moral au malaise social

Suite de notre dossier sur IA et éducation (voir la première partie).

La bataille éducative est-elle perdue ?

Une grande enquête de 404 media montre qu’à l’arrivée de ChatGPT, les écoles publiques américaines étaient totalement démunies face à l’adoption généralisée de ChatGPT par les élèves. Le problème est d’ailleurs loin d’être résolu. Le New York Mag a récemment publié un article qui se désole de la triche généralisée qu’ont introduit les IA génératives à l’école. De partout, les élèves utilisent les chatbots pour prendre des notes pendant les cours, pour concevoir des tests, résumer des livres ou des articles, planifier et rédiger leurs essais, résoudre les exercices qui leurs sont demandés. Le plafond de la triche a été pulvérisé, explique un étudiant. “Un nombre considérable d’étudiants sortiront diplômés de l’université et entreront sur le marché du travail en étant essentiellement analphabètes”, se désole un professeur qui constate le court-circuitage du processus même d’apprentissage. La triche semblait pourtant déjà avoir atteint son apogée, avant l’arrivée de ChatGPT, notamment avec les plateformes d’aides au devoir en ligne comme Chegg et Course Hero. “Pour 15,95 $ par mois, Chegg promettait des réponses à toutes les questions de devoirs en seulement 30 minutes, 24h/24 et 7j/7, grâce aux 150 000 experts diplômés de l’enseignement supérieur qu’elle employait, principalement en Inde”

Chaque école a proposé sa politique face à ces nouveaux outils, certains prônant l’interdiction, d’autres non. Depuis, les politiques se sont plus souvent assouplies, qu’endurcies. Nombre de profs autorisent l’IA, à condition de la citer, ou ne l’autorisent que pour aide conceptuelle et en demandant aux élèves de détailler la manière dont ils l’ont utilisé. Mais cela ne dessine pas nécessairement de limites claires à leurs usages. L’article souligne que si les professeurs se croient doués pour détecter les écrits générés par l’IA, des études ont démontré qu’ils ne le sont pas. L’une d’elles, publiée en juin 2024, utilisait de faux profils d’étudiants pour glisser des travaux entièrement générés par l’IA dans les piles de correction des professeurs d’une université britannique. Les professeurs n’ont pas signalé 97 % des essais génératifs. En fait, souligne l’article, les professeurs ont plutôt abandonné l’idée de pouvoir détecter le fait que les devoirs soient rédigés par des IA. “De nombreux enseignants semblent désormais désespérés”. “Ce n’est pas ce pour quoi nous nous sommes engagés”, explique l’un d’entre eux. La prise de contrôle de l’enseignement par l’IA tient d’une crise existentielle de l’éducation. Désormais, les élèves ne tentent même plus de se battre contre eux-mêmes. Ils se replient sur la facilité. “Toute tentative de responsabilisation reste vaine”, constatent les professeurs. 

L’IA a mis à jour les défaillances du système éducatif. Bien sûr, l’idéal de l’université et de l’école comme lieu de développement intellectuel, où les étudiants abordent des idées profondes a disparu depuis longtemps. La perspective que les IA des professeurs évaluent désormais les travaux produits par les IA des élèves, finit de réduire l’absurdité de la situation, en laissant chacun sans plus rien à apprendre. Plusieurs études (comme celle de chercheurs de Microsoft) ont établi un lien entre l’utilisation de l’IA et une détérioration de l’esprit critique. Pour le psychologue, Robert Sternberg, l’IA générative compromet déjà la créativité et l’intelligence. “La bataille est perdue”, se désole un autre professeur

Reste à savoir si l’usage “raisonnable” de l’IA est possible. Dans une longue enquête pour le New Yorker, le journaliste Hua Hsu constate que tous les étudiants qu’il a interrogé pour comprendre leur usage de l’IA ont commencé par l’utiliser pour se donner des idées, en promettant de veiller à un usage responsable et ont très vite basculé vers des usages peu modérés, au détriment de leur réflexion. L’utilisation judicieuse de l’IA ne tient pas longtemps. Dans un rapport sur l’usage de Claude par des étudiants, Anthropic a montré que la moitié des interactions des étudiants avec son outil serait extractive, c’est-à-dire servent à produire des contenus. 404 media est allé discuter avec les participants de groupes de soutien en ligne de gens qui se déclarent comme “dépendants à l’IA”. Rien n’est plus simple que de devenir accro à un chatbot, confient des utilisateurs de tout âge. OpenAI en est conscient, comme le pointait une étude du MIT sur les utilisateurs les plus assidus, sans proposer pourtant de remèdes.

Comment apprendre aux enfants à faire des choses difficiles ? Le journaliste Clay Shirky, devenu responsable de l’IA en éducation à la New York University, dans le Chronicle of Higher Education, s’interroge : l’IA améliore-t-elle l’éducation ou la remplace-t-elle ? “Chaque année, environ 15 millions d’étudiants de premier cycle aux États-Unis produisent des travaux et des examens de plusieurs milliards de mots. Si le résultat d’un cours est constitué de travaux d’étudiants (travaux, examens, projets de recherche, etc.), le produit de ce cours est l’expérience étudiante. Un devoir n’a de valeur que ”pour stimuler l’effort et la réflexion de l’élève”. “L’utilité des devoirs écrits repose sur deux hypothèses : la première est que pour écrire sur un sujet, l’élève doit comprendre le sujet et organiser ses pensées. La seconde est que noter les écrits d’un élève revient à évaluer l’effort et la réflexion qui y ont été consacrés”. Avec l’IA générative, la logique de cette proposition, qui semblait pourtant à jamais inébranlable, s’est complètement effondrée

Pour Shirky, il ne fait pas de doute que l’IA générative peut être utile à l’apprentissage. “Ces outils sont efficaces pour expliquer des concepts complexes, proposer des quiz pratiques, des guides d’étude, etc. Les étudiants peuvent rédiger un devoir et demander des commentaires, voir à quoi ressemble une réécriture à différents niveaux de lecture, ou encore demander un résumé pour vérifier la clart锓Mais le fait que l’IA puisse aider les étudiants à apprendre ne garantit pas qu’elle le fera. Pour le grand théoricien de l’éducation, Herbert Simon, “l’enseignant ne peut faire progresser l’apprentissage qu’en incitant l’étudiant à apprendre”. “Face à l’IA générative dans nos salles de classe, la réponse évidente est d’inciter les étudiants à adopter les utilisations utiles de l’IA tout en les persuadant d’éviter les utilisations néfastes. Notre problème est que nous ne savons pas comment y parvenir”, souligne pertinemment Shirky. Pour lui aussi, aujourd’hui, les professeurs sont en passe d’abandonner. Mettre l’accent sur le lien entre effort et apprentissage ne fonctionne pas, se désole-t-il. Les étudiants eux aussi sont déboussolés et finissent par se demander où l’utilisation de l’IA les mène. Shirky fait son mea culpa. L’utilisation engagée de l’IA conduit à son utilisation paresseuse. Nous ne savons pas composer avec les difficultés. Mais c’était déjà le cas avant ChatGPT. Les étudiants déclarent régulièrement apprendre davantage grâce à des cours magistraux bien présentés qu’avec un apprentissage plus actif, alors que de nombreuses études démontrent l’inverse. “Un outil qui améliore le rendement mais dégrade l’expérience est un mauvais compromis”. 

C’est le sens même de l’éducation qui est en train d’être perdu. Le New York Times revenait récemment sur le fait que certaines écoles interdisent aux élèves d’utiliser ces outils, alors que les professeurs, eux, les surutilisent. Selon une étude auprès de 1800 enseignants de l’enseignement supérieur, 18 % déclaraient utiliser fréquemment ces outils pour faire leur cours, l’année dernière – un chiffre qui aurait doublé depuis. Les étudiants ne lisent plus ce qu’ils écrivent et les professeurs non plus. Si les profs sont prompts à critiquer l’usage de l’IA par leurs élèves, nombre d’entre eux l’apprécient pour eux-mêmes, remarque un autre article du New York Times. A PhotoMath ou Google Lens qui viennent aider les élèves, répondent MagicSchool et Brisk Teaching qui proposent déjà des produits d’IA qui fournissent un retour instantané sur les écrits des élèves. L’Etat du Texas a signé un contrat de 5 ans avec l’entreprise Cambium Assessment pour fournir aux professeurs un outil de notation automatisée des écrits des élèves. 

Pour Jason Koebler de 404 media : “la société dans son ensemble n’a pas très bien résisté à l’IA générative, car les grandes entreprises technologiques s’obstinent à nous l’imposer. Il est donc très difficile pour un système scolaire public sous-financé de contrôler son utilisation”. Pourtant, peu après le lancement public de ChatGPT, certains districts scolaires locaux et d’État ont fait appel à des consultants pro-IA pour produire des formations et des présentations “encourageant largement les enseignants à utiliser l’IA générative en classe”, mais “aucun n’anticipait des situations aussi extrêmes que celles décrites dans l’article du New York Mag, ni aussi problématiques que celles que j’ai entendues de mes amis enseignants, qui affirment que certains élèves désormais sont totalement dépendants de ChatGPT”. Les documents rassemblés par 404media montrent surtout que les services d’éducation américains ont tardé à réagir et à proposer des perspectives aux enseignants sur le terrain. 

Dans un autre article de 404 media, Koebler a demandé à des professeurs américains d’expliquer ce que l’IA a changé à leur travail. Les innombrables témoignages recueillis montrent que les professeurs ne sont pas restés les bras ballants, même s’ils se sentent très dépourvus face à l’intrusion d’une technologie qu’ils n’ont pas voulu. Tous expliquent qu’ils passent des heures à corriger des devoirs que les élèves mettent quelques secondes à produire. Tous dressent un constat similaire fait d’incohérences, de confusions, de démoralisations, entre préoccupations et exaspérations. Quelles limites mettre en place ? Comment s’assurer qu’elles soient respectées ? “Je ne veux pas que les étudiants qui n’utilisent pas de LLM soient désavantagés. Et je ne veux pas donner de bonnes notes à des étudiants qui ne font pratiquement rien”, témoigne un prof. Beaucoup ont désormais recours à l’écriture en classe, au papier. Quelques-uns disent qu’ils sont passés de la curiosité au rejet catégorique de ces outils. Beaucoup pointent que leur métier est plus difficile que jamais. “ChatGPT n’est pas un problème isolé. C’est le symptôme d’un paradigme culturel totalitaire où la consommation passive et la régurgitation de contenu deviennent le statu quo.”

L’IA place la déqualification au coeur de l’apprentissage 

Nicholas Carr, qui vient de faire paraître Superbloom : How Technologies of Connection Tear Us Apart (Norton, 2025, non traduit) rappelle dans sa newsletter que “la véritable menace que représente l’IA pour l’éducation n’est pas qu’elle encourage la triche, mais qu’elle décourage l’apprentissage. Pour Carr, lorsque les gens utilisent une machine pour réaliser une tâche, soit leurs compétences augmentent, soit elles s’atrophient, soit elles ne se développent jamais. C’est la piste qu’il avait d’ailleurs exploré dans Remplacer l’humain (L’échapée, 2017, traduction de The Glass Cage) en montrant comment les logiciels transforment concrètement les métiers, des architectes aux pilotes d’avions). Si un travailleur maîtrise déjà l’activité à automatiser, la machine peut l’aider à développer ses compétences” et relever des défis plus complexes. Dans les mains d’un mathématicien, une calculatrice devient un “amplificateur d’intelligence”. A l’inverse, si le maintien d’une compétence exige une pratique fréquente, combinant dextérité manuelle et mentale, alors l’automatisation peut menacer le talent même de l’expert. C’est le cas des pilotes d’avion confrontés aux systèmes de pilotage automatique qui connaissent un “affaissement des compétences” face aux situations difficiles. Mais l’automatisation est plus pernicieuse encore lorsqu’une machine prend les commandes d’une tâche avant que la personne qui l’utilise n’ait acquis l’expérience de la tâche en question. “C’est l’histoire du phénomène de « déqualification » du début de la révolution industrielle. Les artisans qualifiés ont été remplacés par des opérateurs de machines non qualifiés. Le travail s’est accéléré, mais la seule compétence acquise par ces opérateurs était celle de faire fonctionner la machine, ce qui, dans la plupart des cas, n’était quasiment pas une compétence. Supprimez la machine, et le travail s’arrête”

Bien évidemment que les élèves qui utilisent des chatbots pour faire leurs devoirs font moins d’effort mental que ceux qui ne les utilisent pas, comme le pointait une très épaisse étude du MIT (synthétisée par Le Grand Continent), tout comme ceux qui utilisent une calculatrice plutôt que le calcul mental vont moins se souvenir des opérations qu’ils ont effectuées. Mais le problème est surtout que ceux qui les utilisent sont moins méfiants de leurs résultats (comme le pointait l’étude des chercheurs de Microsoft), alors que contrairement à ceux d’une calculatrice, ils sont beaucoup moins fiables. Le problème de l’usage des LLM à l’école, c’est à la fois qu’il empêche d’apprendre à faire, mais plus encore que leur usage nécessite des compétences pour les évaluer. 

L’IA générative étant une technologie polyvalente permettant d’automatiser toutes sortes de tâches et d’emplois, nous verrons probablement de nombreux exemples de chacun des trois scénarios de compétences dans les années à venir, estime Carr. Mais l’utilisation de l’IA par les lycéens et les étudiants pour réaliser des travaux écrits, pour faciliter ou éviter le travail de lecture et d’écriture, constitue un cas particulier. “Elle place le processus de déqualification au cœur de l’éducation. Automatiser l’apprentissage revient à le subvertir”

En éducation, plus vous effectuez de recherches, plus vous vous améliorez en recherche, et plus vous rédigez d’articles, plus vous améliorez votre rédaction. “Cependant, la valeur pédagogique d’un devoir d’écriture ne réside pas dans le produit tangible du travail – le devoir rendu à la fin du devoir. Elle réside dans le travail lui-même : la lecture critique des sources, la synthèse des preuves et des idées, la formulation d’une thèse et d’un argument, et l’expression de la pensée dans un texte cohérent. Le devoir est un indicateur que l’enseignant utilise pour évaluer la réussite du travail de l’étudiant – le travail d’apprentissage. Une fois noté et rendu à l’étudiant, le devoir peut être jeté”

L’IA générative permet aux étudiants de produire le produit sans effectuer le travail. Le travail remis par un étudiant ne témoigne plus du travail d’apprentissage qu’il a nécessité. “Il s’y substitue ». Le travail d’apprentissage est ardu par nature : sans remise en question, l’esprit n’apprend rien. Les étudiants ont toujours cherché des raccourcis bien sûr, mais l’IA générative est différente, pas son ampleur, par sa nature. “Sa rapidité, sa simplicité d’utilisation, sa flexibilité et, surtout, sa large adoption dans la société rendent normal, voire nécessaire, l’automatisation de la lecture et de l’écriture, et l’évitement du travail d’apprentissage”. Grâce à l’IA générative, un élève médiocre peut produire un travail remarquable tout en se retrouvant en situation de faiblesse. Or, pointe très justement Carr, “la conséquence ironique de cette perte d’apprentissage est qu’elle empêche les élèves d’utiliser l’IA avec habileté. Rédiger une bonne consigne, un prompt efficace, nécessite une compréhension du sujet abordé. Le dispensateur doit connaître le contexte de la consigne. Le développement de cette compréhension est précisément ce que la dépendance à l’IA entrave”. “L’effet de déqualification de l’outil s’étend à son utilisation”. Pour Carr, “nous sommes obnubilés par la façon dont les étudiants utilisent l’IA pour tricher. Alors que ce qui devrait nous préoccuper davantage, c’est la façon dont l’IA trompe les étudiants”

Nous sommes d’accord. Mais cette conclusion n’aide pas pour autant à avancer ! 

Passer du malaise moral au malaise social ! 

Utiliser ou non l’IA semble surtout relever d’un malaise moral (qui en rappelle un autre), révélateur, comme le souligne l’obsession sur la « triche » des élèves. Mais plus qu’un dilemme moral, peut-être faut-il inverser notre regard, et le poser autrement : comme un malaise social. C’est la proposition que fait le sociologue Bilel Benbouzid dans un remarquable article pour AOC (première et seconde partie). 

Pour Benbouzid, l’IA générative à l’université ébranle les fondements de « l’auctorialité », c’est-à-dire qu’elle modifie la position d’auteur et ses repères normatifs et déontologiques. Dans le monde de l’enseignement supérieur, depuis le lancement de ChatGPT, tout le monde s’interroge pour savoir que faire de ces outils, souvent dans un choix un peu binaire, entre leur autorisation et leur interdiction. Or, pointe justement Benbouzid, l’usage de l’IA a été « perçu » très tôt comme une transgression morale. Très tôt, les utiliser a été associé à de la triche, d’autant qu’on ne peut pas les citer, contrairement à tout autre matériel écrit. 

Face à leur statut ambiguë, Benbouzid pose une question de fond : quelle est la nature de l’effort intellectuel légitime à fournir pour ses études ? Comment distinguer un usage « passif » de l’IA d’un usage « actif », comme l’évoquait Ethan Mollick dans la première partie de ce dossier ? Comment contrôler et s’assurer d’une utilisation active et éthique et non pas passive et moralement condamnable ? 

Pour Benbouzid, il se joue une réflexion éthique sur le rapport à soi qui nécessite d’être authentique. Mais peut-on être authentique lorsqu’on se construit, interroge le sociologue, en évoquant le fait que les étudiants doivent d’abord acquérir des compétences avant de s’individualiser. Or l’outil n’est pas qu’une machine pour résumer ou copier. Pour Benbouzid, comme pour Mollick, bien employée, elle peut-être un vecteur de stimulation intellectuelle, tout en exerçant une influence diffuse mais réelle. « Face aux influences tacites des IAG, il est difficile de discerner les lignes de partage entre l’expression authentique de soi et les effets normatifs induits par la machine. » L’enjeu ici est bien celui de la capacité de persuasion de ces machines sur ceux qui les utilisent. 

Pour les professeurs de philosophie et d’éthique Mark Coeckelbergh et David Gunkel, comme ils l’expliquent dans un article (qui a depuis donné lieu à un livre, Communicative AI, Polity, 2025), l’enjeu n’est pourtant plus de savoir qui est l’auteur d’un texte (même si, comme le remarque Antoine Compagnon, sans cette figure, la lecture devient indéchiffrable, puisque nul ne sait plus qui parle, ni depuis quels savoirs), mais bien plus de comprendre les effets que les textes produisent. Pourtant, ce déplacement, s’il est intéressant (et peut-être peu adapté à l’IA générative, tant les textes produits sont rarement pertinents), il ne permet pas de cadrer les usages des IA génératives qui bousculent le cadre ancien de régulation des textes académiques. Reste que l’auteur d’un texte doit toujours en répondre, rappelle Benbouzid, et c’est désormais bien plus le cas des étudiants qui utilisent l’IA que de ceux qui déploient ces systèmes d’IA. L’autonomie qu’on attend d’eux est à la fois un idéal éducatif et une obligation morale envers soi-même, permettant de développer ses propres capacités de réflexion. « L’acte d’écriture n’est pas un simple exercice technique ou une compétence instrumentale. Il devient un acte de formation éthique ». Le problème, estiment les professeurs de philosophie Timothy Aylsworth et Clinton Castro, dans un article qui s’interroge sur l’usage de ChatGPT, c’est que l’autonomie comme finalité morale de l’éducation n’est pas la même que celle qui permet à un étudiant de décider des moyens qu’il souhaite mobiliser pour atteindre son but. Pour Aylsworth et Castro, les étudiants ont donc obligation morale de ne pas utiliser ChatGPT, car écrire soi-même ses textes est essentiel à la construction de son autonomie. Pour eux, l’école doit imposer une morale de la responsabilité envers soi-même où écrire par soi-même n’est pas seulement une tâche scolaire, mais également un moyen d’assurer sa dignité morale. « Écrire, c’est penser. Penser, c’est se construire. Et se construire, c’est honorer l’humanité en soi. »

Pour Benbouzid, les contradictions de ces deux dilemmes résument bien le choix cornélien des étudiants et des enseignants. Elle leur impose une liberté de ne pas utiliser. Mais cette liberté de ne pas utiliser, elle, ne relève-t-elle pas d’abord et avant tout d’un jugement social ?

L’IA générative ne sera pas le grand égalisateur social !

C’est la piste fructueuse qu’explore Bilel Benbouzid dans la seconde partie de son article. En explorant qui à recours à l’IA et pourquoi, le sociologue permet d’entrouvrir une autre réponse que la réponse morale. Ceux qui promeuvent l’usage de l’IA pour les étudiants, comme Ethan Mollick, estiment que l’IA pourrait agir comme une égaliseur de chances, permettant de réduire les différences cognitives entre les élèves. C’est là une référence aux travaux d’Erik Brynjolfsson, Generative AI at work, qui souligne que l’IA diminue le besoin d’expérience, permet la montée en compétence accélérée des travailleurs et réduit les écarts de compétence des travailleurs (une théorie qui a été en partie critiquée, notamment parce que ces avantages sont compensés par l’uniformisation des pratiques et leur surveillance – voir ce que nous en disions en mobilisant les travaux de David Autor). Mais sommes-nous confrontés à une homogénéisation des performances d’écritures ? N’assiste-t-on pas plutôt à un renforcement des inégalités entre les meilleurs qui sauront mieux que d’autres tirer partie de l’IA générative et les moins pourvus socialement ? 

Pour John Danaher, l’IA générative pourrait redéfinir pas moins que l’égalité, puisque les compétences traditionnelles (rédaction, programmation, analyses…) permettraient aux moins dotés d’égaler les meilleurs. Pour Danaher, le risque, c’est que l’égalité soit alors reléguée au second plan : « d’autres valeurs comme l’efficacité économique ou la liberté individuelle prendraient le dessus, entraînant une acceptation accrue des inégalités. L’efficacité économique pourrait être mise en avant si l’IA permet une forte augmentation de la productivité et de la richesse globale, même si cette richesse est inégalement répartie. Dans ce scénario, plutôt que de chercher à garantir une répartition équitable des ressources, la société pourrait accepter des écarts grandissants de richesse et de statut, tant que l’ensemble progresse. Ce serait une forme d’acceptation de l’inégalité sous prétexte que la technologie génère globalement des bénéfices pour tous, même si ces bénéfices ne sont pas partagés de manière égale. De la même manière, la liberté individuelle pourrait être privilégiée si l’IA permet à chacun d’accéder à des outils puissants qui augmentent ses capacités, mais sans garantir que tout le monde en bénéficie de manière équivalente. Certains pourraient considérer qu’il est plus important de laisser les individus utiliser ces technologies comme ils le souhaitent, même si cela crée de nouvelles hiérarchies basées sur l’usage différencié de l’IA ». Pour Danaher comme pour Benbouzid, l’intégration de l’IA dans l’enseignement doit poser la question de ses conséquences sociales !

Les LLM ne produisent pas un langage neutre mais tendent à reproduire les « les normes linguistiques dominantes des groupes sociaux les plus favorisés », rappelle Bilel Benbouzid. Une étude comparant les lettres de motivation d’étudiants avec des textes produits par des IA génératives montre que ces dernières correspondent surtout à des productions de CSP+. Pour Benbouzid, le risque est que la délégation de l’écriture à ces machines renforce les hiérarchies existantes plus qu’elles ne les distribue. D’où l’enjeu d’une enquête en cours pour comprendre l’usage de l’IA générative des étudiants et leur rapport social au langage. 

Les premiers résultats de cette enquête montrent par exemple que les étudiants rechignent à copier-collé directement le texte créé par les IA, non seulement par peur de sanctions, mais plus encore parce qu’ils comprennent que le ton et le style ne leur correspondent pas. « Les étudiants comparent souvent ChatGPT à l’aide parentale. On comprend que la légitimité ne réside pas tant dans la nature de l’assistance que dans la relation sociale qui la sous-tend. Une aide humaine, surtout familiale, est investie d’une proximité culturelle qui la rend acceptable, voire valorisante, là où l’assistance algorithmique est perçue comme une rupture avec le niveau académique et leur propre maîtrise de la langue ». Et effectivement, la perception de l’apport des LLM dépend du capital culturel des étudiants. Pour les plus dotés, ChatGPT est un outil utilitaire, limité voire vulgaire, qui standardise le langage. Pour les moins dotés, il leur permet d’accéder à des éléments de langages valorisés et valorisants, tout en l’adaptant pour qu’elle leur corresponde socialement. 

Dans ce rapport aux outils de génération, pointe un rapport social à la langue, à l’écriture, à l’éducation. Pour Benbouzid, l’utilisation de l’IA devient alors moins un problème moral qu’un dilemme social. « Ces pratiques, loin d’être homogènes, traduisent une appropriation différenciée de l’outil en fonction des trajectoires sociales et des attentes symboliques qui structurent le rapport social à l’éducation. Ce qui est en jeu, finalement, c’est une remise en question de la manière dont les étudiants se positionnent socialement, lorsqu’ils utilisent les robots conversationnels, dans les hiérarchies culturelles et sociales de l’université. » En fait, les étudiants utilisent les outils non pas pour se dépasser, comme l’estime Mollick, mais pour produire un contenu socialement légitime. « En déléguant systématiquement leurs compétences de lecture, d’analyse et d’écriture à ces modèles, les étudiants peuvent contourner les processus essentiels d’intériorisation et d’adaptation aux normes discursives et épistémologiques propres à chaque domaine. En d’autres termes, l’étudiant pourrait perdre l’occasion de développer authentiquement son propre capital culturel académique, substitué par un habitus dominant produit artificiellement par l’IA. »

L’apparence d’égalité instrumentale que permettent les LLM pourrait donc paradoxalement renforcer une inégalité structurelle accrue. Les outils creusant l’écart entre des étudiants qui ont déjà internalisé les normes dominantes et ceux qui les singent. Le fait que les textes générés manquent d’originalité et de profondeur critique, que les IA produisent des textes superficiels, ne rend pas tous les étudiants égaux face à ces outils. D’un côté, les grandes écoles renforcent les compétences orales et renforcent leurs exigences d’originalité face à ces outils. De l’autre, d’autres devront y avoir recours par nécessité. « Pour les mieux établis, l’IA représentera un outil optionnel d’optimisation ; pour les plus précaires, elle deviendra une condition de survie dans un univers concurrentiel. Par ailleurs, même si l’IA profitera relativement davantage aux moins qualifiés, cette amélioration pourrait simultanément accentuer une forme de dépendance technologique parmi les populations les plus défavorisées, creusant encore le fossé avec les élites, mieux armées pour exercer un discernement critique face aux contenus générés par les machines ».

Bref, loin de l’égalisation culturelle que les outils permettraient, le risque est fort que tous n’en profitent pas d’une manière égale. On le constate très bien ailleurs. Le fait d’être capable de rédiger un courrier administratif est loin d’être partagé. Si ces outils améliorent les courriers des moins dotés socialement, ils ne renversent en rien les différences sociales. C’est le même constat qu’on peut faire entre ceux qui subliment ces outils parce qu’ils les maîtrisent finement, et tous les autres qui ne font que les utiliser, comme l’évoquait Gregory Chatonsky, en distinguant les utilisateurs mémétiques et les utilisateurs productifs. Ces outils, qui se présentent comme des outils qui seraient capables de dépasser les inégalités sociales, risquent avant tout de mieux les amplifier. Plus que de permettre de personnaliser l’apprentissage, pour s’adapter à chacun, il semble que l’IA donne des superpouvoirs d’apprentissage à ceux qui maîtrisent leurs apprentissages, plus qu’aux autres.  

L’IApocalypse scolaire, coincée dans le droit

Les questions de l’usage de l’IA à l’école que nous avons tenté de dérouler dans ce dossier montrent l’enjeu à débattre d’une politique publique d’usage de l’IA générative à l’école, du primaire au supérieur. Mais, comme le montre notre enquête, toute la communauté éducative est en attente d’un cadre. En France, on attend les recommandations de la mission confiée à François Taddéi et Sarah Cohen-Boulakia sur les pratiques pédagogiques de l’IA dans l’enseignement supérieur, rapportait le Monde

Un premier cadre d’usage de l’IA à l’école vient pourtant d’être publié par le ministère de l’Education nationale. Autant dire que ce cadrage processuel n’est pas du tout à la hauteur des enjeux. Le document consiste surtout en un rappel des règles et, pour l’essentiel, elles expliquent d’abord que l’usage de l’IA générative est contraint si ce n’est impossible, de fait. « Aucun membre du personnel ne doit demander aux élèves d’utiliser des services d’IA grand public impliquant la création d’un compte personnel » rappelle le document. La note recommande également de ne pas utiliser l’IA générative avec les élèves avant la 4e et souligne que « l’utilisation d’une intelligence artificielle générative pour réaliser tout ou partie d’un devoir scolaire, sans autorisation explicite de l’enseignant et sans qu’elle soit suivie d’un travail personnel d’appropriation à partir des contenus produits, constitue une fraude ». Autant dire que ce cadre d’usage ne permet rien, sinon l’interdiction. Loin d’être un cadre de développement ouvert à l’envahissement de l’IA, comme s’en plaint le SNES-FSU, le document semble surtout continuer à produire du déni, tentant de rappeler des règles sur des usages qui les débordent déjà très largement. 

Sur Linked-in, Yann Houry, prof dans un Institut privé suisse, était très heureux de partager sa recette pour permettre aux profs de corriger des copies avec une IA en local, rappelant que pour des questions de légalité et de confidentialité, les professeurs ne devraient pas utiliser les services d’IA génératives en ligne pour corriger les copies. Dans les commentaires, nombreux sont pourtant venu lui signaler que cela ne suffit pas, rappelant qu’utiliser l’IA pour corriger les copies, donner des notes et classer les élèves peut-être classée comme un usage à haut-risque selon l’IA Act, ou encore qu’un formateur qui utiliserait l’IA en ce sens devrait en informer les apprenants afin qu’ils exercent un droit de recours en cas de désaccord sur une évaluation, sans compter que le professeur doit également être transparent sur ce qu’il utilise pour rester en conformité et l’inscrire au registre des traitements. Bref, d’un côté comme de l’autre, tant du côté des élèves qui sont renvoyé à la fraude quelque soit la façon dont ils l’utilisent, que des professeurs, qui ne doivent l’utiliser qu’en pleine transparence, on se rend vite compte que l’usage de l’IA dans l’éducation reste, formellement, très contraint, pour ne pas dire impossible. 

D’autres cadres et rapports ont été publiés. comme celui de l’inspection générale, du Sénat ou de la Commission européenne et de l’OCDE, mais qui se concentrent surtout sur ce qu’un enseignement à l’IA devrait être, plus que de donner un cadre aux débordements des usages actuels. Bref, pour l’instant, le cadrage de l’IApocalypse scolaire reste à construire, avec les professeurs… et avec les élèves.  

Hubert Guillaud

MAJ du 02/09/2025 : Le rapport de François Taddei sur l’IA dans l’enseignement supérieur a été publié. Et, contrairement à ce qu’on aurait pu en attendre, il ne répond pas à la question des limites de l’usage de l’IA dans l’enseignement supérieur. 

Le rapport est pourtant disert. Il recommande de mutualiser les capacités de calculs, les contenus et les bonnes pratiques, notamment via une plateforme de mutualisation. Il recommande de développer la formation des étudiants comme des personnels et bien sûr de repenser les modalités d’évaluation, mais sans proposer de pistes concrètes. « L’IA doit notamment contribuer à rendre les établissements plus inclusifs, renforcer la démocratie universitaire, et développer un nouveau modèle d’enseignement qui redéfinisse le rôle de l’enseignant et des étudiants », rappelle l’auteur de Apprendre au XXIe siècle (Calmann-Levy, 2018) qui militait déjà pour transformer l’institution. Il recommande enfin de développer des data centers dédiés, orientés enseignement et des solutions techniques souveraines et invite le ministère de l’enseignement supérieur à se doter d’une politique nationale d’adoption de l’IA autour d’un Institut national IA, éducation et société.

Le rapport embarque une enquête quantitative sur l’usage de l’IA par les étudiants, les professeurs et les personnels administratifs. Si le rapport estime que l’usage de l’IA doit être encouragé, il souligne néanmoins que son développement « doit être accompagné de réflexions collectives sur les usages et ses effets sur l’organisation du travail, les processus et l’évolution des compétences », mais sans vraiment faire de propositions spécifiques autres que citer certaines déjà mises en place nombre de professeurs. Ainsi, sur l’évolution des pratiques, le rapport recense les évolutions, notamment le développement d’examens oraux, mais en pointe les limites en termes de coûts et d’organisation, sans compter, bien sûr, qu’ils ne permettent pas d’évaluer les capacités d’écriture des élèves. « La mission considère que l’IA pourrait donner l’opportunité de redéfinir les modèles d’enseignement, en réinterrogeant le rôle de chacun. Plusieurs pistes sont possibles : associer les étudiants à la définition des objectifs des enseignements, responsabiliser les étudiants sur les apprentissages, mettre en situation professionnelle, développer davantage les modes projet, développer la résolution de problèmes complexes, associer les étudiants à l’organisation d’événements ou de travaux de recherche, etc. Le principal avantage de cette évolution est qu’elle peut permettre de renforcer l’engagement des étudiants dans les apprentissages car ils sont plus impliqués quand ils peuvent contribuer aux choix des sujets abordés. Ils prendront aussi conscience des enjeux pour leur vie professionnelle des matières enseignées. Une telle évolution pourrait renforcer de ce fait la qualité des apprentissages. Elle permettrait aussi de proposer davantage d’horizontalité dans les échanges, ce qui est attendu par les étudiants et qui reflète aussi davantage le fonctionnement par projet, mode d’organisation auquel ils seront fréquemment confrontés ». Pour répondre au défi de l’IA, la mission Taddeï propose donc de « sortir d’une transmission descendante » au profit d’un apprentissage plus collaboratif, comme François Taddéi l’a toujours proposé, mais sans proposer de norme pour structurer les rapports à l’IA. 

Le rapport recommande d’ailleurs de favoriser l’usage de l’IA dans l’administration scolaire et d’utiliser le « broad listening« , l’écoute et la consultation des jeunes pour améliorer la démocratie universitaire… Une proposition qui pourrait être stimulante si nous n’étions pas plutôt confronter à son exact inverse : le broad listening semble plutôt mobilisé pour réprimer les propos étudiants que le contraire… Enfin, le rapport insiste particulièrement sur l’usage de l’IA pour personnaliser l’orientation et être un tuteur d’études. La dernière partie du rapport constate les besoins de formation et les besoins d’outils mutualisés, libres et ouverts : deux aspects qui nécessiteront des financements et projets adaptés. 

Ce rapport très pro-IA ne répond pas vraiment à la difficulté de l’évaluation et de l’enseignement à l’heure où les élèves peuvent utiliser l’IA pour leurs écrits. 

Signalons qu’un autre rapport a été publié concomitamment, celui de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGERS) qui insiste également sur le besoin de coordination et de mutualisation. 

Pour l’instant, l’une des propositions la plus pratico-pratique que l’on a vu passer sont assurément  les résultats de la convention « citoyenne » de Sciences-Po Aix sur l’usage de l’IA générative, formulant 7 propositions. La convention recommande que les étudiants déclarent l’usage de l’IA, pour préciser le niveau d’intervention qui a été fait, le modèle utilisé et les instructions données, sur le modèle de celles utilisées par l’université de Sherbrooke. L’avis recommande aussi la coordination des équipes pédagogiques afin d’harmoniser les pratiques, pour donner un cadre cohérent aux étudiants et bâtir une réflexion collective. La 3e proposition consiste à améliorer l’enquête sur les pratiques via des formulaires réguliers pour mieux saisir les niveaux d’usages des élèves. La 4e proposition propose de ne pas autoriser l’IA générative pour les étudiants en première et seconde année, afin de leur permettre d’acquérir un socle de connaissances. La 5e proposition propose que les enseignants indiquent clairement si l’usage est autorisé ou non et selon quelles modalités, sur le modèle que propose, là encore, l’université de Sherbrooke. La 6e proposition propose d’améliorer la formation aux outils d’IA. La 7e propose d’organiser des ateliers de sensibilisation aux dimensions environnementales et sociales des IA génératives, intégrés à la formation. Comme le montrent nombre de chartes de l’IA dans l’éducation, celle-ci propose surtout un plus fort cadrage des usages que le contraire. 

En tout cas, le sujet agite la réflexion. Dans une tribune pour le Monde, le sociologue Manuel Cervera-Marzal estime que plutôt que d’ériger des interdits inapplicables en matière d’intelligence artificielle, les enseignants doivent réinventer les manières d’enseigner et d’évaluer, explique-t-il en explicitant ses propres pratiques. Même constat dans une autre tribune pour le professeur et écrivain Maxime Abolgassemi. 

Dans une tribune pour le Club de Mediapart, Céline Cael et Laurent Reynaud, auteurs de Et si on imaginait l’école de demain ? (Retz, 2025) reviennent sur les annonces toutes récentes de la ministre de l’éducation, Elisabeth Borne, de mettre en place une IA pour les professeurs “pour les accompagner dans leurs métiers et les aider à préparer leurs cours” (un appel d’offres a d’ailleurs été publié en janvier 2025 pour sélectionner un candidat). Des modules de formation seront proposés aux élèves du secondaire et un chatbot sera mis en place pour répondre aux questions administratives et réglementaires des personnels de l’Éducation nationale, a-t-elle également annoncé. Pour les deux enseignants, “l’introduction massive du numérique, et de l’IA par extension, dans le quotidien du métier d’enseignant semble bien plus souvent conduire à un appauvrissement du métier d’enseignant plutôt qu’à son optimisation”. “L’IA ne saurait être la solution miracle à tous les défis de l’éducation”, rappellent-ils. Les urgences ne sont pas là.  

Selon le bulletin officiel de l’éducation nationale qui a publié en juillet un cadre pour un usage raisonné du numérique à l’école, la question de l’IA « doit être conduite au sein des instances de démocratie scolaire », afin de nourrir le projet d’établissement. Bref, la question du cadrage des pratiques est pour l’instant renvoyée à un nécessaire débat de société à mener.

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Accords de confidentialité : l’outil de silenciation des effets du numérique

Dans une tribune pour Tech Policy Press, Nandita Shivakumar et Shikha Silliman Bhattacharjee de l’association de défense des droits Equidem, estiment que les accords de confidentialité sont devenus l’outil qui permet de réduire au silence tous les travailleurs du numérique des abus qu’ils constatent. Or, ces NDA (non-disclosure agreement) ne concernent pas que les cadres, bien au contraire : ils s’appliquent désormais à toute la chaîne de production des systèmes, jusqu’aux travailleurs du clic. Le système tout entier vise à contraindre les travailleurs à se taire. Ils ne concernent plus les accords commerciaux, mais interdisent à tous les travailleurs de parler de leur travail, avec les autres travailleurs, avec leur famille voire avec des thérapeutes. Ils rendent toute enquête sur les conditions de travail très difficile, comme le montre le rapport d’Equidem sur la modération des contenus. Partout, les accords de confidentialité ont créé une culture de la peur et imposé le silence, mais surtout “ils contribuent à maintenir un système de contrôle qui spolie les travailleurs tout en exonérant les entreprises technologiques et leurs propriétaires milliardaires de toute responsabilité”, puisqu’ils les rendent inattaquables pour les préjudices qu’ils causent, empêchent l’examen public des conditions de travail abusives, et entravent la syndicalisation et la négociation collective. Pour les deux militantes, il est temps de restreindre l’application des accords de confidentialité à leur objectif initial, à savoir la protection des données propriétaires, et non à l’interdiction générale de parler des conditions de travail. Le recours aux accords de confidentialité dans le secteur technologique, en particulier dans les pays du Sud, reste largement déréglementé et dangereusement incontrôlé.

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Accords de confidentialité : l’outil de silenciation des effets du numérique

Dans une tribune pour Tech Policy Press, Nandita Shivakumar et Shikha Silliman Bhattacharjee de l’association de défense des droits Equidem, estiment que les accords de confidentialité sont devenus l’outil qui permet de réduire au silence tous les travailleurs du numérique des abus qu’ils constatent. Or, ces NDA (non-disclosure agreement) ne concernent pas que les cadres, bien au contraire : ils s’appliquent désormais à toute la chaîne de production des systèmes, jusqu’aux travailleurs du clic. Le système tout entier vise à contraindre les travailleurs à se taire. Ils ne concernent plus les accords commerciaux, mais interdisent à tous les travailleurs de parler de leur travail, avec les autres travailleurs, avec leur famille voire avec des thérapeutes. Ils rendent toute enquête sur les conditions de travail très difficile, comme le montre le rapport d’Equidem sur la modération des contenus. Partout, les accords de confidentialité ont créé une culture de la peur et imposé le silence, mais surtout “ils contribuent à maintenir un système de contrôle qui spolie les travailleurs tout en exonérant les entreprises technologiques et leurs propriétaires milliardaires de toute responsabilité”, puisqu’ils les rendent inattaquables pour les préjudices qu’ils causent, empêchent l’examen public des conditions de travail abusives, et entravent la syndicalisation et la négociation collective. Pour les deux militantes, il est temps de restreindre l’application des accords de confidentialité à leur objectif initial, à savoir la protection des données propriétaires, et non à l’interdiction générale de parler des conditions de travail. Le recours aux accords de confidentialité dans le secteur technologique, en particulier dans les pays du Sud, reste largement déréglementé et dangereusement incontrôlé.

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IA et éducation (1/2) : plongée dans l’IApocalypse éducative

A l’été 2023, Ethan Mollick, professeur de management à Wharton, co-directeur du Generative AI Labs et auteur de Co-intelligence : vivre et travailler avec l’IA (qui vient de paraître en français chez First), décrivait dans son excellente newsletter, One useful thing, l’apocalypse des devoirs. Cette apocalypse qu’il annonçait était qu’il ne serait plus possible pour les enseignants de donner des devoirs à leurs élèves à cause de l’IA, redoutant une triche généralisée

Pourtant, rappelait-il, la triche est là depuis longtemps. Une étude longitudinale de 2020 montrait déjà que de moins en moins d’élèves bénéficiaient des devoirs qu’ils avaient à faire. L’étude, menée par le professeur de psychologie cognitive, Arnold Glass du Learning and memory laboratory de Rutgers, montrait que lorsque les élèves faisaient leurs devoirs en 2008, cela améliorait leurs notes aux examens pour 86% d’entre eux, alors qu’en 2017, les devoirs ne permettaient plus d’améliorer les notes que de 45% des élèves. Pourquoi ? Parce que plus de la moitié des élèves copiaient-collaient les réponses à leurs devoirs sur internet en 2017, et n’en tiraient donc pas profit. Une autre étude soulignait même que 15% des élèves avaient payé quelqu’un pour faire leur devoir, généralement via des sites d’aides scolaires en ligne. Si tricher s’annonce plus facile avec l’IA, il faut se rappeler que c’était déjà facile avant sa généralisation

Les calculatrices n’ont pas tué les mathématiques

Mais la triche n’est pas la seule raison pour laquelle l’IA remet en question la notion même de devoirs. Mollick rappelle que l’introduction de la calculatrice a radicalement transformé l’enseignement des mathématiques. Dans un précédent article, il revenait d’ailleurs sur cette histoire. Lorsque la calculatrice a été introduite dans les écoles, les réactions ont été étonnamment proches des inquiétudes initiales que Mollick entend aujourd’hui concernant l’utilisation de l’IA par les élèves. En s’appuyant sur une thèse signée Sarah Banks, Mollick rappelle que dès les années 70, certains professeurs étaient impatients d’intégrer l’usage des calculatrices dans leurs classes, mais c’était loin d’être le cas de tous. La majorité regardait l’introduction de la calculatrice avec suspicion et les parents partagaient l’inquiétude que leurs enfants n’oublient les bases des maths. Au début des années 80, les craintes des enseignants s’étaient inversées, mais très peu d’écoles fournissaient de calculatrices à leurs élèves. Il faut attendre le milieu des années 1990, pour que les calculatrices intègrent les programmes scolaires. En fait, un consensus pratique sur leur usage a été atteint. Et l’enseignement des mathématiques ne s’est pas effondré (même si les tests Pisa montrent une baisse de performance, notamment dans les pays de l’OCDE, mais pour bien d’autres raisons que la généralisation des calculatrices).

Pour Mollick, l’intégration de l’IA à l’école suivra certainement un chemin similaire. « Certains devoirs nécessiteront l’assistance de l’IA, d’autres l’interdiront. Les devoirs d’écriture en classe sur des ordinateurs sans connexion Internet, combinés à des examens écrits, permettront aux élèves d’acquérir les compétences rédactionnelles de base. Nous trouverons un consensus pratique qui permettra d’intégrer l’IA au processus d’apprentissage sans compromettre le développement des compétences essentielles. Tout comme les calculatrices n’ont pas remplacé l’apprentissage des mathématiques, l’IA ne remplacera pas l’apprentissage de l’écriture et de la pensée critique. Cela prendra peut-être du temps, mais nous y parviendrons », explique Mollick, toujours optimiste.

Pourquoi faire des devoirs quand l’IA les rend obsolètes ?

Mais l’impact de l’IA ne se limite pas à l’écriture, estime Mollick. Elle peut aussi être un vulgarisateur très efficace et ChatGPT peut répondre à bien des questions. L’arrivée de l’IA remet en cause les méthodes d’enseignements traditionnelles que sont les cours magistraux, qui ne sont pas si efficaces et dont les alternatives, pour l’instant, n’ont pas connu le succès escompté. « Les cours magistraux ont tendance à reposer sur un apprentissage passif, où les étudiants se contentent d’écouter et de prendre des notes sans s’engager activement dans la résolution de problèmes ni la pensée critique. Dans ce format, les étudiants peuvent avoir du mal à retenir l’information, car leur attention peut facilement faiblir lors de longues présentations. De plus, l’approche universelle des cours magistraux ne tient pas compte des différences et des capacités individuelles, ce qui conduit certains étudiants à prendre du retard tandis que d’autres se désintéressent, faute de stimulation ». Mollick est plutôt partisan de l’apprentissage actif, qui supprime les cours magistraux et invite les étudiants à participer au processus d’apprentissage par le biais d’activités telles que la résolution de problèmes, le travail de groupe et les exercices pratiques. Dans cette approche, les étudiants collaborent entre eux et avec l’enseignant pour mettre en pratique leurs apprentissages. Une méthode que plusieurs études valorisent comme plus efficaces, même si les étudiants ont aussi besoin d’enseignements initiaux appropriés. 

La solution pour intégrer davantage d’apprentissage actif passe par les classes inversées, où les étudiants doivent apprendre de nouveaux concepts à la maison (via des vidéos ou des ressources numériques) pour les appliquer ensuite en classe par le biais d’activités, de discussions ou d’exercices. Afin de maximiser le temps consacré à l’apprentissage actif et à la pensée critique, tout en utilisant l’apprentissage à domicile pour la transmission du contenu. 

Pourtant, reconnaît Mollick, l’apprentissage actif peine à s’imposer, notamment parce que les professeurs manquent de ressources de qualité et de matériel pédagogique inversé de qualité. Des lacunes que l’IA pourrait bien combler. Mollick imagine alors une classe où des tuteurs IA personnalisés viendraient accompagner les élèves, adaptant leur enseignement aux besoins des élèves tout en ajustant les contenus en fonction des performances des élèves, à la manière du manuel électronique décrit dans L’âge de diamant de Neal Stephenson, emblème du rêve de l’apprentissage personnalisé. Face aux difficultés, Mollick à tendance à toujours se concentrer « sur une vision positive pour nous aider à traverser les temps incertains à venir ». Pas sûr que cela suffise. 

Dans son article d’août 2023, Mollick estime que les élèves vont bien sûr utiliser l’IA pour tricher et vont l’intégrer dans tout ce qu’ils font. Mais surtout, ils vont nous renvoyer une question à laquelle nous allons devoir répondre : ils vont vouloir comprendre pourquoi faire des devoirs quand l’IA les rend obsolètes ?

Perturbation de l’écriture et de la lecture

Mollick rappelle que la dissertation est omniprésente dans l’enseignement. L’écriture remplit de nombreuses fonctions notamment en permettant d’évaluer la capacité à raisonner et à structurer son raisonnement. Le problème, c’est que les dissertations sont très faciles à générer avec l’IA générative. Les détecteurs de leur utilisation fonctionnent très mal et il est de plus en plus facile de les contourner. A moins de faire tout travail scolaire en classe et sans écrans, nous n’avons plus de moyens pour détecter si un travail est réalisé par l’homme ou la machine. Le retour des dissertations sur table se profile, quitte à grignoter beaucoup de temps d’apprentissage.

Mais pour Mollick, les écoles et les enseignants vont devoir réfléchir sérieusement à l’utilisation acceptable de l’IA. Est-ce de la triche de lui demander un plan ? De lui demander de réécrire ses phrases ? De lui demander des références ou des explications ? Qu’est-ce qui peut-être autorisé et comment les utiliser ? 

Pour les étudiants du supérieur auxquels il donne cours, Mollick a fait le choix de rendre l’usage de l’IA obligatoire dans ses cours et pour les devoirs, à condition que les modalités d’utilisation et les consignes données soient précisées. Pour lui, cela lui a permis d’exiger des devoirs plus ambitieux, mais a rendu la notation plus complexe.  

Mollick rappelle qu’une autre activité éducative primordiale reste la lecture. « Qu’il s’agisse de rédiger des comptes rendus de lecture, de résumer des chapitres ou de réagir à des articles, toutes ces tâches reposent sur l’attente que les élèves assimilent la lecture et engagent un dialogue avec elle ». Or, l’IA est là encore très performante pour lire et résumer. Mollick suggère de l’utiliser comme partenaire de lecture, en favorisant l’interaction avec l’IA, pour approfondir les synthèses… Pas sûr que la perspective apaise la panique morale qui se déverse dans la presse sur le fait que les étudiants ne lisent plus. Du New Yorker (« Les humanités survivront-elles à ChatGPT ? » ou « Est-ce que l’IA encourage vraiement les élèves à tricher ? ») à The Atlantic (« Les étudiants ne lisent plus de livres » ou « La génération Z voit la lecture comme une perte de temps ») en passant par les pages opinions du New York Times (qui explique par exemple que si les étudiants ne lisent plus c’est parce que les compétences ne sont plus valorisées nulles part), la perturbation que produit l’arrivée de ChatGPT dans les études se double d’une profonde chute de la lecture, qui semble être devenue d’autant plus inutile que les machines les rendent disponibles. Mêmes inquiétudes dans la presse de ce côté-ci de l’Atlantique, du Monde à Médiapart en passant par France Info

Mais l’IA ne menace pas que la lecture ou l’écriture. Elle sait aussi très bien résoudre les problèmes et exercices de math comme de science.

Pour Mollick, comme pour bien des thuriféraires de l’IA, c’est à l’école et à l’enseignement de s’adapter aux perturbations générées par l’IA, qu’importe si la société n’a pas demandé le déploiement de ces outils. D’ailleurs, soulignait-il très récemment, nous sommes déjà dans une éducation postapocalyptique. Selon une enquête de mai 2024, aux Etats-Unis 82 % des étudiants de premier cycle universitaire et 72 % des élèves de la maternelle à la terminale ont déjà utilisé l’IA. Une adoption extrêmement rapide. Même si les élèves ont beau dos de ne pas considérer son utilisation comme de la triche. Pour Mollick, « la triche se produit parce que le travail scolaire est difficile et comporte des enjeux importants ». L’être humain est doué pour trouver comment se soustraire ce qu’il ne souhaite pas faire et éviter l’effort mental. Et plus les tâches mentales sont difficiles, plus nous avons tendance à les éviter. Le problème, reconnaît Mollick, c’est que dans l’éducation, faire un effort reste primordial.

Dénis et illusions

Pourtant, tout le monde semble être dans le déni et l’illusion. Les enseignants croient pouvoir détecter facilement l’utilisation de l’IA et donc être en mesure de fixer les barrières. Ils se trompent très largement. Une écriture d’IA bien stimulée est même jugée plus humaine que l’écriture humaine par les lecteurs. Pour les professeurs, la seule option consiste à revenir à l’écriture en classe, ce qui nécessite du temps qu’ils n’ont pas nécessairement et de transformer leur façon de faire cours, ce qui n’est pas si simple.

Mais les élèves aussi sont dans l’illusion. « Ils ne réalisent pas réellement que demander de l’aide pour leurs devoirs compromet leur apprentissage ». Après tout, ils reçoivent des conseils et des réponses de l’IA qui les aident à résoudre des problèmes, qui semble rendre l’apprentissage plus fluide. Comme l’écrivent les auteurs de l’étude de Rutgers : « Rien ne permet de croire que les étudiants sont conscients que leur stratégie de devoirs diminue leur note à l’examen… ils en déduisent, de manière logique, que toute stratégie d’étude augmentant leur note à un devoir augmente également leur note à l’examen ». En fait, comme le montre une autre étude, en utilisant ChatGPT, les notes aux devoirs progressent, mais les notes aux examens ont tendance à baisser de 17% en moyenne quand les élèves sont laissés seuls avec l’outil. Par contre, quand ils sont accompagnés pour comprendre comment l’utiliser comme coach plutôt qu’outil de réponse, alors l’outil les aide à la fois à améliorer leurs notes aux devoirs comme à l’examen. Une autre étude, dans un cours de programmation intensif à Stanford, a montré que l’usage des chatbots améliorait plus que ne diminuait les notes aux examens.

Une majorité de professeurs estiment que l’usage de ChatGPT est un outil positif pour l’apprentissage. Pour Mollick, l’IA est une aide pour comprendre des sujets complexes, réfléchir à des idées, rafraîchir ses connaissances, obtenir un retour, des conseils… Mais c’est peut-être oublier de sa part, d’où il parle et combien son expertise lui permet d’avoir un usage très évolué de ces outils. Ce qui n’est pas le cas des élèves.

Encourager la réflexion et non la remplacer

Pour que les étudiants utilisent l’IA pour stimuler leur réflexion plutôt que la remplacer, il va falloir les accompagner, estime Mollick. Mais pour cela, peut-être va-t-il falloir nous intéresser aux professeurs, pour l’instant laissés bien dépourvus face à ces nouveaux outils. 

Enfin, pas tant que cela. Car eux aussi utilisent l’IA. Selon certains sondages américains, trois quart des enseignants utiliseraient désormais l’IA dans leur travail, mais nous connaissons encore trop peu les méthodes efficaces qu’ils doivent mobiliser. Une étude qualitative menée auprès d’eux a montré que ceux qui utilisaient l’IA pour aider leurs élèves à réfléchir, pour améliorer les explications obtenaient de meilleurs résultats. Pour Mollick, la force de l’IA est de pouvoir créer des expériences d’apprentissage personnalisées, adaptées aux élèves et largement accessibles, plus que les technologies éducatives précédentes ne l’ont jamais été. Cela n’empêche pas Mollick de conclure par le discours lénifiant habituel : l’éducation quoiqu’il en soit doit s’adapter ! 

Cela ne veut pas dire que cette adaptation sera très facile ou accessible, pour les professeurs, comme pour les élèves. Dans l’éducation, rappellent les psychologues Andrew Wilson et Sabrina Golonka sur leur blog, « le processus compte bien plus que le résultat« . Or, l’IA fait à tous la promesse inverse. En matière d’éducation, cela risque d’être dramatique, surtout si nous continuons à valoriser le résultat (les notes donc) sur le processus. David Brooks ne nous disait pas autre chose quand il constatait les limites de notre méritocratie actuelle. C’est peut-être par là qu’il faudrait d’ailleurs commencer, pour résoudre l’IApocalypse éducative…

Pour Mollick cette évolution « exige plus qu’une acceptation passive ou une résistance futile ». « Elle exige une refonte fondamentale de notre façon d’enseigner, d’apprendre et d’évaluer les connaissances. À mesure que l’IA devient partie intégrante du paysage éducatif, nos priorités doivent évoluer. L’objectif n’est pas de déjouer l’IA ou de faire comme si elle n’existait pas, mais d’exploiter son potentiel pour améliorer l’éducation tout en atténuant ses inconvénients. La question n’est plus de savoir si l’IA transformera l’éducation, mais comment nous allons façonner ce changement pour créer un environnement d’apprentissage plus efficace, plus équitable et plus stimulant pour tous ». Plus facile à dire qu’à faire. Expérimenter prend du temps, trouver de bons exercices, changer ses pratiques… pour nombre de professeurs, ce n’est pas si évident, d’autant qu’ils ont peu de temps disponible pour se faire ou se former.  La proposition d’Anthropic de produire une IA dédiée à l’accompagnement des élèves (Claude for Education) qui ne cherche pas à fournir des réponses, mais produit des modalités pour accompagner les élèves à saisir les raisonnements qu’ils doivent échafauder, est certes stimulante, mais il n’est pas sûr qu’elle ne soit pas contournable.

Dans les commentaires des billets de Mollick, tout le monde se dispute, entre ceux qui pensent plutôt comme Mollick et qui ont du temps pour s’occuper de leurs élèves, qui vont pouvoir faire des évaluations orales et individuelles, par exemple (ce que l’on constate aussi dans les cursus du supérieur en France, rapportait le Monde). Et les autres, plus circonspects sur les évolutions en cours, où de plus en plus souvent des élèves produisent des contenus avec de l’IA que leurs professeurs font juger par des IA… On voit bien en tout cas, que la question de l’IA générative et ses usages, ne pourra pas longtemps rester une question qu’on laisse dans les seules mains des professeurs et des élèves, à charge à eux de s’en débrouiller.

Hubert Guillaud

La seconde partie est par là.

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IA et éducation (1/2) : plongée dans l’IApocalypse éducative

A l’été 2023, Ethan Mollick, professeur de management à Wharton, co-directeur du Generative AI Labs et auteur de Co-intelligence : vivre et travailler avec l’IA (qui vient de paraître en français chez First), décrivait dans son excellente newsletter, One useful thing, l’apocalypse des devoirs. Cette apocalypse qu’il annonçait était qu’il ne serait plus possible pour les enseignants de donner des devoirs à leurs élèves à cause de l’IA, redoutant une triche généralisée

Pourtant, rappelait-il, la triche est là depuis longtemps. Une étude longitudinale de 2020 montrait déjà que de moins en moins d’élèves bénéficiaient des devoirs qu’ils avaient à faire. L’étude, menée par le professeur de psychologie cognitive, Arnold Glass du Learning and memory laboratory de Rutgers, montrait que lorsque les élèves faisaient leurs devoirs en 2008, cela améliorait leurs notes aux examens pour 86% d’entre eux, alors qu’en 2017, les devoirs ne permettaient plus d’améliorer les notes que de 45% des élèves. Pourquoi ? Parce que plus de la moitié des élèves copiaient-collaient les réponses à leurs devoirs sur internet en 2017, et n’en tiraient donc pas profit. Une autre étude soulignait même que 15% des élèves avaient payé quelqu’un pour faire leur devoir, généralement via des sites d’aides scolaires en ligne. Si tricher s’annonce plus facile avec l’IA, il faut se rappeler que c’était déjà facile avant sa généralisation

Les calculatrices n’ont pas tué les mathématiques

Mais la triche n’est pas la seule raison pour laquelle l’IA remet en question la notion même de devoirs. Mollick rappelle que l’introduction de la calculatrice a radicalement transformé l’enseignement des mathématiques. Dans un précédent article, il revenait d’ailleurs sur cette histoire. Lorsque la calculatrice a été introduite dans les écoles, les réactions ont été étonnamment proches des inquiétudes initiales que Mollick entend aujourd’hui concernant l’utilisation de l’IA par les élèves. En s’appuyant sur une thèse signée Sarah Banks, Mollick rappelle que dès les années 70, certains professeurs étaient impatients d’intégrer l’usage des calculatrices dans leurs classes, mais c’était loin d’être le cas de tous. La majorité regardait l’introduction de la calculatrice avec suspicion et les parents partagaient l’inquiétude que leurs enfants n’oublient les bases des maths. Au début des années 80, les craintes des enseignants s’étaient inversées, mais très peu d’écoles fournissaient de calculatrices à leurs élèves. Il faut attendre le milieu des années 1990, pour que les calculatrices intègrent les programmes scolaires. En fait, un consensus pratique sur leur usage a été atteint. Et l’enseignement des mathématiques ne s’est pas effondré (même si les tests Pisa montrent une baisse de performance, notamment dans les pays de l’OCDE, mais pour bien d’autres raisons que la généralisation des calculatrices).

Pour Mollick, l’intégration de l’IA à l’école suivra certainement un chemin similaire. « Certains devoirs nécessiteront l’assistance de l’IA, d’autres l’interdiront. Les devoirs d’écriture en classe sur des ordinateurs sans connexion Internet, combinés à des examens écrits, permettront aux élèves d’acquérir les compétences rédactionnelles de base. Nous trouverons un consensus pratique qui permettra d’intégrer l’IA au processus d’apprentissage sans compromettre le développement des compétences essentielles. Tout comme les calculatrices n’ont pas remplacé l’apprentissage des mathématiques, l’IA ne remplacera pas l’apprentissage de l’écriture et de la pensée critique. Cela prendra peut-être du temps, mais nous y parviendrons », explique Mollick, toujours optimiste.

Pourquoi faire des devoirs quand l’IA les rend obsolètes ?

Mais l’impact de l’IA ne se limite pas à l’écriture, estime Mollick. Elle peut aussi être un vulgarisateur très efficace et ChatGPT peut répondre à bien des questions. L’arrivée de l’IA remet en cause les méthodes d’enseignements traditionnelles que sont les cours magistraux, qui ne sont pas si efficaces et dont les alternatives, pour l’instant, n’ont pas connu le succès escompté. « Les cours magistraux ont tendance à reposer sur un apprentissage passif, où les étudiants se contentent d’écouter et de prendre des notes sans s’engager activement dans la résolution de problèmes ni la pensée critique. Dans ce format, les étudiants peuvent avoir du mal à retenir l’information, car leur attention peut facilement faiblir lors de longues présentations. De plus, l’approche universelle des cours magistraux ne tient pas compte des différences et des capacités individuelles, ce qui conduit certains étudiants à prendre du retard tandis que d’autres se désintéressent, faute de stimulation ». Mollick est plutôt partisan de l’apprentissage actif, qui supprime les cours magistraux et invite les étudiants à participer au processus d’apprentissage par le biais d’activités telles que la résolution de problèmes, le travail de groupe et les exercices pratiques. Dans cette approche, les étudiants collaborent entre eux et avec l’enseignant pour mettre en pratique leurs apprentissages. Une méthode que plusieurs études valorisent comme plus efficaces, même si les étudiants ont aussi besoin d’enseignements initiaux appropriés. 

La solution pour intégrer davantage d’apprentissage actif passe par les classes inversées, où les étudiants doivent apprendre de nouveaux concepts à la maison (via des vidéos ou des ressources numériques) pour les appliquer ensuite en classe par le biais d’activités, de discussions ou d’exercices. Afin de maximiser le temps consacré à l’apprentissage actif et à la pensée critique, tout en utilisant l’apprentissage à domicile pour la transmission du contenu. 

Pourtant, reconnaît Mollick, l’apprentissage actif peine à s’imposer, notamment parce que les professeurs manquent de ressources de qualité et de matériel pédagogique inversé de qualité. Des lacunes que l’IA pourrait bien combler. Mollick imagine alors une classe où des tuteurs IA personnalisés viendraient accompagner les élèves, adaptant leur enseignement aux besoins des élèves tout en ajustant les contenus en fonction des performances des élèves, à la manière du manuel électronique décrit dans L’âge de diamant de Neal Stephenson, emblème du rêve de l’apprentissage personnalisé. Face aux difficultés, Mollick à tendance à toujours se concentrer « sur une vision positive pour nous aider à traverser les temps incertains à venir ». Pas sûr que cela suffise. 

Dans son article d’août 2023, Mollick estime que les élèves vont bien sûr utiliser l’IA pour tricher et vont l’intégrer dans tout ce qu’ils font. Mais surtout, ils vont nous renvoyer une question à laquelle nous allons devoir répondre : ils vont vouloir comprendre pourquoi faire des devoirs quand l’IA les rend obsolètes ?

Perturbation de l’écriture et de la lecture

Mollick rappelle que la dissertation est omniprésente dans l’enseignement. L’écriture remplit de nombreuses fonctions notamment en permettant d’évaluer la capacité à raisonner et à structurer son raisonnement. Le problème, c’est que les dissertations sont très faciles à générer avec l’IA générative. Les détecteurs de leur utilisation fonctionnent très mal et il est de plus en plus facile de les contourner. A moins de faire tout travail scolaire en classe et sans écrans, nous n’avons plus de moyens pour détecter si un travail est réalisé par l’homme ou la machine. Le retour des dissertations sur table se profile, quitte à grignoter beaucoup de temps d’apprentissage.

Mais pour Mollick, les écoles et les enseignants vont devoir réfléchir sérieusement à l’utilisation acceptable de l’IA. Est-ce de la triche de lui demander un plan ? De lui demander de réécrire ses phrases ? De lui demander des références ou des explications ? Qu’est-ce qui peut-être autorisé et comment les utiliser ? 

Pour les étudiants du supérieur auxquels il donne cours, Mollick a fait le choix de rendre l’usage de l’IA obligatoire dans ses cours et pour les devoirs, à condition que les modalités d’utilisation et les consignes données soient précisées. Pour lui, cela lui a permis d’exiger des devoirs plus ambitieux, mais a rendu la notation plus complexe.  

Mollick rappelle qu’une autre activité éducative primordiale reste la lecture. « Qu’il s’agisse de rédiger des comptes rendus de lecture, de résumer des chapitres ou de réagir à des articles, toutes ces tâches reposent sur l’attente que les élèves assimilent la lecture et engagent un dialogue avec elle ». Or, l’IA est là encore très performante pour lire et résumer. Mollick suggère de l’utiliser comme partenaire de lecture, en favorisant l’interaction avec l’IA, pour approfondir les synthèses… Pas sûr que la perspective apaise la panique morale qui se déverse dans la presse sur le fait que les étudiants ne lisent plus. Du New Yorker (« Les humanités survivront-elles à ChatGPT ? » ou « Est-ce que l’IA encourage vraiement les élèves à tricher ? ») à The Atlantic (« Les étudiants ne lisent plus de livres » ou « La génération Z voit la lecture comme une perte de temps ») en passant par les pages opinions du New York Times (qui explique par exemple que si les étudiants ne lisent plus c’est parce que les compétences ne sont plus valorisées nulles part), la perturbation que produit l’arrivée de ChatGPT dans les études se double d’une profonde chute de la lecture, qui semble être devenue d’autant plus inutile que les machines les rendent disponibles. Mêmes inquiétudes dans la presse de ce côté-ci de l’Atlantique, du Monde à Médiapart en passant par France Info

Mais l’IA ne menace pas que la lecture ou l’écriture. Elle sait aussi très bien résoudre les problèmes et exercices de math comme de science.

Pour Mollick, comme pour bien des thuriféraires de l’IA, c’est à l’école et à l’enseignement de s’adapter aux perturbations générées par l’IA, qu’importe si la société n’a pas demandé le déploiement de ces outils. D’ailleurs, soulignait-il très récemment, nous sommes déjà dans une éducation postapocalyptique. Selon une enquête de mai 2024, aux Etats-Unis 82 % des étudiants de premier cycle universitaire et 72 % des élèves de la maternelle à la terminale ont déjà utilisé l’IA. Une adoption extrêmement rapide. Même si les élèves ont beau dos de ne pas considérer son utilisation comme de la triche. Pour Mollick, « la triche se produit parce que le travail scolaire est difficile et comporte des enjeux importants ». L’être humain est doué pour trouver comment se soustraire ce qu’il ne souhaite pas faire et éviter l’effort mental. Et plus les tâches mentales sont difficiles, plus nous avons tendance à les éviter. Le problème, reconnaît Mollick, c’est que dans l’éducation, faire un effort reste primordial.

Dénis et illusions

Pourtant, tout le monde semble être dans le déni et l’illusion. Les enseignants croient pouvoir détecter facilement l’utilisation de l’IA et donc être en mesure de fixer les barrières. Ils se trompent très largement. Une écriture d’IA bien stimulée est même jugée plus humaine que l’écriture humaine par les lecteurs. Pour les professeurs, la seule option consiste à revenir à l’écriture en classe, ce qui nécessite du temps qu’ils n’ont pas nécessairement et de transformer leur façon de faire cours, ce qui n’est pas si simple.

Mais les élèves aussi sont dans l’illusion. « Ils ne réalisent pas réellement que demander de l’aide pour leurs devoirs compromet leur apprentissage ». Après tout, ils reçoivent des conseils et des réponses de l’IA qui les aident à résoudre des problèmes, qui semble rendre l’apprentissage plus fluide. Comme l’écrivent les auteurs de l’étude de Rutgers : « Rien ne permet de croire que les étudiants sont conscients que leur stratégie de devoirs diminue leur note à l’examen… ils en déduisent, de manière logique, que toute stratégie d’étude augmentant leur note à un devoir augmente également leur note à l’examen ». En fait, comme le montre une autre étude, en utilisant ChatGPT, les notes aux devoirs progressent, mais les notes aux examens ont tendance à baisser de 17% en moyenne quand les élèves sont laissés seuls avec l’outil. Par contre, quand ils sont accompagnés pour comprendre comment l’utiliser comme coach plutôt qu’outil de réponse, alors l’outil les aide à la fois à améliorer leurs notes aux devoirs comme à l’examen. Une autre étude, dans un cours de programmation intensif à Stanford, a montré que l’usage des chatbots améliorait plus que ne diminuait les notes aux examens.

Une majorité de professeurs estiment que l’usage de ChatGPT est un outil positif pour l’apprentissage. Pour Mollick, l’IA est une aide pour comprendre des sujets complexes, réfléchir à des idées, rafraîchir ses connaissances, obtenir un retour, des conseils… Mais c’est peut-être oublier de sa part, d’où il parle et combien son expertise lui permet d’avoir un usage très évolué de ces outils. Ce qui n’est pas le cas des élèves.

Encourager la réflexion et non la remplacer

Pour que les étudiants utilisent l’IA pour stimuler leur réflexion plutôt que la remplacer, il va falloir les accompagner, estime Mollick. Mais pour cela, peut-être va-t-il falloir nous intéresser aux professeurs, pour l’instant laissés bien dépourvus face à ces nouveaux outils. 

Enfin, pas tant que cela. Car eux aussi utilisent l’IA. Selon certains sondages américains, trois quart des enseignants utiliseraient désormais l’IA dans leur travail, mais nous connaissons encore trop peu les méthodes efficaces qu’ils doivent mobiliser. Une étude qualitative menée auprès d’eux a montré que ceux qui utilisaient l’IA pour aider leurs élèves à réfléchir, pour améliorer les explications obtenaient de meilleurs résultats. Pour Mollick, la force de l’IA est de pouvoir créer des expériences d’apprentissage personnalisées, adaptées aux élèves et largement accessibles, plus que les technologies éducatives précédentes ne l’ont jamais été. Cela n’empêche pas Mollick de conclure par le discours lénifiant habituel : l’éducation quoiqu’il en soit doit s’adapter ! 

Cela ne veut pas dire que cette adaptation sera très facile ou accessible, pour les professeurs, comme pour les élèves. Dans l’éducation, rappellent les psychologues Andrew Wilson et Sabrina Golonka sur leur blog, « le processus compte bien plus que le résultat« . Or, l’IA fait à tous la promesse inverse. En matière d’éducation, cela risque d’être dramatique, surtout si nous continuons à valoriser le résultat (les notes donc) sur le processus. David Brooks ne nous disait pas autre chose quand il constatait les limites de notre méritocratie actuelle. C’est peut-être par là qu’il faudrait d’ailleurs commencer, pour résoudre l’IApocalypse éducative…

Pour Mollick cette évolution « exige plus qu’une acceptation passive ou une résistance futile ». « Elle exige une refonte fondamentale de notre façon d’enseigner, d’apprendre et d’évaluer les connaissances. À mesure que l’IA devient partie intégrante du paysage éducatif, nos priorités doivent évoluer. L’objectif n’est pas de déjouer l’IA ou de faire comme si elle n’existait pas, mais d’exploiter son potentiel pour améliorer l’éducation tout en atténuant ses inconvénients. La question n’est plus de savoir si l’IA transformera l’éducation, mais comment nous allons façonner ce changement pour créer un environnement d’apprentissage plus efficace, plus équitable et plus stimulant pour tous ». Plus facile à dire qu’à faire. Expérimenter prend du temps, trouver de bons exercices, changer ses pratiques… pour nombre de professeurs, ce n’est pas si évident, d’autant qu’ils ont peu de temps disponible pour se faire ou se former.  La proposition d’Anthropic de produire une IA dédiée à l’accompagnement des élèves (Claude for Education) qui ne cherche pas à fournir des réponses, mais produit des modalités pour accompagner les élèves à saisir les raisonnements qu’ils doivent échafauder, est certes stimulante, mais il n’est pas sûr qu’elle ne soit pas contournable.

Dans les commentaires des billets de Mollick, tout le monde se dispute, entre ceux qui pensent plutôt comme Mollick et qui ont du temps pour s’occuper de leurs élèves, qui vont pouvoir faire des évaluations orales et individuelles, par exemple (ce que l’on constate aussi dans les cursus du supérieur en France, rapportait le Monde). Et les autres, plus circonspects sur les évolutions en cours, où de plus en plus souvent des élèves produisent des contenus avec de l’IA que leurs professeurs font juger par des IA… On voit bien en tout cas, que la question de l’IA générative et ses usages, ne pourra pas longtemps rester une question qu’on laisse dans les seules mains des professeurs et des élèves, à charge à eux de s’en débrouiller.

Hubert Guillaud

La seconde partie est par là.

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25 juin : DLA en fête !

Mercredi 25 juin à 18h30 retrouvez nous chez Matrice, 146 boulevard de Charonne dans le 20e à Paris, pour fêter la première année d’existence de Danslesalgorithmes.net. Avec François-Xavier Petit, directeur de Matrice.io et président de l’association Vecteur, nous reviendrons sur notre ambition et ferons le bilan de la première année d’existence de DLA.

Avec Xavier de la Porte, journaliste au Nouvel Obs et producteur du podcast de France Inter, le Code a changé, nous nous interrogerons pour comprendre de quelle information sur le numérique avons-nous besoin, à l’heure où l’IA vient partout bouleverser sa place.

Venez en discuter avec nous et partager un verre pour fêter notre première bougie.

Inscription requise.

Matrice propose tous les soirs de cette semaine des moments d’échange et de rencontre, via son programme Variations. Découvrez le programme !

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25 juin : DLA en fête !

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Ecrire le code du numérique

C’est une formidable histoire que raconte le Code du numérique. Un livre édité par les Habitant.es des images ASBL et la Cellule pour la réduction des inégalités sociales et de la lutte contre la pauvreté de Bruxelles. Ce livre est le résultat de trois années d’action nées des difficultés qu’ont éprouvé les plus démunis à accéder à leurs droits durant la pandémie. En réaction à la fermeture des guichets d’aide sociale pendant la crise Covid, des militants du secteur social belge ont lancé un groupe de travail pour visibiliser le vécu collectif des souffrances individuelles des plus précaires face au déploiement du numérique, donnant naissance au Comité humain du numérique. “La digitalisation de la société n’a pas entraîné une amélioration généralisée des compétences numériques”, rappelle le Comité en s’appuyant sur le baromètre de l’inclusion numérique belge

Le Comité humain du numérique s’installe alors dans les quartiers et, avec les habitants, décide d’écrire un Code de loi : “Puisque l’Etat ne nous protège pas, écrivons les lois à sa place”. Rejoints par d’autres collectifs, le Comité humain se met à écrire la loi avec les habitants, depuis les témoignages de ceux qui n’arrivent pas à accomplir les démarches qu’on leur demande. Manifestations, séances d’écriture publique, délibérations publiques, parlement de rues… Le Comité implique les habitants, notamment contre l’ordonnance Bruxelles numérique qui veut rendre obligatoire les services publics digitalisés, sans garantir le maintien des guichets humains et rejoint la mobilisation coordonnée par le collectif Lire et écrire et plus de 200 associations. Devant le Parlement belge, le Comité humain organise des parlements humains de rue pour réclamer des guichets ! Suite à leur action, l’ordonnance Bruxelles numérique est amendée d’un nouvel article qui détermine des obligations pour les administrations à prévoir un accès par guichet, téléphone et voie postale – mais prévoit néanmoins la possibilité de s’en passer si les charges sont disproportionnées. Le collectif œuvre désormais à attaquer l’ordonnance devant la cour constitutionnelle belge et continue sa lutte pour refuser l’obligation au numérique.

Mais l’essentiel n’est pas que dans la victoire à venir, mais bien dans la force de la mobilisation et des propositions réalisées. Le Code du numérique ce sont d’abord 8 articles de lois amendés et discutés par des centaines d’habitants. L’article 1er rappelle que tous les services publics doivent proposer un accompagnement humain. Il rappelle que “si un robot ne nous comprend pas, ce n’est pas nous le problème”. Que cet accès doit être sans condition, c’est-à-dire gratuit, avec des temps d’attente limités, “sans rendez-vous”, sans obligation de maîtrise de la langue ou de l’écriture. Que l’accompagnement humain est un droit. Que ce coût ne doit pas reposer sur d’autres, que ce soit les proches, les enfants, les aidants ou les travailleurs sociaux. Que l’Etat doit veiller à cette accessibilité humaine et qu’il doit proposer aux citoyen.nes des procédures gratuites pour faire valoir leurs droits. L’article 2 rappelle que c’est à l’Etat d’évaluer l’utilité et l’efficacité des nouveaux outils numériques qu’il met en place : qu’ils doivent aider les citoyens et pas seulement les contrôler. Que cette évaluation doit associer les utilisateurs, que leurs impacts doivent être contrôlés, limités et non centralisés. L’article 3 rappelle que l’Etat doit créer ses propres outils et que les démarches administratives ne peuvent pas impliquer le recours à un service privé. L’article 4 suggère de bâtir des alternatives aux solutions numériques qu’on nous impose. L’article 5 suggère que leur utilisation doit être contrainte et restreinte, notamment selon les lieux ou les âges et souligne que l’apprentissage comme l’interaction entre parents et écoles ne peut être conditionnée par des outils numériques. L’article 6 en appelle à la création d’un label rendant visible le niveau de dangerosité physique ou mentale des outils, avec des possibilités de signalement simples. L’article 7 milite pour un droit à pouvoir se déconnecter sans se justifier. Enfin, l’article 8 plaide pour une protection des compétences humaines et de la rencontre physique, notamment dans le cadre de l’accès aux soins. “Tout employé.e/étudiant.e/patient.e/client.e a le droit d’exiger de rencontrer en face à face un responsable sur un lieu physique”. L’introduction de nouveaux outils numériques doit être développée et validée par ceux qui devront l’utiliser.

Derrière ces propositions de lois, simples, essentielles… la vraie richesse du travail du Comité humain du numérique est de proposer, de donner à lire un recueil de paroles qu’on n’entend nulle part. Les propos des habitants, des individus confrontés à la transformation numérique du monde, permettent de faire entendre des voix qui ne parviennent plus aux oreilles des concepteurs du monde. Des paroles simples et fortes. Georges : “Ce que je demanderai aux politiciens ? C’est de nous protéger de tout ça.” Anthony : “Internet devait être une plateforme et pas une vie secondaire”. Nora : “En tant qu’assistante sociale, le numérique me surresponsabilise et rend le public surdépendant de moi. Je suis le dernier maillon de la chaîne, l’échec social passe par moi. Je le matérialise”. Amina : “Je ne sais pas lire, je ne sais pas écrire. Mais je sais parler. Le numérique ne me laisse pas parler”. Aïssatou : “Maintenant tout est trop difficile. S’entraider c’est la vie. Avec le numérique il n’y a plus personne pour aider”. Khalid : “Qu’est-ce qui se passe pour les personnes qui n’ont pas d’enfant pour les aider ?” Elise : “Comment s’assurer qu’il n’y a pas de discrimination ?” Roger : “Le numérique est utilisé pour décourager les démarches”, puisque bien souvent on ne peut même pas répondre à un courriel. AnaÎs : “Il y a plein d’infos qui ne sont pas numérisées, car elles n’entrent pas dans les cases. La passation d’information est devenue très difficile”… Le Code du numérique nous “redonne à entendre les discours provenant des classes populaires”, comme nous y invitait le chercheur David Gaborieau dans le rapport “IA : la voie citoyenne”.

Le Code du numérique nous rappelle que désormais, les institutions s’invitent chez nous, dans nos salons, dans nos lits. Il rappelle que l’accompagnement humain sera toujours nécessaire pour presque la moitié de la population. Que “l’aide au remplissage” des documents administratifs ne peut pas s’arrêter derrière un téléphone qui sonne dans le vide. Que “la digitalisation des services publics et privés donne encore plus de pouvoir aux institutions face aux individus”. Que beaucoup de situations n’entreront jamais dans les “cases” prédéfinies.Le Code du numérique n’est pas qu’une expérience spécifique et située, rappellent ses porteurs. “Il est là pour que vous vous en empariez”. Les lois proposées sont faites pour être débattues, modifiées, amendées, adaptées. Les auteurs ont créé un jeu de cartes pour permettre à d’autres d’organiser un Parlement humain du numérique. Il détaille également comment créer son propre Comité humain, invite à écrire ses propres lois depuis le recueil de témoignages des usagers, en ouvrant le débat, en écrivant soi-même son Code, ses lois, à organiser son parlement et documente nombre de méthodes et d’outils pour interpeller, mobiliser, intégrer les contributions. Bref, il invite à ce que bien d’autres Code du numérique essaiment, en Belgique et bien au-delà ! A chacun de s’en emparer.

Cet article a été publié originellement pour la lettre d’information du Conseil national du numérique du 23 mai 2025.

Le Code du numérique.
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Ecrire le code du numérique

C’est une formidable histoire que raconte le Code du numérique. Un livre édité par les Habitant.es des images ASBL et la Cellule pour la réduction des inégalités sociales et de la lutte contre la pauvreté de Bruxelles. Ce livre est le résultat de trois années d’action nées des difficultés qu’ont éprouvé les plus démunis à accéder à leurs droits durant la pandémie. En réaction à la fermeture des guichets d’aide sociale pendant la crise Covid, des militants du secteur social belge ont lancé un groupe de travail pour visibiliser le vécu collectif des souffrances individuelles des plus précaires face au déploiement du numérique, donnant naissance au Comité humain du numérique. “La digitalisation de la société n’a pas entraîné une amélioration généralisée des compétences numériques”, rappelle le Comité en s’appuyant sur le baromètre de l’inclusion numérique belge

Le Comité humain du numérique s’installe alors dans les quartiers et, avec les habitants, décide d’écrire un Code de loi : “Puisque l’Etat ne nous protège pas, écrivons les lois à sa place”. Rejoints par d’autres collectifs, le Comité humain se met à écrire la loi avec les habitants, depuis les témoignages de ceux qui n’arrivent pas à accomplir les démarches qu’on leur demande. Manifestations, séances d’écriture publique, délibérations publiques, parlement de rues… Le Comité implique les habitants, notamment contre l’ordonnance Bruxelles numérique qui veut rendre obligatoire les services publics digitalisés, sans garantir le maintien des guichets humains et rejoint la mobilisation coordonnée par le collectif Lire et écrire et plus de 200 associations. Devant le Parlement belge, le Comité humain organise des parlements humains de rue pour réclamer des guichets ! Suite à leur action, l’ordonnance Bruxelles numérique est amendée d’un nouvel article qui détermine des obligations pour les administrations à prévoir un accès par guichet, téléphone et voie postale – mais prévoit néanmoins la possibilité de s’en passer si les charges sont disproportionnées. Le collectif œuvre désormais à attaquer l’ordonnance devant la cour constitutionnelle belge et continue sa lutte pour refuser l’obligation au numérique.

Mais l’essentiel n’est pas que dans la victoire à venir, mais bien dans la force de la mobilisation et des propositions réalisées. Le Code du numérique ce sont d’abord 8 articles de lois amendés et discutés par des centaines d’habitants. L’article 1er rappelle que tous les services publics doivent proposer un accompagnement humain. Il rappelle que “si un robot ne nous comprend pas, ce n’est pas nous le problème”. Que cet accès doit être sans condition, c’est-à-dire gratuit, avec des temps d’attente limités, “sans rendez-vous”, sans obligation de maîtrise de la langue ou de l’écriture. Que l’accompagnement humain est un droit. Que ce coût ne doit pas reposer sur d’autres, que ce soit les proches, les enfants, les aidants ou les travailleurs sociaux. Que l’Etat doit veiller à cette accessibilité humaine et qu’il doit proposer aux citoyen.nes des procédures gratuites pour faire valoir leurs droits. L’article 2 rappelle que c’est à l’Etat d’évaluer l’utilité et l’efficacité des nouveaux outils numériques qu’il met en place : qu’ils doivent aider les citoyens et pas seulement les contrôler. Que cette évaluation doit associer les utilisateurs, que leurs impacts doivent être contrôlés, limités et non centralisés. L’article 3 rappelle que l’Etat doit créer ses propres outils et que les démarches administratives ne peuvent pas impliquer le recours à un service privé. L’article 4 suggère de bâtir des alternatives aux solutions numériques qu’on nous impose. L’article 5 suggère que leur utilisation doit être contrainte et restreinte, notamment selon les lieux ou les âges et souligne que l’apprentissage comme l’interaction entre parents et écoles ne peut être conditionnée par des outils numériques. L’article 6 en appelle à la création d’un label rendant visible le niveau de dangerosité physique ou mentale des outils, avec des possibilités de signalement simples. L’article 7 milite pour un droit à pouvoir se déconnecter sans se justifier. Enfin, l’article 8 plaide pour une protection des compétences humaines et de la rencontre physique, notamment dans le cadre de l’accès aux soins. “Tout employé.e/étudiant.e/patient.e/client.e a le droit d’exiger de rencontrer en face à face un responsable sur un lieu physique”. L’introduction de nouveaux outils numériques doit être développée et validée par ceux qui devront l’utiliser.

Derrière ces propositions de lois, simples, essentielles… la vraie richesse du travail du Comité humain du numérique est de proposer, de donner à lire un recueil de paroles qu’on n’entend nulle part. Les propos des habitants, des individus confrontés à la transformation numérique du monde, permettent de faire entendre des voix qui ne parviennent plus aux oreilles des concepteurs du monde. Des paroles simples et fortes. Georges : “Ce que je demanderai aux politiciens ? C’est de nous protéger de tout ça.” Anthony : “Internet devait être une plateforme et pas une vie secondaire”. Nora : “En tant qu’assistante sociale, le numérique me surresponsabilise et rend le public surdépendant de moi. Je suis le dernier maillon de la chaîne, l’échec social passe par moi. Je le matérialise”. Amina : “Je ne sais pas lire, je ne sais pas écrire. Mais je sais parler. Le numérique ne me laisse pas parler”. Aïssatou : “Maintenant tout est trop difficile. S’entraider c’est la vie. Avec le numérique il n’y a plus personne pour aider”. Khalid : “Qu’est-ce qui se passe pour les personnes qui n’ont pas d’enfant pour les aider ?” Elise : “Comment s’assurer qu’il n’y a pas de discrimination ?” Roger : “Le numérique est utilisé pour décourager les démarches”, puisque bien souvent on ne peut même pas répondre à un courriel. AnaÎs : “Il y a plein d’infos qui ne sont pas numérisées, car elles n’entrent pas dans les cases. La passation d’information est devenue très difficile”… Le Code du numérique nous “redonne à entendre les discours provenant des classes populaires”, comme nous y invitait le chercheur David Gaborieau dans le rapport “IA : la voie citoyenne”.

Le Code du numérique nous rappelle que désormais, les institutions s’invitent chez nous, dans nos salons, dans nos lits. Il rappelle que l’accompagnement humain sera toujours nécessaire pour presque la moitié de la population. Que “l’aide au remplissage” des documents administratifs ne peut pas s’arrêter derrière un téléphone qui sonne dans le vide. Que “la digitalisation des services publics et privés donne encore plus de pouvoir aux institutions face aux individus”. Que beaucoup de situations n’entreront jamais dans les “cases” prédéfinies.Le Code du numérique n’est pas qu’une expérience spécifique et située, rappellent ses porteurs. “Il est là pour que vous vous en empariez”. Les lois proposées sont faites pour être débattues, modifiées, amendées, adaptées. Les auteurs ont créé un jeu de cartes pour permettre à d’autres d’organiser un Parlement humain du numérique. Il détaille également comment créer son propre Comité humain, invite à écrire ses propres lois depuis le recueil de témoignages des usagers, en ouvrant le débat, en écrivant soi-même son Code, ses lois, à organiser son parlement et documente nombre de méthodes et d’outils pour interpeller, mobiliser, intégrer les contributions. Bref, il invite à ce que bien d’autres Code du numérique essaiment, en Belgique et bien au-delà ! A chacun de s’en emparer.

Cet article a été publié originellement pour la lettre d’information du Conseil national du numérique du 23 mai 2025.

Le Code du numérique.
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Chatbots, une adoption sans impact ?

Dans sa dernière newsletter, Algorithm Watch revient sur une étude danoise qui a observé les effets des chatbots sur le travail auprès de 25 000 travailleurs provenant de 11 professions différentes où des chatbots sont couramment utilisés (développeurs, journalistes, professionnels RH, enseignants…). Si ces travailleurs ont noté que travailler avec les chatbots leur permettait de gagner du temps, d’améliorer la qualité de leur travail, le gain de temps s’est avéré modeste, représentant seulement 2,8% du total des heures de travail. La question des gains de productivité de l’IA générative dépend pour l’instant beaucoup des études réalisées, des tâches et des outils. Les gains de temps varient certes un peu selon les profils de postes (plus élevés pour les professions du marketing (6,8%) que pour les enseignants (0,2%)), mais ils restent bien modestes.”Sans flux de travail modifiés ni incitations supplémentaires, la plupart des effets positifs sont vains”

Algorithm Watch se demande si les chatbots ne sont pas des outils de travail improductifs. Il semblerait plutôt que, comme toute transformation, elle nécessite surtout des adaptations organisationnelles ad hoc pour en développer les effets.

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Chatbots, une adoption sans impact ?

Dans sa dernière newsletter, Algorithm Watch revient sur une étude danoise qui a observé les effets des chatbots sur le travail auprès de 25 000 travailleurs provenant de 11 professions différentes où des chatbots sont couramment utilisés (développeurs, journalistes, professionnels RH, enseignants…). Si ces travailleurs ont noté que travailler avec les chatbots leur permettait de gagner du temps, d’améliorer la qualité de leur travail, le gain de temps s’est avéré modeste, représentant seulement 2,8% du total des heures de travail. La question des gains de productivité de l’IA générative dépend pour l’instant beaucoup des études réalisées, des tâches et des outils. Les gains de temps varient certes un peu selon les profils de postes (plus élevés pour les professions du marketing (6,8%) que pour les enseignants (0,2%)), mais ils restent bien modestes.”Sans flux de travail modifiés ni incitations supplémentaires, la plupart des effets positifs sont vains”

Algorithm Watch se demande si les chatbots ne sont pas des outils de travail improductifs. Il semblerait plutôt que, comme toute transformation, elle nécessite surtout des adaptations organisationnelles ad hoc pour en développer les effets.

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Pour une science de la subjectivité

« J’aimerais vous confronter à un problème de calcul difficile », attaque Albert Moukheiber sur la scène de la conférence USI 2025. « Dans les sciences cognitives, on est confronté à un problème qu’on n’arrive pas à résoudre : la subjectivité ! » 

Le docteur en neuroscience et psychologue clinicien, auteur de Votre cerveau vous joue des tours (Allary éditions 2019) et de Neuromania (Allary éditions, 2024), commence par faire un rapide historique de ce qu’on sait sur le cerveau. 

Où est le neurone ?

« Contrairement à d’autres organes, un cerveau mort n’a rien à dire sur son fonctionnement. Et pendant très longtemps, nous n’avons pas eu d’instruments pour comprendre un cerveau ». En fait, les technologies permettant d’ausculter le cerveau, de cartographier son activité, sont assez récentes et demeurent bien peu précises. Pour cela, il faut être capable de mesurer son activité, de voir où se font les afflux d’énergie et l’activité chimique. C’est seulement assez récemment, depuis les années 1990 surtout, qu’on a développé des technologies pour étudier cette activité, avec les électro-encéphalogrammes, puis avec l’imagerie par résonance magnétique (IRM) structurelle et surtout fonctionnelle. L’IRM fonctionnelle est celle que les médecins vous prescrivent. Elle mesure la matière cérébrale permettant de créer une image en noir et blanc pour identifier des maladies, des lésions, des tumeurs. Mais elle ne dit rien de l’activité neuronale. Seule l’IRM fonctionnelle observe l’activité, mais il faut comprendre que les images que nous en produisons sont peu précises et demeurent probabilistes. Les images de l’IRMf font apparaître des couleurs sur des zones en activité, mais ces couleurs ne désignent pas nécessairement une activité forte de ces zones, ni que le reste du cerveau est inactif. L’IRMf tente de montrer que certaines zones sont plus actives que d’autres parce qu’elles sont plus alimentées en oxygène et en sang. L’IRMf fonctionne par soustraction des images passées. Le patient dont on mesure l’activité cérébrale est invité à faire une tâche en limitant au maximum toute autre activité que celle demandée et les scientifiques comparent  ces images à des précédentes pour déterminer quelles zones sont affectées quand vous fermez le poing par exemple. « On applique des calculs de probabilité aux soustractions pour tenter d’isoler un signal dans un océan de bruits », précise Moukheiber dans Neuromania. L’IRMf n’est donc pas un enregistrement direct de l’activation cérébrale pour une tâche donnée, mais « une reconstruction a posteriori de la probabilité qu’une aire soit impliquée dans cette tâche ». En fait, les couleurs indiquent des probabilités. « Ces couleurs n’indiquent donc pas une intensité d’activité, mais une probabilité d’implication ». Enfin, les mesures que nous réalisons n’ont rien de précis, rappelle le chercheur. La précision de l’IRMf est le voxel, qui contient environ 5,5 millions de neurones ! Ensuite, l’IRMf capture le taux d’oxygène, alors que la circulation sanguine est bien plus lente que les échanges chimiques de nos neurones. Enfin, le traitement de données est particulièrement complexe. Une étude a chargé plusieurs équipes d’analyser un même ensemble de données d’IRMf et n’a pas conduit aux mêmes résultats selon les équipes. Bref, pour le dire simplement, le neurone est l’unité de base de compréhension de notre cerveau, mais nos outils ne nous permettent pas de le mesurer. Il faut dire qu’il n’est pas non plus le bon niveau explicatif. Les explications établies à partir d’images issues de l’IRMf nous donnent donc plus une illusion de connaissance réelle qu’autre chose. D’où l’enjeu à prendre les résultats de nombre d’études qui s’appuient sur ces images avec beaucoup de recul. « On peut faire dire beaucoup de choses à l’imagerie cérébrale » et c’est assurément ce qui explique qu’elle soit si utilisée.

Les données ne suffisent pas

Dans les années 50-60, le courant de la cybernétique pensait le cerveau comme un organe de traitement de l’information, qu’on devrait étudier comme d’autres machines. C’est la naissance de la neuroscience computationnelle qui tente de modéliser le cerveau à l’image des machines. Outre les travaux de John von Neumann, Claude Shannon prolonge ces idées d’une théorie de l’information qui va permettre de créer des « neurones artificiels », qui ne portent ce nom que parce qu’ils ont été créés pour fonctionner sur le modèle d’un neurone. En 1957, le Perceptron de Frank Rosenblatt est considéré comme la première machine à utiliser un réseau neuronal artificiel. Mais on a bien plus appliqué le lexique du cerveau aux ordinateurs qu’autre chose, rappelle Albert Moukheiber. 

Aujourd’hui, l’Intelligence artificielle et ses « réseaux de neurones » n’a plus rien à voir avec la façon dont fonctionne le cerveau, mais les neurosciences computationnelles, elles continuent, notamment pour aider à faire des prothèses adaptées comme les BCI, Brain Computer Interfaces

Désormais, faire de la science consiste à essayer de comprendre comment fonctionne le monde naturel depuis un modèle. Jusqu’à récemment, on pensait qu’il fallait des théories pour savoir quoi faire des données, mais depuis l’avènement des traitements probabilistes et du Big Data, les modèles théoriques sont devenus inutiles, comme l’expliquait Chris Anderson dans The End of Theory en 2008. En 2017, des chercheurs se sont tout de même demandé si l’on pouvait renverser l’analogie cerveau-ordinateur en tentant de comprendre le fonctionnement d’un microprocesseur depuis les outils des neurosciences. Malgré l’arsenal d’outils à leur disposition, les chercheurs qui s’y sont essayé ont été incapables de produire un modèle de son fonctionnement. Cela nous montre que comprendre un fonctionnement ne nécessite pas seulement des informations techniques ou des données, mais avant tout des concepts pour les organiser. En fait, avoir accès à une quantité illimitée de données ne suffit pas à comprendre ni le processeur ni le cerveau. En 1974, le philosophe des sciences, Thomas Nagel, avait proposé une expérience de pensée avec son article « Quel effet ça fait d’être une chauve-souris ? ». Même si l’on connaissait tout d’une chauve-souris, on ne pourra jamais savoir ce que ça fait d’être une chauve-souris. Cela signifie qu’on ne peut jamais atteindre la vie intérieure d’autrui. Que la subjectivité des autres nous échappe toujours. C’est là le difficile problème de la conscience. 

Albert Moukheiber sur la scène d’USI 2025.

La subjectivité nous échappe

Une émotion désigne trois choses distinctes, rappelle Albert Moukheiber. C’est un état biologique qu’on peut tenter d’objectiver en trouvant des modalités de mesure, comme le tonus musculaire. C’est un concept culturel qui a des ancrages et valeurs très différentes d’une culture l’autre. Mais c’est aussi et d’abord un ressenti subjectif. Ainsi, par exemple, le fait de se sentir triste n’est pas mesurable. « On peut parfaitement comprendre le cortex moteur et visuel, mais on ne comprend pas nécessairement ce qu’éprouve le narrateur de Proust quand il mange la fameuse madeleine. Dix personnes peuvent être émues par un même coucher de soleil, mais sont-elles émues de la même manière ? » 

Notre réductionnisme objectivant est là confronté à des situations qu’il est difficile de mesurer. Ce qui n’est pas sans poser problèmes, notamment dans le monde de l’entreprise comme dans celui de la santé mentale. 

Le monde de l’entreprise a créé d’innombrables indicateurs pour tenter de mesurer la performance des salariés et collaborateurs. Il n’est pas le seul, s’amuse le chercheur sur scène. Les notes des étudiants leurs rappellent que le but est de réussir les examens plus que d’apprendre. C’est la logique de la loi de Goodhart : quand la mesure devient la cible, elle n’est plus une bonne mesure. Pour obtenir des bonus financiers liés au nombre d’opérations réussies, les chirurgiens réalisent bien plus d’opérations faciles que de compliquées. Quand on mesure les humains, ils ont tendance à modifier leur comportement pour se conformer à la mesure, ce qui n’est pas sans effets rebond, à l’image du célèbre effet cobra, où le régime colonial britannique offrit une prime aux habitants de Delhi qui rapporteraient des cobras morts pour les éradiquer, mais qui a poussé à leur démultiplication pour toucher la prime. En entreprises, nombre de mesures réalisées perdent ainsi très vite de leur effectivité. Moukheiber rappelle que les innombrables tests de personnalité ne valent pas mieux qu’un horoscope. L’un des tests le plus utilisé reste le MBTI qui a été développé dans les années 30 par des personnes sans aucune formation en psychologie. Non seulement ces tests n’ont aucun cadre théorique (voir ce que nous en disait le psychologue Alexandre Saint-Jevin, il y a quelques années), mais surtout, « ce sont nos croyances qui sont déphasées. Beaucoup de personnes pensent que la personnalité des individus serait centrale dans le cadre professionnel. C’est oublier que Steve Jobs était surtout un bel enfoiré ! », comme nombre de ces « grands » entrepreneurs que trop de gens portent aux nuesComme nous le rappelions nous-mêmes, la recherche montre en effet que les tests de personnalités peinent à mesurer la performance au travail et que celle-ci a d’ailleurs peu à voir avec la personnalité. « Ces tests nous demandent d’y répondre personnellement, quand ce devrait être d’abord à nos collègues de les passer pour nous », ironise Moukheiber. Ils supposent surtout que la personnalité serait « stable », ce qui n’est certainement pas si vrai. Enfin, ces tests oublient que bien d’autres facteurs ont peut-être bien plus d’importance que la personnalité : les compétences, le fait de bien s’entendre avec les autres, le niveau de rémunération, le cadre de travail… Mais surtout, ils ont tous un effet « barnum » : n’importe qui est capable de se reconnaître dedans. Dans ces tests, les résultats sont toujours positifs, même les gens les plus sadiques seront flattés des résultats. Bref, vous pouvez les passer à la broyeuse. 

Dans le domaine de la santé mentale, la mesure de la subjectivité est très difficile et son absence très handicapante. La santé mentale est souvent vue comme une discipline objectivable, comme le reste de la santé. Le modèle biomédical repose sur l’idée qu’il suffit d’ôter le pathogène pour aller mieux. Il suffirait alors d’enlever les troubles mentaux pour enlever le pathogène. Bien sûr, ce n’est pas le cas. « Imaginez un moment, vous êtes une femme brillante de 45 ans, star montante de son domaine, travaillant dans une entreprise où vous êtes très valorisée. Vous êtes débauché par la concurrence, une entreprise encore plus brillante où vous allez pouvoir briller encore plus. Mais voilà, vous y subissez des remarques sexistes permanentes, tant et si bien que vous vous sentez moins bien, que vous perdez confiance, que vous développez un trouble anxieux. On va alors pousser la personne à se soigner… Mais le pathogène n’est ici pas en elle, il est dans son environnement. N’est-ce pas ici ses collègues qu’il faudrait pousser à se faire soigner ? » 

En médecine, on veut toujours mesurer les choses. Mais certaines restent insondables. Pour mesurer la douleur, il existe une échelle de la douleur.

Exemple d’échelle d’évaluation de la douleur.

« Mais deux personnes confrontés à la même blessure ne vont pas l’exprimer au même endroit sur l’échelle de la douleur. La douleur n’est pas objectivable. On ne peut connaître que les douleurs qu’on a vécu, à laquelle on les compare ». Mais chacun a une échelle de comparaison différente, car personnelle. « Et puis surtout, on est très doué pour ne pas croire et écouter les gens. C’est ainsi que l’endométriose a mis des années pour devenir un problème de santé publique. Une femme à 50% de chance d’être qualifiée en crise de panique quand elle fait un AVC qu’un homme »… Les exemples en ce sens sont innombrables. « Notre obsession à tout mesurer finit par nier l’existence de la subjectivité ». Rapportée à moi, ma douleur est réelle et handicapante. Rapportée aux autres, ma douleur n’est bien souvent perçue que comme une façon de se plaindre. « Les sciences cognitives ont pourtant besoin de meilleures approches pour prendre en compte cette phénoménologie. Nous avons besoin d’imaginer les moyens de mesurer la subjectivité et de la prendre plus au sérieux qu’elle n’est »

La science de la subjectivité n’est pas dénuée de tentatives de mesure, mais elles sont souvent balayées de la main, alors qu’elles sont souvent plus fiables que les mesures dites objectives. « Demander à quelqu’un comment il va est souvent plus parlant que les mesures électrodermales qu’on peut réaliser ». Reste que les mesures physiologiques restent toujours très séduisantes que d’écouter un patient, un peu comme quand vous ajoutez une image d’une IRM à un article pour le rendre plus sérieux qu’il n’est. 

*

Pour conclure la journée, Christian Fauré, directeur scientifique d’Octo Technology revenait sur son thème, l’incalculabilité. « Trop souvent, décider c’est calculer. Nos décisions ne dépendraient plus alors que d’une puissance de calcul, comme nous le racontent les chantres de l’IA qui s’empressent à nous vendre la plus puissante. Nos décisions sont-elles le fruit d’un calcul ? Nos modèles d’affaires dépendent-ils d’un calcul ? Au tout début d’OpenAI, Sam Altman promettait d’utiliser l’IA pour trouver un modèle économique à OpenAI. Pour lui, décider n’est rien d’autre que calculer. Et le calcul semble pouvoir s’appliquer à tout. Certains espaces échappent encore, comme vient de le dire Albert Moukheiber. Tout n’est pas calculable. Le calcul ne va pas tout résoudre. Cela semble difficile à croire quand tout est désormais analysé, soupesé, mesuré« . « Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter », disait Paul Claudel. Le poème n’est pas que de la mesure et du calcul, voulait dire Claudel. Il faut qu’il reste de l’incalculable, même chez le comptable, sinon à quoi bon faire ces métiers. « L’incalculable, c’est ce qui donne du sens »

« Nous vivons dans un monde où le calcul est partout… Mais il ne donne pas toutes les réponses. Et notamment, il ne donne pas de sens, comme disait Pascal Chabot. Claude Shannon, dit à ses collègues de ne pas donner de sens et de signification dans les données. Turing qui invente l’ordinateur, explique que c’est une procédure univoque, c’est-à-dire qu’elle est reliée à un langage qui n’a qu’un sens, comme le zéro et le un. Comme si finalement, dans cette abstraction pure, réduite à l’essentiel, il était impossible de percevoir le sens ».

Hubert Guillaud

  •  

Pour une science de la subjectivité

« J’aimerais vous confronter à un problème de calcul difficile », attaque Albert Moukheiber sur la scène de la conférence USI 2025. « Dans les sciences cognitives, on est confronté à un problème qu’on n’arrive pas à résoudre : la subjectivité ! » 

Le docteur en neuroscience et psychologue clinicien, auteur de Votre cerveau vous joue des tours (Allary éditions 2019) et de Neuromania (Allary éditions, 2024), commence par faire un rapide historique de ce qu’on sait sur le cerveau. 

Où est le neurone ?

« Contrairement à d’autres organes, un cerveau mort n’a rien à dire sur son fonctionnement. Et pendant très longtemps, nous n’avons pas eu d’instruments pour comprendre un cerveau ». En fait, les technologies permettant d’ausculter le cerveau, de cartographier son activité, sont assez récentes et demeurent bien peu précises. Pour cela, il faut être capable de mesurer son activité, de voir où se font les afflux d’énergie et l’activité chimique. C’est seulement assez récemment, depuis les années 1990 surtout, qu’on a développé des technologies pour étudier cette activité, avec les électro-encéphalogrammes, puis avec l’imagerie par résonance magnétique (IRM) structurelle et surtout fonctionnelle. L’IRM fonctionnelle est celle que les médecins vous prescrivent. Elle mesure la matière cérébrale permettant de créer une image en noir et blanc pour identifier des maladies, des lésions, des tumeurs. Mais elle ne dit rien de l’activité neuronale. Seule l’IRM fonctionnelle observe l’activité, mais il faut comprendre que les images que nous en produisons sont peu précises et demeurent probabilistes. Les images de l’IRMf font apparaître des couleurs sur des zones en activité, mais ces couleurs ne désignent pas nécessairement une activité forte de ces zones, ni que le reste du cerveau est inactif. L’IRMf tente de montrer que certaines zones sont plus actives que d’autres parce qu’elles sont plus alimentées en oxygène et en sang. L’IRMf fonctionne par soustraction des images passées. Le patient dont on mesure l’activité cérébrale est invité à faire une tâche en limitant au maximum toute autre activité que celle demandée et les scientifiques comparent  ces images à des précédentes pour déterminer quelles zones sont affectées quand vous fermez le poing par exemple. « On applique des calculs de probabilité aux soustractions pour tenter d’isoler un signal dans un océan de bruits », précise Moukheiber dans Neuromania. L’IRMf n’est donc pas un enregistrement direct de l’activation cérébrale pour une tâche donnée, mais « une reconstruction a posteriori de la probabilité qu’une aire soit impliquée dans cette tâche ». En fait, les couleurs indiquent des probabilités. « Ces couleurs n’indiquent donc pas une intensité d’activité, mais une probabilité d’implication ». Enfin, les mesures que nous réalisons n’ont rien de précis, rappelle le chercheur. La précision de l’IRMf est le voxel, qui contient environ 5,5 millions de neurones ! Ensuite, l’IRMf capture le taux d’oxygène, alors que la circulation sanguine est bien plus lente que les échanges chimiques de nos neurones. Enfin, le traitement de données est particulièrement complexe. Une étude a chargé plusieurs équipes d’analyser un même ensemble de données d’IRMf et n’a pas conduit aux mêmes résultats selon les équipes. Bref, pour le dire simplement, le neurone est l’unité de base de compréhension de notre cerveau, mais nos outils ne nous permettent pas de le mesurer. Il faut dire qu’il n’est pas non plus le bon niveau explicatif. Les explications établies à partir d’images issues de l’IRMf nous donnent donc plus une illusion de connaissance réelle qu’autre chose. D’où l’enjeu à prendre les résultats de nombre d’études qui s’appuient sur ces images avec beaucoup de recul. « On peut faire dire beaucoup de choses à l’imagerie cérébrale » et c’est assurément ce qui explique qu’elle soit si utilisée.

Les données ne suffisent pas

Dans les années 50-60, le courant de la cybernétique pensait le cerveau comme un organe de traitement de l’information, qu’on devrait étudier comme d’autres machines. C’est la naissance de la neuroscience computationnelle qui tente de modéliser le cerveau à l’image des machines. Outre les travaux de John von Neumann, Claude Shannon prolonge ces idées d’une théorie de l’information qui va permettre de créer des « neurones artificiels », qui ne portent ce nom que parce qu’ils ont été créés pour fonctionner sur le modèle d’un neurone. En 1957, le Perceptron de Frank Rosenblatt est considéré comme la première machine à utiliser un réseau neuronal artificiel. Mais on a bien plus appliqué le lexique du cerveau aux ordinateurs qu’autre chose, rappelle Albert Moukheiber. 

Aujourd’hui, l’Intelligence artificielle et ses « réseaux de neurones » n’a plus rien à voir avec la façon dont fonctionne le cerveau, mais les neurosciences computationnelles, elles continuent, notamment pour aider à faire des prothèses adaptées comme les BCI, Brain Computer Interfaces

Désormais, faire de la science consiste à essayer de comprendre comment fonctionne le monde naturel depuis un modèle. Jusqu’à récemment, on pensait qu’il fallait des théories pour savoir quoi faire des données, mais depuis l’avènement des traitements probabilistes et du Big Data, les modèles théoriques sont devenus inutiles, comme l’expliquait Chris Anderson dans The End of Theory en 2008. En 2017, des chercheurs se sont tout de même demandé si l’on pouvait renverser l’analogie cerveau-ordinateur en tentant de comprendre le fonctionnement d’un microprocesseur depuis les outils des neurosciences. Malgré l’arsenal d’outils à leur disposition, les chercheurs qui s’y sont essayé ont été incapables de produire un modèle de son fonctionnement. Cela nous montre que comprendre un fonctionnement ne nécessite pas seulement des informations techniques ou des données, mais avant tout des concepts pour les organiser. En fait, avoir accès à une quantité illimitée de données ne suffit pas à comprendre ni le processeur ni le cerveau. En 1974, le philosophe des sciences, Thomas Nagel, avait proposé une expérience de pensée avec son article « Quel effet ça fait d’être une chauve-souris ? ». Même si l’on connaissait tout d’une chauve-souris, on ne pourra jamais savoir ce que ça fait d’être une chauve-souris. Cela signifie qu’on ne peut jamais atteindre la vie intérieure d’autrui. Que la subjectivité des autres nous échappe toujours. C’est là le difficile problème de la conscience. 

Albert Moukheiber sur la scène d’USI 2025.

La subjectivité nous échappe

Une émotion désigne trois choses distinctes, rappelle Albert Moukheiber. C’est un état biologique qu’on peut tenter d’objectiver en trouvant des modalités de mesure, comme le tonus musculaire. C’est un concept culturel qui a des ancrages et valeurs très différentes d’une culture l’autre. Mais c’est aussi et d’abord un ressenti subjectif. Ainsi, par exemple, le fait de se sentir triste n’est pas mesurable. « On peut parfaitement comprendre le cortex moteur et visuel, mais on ne comprend pas nécessairement ce qu’éprouve le narrateur de Proust quand il mange la fameuse madeleine. Dix personnes peuvent être émues par un même coucher de soleil, mais sont-elles émues de la même manière ? » 

Notre réductionnisme objectivant est là confronté à des situations qu’il est difficile de mesurer. Ce qui n’est pas sans poser problèmes, notamment dans le monde de l’entreprise comme dans celui de la santé mentale. 

Le monde de l’entreprise a créé d’innombrables indicateurs pour tenter de mesurer la performance des salariés et collaborateurs. Il n’est pas le seul, s’amuse le chercheur sur scène. Les notes des étudiants leurs rappellent que le but est de réussir les examens plus que d’apprendre. C’est la logique de la loi de Goodhart : quand la mesure devient la cible, elle n’est plus une bonne mesure. Pour obtenir des bonus financiers liés au nombre d’opérations réussies, les chirurgiens réalisent bien plus d’opérations faciles que de compliquées. Quand on mesure les humains, ils ont tendance à modifier leur comportement pour se conformer à la mesure, ce qui n’est pas sans effets rebond, à l’image du célèbre effet cobra, où le régime colonial britannique offrit une prime aux habitants de Delhi qui rapporteraient des cobras morts pour les éradiquer, mais qui a poussé à leur démultiplication pour toucher la prime. En entreprises, nombre de mesures réalisées perdent ainsi très vite de leur effectivité. Moukheiber rappelle que les innombrables tests de personnalité ne valent pas mieux qu’un horoscope. L’un des tests le plus utilisé reste le MBTI qui a été développé dans les années 30 par des personnes sans aucune formation en psychologie. Non seulement ces tests n’ont aucun cadre théorique (voir ce que nous en disait le psychologue Alexandre Saint-Jevin, il y a quelques années), mais surtout, « ce sont nos croyances qui sont déphasées. Beaucoup de personnes pensent que la personnalité des individus serait centrale dans le cadre professionnel. C’est oublier que Steve Jobs était surtout un bel enfoiré ! », comme nombre de ces « grands » entrepreneurs que trop de gens portent aux nuesComme nous le rappelions nous-mêmes, la recherche montre en effet que les tests de personnalités peinent à mesurer la performance au travail et que celle-ci a d’ailleurs peu à voir avec la personnalité. « Ces tests nous demandent d’y répondre personnellement, quand ce devrait être d’abord à nos collègues de les passer pour nous », ironise Moukheiber. Ils supposent surtout que la personnalité serait « stable », ce qui n’est certainement pas si vrai. Enfin, ces tests oublient que bien d’autres facteurs ont peut-être bien plus d’importance que la personnalité : les compétences, le fait de bien s’entendre avec les autres, le niveau de rémunération, le cadre de travail… Mais surtout, ils ont tous un effet « barnum » : n’importe qui est capable de se reconnaître dedans. Dans ces tests, les résultats sont toujours positifs, même les gens les plus sadiques seront flattés des résultats. Bref, vous pouvez les passer à la broyeuse. 

Dans le domaine de la santé mentale, la mesure de la subjectivité est très difficile et son absence très handicapante. La santé mentale est souvent vue comme une discipline objectivable, comme le reste de la santé. Le modèle biomédical repose sur l’idée qu’il suffit d’ôter le pathogène pour aller mieux. Il suffirait alors d’enlever les troubles mentaux pour enlever le pathogène. Bien sûr, ce n’est pas le cas. « Imaginez un moment, vous êtes une femme brillante de 45 ans, star montante de son domaine, travaillant dans une entreprise où vous êtes très valorisée. Vous êtes débauché par la concurrence, une entreprise encore plus brillante où vous allez pouvoir briller encore plus. Mais voilà, vous y subissez des remarques sexistes permanentes, tant et si bien que vous vous sentez moins bien, que vous perdez confiance, que vous développez un trouble anxieux. On va alors pousser la personne à se soigner… Mais le pathogène n’est ici pas en elle, il est dans son environnement. N’est-ce pas ici ses collègues qu’il faudrait pousser à se faire soigner ? » 

En médecine, on veut toujours mesurer les choses. Mais certaines restent insondables. Pour mesurer la douleur, il existe une échelle de la douleur.

Exemple d’échelle d’évaluation de la douleur.

« Mais deux personnes confrontés à la même blessure ne vont pas l’exprimer au même endroit sur l’échelle de la douleur. La douleur n’est pas objectivable. On ne peut connaître que les douleurs qu’on a vécu, à laquelle on les compare ». Mais chacun a une échelle de comparaison différente, car personnelle. « Et puis surtout, on est très doué pour ne pas croire et écouter les gens. C’est ainsi que l’endométriose a mis des années pour devenir un problème de santé publique. Une femme à 50% de chance d’être qualifiée en crise de panique quand elle fait un AVC qu’un homme »… Les exemples en ce sens sont innombrables. « Notre obsession à tout mesurer finit par nier l’existence de la subjectivité ». Rapportée à moi, ma douleur est réelle et handicapante. Rapportée aux autres, ma douleur n’est bien souvent perçue que comme une façon de se plaindre. « Les sciences cognitives ont pourtant besoin de meilleures approches pour prendre en compte cette phénoménologie. Nous avons besoin d’imaginer les moyens de mesurer la subjectivité et de la prendre plus au sérieux qu’elle n’est »

La science de la subjectivité n’est pas dénuée de tentatives de mesure, mais elles sont souvent balayées de la main, alors qu’elles sont souvent plus fiables que les mesures dites objectives. « Demander à quelqu’un comment il va est souvent plus parlant que les mesures électrodermales qu’on peut réaliser ». Reste que les mesures physiologiques restent toujours très séduisantes que d’écouter un patient, un peu comme quand vous ajoutez une image d’une IRM à un article pour le rendre plus sérieux qu’il n’est. 

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Pour conclure la journée, Christian Fauré, directeur scientifique d’Octo Technology revenait sur son thème, l’incalculabilité. « Trop souvent, décider c’est calculer. Nos décisions ne dépendraient plus alors que d’une puissance de calcul, comme nous le racontent les chantres de l’IA qui s’empressent à nous vendre la plus puissante. Nos décisions sont-elles le fruit d’un calcul ? Nos modèles d’affaires dépendent-ils d’un calcul ? Au tout début d’OpenAI, Sam Altman promettait d’utiliser l’IA pour trouver un modèle économique à OpenAI. Pour lui, décider n’est rien d’autre que calculer. Et le calcul semble pouvoir s’appliquer à tout. Certains espaces échappent encore, comme vient de le dire Albert Moukheiber. Tout n’est pas calculable. Le calcul ne va pas tout résoudre. Cela semble difficile à croire quand tout est désormais analysé, soupesé, mesuré« . « Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter », disait Paul Claudel. Le poème n’est pas que de la mesure et du calcul, voulait dire Claudel. Il faut qu’il reste de l’incalculable, même chez le comptable, sinon à quoi bon faire ces métiers. « L’incalculable, c’est ce qui donne du sens »

« Nous vivons dans un monde où le calcul est partout… Mais il ne donne pas toutes les réponses. Et notamment, il ne donne pas de sens, comme disait Pascal Chabot. Claude Shannon, dit à ses collègues de ne pas donner de sens et de signification dans les données. Turing qui invente l’ordinateur, explique que c’est une procédure univoque, c’est-à-dire qu’elle est reliée à un langage qui n’a qu’un sens, comme le zéro et le un. Comme si finalement, dans cette abstraction pure, réduite à l’essentiel, il était impossible de percevoir le sens ».

Hubert Guillaud

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“Il est probable que l’empreinte environnementale de l’IA soit aujourd’hui la plus faible jamais atteinte”

Alors que l’IA s’intègre peu à peu partout dans nos vies, les ressources énergétiques nécessaires à cette révolution sont colossales. Les plus grandes entreprises technologiques mondiales l’ont bien compris et ont fait de l’exploitation de l’énergie leur nouvelle priorité, à l’image de Meta et Microsoft qui travaillent à la mise en service de centrales nucléaires pour assouvir leurs besoins. Tous les Gafams ont des programmes de construction de data centers démesurés avec des centaines de milliards d’investissements, explique la Technology Review. C’est le cas par exemple à Abilene au Texas, où OpenAI (associé à Oracle et SoftBank) construit un data center géant, premier des 10 mégasites du projet Stargate, explique un copieux reportage de Bloomberg, qui devrait coûter quelque 12 milliards de dollars (voir également le reportage de 40 minutes en vidéo qui revient notamment sur les tensions liées à ces constructions). Mais plus que de centres de données, il faut désormais parler « d’usine à IA », comme le propose le patron de Nvidia, Jensen Huang. 

“De 2005 à 2017, la quantité d’électricité destinée aux centres de données est restée relativement stable grâce à des gains d’efficacité, malgré la construction d’une multitude de nouveaux centres de données pour répondre à l’essor des services en ligne basés sur le cloud, de Facebook à Netflix”, explique la TechReview. Mais depuis 2017 et l’arrivée de l’IA, cette consommation s’est envolée. Les derniers rapports montrent que 4,4 % de l’énergie totale aux États-Unis est désormais destinée aux centres de données. “Compte tenu de l’orientation de l’IA – plus personnalisée, capable de raisonner et de résoudre des problèmes complexes à notre place, partout où nous regardons –, il est probable que notre empreinte IA soit aujourd’hui la plus faible jamais atteinte”. D’ici 2028, l’IA à elle seule pourrait consommer chaque année autant d’électricité que 22 % des foyers américains.

“Les chiffres sur la consommation énergétique de l’IA court-circuitent souvent le débat, soit en réprimandant les comportements individuels, soit en suscitant des comparaisons avec des acteurs plus importants du changement climatique. Ces deux réactions esquivent l’essentiel : l’IA est incontournable, et même si une seule requête est à faible impact, les gouvernements et les entreprises façonnent désormais un avenir énergétique bien plus vaste autour des besoins de l’IA”. ChatGPT est désormais considéré comme le cinquième site web le plus visité au monde, juste après Instagram et devant X. Et ChatGPT n’est que l’arbre de la forêt des applications de l’IA qui s’intègrent partout autour de nous. Or, rappelle la Technology Review, l’information et les données sur la consommation énergétique du secteur restent très parcellaires et lacunaires. Le long dossier de la Technology Review rappelle que si l’entraînement des modèles est énergétiquement coûteux, c’est désormais son utilisation qui devient problématique, notamment, comme l’explique très pédagogiquement Le Monde, parce que les requêtes dans un LLM, recalculent en permanence ce qu’on leur demande (et les calculateurs qui évaluent la consommation énergétique de requêtes selon les moteurs d’IA utilisés, comme Ecologits ou ComparIA s’appuient sur des estimations). Dans les 3000 centres de données qu’on estime en activité aux Etats-Unis, de plus en plus d’espaces sont consacrés à des infrastructures dédiées à l’IA, notamment avec des serveurs dotés de puces spécifiques qui ont une consommation énergétique importante pour exécuter leurs opérations avancées sans surchauffe.

Calculer l’impact énergétique d’une requête n’est pas aussi simple que de mesurer la consommation de carburant d’une voiture, rappelle le magazine. “Le type et la taille du modèle, le type de résultat généré et d’innombrables variables indépendantes de votre volonté, comme le réseau électrique connecté au centre de données auquel votre requête est envoyée et l’heure de son traitement, peuvent rendre une requête mille fois plus énergivore et émettrice d’émissions qu’une autre”. Outre cette grande variabilité de l’impact, il faut ajouter l’opacité des géants de l’IA à communiquer des informations et des données fiables et prendre en compte le fait que nos utilisations actuelles de l’IA sont bien plus frustres que les utilisations que nous aurons demain, dans un monde toujours plus agentif et autonome. La taille des modèles, la complexité des questions sont autant d’éléments qui influent sur la consommation énergétique. Bien évidemment, la production de vidéo consomme plus d’énergie qu’une production textuelle. Les entreprises d’IA estiment cependant que la vidéo générative a une empreinte plus faible que les tournages et la production classique, mais cette affirmation n’est pas démontrée et ne prend pas en compte l’effet rebond que génèrerait les vidéos génératives si elles devenaient peu coûteuses à produire. 

La Techno Review propose donc une estimation d’usage quotidien, à savoir en prenant comme moyenne le fait de poser 15 questions à un modèle d’IA génératives, faire 10 essais d’image et produire 5 secondes de vidéo. Ce qui équivaudrait (très grossièrement) à consommer 2,9 kilowattheures d’électricité, l’équivalent d’un micro-onde allumé pendant 3h30. Ensuite, les journalistes tentent d’évaluer l’impact carbone de cette consommation qui dépend beaucoup de sa localisation, selon que les réseaux sont plus ou moins décarbonés, ce qui est encore bien peu le cas aux Etats-Unis (voir notamment l’explication sur les modalités de calcul mobilisées par la Tech Review). “En Californie, produire ces 2,9 kilowattheures d’électricité produirait en moyenne environ 650 grammes de dioxyde de carbone. Mais produire cette même électricité en Virginie-Occidentale pourrait faire grimper le total à plus de 1 150 grammes”. On peut généraliser ces estimations pour tenter de calculer l’impact global de l’IA… et faire des calculs compliqués pour tenter d’approcher la réalité… “Mais toutes ces estimations ne reflètent pas l’avenir proche de l’utilisation de l’IA”. Par exemple, ces estimations reposent sur l’utilisation de puces qui ne sont pas celles qui seront utilisées l’année prochaine ou la suivante dans les “usines à IA” que déploie Nvidia, comme l’expliquait son patron, Jensen Huang, dans une des spectaculaires messes qu’il dissémine autour du monde. Dans cette course au nombre de token générés par seconde, qui devient l’indicateur clé de l’industrie, c’est l’architecture de l’informatique elle-même qui est modifiée. Huang parle de passage à l’échelle qui nécessite de générer le plus grand nombre de token possible et le plus rapidement possible pour favoriser le déploiement d’une IA toujours plus puissante. Cela passe bien évidemment par la production de puces et de serveurs toujours plus puissants et toujours plus efficaces. 

« Dans ce futur, nous ne nous contenterons pas de poser une ou deux questions aux modèles d’IA au cours de la journée, ni de leur demander de générer une photo”. L’avenir, rappelle la Technology Review, est celui des agents IA effectuent des tâches pour nous, où nous discutons en continue avec des agents, où nous “confierons des tâches complexes à des modèles de raisonnement dont on a constaté qu’ils consomment 43 fois plus d’énergie pour les problèmes simples, ou à des modèles de « recherche approfondie”, qui passeront des heures à créer des rapports pour nous ». Nous disposerons de modèles d’IA “personnalisés” par l’apprentissage de nos données et de nos préférences. Et ces modèles sont appelés à s’intégrer partout, des lignes téléphoniques des services clients aux cabinets médicaux… Comme le montrait les dernières démonstrations de Google en la matière : “En mettant l’IA partout, Google souhaite nous la rendre invisible”. “Il ne s’agit plus de savoir qui possède les modèles les plus puissants, mais de savoir qui les transforme en produits performants”. Et de ce côté, là course démarre à peine. Google prévoit par exemple d’intégrer l’IA partout, pour créer des résumés d’email comme des mailings automatisés adaptés à votre style qui répondront pour vous. Meta imagine intégrer l’IA dans toute sa chaîne publicitaire pour permettre à quiconque de générer des publicités et demain, les générer selon les profils : plus personne ne verra la même ! Les usages actuels de l’IA n’ont rien à voir avec les usages que nous aurons demain. Les 15 questions, les 10 images et les 5 secondes de vidéo que la Technology Review prend comme exemple d’utilisation quotidienne appartiennent déjà au passé. Le succès et l’intégration des outils d’IA des plus grands acteurs que sont OpenAI, Google et Meta vient de faire passer le nombre estimé des utilisateurs de l’IA de 700 millions en mars à 3,5 milliards en mai 2025

”Tous les chercheurs interrogés ont affirmé qu’il était impossible d’appréhender les besoins énergétiques futurs en extrapolant simplement l’énergie utilisée par les requêtes d’IA actuelles.” Le fait que les grandes entreprises de l’IA se mettent à construire des centrales nucléaires est d’ailleurs le révélateur qu’elles prévoient, elles, une explosion de leurs besoins énergétiques. « Les quelques chiffres dont nous disposons peuvent apporter un éclairage infime sur notre situation actuelle, mais les années à venir sont incertaines », déclare Sasha Luccioni de Hugging Face. « Les outils d’IA générative nous sont imposés de force, et il devient de plus en plus difficile de s’en désengager ou de faire des choix éclairés en matière d’énergie et de climat. »

La prolifération de l’IA fait peser des perspectives très lourdes sur l’avenir de notre consommation énergétique. “Entre 2024 et 2028, la part de l’électricité américaine destinée aux centres de données pourrait tripler, passant de 4,4 % actuellement à 12 %” Toutes les entreprises estiment que l’IA va nous aider à découvrir des solutions, que son efficacité énergétique va s’améliorer… Et c’est effectivement le cas. A entendre Jensen Huang de Nvidia, c’est déjà le cas, assure-t-il en vantant les mérites des prochaines génération de puces à venir. Mais sans données, aucune “projection raisonnable” n’est possible, estime les contributeurs du rapport du département de l’énergie américain. Surtout, il est probable que ce soient les usagers qui finissent par en payer le prix. Selon une nouvelle étude, les particuliers pourraient finir par payer une partie de la facture de cette révolution de l’IA. Les chercheurs de l’Electricity Law Initiative de Harvard ont analysé les accords entre les entreprises de services publics et les géants de la technologie comme Meta, qui régissent le prix de l’électricité dans les nouveaux centres de données gigantesques. Ils ont constaté que les remises accordées par les entreprises de services publics aux géants de la technologie peuvent augmenter les tarifs d’électricité payés par les consommateurs. Les impacts écologiques de l’IA s’apprêtent donc à être maximums, à mesure que ses déploiements s’intègrent partout. “Il est clair que l’IA est une force qui transforme non seulement la technologie, mais aussi le réseau électrique et le monde qui nous entoure”.

L’article phare de la TechReview, se prolonge d’un riche dossier. Dans un article, qui tente de contrebalancer les constats mortifères que le magazine dresse, la TechReview rappelle bien sûr que les modèles d’IA vont devenir plus efficaces, moins chers et moins gourmands énergétiquement, par exemple en entraînant des modèles avec des données plus organisées et adaptées à des tâches spécifiques. Des perspectives s’échaffaudent aussi du côté des puces et des capacités de calculs, ou encore par l’amélioration du refroidissement des centres de calculs. Beaucoup d’ingénieurs restent confiants. “Depuis, l’essor d’internet et des ordinateurs personnels il y a 25 ans, à mesure que la technologie à l’origine de ces révolutions s’est améliorée, les coûts de l’énergie sont restés plus ou moins stables, malgré l’explosion du nombre d’utilisateurs”. Pas sûr que réitérer ces vieilles promesses suffise. 

Comme le disait Gauthier Roussilhe, nos projections sur les impacts environnementaux à venir sont avant toutes coincées dans le présent. Et elles le sont d’autant plus que les mesures de la consommation énergétique de l’IA sont coincées dans les mesures d’hier, sans être capables de prendre en compte l’efficience à venir et que les effets rebonds de la consommation, dans la perspective de systèmes d’IA distribués partout, accessibles partout, voire pire d’une IA qui se substitue à tous les usages numériques actuels, ne permettent pas d’imaginer ce que notre consommation d’énergie va devenir. Si l’efficience énergétique va s’améliorer, le rebond des usages par l’intégration de l’IA partout, lui, nous montre que les gains obtenus sont toujours totalement absorbés voir totalement dépassés avec l’extension et l’accroissement des usages. 

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“Il est probable que l’empreinte environnementale de l’IA soit aujourd’hui la plus faible jamais atteinte”

Alors que l’IA s’intègre peu à peu partout dans nos vies, les ressources énergétiques nécessaires à cette révolution sont colossales. Les plus grandes entreprises technologiques mondiales l’ont bien compris et ont fait de l’exploitation de l’énergie leur nouvelle priorité, à l’image de Meta et Microsoft qui travaillent à la mise en service de centrales nucléaires pour assouvir leurs besoins. Tous les Gafams ont des programmes de construction de data centers démesurés avec des centaines de milliards d’investissements, explique la Technology Review. C’est le cas par exemple à Abilene au Texas, où OpenAI (associé à Oracle et SoftBank) construit un data center géant, premier des 10 mégasites du projet Stargate, explique un copieux reportage de Bloomberg, qui devrait coûter quelque 12 milliards de dollars (voir également le reportage de 40 minutes en vidéo qui revient notamment sur les tensions liées à ces constructions). Mais plus que de centres de données, il faut désormais parler « d’usine à IA », comme le propose le patron de Nvidia, Jensen Huang. 

“De 2005 à 2017, la quantité d’électricité destinée aux centres de données est restée relativement stable grâce à des gains d’efficacité, malgré la construction d’une multitude de nouveaux centres de données pour répondre à l’essor des services en ligne basés sur le cloud, de Facebook à Netflix”, explique la TechReview. Mais depuis 2017 et l’arrivée de l’IA, cette consommation s’est envolée. Les derniers rapports montrent que 4,4 % de l’énergie totale aux États-Unis est désormais destinée aux centres de données. “Compte tenu de l’orientation de l’IA – plus personnalisée, capable de raisonner et de résoudre des problèmes complexes à notre place, partout où nous regardons –, il est probable que notre empreinte IA soit aujourd’hui la plus faible jamais atteinte”. D’ici 2028, l’IA à elle seule pourrait consommer chaque année autant d’électricité que 22 % des foyers américains.

“Les chiffres sur la consommation énergétique de l’IA court-circuitent souvent le débat, soit en réprimandant les comportements individuels, soit en suscitant des comparaisons avec des acteurs plus importants du changement climatique. Ces deux réactions esquivent l’essentiel : l’IA est incontournable, et même si une seule requête est à faible impact, les gouvernements et les entreprises façonnent désormais un avenir énergétique bien plus vaste autour des besoins de l’IA”. ChatGPT est désormais considéré comme le cinquième site web le plus visité au monde, juste après Instagram et devant X. Et ChatGPT n’est que l’arbre de la forêt des applications de l’IA qui s’intègrent partout autour de nous. Or, rappelle la Technology Review, l’information et les données sur la consommation énergétique du secteur restent très parcellaires et lacunaires. Le long dossier de la Technology Review rappelle que si l’entraînement des modèles est énergétiquement coûteux, c’est désormais son utilisation qui devient problématique, notamment, comme l’explique très pédagogiquement Le Monde, parce que les requêtes dans un LLM, recalculent en permanence ce qu’on leur demande (et les calculateurs qui évaluent la consommation énergétique de requêtes selon les moteurs d’IA utilisés, comme Ecologits ou ComparIA s’appuient sur des estimations). Dans les 3000 centres de données qu’on estime en activité aux Etats-Unis, de plus en plus d’espaces sont consacrés à des infrastructures dédiées à l’IA, notamment avec des serveurs dotés de puces spécifiques qui ont une consommation énergétique importante pour exécuter leurs opérations avancées sans surchauffe.

Calculer l’impact énergétique d’une requête n’est pas aussi simple que de mesurer la consommation de carburant d’une voiture, rappelle le magazine. “Le type et la taille du modèle, le type de résultat généré et d’innombrables variables indépendantes de votre volonté, comme le réseau électrique connecté au centre de données auquel votre requête est envoyée et l’heure de son traitement, peuvent rendre une requête mille fois plus énergivore et émettrice d’émissions qu’une autre”. Outre cette grande variabilité de l’impact, il faut ajouter l’opacité des géants de l’IA à communiquer des informations et des données fiables et prendre en compte le fait que nos utilisations actuelles de l’IA sont bien plus frustres que les utilisations que nous aurons demain, dans un monde toujours plus agentif et autonome. La taille des modèles, la complexité des questions sont autant d’éléments qui influent sur la consommation énergétique. Bien évidemment, la production de vidéo consomme plus d’énergie qu’une production textuelle. Les entreprises d’IA estiment cependant que la vidéo générative a une empreinte plus faible que les tournages et la production classique, mais cette affirmation n’est pas démontrée et ne prend pas en compte l’effet rebond que génèrerait les vidéos génératives si elles devenaient peu coûteuses à produire. 

La Techno Review propose donc une estimation d’usage quotidien, à savoir en prenant comme moyenne le fait de poser 15 questions à un modèle d’IA génératives, faire 10 essais d’image et produire 5 secondes de vidéo. Ce qui équivaudrait (très grossièrement) à consommer 2,9 kilowattheures d’électricité, l’équivalent d’un micro-onde allumé pendant 3h30. Ensuite, les journalistes tentent d’évaluer l’impact carbone de cette consommation qui dépend beaucoup de sa localisation, selon que les réseaux sont plus ou moins décarbonés, ce qui est encore bien peu le cas aux Etats-Unis (voir notamment l’explication sur les modalités de calcul mobilisées par la Tech Review). “En Californie, produire ces 2,9 kilowattheures d’électricité produirait en moyenne environ 650 grammes de dioxyde de carbone. Mais produire cette même électricité en Virginie-Occidentale pourrait faire grimper le total à plus de 1 150 grammes”. On peut généraliser ces estimations pour tenter de calculer l’impact global de l’IA… et faire des calculs compliqués pour tenter d’approcher la réalité… “Mais toutes ces estimations ne reflètent pas l’avenir proche de l’utilisation de l’IA”. Par exemple, ces estimations reposent sur l’utilisation de puces qui ne sont pas celles qui seront utilisées l’année prochaine ou la suivante dans les “usines à IA” que déploie Nvidia, comme l’expliquait son patron, Jensen Huang, dans une des spectaculaires messes qu’il dissémine autour du monde. Dans cette course au nombre de token générés par seconde, qui devient l’indicateur clé de l’industrie, c’est l’architecture de l’informatique elle-même qui est modifiée. Huang parle de passage à l’échelle qui nécessite de générer le plus grand nombre de token possible et le plus rapidement possible pour favoriser le déploiement d’une IA toujours plus puissante. Cela passe bien évidemment par la production de puces et de serveurs toujours plus puissants et toujours plus efficaces. 

« Dans ce futur, nous ne nous contenterons pas de poser une ou deux questions aux modèles d’IA au cours de la journée, ni de leur demander de générer une photo”. L’avenir, rappelle la Technology Review, est celui des agents IA effectuent des tâches pour nous, où nous discutons en continue avec des agents, où nous “confierons des tâches complexes à des modèles de raisonnement dont on a constaté qu’ils consomment 43 fois plus d’énergie pour les problèmes simples, ou à des modèles de « recherche approfondie”, qui passeront des heures à créer des rapports pour nous ». Nous disposerons de modèles d’IA “personnalisés” par l’apprentissage de nos données et de nos préférences. Et ces modèles sont appelés à s’intégrer partout, des lignes téléphoniques des services clients aux cabinets médicaux… Comme le montrait les dernières démonstrations de Google en la matière : “En mettant l’IA partout, Google souhaite nous la rendre invisible”. “Il ne s’agit plus de savoir qui possède les modèles les plus puissants, mais de savoir qui les transforme en produits performants”. Et de ce côté, là course démarre à peine. Google prévoit par exemple d’intégrer l’IA partout, pour créer des résumés d’email comme des mailings automatisés adaptés à votre style qui répondront pour vous. Meta imagine intégrer l’IA dans toute sa chaîne publicitaire pour permettre à quiconque de générer des publicités et demain, les générer selon les profils : plus personne ne verra la même ! Les usages actuels de l’IA n’ont rien à voir avec les usages que nous aurons demain. Les 15 questions, les 10 images et les 5 secondes de vidéo que la Technology Review prend comme exemple d’utilisation quotidienne appartiennent déjà au passé. Le succès et l’intégration des outils d’IA des plus grands acteurs que sont OpenAI, Google et Meta vient de faire passer le nombre estimé des utilisateurs de l’IA de 700 millions en mars à 3,5 milliards en mai 2025

”Tous les chercheurs interrogés ont affirmé qu’il était impossible d’appréhender les besoins énergétiques futurs en extrapolant simplement l’énergie utilisée par les requêtes d’IA actuelles.” Le fait que les grandes entreprises de l’IA se mettent à construire des centrales nucléaires est d’ailleurs le révélateur qu’elles prévoient, elles, une explosion de leurs besoins énergétiques. « Les quelques chiffres dont nous disposons peuvent apporter un éclairage infime sur notre situation actuelle, mais les années à venir sont incertaines », déclare Sasha Luccioni de Hugging Face. « Les outils d’IA générative nous sont imposés de force, et il devient de plus en plus difficile de s’en désengager ou de faire des choix éclairés en matière d’énergie et de climat. »

La prolifération de l’IA fait peser des perspectives très lourdes sur l’avenir de notre consommation énergétique. “Entre 2024 et 2028, la part de l’électricité américaine destinée aux centres de données pourrait tripler, passant de 4,4 % actuellement à 12 %” Toutes les entreprises estiment que l’IA va nous aider à découvrir des solutions, que son efficacité énergétique va s’améliorer… Et c’est effectivement le cas. A entendre Jensen Huang de Nvidia, c’est déjà le cas, assure-t-il en vantant les mérites des prochaines génération de puces à venir. Mais sans données, aucune “projection raisonnable” n’est possible, estime les contributeurs du rapport du département de l’énergie américain. Surtout, il est probable que ce soient les usagers qui finissent par en payer le prix. Selon une nouvelle étude, les particuliers pourraient finir par payer une partie de la facture de cette révolution de l’IA. Les chercheurs de l’Electricity Law Initiative de Harvard ont analysé les accords entre les entreprises de services publics et les géants de la technologie comme Meta, qui régissent le prix de l’électricité dans les nouveaux centres de données gigantesques. Ils ont constaté que les remises accordées par les entreprises de services publics aux géants de la technologie peuvent augmenter les tarifs d’électricité payés par les consommateurs. Les impacts écologiques de l’IA s’apprêtent donc à être maximums, à mesure que ses déploiements s’intègrent partout. “Il est clair que l’IA est une force qui transforme non seulement la technologie, mais aussi le réseau électrique et le monde qui nous entoure”.

L’article phare de la TechReview, se prolonge d’un riche dossier. Dans un article, qui tente de contrebalancer les constats mortifères que le magazine dresse, la TechReview rappelle bien sûr que les modèles d’IA vont devenir plus efficaces, moins chers et moins gourmands énergétiquement, par exemple en entraînant des modèles avec des données plus organisées et adaptées à des tâches spécifiques. Des perspectives s’échaffaudent aussi du côté des puces et des capacités de calculs, ou encore par l’amélioration du refroidissement des centres de calculs. Beaucoup d’ingénieurs restent confiants. “Depuis, l’essor d’internet et des ordinateurs personnels il y a 25 ans, à mesure que la technologie à l’origine de ces révolutions s’est améliorée, les coûts de l’énergie sont restés plus ou moins stables, malgré l’explosion du nombre d’utilisateurs”. Pas sûr que réitérer ces vieilles promesses suffise. 

Comme le disait Gauthier Roussilhe, nos projections sur les impacts environnementaux à venir sont avant toutes coincées dans le présent. Et elles le sont d’autant plus que les mesures de la consommation énergétique de l’IA sont coincées dans les mesures d’hier, sans être capables de prendre en compte l’efficience à venir et que les effets rebonds de la consommation, dans la perspective de systèmes d’IA distribués partout, accessibles partout, voire pire d’une IA qui se substitue à tous les usages numériques actuels, ne permettent pas d’imaginer ce que notre consommation d’énergie va devenir. Si l’efficience énergétique va s’améliorer, le rebond des usages par l’intégration de l’IA partout, lui, nous montre que les gains obtenus sont toujours totalement absorbés voir totalement dépassés avec l’extension et l’accroissement des usages. 

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La surveillance au travail s’internationalise

Le rapport de Coworker sur le déploiement des « petites technologies de surveillance » – petites, mais omniprésentes (qu’on évoquait dans cet article) – rappelait déjà que c’est un essaim de solutions de surveillance qui se déversent désormais sur les employés (voir également notre article “Réguler la surveillance au travail”). Dans un nouveau rapport, Coworker explique que les formes de surveillance au travail s’étendent et s’internationalisent. “L’écosystème des petites technologies intègre la surveillance et le contrôle algorithmique dans le quotidien des travailleurs, souvent à leur insu, sans leur consentement ni leur protection”. L’enquête  observe cette extension dans six pays – le Mexique, la Colombie, le Brésil, le Nigéria, le Kenya et l’Inde – “où les cadres juridiques sont obsolètes, mal appliqués, voire inexistants”. Le rapport révèle comment les startups financées par du capital-risque américain exportent des technologies de surveillance vers les pays du Sud, ciblant des régions où la protection de la vie privée et la surveillance réglementaire sont plus faibles. Les premiers à en faire les frais sont les travailleurs de l’économie à la demande de la livraison et du covoiturage, mais pas seulement. Mais surtout, cette surveillance est de plus en plus déguisée en moyen pour prendre soin des travailleurs : “la surveillance par l’IA est de plus en plus présentée comme un outil de sécurité, de bien-être et de productivité, masquant une surveillance coercitive sous couvert de santé et d’efficacité”.

Pourtant, “des éboueurs en Inde aux chauffeurs de VTC au Nigéria, les travailleurs résistent au contrôle algorithmique en organisant des manifestations, en créant des syndicats et en exigeant la transparence de l’IA”. Le risque est que les pays du Sud deviennent le terrain d’essai de ces technologies de surveillance pour le reste du monde, rappelle Rest of the World.

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La surveillance au travail s’internationalise

Le rapport de Coworker sur le déploiement des « petites technologies de surveillance » – petites, mais omniprésentes (qu’on évoquait dans cet article) – rappelait déjà que c’est un essaim de solutions de surveillance qui se déversent désormais sur les employés (voir également notre article “Réguler la surveillance au travail”). Dans un nouveau rapport, Coworker explique que les formes de surveillance au travail s’étendent et s’internationalisent. “L’écosystème des petites technologies intègre la surveillance et le contrôle algorithmique dans le quotidien des travailleurs, souvent à leur insu, sans leur consentement ni leur protection”. L’enquête  observe cette extension dans six pays – le Mexique, la Colombie, le Brésil, le Nigéria, le Kenya et l’Inde – “où les cadres juridiques sont obsolètes, mal appliqués, voire inexistants”. Le rapport révèle comment les startups financées par du capital-risque américain exportent des technologies de surveillance vers les pays du Sud, ciblant des régions où la protection de la vie privée et la surveillance réglementaire sont plus faibles. Les premiers à en faire les frais sont les travailleurs de l’économie à la demande de la livraison et du covoiturage, mais pas seulement. Mais surtout, cette surveillance est de plus en plus déguisée en moyen pour prendre soin des travailleurs : “la surveillance par l’IA est de plus en plus présentée comme un outil de sécurité, de bien-être et de productivité, masquant une surveillance coercitive sous couvert de santé et d’efficacité”.

Pourtant, “des éboueurs en Inde aux chauffeurs de VTC au Nigéria, les travailleurs résistent au contrôle algorithmique en organisant des manifestations, en créant des syndicats et en exigeant la transparence de l’IA”. Le risque est que les pays du Sud deviennent le terrain d’essai de ces technologies de surveillance pour le reste du monde, rappelle Rest of the World.

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Qui est l’utilisateur des LLM ?

Les grands modèles de langage ne sont pas interprétables, rappelle le professeur de droit  Jonathan Zittrain dans une tribune pour le New York Times, en préfiguration d’un nouveau livre à paraître. Ils demeurent des boîtes noires, dont on ne parvient pas à comprendre pourquoi ces modèles peuvent parfois dialoguer si intelligemment et pourquoi ils commettent à d’autres moments des erreurs si étranges. Mieux comprendre certains des mécanismes de fonctionnement de ces modèles et utiliser cette compréhension pour les améliorer, est pourtant essentiel, comme l’expliquait le PDG d’Anthropic. Anthropic a fait des efforts en ce sens, explique le juriste en identifiant des caractéristiques lui permettant de mieux cartographier son modèle. Meta, la société mère de Facebook, a publié des versions toujours plus sophistiquées de son grand modèle linguistique, Llama, avec des paramètres librement accessibles (on parle de “poids ouverts” permettant d’ajuster les paramètres des modèles). Transluce, un laboratoire de recherche à but non lucratif axé sur la compréhension des systèmes d’IA, a développé une méthode permettant de générer des descriptions automatisées des mécanismes de Llama 3.1. Celles-ci peuvent être explorées à l’aide d’un outil d’observabilité qui montre la nature du modèle et vise à produire une “interprétabilité automatisée” en produisant des descriptions lisibles par l’homme des composants du modèle. L’idée vise à montrer comment les modèles « pensent » lorsqu’ils discutent avec un utilisateur, et à permettre d’ajuster cette pensée en modifiant directement les calculs qui la sous-tendent. Le laboratoire Insight + Interaction du département d’informatique de Harvard, dirigé par Fernanda Viégas et Martin Wattenberg, ont exécuté Llama sur leur propre matériel et ont découverts que diverses fonctionnalités s’activent et se désactivent au cours d’une conversation. 

Des croyances du modèle sur son interlocuteur

Viégas est brésilienne. Elle conversait avec ChatGPT en portugais et a remarqué, lors d’une conversation sur sa tenue pour un dîner de travail, que ChatGPT utilisait systématiquement la déclinaison masculine. Cette grammaire, à son tour, semblait correspondre au contenu de la conversation : GPT a suggéré un costume pour le dîner. Lorsqu’elle a indiqué qu’elle envisageait plutôt une robe, le LLM a changé son utilisation du portugais pour la déclinaison féminine. Llama a montré des schémas de conversation similaires. En observant les fonctionnalités internes, les chercheurs ont pu observer des zones du modèle qui s’illuminent lorsqu’il utilise la forme féminine, contrairement à lorsqu’il s’adresse à quelqu’un. en utilisant la forme masculine. Viégas et ses collègues ont constaté des activations corrélées à ce que l’on pourrait anthropomorphiser comme les “croyances du modèle sur son interlocuteur”. Autrement dit, des suppositions et, semble-t-il, des stéréotypes corrélés selon que le modèle suppose qu’une personne est un homme ou une femme. Ces croyances se répercutent ensuite sur le contenu de la conversation, l’amenant à recommander des costumes pour certains et des robes pour d’autres. De plus, il semble que les modèles donnent des réponses plus longues à ceux qu’ils croient être des hommes qu’à ceux qu’ils pensent être des femmes. Viégas et Wattenberg ont non seulement trouvé des caractéristiques qui suivaient le sexe de l’utilisateur du modèle, mais aussi qu’elles s’adaptaient aux inférences du modèle selon ce qu’il pensait du statut socio-économique, de son niveau d’éducation ou de l’âge de son interlocuteur. Le LLM cherche à s’adapter en permanence à qui il pense converser, d’où l’importance à saisir ce qu’il infère de son interlocuteur en continue. 

Un tableau de bord pour comprendre comment l’IA s’adapte en continue à son interlocuteur 

Les deux chercheurs ont alors créé un tableau de bord en parallèle à l’interface de chat du LLM qui permet aux utilisateurs d’observer l’évolution des hypothèses que fait le modèle au fil de leurs échanges (ce tableau de bord n’est pas accessible en ligne). Ainsi, quand on propose une suggestion de cadeau pour une fête prénatale, il suppose que son interlocuteur est jeune, de sexe féminin et de classe moyenne. Il suggère alors des couches et des lingettes, ou un chèque-cadeau. Si on ajoute que la fête a lieu dans l’Upper East Side de Manhattan, le tableau de bord montre que le LLM modifie son estimation du statut économique de son interlocuteur pour qu’il corresponde à la classe supérieure et suggère alors d’acheter des produits de luxe pour bébé de marques haut de gamme.

Un article pour Harvard Magazine de 2023 rappelle comment est né ce projet de tableau de bord de l’IA, permettant d’observer son comportement en direct. Fernanda Viegas est professeur d’informatique et spécialiste de visualisation de données. Elle codirige Pair, un laboratoire de Google (voir le blog dédié). En 2009, elle a imaginé Web Seer est un outil de visualisation de données qui permet aux utilisateurs de comparer les suggestions de saisie semi-automatique pour différentes recherches Google, par exemple selon le genre. L’équipe a développé un outil permettant aux utilisateurs de saisir une phrase et de voir comment le modèle de langage BERT compléterait le mot manquant si un mot de cette phrase était supprimé. 

Pour Viegas, « l’enjeu de la visualisation consiste à mesurer et exposer le fonctionnement interne des modèles d’IA que nous utilisons ». Pour la chercheuse, nous avons besoin de tableaux de bord pour aider les utilisateurs à comprendre les facteurs qui façonnent le contenu qu’ils reçoivent des réponses des modèles d’IA générative. Car selon la façon dont les modèles nous perçoivent, leurs réponses ne sont pas les mêmes. Or, pour comprendre que leurs réponses ne sont pas objectives, il faut pouvoir doter les utilisateurs d’une compréhension de la perception que ces outils ont de leurs utilisateurs. Par exemple, si vous demandez les options de transport entre Boston et Hawaï, les réponses peuvent varier selon la perception de votre statut socio-économique « Il semble donc que ces systèmes aient internalisé une certaine notion de notre monde », explique Viégas. De même, nous voudrions savoir ce qui, dans leurs réponses, s’inspire de la réalité ou de la fiction. Sur le site de Pair, on trouve de nombreux exemples d’outils de visualisation interactifs qui permettent d’améliorer la compréhension des modèles (par exemple, pour mesurer l’équité d’un modèle ou les biais ou l’optimisation de la diversité – qui ne sont pas sans rappeler les travaux de Victor Bret et ses “explications à explorer” interactives

Ce qui est fascinant ici, c’est combien la réponse n’est pas tant corrélée à tout ce que le modèle a avalé, mais combien il tente de s’adapter en permanence à ce qu’il croit deviner de son interlocuteur. On savait déjà, via une étude menée par Valentin Hofmann que, selon la manière dont on leur parle, les grands modèles de langage ne font pas les mêmes réponses. 

“Les grands modèles linguistiques ne se contentent pas de décrire les relations entre les mots et les concepts”, pointe Zittrain : ils assimilent également des stéréotypes qu’ils recomposent à la volée. On comprend qu’un grand enjeu désormais soit qu’ils se souviennent des conversations passées pour ajuster leur compréhension de leur interlocuteur, comme l’a annoncé OpenAI, suivi de Google et Grok. Le problème n’est peut-être pas qu’ils nous identifient précisément, mais qu’ils puissent adapter leurs propositions, non pas à qui nous sommes, mais bien plus problématiquement, à qui ils pensent s’adresser, selon par exemple ce qu’ils évaluent de notre capacité à payer. Un autre problème consiste à savoir si cette “compréhension” de l’interlocuteur peut-être stabilisée où si elle se modifie sans cesse, comme c’est le cas des étiquettes publicitaires que nous accolent les sites sociaux. Devrons-nous demain batailler quand les modèles nous mécalculent ou nous renvoient une image, un profil, qui ne nous correspond pas ? Pourrons-nous même le faire, quand aujourd’hui, les plateformes ne nous offrent pas la main sur nos profils publicitaires pour les ajuster aux données qu’ils infèrent ? 

Ce qui est fascinant, c’est de constater que plus que d’halluciner, l’IA nous fait halluciner (c’est-à-dire nous fait croire en ses effets), mais plus encore, hallucine la personne avec laquelle elle interagit (c’est-à-dire, nous hallucine nous-mêmes). 

Les chercheurs de Harvard ont cherché à identifier les évolutions des suppositions des modèles selon l’origine ethnique dans les modèles qu’ils ont étudiés, sans pour l’instant y parvenir. Mais ils espèrent bien pouvoir contraindre leur modèle Llama à commencer à traiter un utilisateur comme riche ou pauvre, jeune ou vieux, homme ou femme. L’idée ici, serait d’orienter les réponses d’un modèle, par exemple, en lui faisant adopter un ton moins caustique ou plus pédagogique lorsqu’il identifie qu’il parle à un enfant. Pour Zittrain, l’enjeu ici est de mieux anticiper notre grande dépendance psychologique à l’égard de ces systèmes. Mais Zittrain en tire une autre conclusion : “Si nous considérons qu’il est moralement et sociétalement important de protéger les échanges entre les avocats et leurs clients, les médecins et leurs patients, les bibliothécaires et leurs usagers, et même les impôts et les contribuables, alors une sphère de protection claire devrait être instaurée entre les LLM et leurs utilisateurs. Une telle sphère ne devrait pas simplement servir à protéger la confidentialité afin que chacun puisse s’exprimer sur des sujets sensibles et recevoir des informations et des conseils qui l’aident à mieux comprendre des sujets autrement inaccessibles. Elle devrait nous inciter à exiger des créateurs et des opérateurs de modèles qu’ils s’engagent à être les amis inoffensifs, serviables et honnêtes qu’ils sont si soigneusement conçus pour paraître”.

Inoffensifs, serviables et honnêtes, voilà qui semble pour le moins naïf. Rendre visible les inférences des modèles, faire qu’ils nous reconnectent aux humains plutôt qu’ils ne nous en éloignent, semblerait bien préférable, tant la polyvalence et la puissance remarquables des LLM rendent impératifs de comprendre et d’anticiper la dépendance potentielle des individus à leur égard. En tout cas, obtenir des outils pour nous aider à saisir à qui ils croient s’adresser plutôt que de nous laisser seuls face à leur interface semble une piste riche en promesses. 

Hubert Guillaud

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Qui est l’utilisateur des LLM ?

Les grands modèles de langage ne sont pas interprétables, rappelle le professeur de droit  Jonathan Zittrain dans une tribune pour le New York Times, en préfiguration d’un nouveau livre à paraître. Ils demeurent des boîtes noires, dont on ne parvient pas à comprendre pourquoi ces modèles peuvent parfois dialoguer si intelligemment et pourquoi ils commettent à d’autres moments des erreurs si étranges. Mieux comprendre certains des mécanismes de fonctionnement de ces modèles et utiliser cette compréhension pour les améliorer, est pourtant essentiel, comme l’expliquait le PDG d’Anthropic. Anthropic a fait des efforts en ce sens, explique le juriste en identifiant des caractéristiques lui permettant de mieux cartographier son modèle. Meta, la société mère de Facebook, a publié des versions toujours plus sophistiquées de son grand modèle linguistique, Llama, avec des paramètres librement accessibles (on parle de “poids ouverts” permettant d’ajuster les paramètres des modèles). Transluce, un laboratoire de recherche à but non lucratif axé sur la compréhension des systèmes d’IA, a développé une méthode permettant de générer des descriptions automatisées des mécanismes de Llama 3.1. Celles-ci peuvent être explorées à l’aide d’un outil d’observabilité qui montre la nature du modèle et vise à produire une “interprétabilité automatisée” en produisant des descriptions lisibles par l’homme des composants du modèle. L’idée vise à montrer comment les modèles « pensent » lorsqu’ils discutent avec un utilisateur, et à permettre d’ajuster cette pensée en modifiant directement les calculs qui la sous-tendent. Le laboratoire Insight + Interaction du département d’informatique de Harvard, dirigé par Fernanda Viégas et Martin Wattenberg, ont exécuté Llama sur leur propre matériel et ont découverts que diverses fonctionnalités s’activent et se désactivent au cours d’une conversation. 

Des croyances du modèle sur son interlocuteur

Viégas est brésilienne. Elle conversait avec ChatGPT en portugais et a remarqué, lors d’une conversation sur sa tenue pour un dîner de travail, que ChatGPT utilisait systématiquement la déclinaison masculine. Cette grammaire, à son tour, semblait correspondre au contenu de la conversation : GPT a suggéré un costume pour le dîner. Lorsqu’elle a indiqué qu’elle envisageait plutôt une robe, le LLM a changé son utilisation du portugais pour la déclinaison féminine. Llama a montré des schémas de conversation similaires. En observant les fonctionnalités internes, les chercheurs ont pu observer des zones du modèle qui s’illuminent lorsqu’il utilise la forme féminine, contrairement à lorsqu’il s’adresse à quelqu’un. en utilisant la forme masculine. Viégas et ses collègues ont constaté des activations corrélées à ce que l’on pourrait anthropomorphiser comme les “croyances du modèle sur son interlocuteur”. Autrement dit, des suppositions et, semble-t-il, des stéréotypes corrélés selon que le modèle suppose qu’une personne est un homme ou une femme. Ces croyances se répercutent ensuite sur le contenu de la conversation, l’amenant à recommander des costumes pour certains et des robes pour d’autres. De plus, il semble que les modèles donnent des réponses plus longues à ceux qu’ils croient être des hommes qu’à ceux qu’ils pensent être des femmes. Viégas et Wattenberg ont non seulement trouvé des caractéristiques qui suivaient le sexe de l’utilisateur du modèle, mais aussi qu’elles s’adaptaient aux inférences du modèle selon ce qu’il pensait du statut socio-économique, de son niveau d’éducation ou de l’âge de son interlocuteur. Le LLM cherche à s’adapter en permanence à qui il pense converser, d’où l’importance à saisir ce qu’il infère de son interlocuteur en continue. 

Un tableau de bord pour comprendre comment l’IA s’adapte en continue à son interlocuteur 

Les deux chercheurs ont alors créé un tableau de bord en parallèle à l’interface de chat du LLM qui permet aux utilisateurs d’observer l’évolution des hypothèses que fait le modèle au fil de leurs échanges (ce tableau de bord n’est pas accessible en ligne). Ainsi, quand on propose une suggestion de cadeau pour une fête prénatale, il suppose que son interlocuteur est jeune, de sexe féminin et de classe moyenne. Il suggère alors des couches et des lingettes, ou un chèque-cadeau. Si on ajoute que la fête a lieu dans l’Upper East Side de Manhattan, le tableau de bord montre que le LLM modifie son estimation du statut économique de son interlocuteur pour qu’il corresponde à la classe supérieure et suggère alors d’acheter des produits de luxe pour bébé de marques haut de gamme.

Un article pour Harvard Magazine de 2023 rappelle comment est né ce projet de tableau de bord de l’IA, permettant d’observer son comportement en direct. Fernanda Viegas est professeur d’informatique et spécialiste de visualisation de données. Elle codirige Pair, un laboratoire de Google (voir le blog dédié). En 2009, elle a imaginé Web Seer est un outil de visualisation de données qui permet aux utilisateurs de comparer les suggestions de saisie semi-automatique pour différentes recherches Google, par exemple selon le genre. L’équipe a développé un outil permettant aux utilisateurs de saisir une phrase et de voir comment le modèle de langage BERT compléterait le mot manquant si un mot de cette phrase était supprimé. 

Pour Viegas, « l’enjeu de la visualisation consiste à mesurer et exposer le fonctionnement interne des modèles d’IA que nous utilisons ». Pour la chercheuse, nous avons besoin de tableaux de bord pour aider les utilisateurs à comprendre les facteurs qui façonnent le contenu qu’ils reçoivent des réponses des modèles d’IA générative. Car selon la façon dont les modèles nous perçoivent, leurs réponses ne sont pas les mêmes. Or, pour comprendre que leurs réponses ne sont pas objectives, il faut pouvoir doter les utilisateurs d’une compréhension de la perception que ces outils ont de leurs utilisateurs. Par exemple, si vous demandez les options de transport entre Boston et Hawaï, les réponses peuvent varier selon la perception de votre statut socio-économique « Il semble donc que ces systèmes aient internalisé une certaine notion de notre monde », explique Viégas. De même, nous voudrions savoir ce qui, dans leurs réponses, s’inspire de la réalité ou de la fiction. Sur le site de Pair, on trouve de nombreux exemples d’outils de visualisation interactifs qui permettent d’améliorer la compréhension des modèles (par exemple, pour mesurer l’équité d’un modèle ou les biais ou l’optimisation de la diversité – qui ne sont pas sans rappeler les travaux de Victor Bret et ses “explications à explorer” interactives

Ce qui est fascinant ici, c’est combien la réponse n’est pas tant corrélée à tout ce que le modèle a avalé, mais combien il tente de s’adapter en permanence à ce qu’il croit deviner de son interlocuteur. On savait déjà, via une étude menée par Valentin Hofmann que, selon la manière dont on leur parle, les grands modèles de langage ne font pas les mêmes réponses. 

“Les grands modèles linguistiques ne se contentent pas de décrire les relations entre les mots et les concepts”, pointe Zittrain : ils assimilent également des stéréotypes qu’ils recomposent à la volée. On comprend qu’un grand enjeu désormais soit qu’ils se souviennent des conversations passées pour ajuster leur compréhension de leur interlocuteur, comme l’a annoncé OpenAI, suivi de Google et Grok. Le problème n’est peut-être pas qu’ils nous identifient précisément, mais qu’ils puissent adapter leurs propositions, non pas à qui nous sommes, mais bien plus problématiquement, à qui ils pensent s’adresser, selon par exemple ce qu’ils évaluent de notre capacité à payer. Un autre problème consiste à savoir si cette “compréhension” de l’interlocuteur peut-être stabilisée où si elle se modifie sans cesse, comme c’est le cas des étiquettes publicitaires que nous accolent les sites sociaux. Devrons-nous demain batailler quand les modèles nous mécalculent ou nous renvoient une image, un profil, qui ne nous correspond pas ? Pourrons-nous même le faire, quand aujourd’hui, les plateformes ne nous offrent pas la main sur nos profils publicitaires pour les ajuster aux données qu’ils infèrent ? 

Ce qui est fascinant, c’est de constater que plus que d’halluciner, l’IA nous fait halluciner (c’est-à-dire nous fait croire en ses effets), mais plus encore, hallucine la personne avec laquelle elle interagit (c’est-à-dire, nous hallucine nous-mêmes). 

Les chercheurs de Harvard ont cherché à identifier les évolutions des suppositions des modèles selon l’origine ethnique dans les modèles qu’ils ont étudiés, sans pour l’instant y parvenir. Mais ils espèrent bien pouvoir contraindre leur modèle Llama à commencer à traiter un utilisateur comme riche ou pauvre, jeune ou vieux, homme ou femme. L’idée ici, serait d’orienter les réponses d’un modèle, par exemple, en lui faisant adopter un ton moins caustique ou plus pédagogique lorsqu’il identifie qu’il parle à un enfant. Pour Zittrain, l’enjeu ici est de mieux anticiper notre grande dépendance psychologique à l’égard de ces systèmes. Mais Zittrain en tire une autre conclusion : “Si nous considérons qu’il est moralement et sociétalement important de protéger les échanges entre les avocats et leurs clients, les médecins et leurs patients, les bibliothécaires et leurs usagers, et même les impôts et les contribuables, alors une sphère de protection claire devrait être instaurée entre les LLM et leurs utilisateurs. Une telle sphère ne devrait pas simplement servir à protéger la confidentialité afin que chacun puisse s’exprimer sur des sujets sensibles et recevoir des informations et des conseils qui l’aident à mieux comprendre des sujets autrement inaccessibles. Elle devrait nous inciter à exiger des créateurs et des opérateurs de modèles qu’ils s’engagent à être les amis inoffensifs, serviables et honnêtes qu’ils sont si soigneusement conçus pour paraître”.

Inoffensifs, serviables et honnêtes, voilà qui semble pour le moins naïf. Rendre visible les inférences des modèles, faire qu’ils nous reconnectent aux humains plutôt qu’ils ne nous en éloignent, semblerait bien préférable, tant la polyvalence et la puissance remarquables des LLM rendent impératifs de comprendre et d’anticiper la dépendance potentielle des individus à leur égard. En tout cas, obtenir des outils pour nous aider à saisir à qui ils croient s’adresser plutôt que de nous laisser seuls face à leur interface semble une piste riche en promesses. 

Hubert Guillaud

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IA : intelligence austéritaire

Aux Etats-Unis, la collusion entre les géants de la tech et l’administration Trump vise à “utiliser l’IA pour imposer des politiques d’austérité et créer une instabilité permanente par des décisions qui privent le public des ressources nécessaires à une participation significative à la démocratie”, explique l’avocat Kevin De Liban à Tech Policy. Aux Etats-Unis, la participation démocratique suppose des ressources. “Voter, contacter des élus, assister à des réunions, s’associer, imaginer un monde meilleur, faire des dons à des candidats ou à des causes, dialoguer avec des journalistes, convaincre, manifester, recourir aux tribunaux, etc., demande du temps, de l’énergie et de l’argent. Il n’est donc pas surprenant que les personnes aisées soient bien plus enclines à participer que celles qui ont des moyens limités. Dans un pays où près de 30 % de la population vit en situation de pauvreté ou au bord de la pauvreté et où 60 % ne peuvent s’offrir un minimum de qualité de vie, la démocratie est désavantagée dès le départ”. L’IA est largement utilisée désormais pour accentuer ce fossé. 

“Les compagnies d’assurance utilisent l’IA pour refuser le paiement des traitements médicaux nécessaires aux patients, et les États l’utilisent pour exclure des personnes de Medicaid ou réduire les soins à domicile pour les personnes handicapées. Les gouvernements ont de plus en plus recours à l’IA pour déterminer l’éligibilité aux programmes de prestations sociales ou accuser les bénéficiaires de fraude. Les propriétaires utilisent l’IA pour filtrer les locataires potentiels, souvent à l’aide de vérifications d’antécédents inexactes, augmenter les loyers et surveiller les locataires afin de les expulser plus facilement. Les employeurs utilisent l’IA pour embaucher et licencier leurs employés, fixer leurs horaires et leurs salaires, et surveiller toutes leurs activités. Les directeurs d’école et les forces de l’ordre utilisent l’IA pour prédire quels élèves pourraient commettre un délit à l’avenir”, rappelle l’avocat, constatant dans tous ces secteurs, la détresse d’usagers, les empêchant de comprendre ce à quoi ils sont confrontés, puisqu’ils ne disposent, le plus souvent, d’aucune information, ce qui rend nombre de ces décisions difficiles à contester. Et au final, cela contribue à renforcer l’exclusion des personnes à faibles revenus de la participation démocratique. Le risque, bien sûr, c’est que ces calculs et les formes d’exclusion qu’elles génèrent s’étendent à d’autres catégories sociales… D’ailleurs, les employeurs utilisent de plus en plus l’IA pour prendre des décisions sur toutes les catégories professionnelles. “Il n’existe aucun exemple d’utilisation de l’IA pour améliorer significativement l’accès à l’emploi, au logement, aux soins de santé, à l’éducation ou aux prestations sociales à une échelle à la hauteur de ses dommages. Cette dynamique actuelle suggère que l’objectif sous-jacent de la technologie est d’enraciner les inégalités et de renforcer les rapports de force existants”. Pour répondre à cette intelligence austéritaire, il est nécessaire de mobiliser les communautés touchées. L’adhésion ouverte de l’administration Trump et des géants de la technologie à l’IA est en train de créer une crise urgente et visible, susceptible de susciter la résistance généralisée nécessaire au changement. Et “cette prise de conscience technologique pourrait bien être la seule voie vers un renouveau démocratique”, estime De Liban.

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IA : intelligence austéritaire

Aux Etats-Unis, la collusion entre les géants de la tech et l’administration Trump vise à “utiliser l’IA pour imposer des politiques d’austérité et créer une instabilité permanente par des décisions qui privent le public des ressources nécessaires à une participation significative à la démocratie”, explique l’avocat Kevin De Liban à Tech Policy. Aux Etats-Unis, la participation démocratique suppose des ressources. “Voter, contacter des élus, assister à des réunions, s’associer, imaginer un monde meilleur, faire des dons à des candidats ou à des causes, dialoguer avec des journalistes, convaincre, manifester, recourir aux tribunaux, etc., demande du temps, de l’énergie et de l’argent. Il n’est donc pas surprenant que les personnes aisées soient bien plus enclines à participer que celles qui ont des moyens limités. Dans un pays où près de 30 % de la population vit en situation de pauvreté ou au bord de la pauvreté et où 60 % ne peuvent s’offrir un minimum de qualité de vie, la démocratie est désavantagée dès le départ”. L’IA est largement utilisée désormais pour accentuer ce fossé. 

“Les compagnies d’assurance utilisent l’IA pour refuser le paiement des traitements médicaux nécessaires aux patients, et les États l’utilisent pour exclure des personnes de Medicaid ou réduire les soins à domicile pour les personnes handicapées. Les gouvernements ont de plus en plus recours à l’IA pour déterminer l’éligibilité aux programmes de prestations sociales ou accuser les bénéficiaires de fraude. Les propriétaires utilisent l’IA pour filtrer les locataires potentiels, souvent à l’aide de vérifications d’antécédents inexactes, augmenter les loyers et surveiller les locataires afin de les expulser plus facilement. Les employeurs utilisent l’IA pour embaucher et licencier leurs employés, fixer leurs horaires et leurs salaires, et surveiller toutes leurs activités. Les directeurs d’école et les forces de l’ordre utilisent l’IA pour prédire quels élèves pourraient commettre un délit à l’avenir”, rappelle l’avocat, constatant dans tous ces secteurs, la détresse d’usagers, les empêchant de comprendre ce à quoi ils sont confrontés, puisqu’ils ne disposent, le plus souvent, d’aucune information, ce qui rend nombre de ces décisions difficiles à contester. Et au final, cela contribue à renforcer l’exclusion des personnes à faibles revenus de la participation démocratique. Le risque, bien sûr, c’est que ces calculs et les formes d’exclusion qu’elles génèrent s’étendent à d’autres catégories sociales… D’ailleurs, les employeurs utilisent de plus en plus l’IA pour prendre des décisions sur toutes les catégories professionnelles. “Il n’existe aucun exemple d’utilisation de l’IA pour améliorer significativement l’accès à l’emploi, au logement, aux soins de santé, à l’éducation ou aux prestations sociales à une échelle à la hauteur de ses dommages. Cette dynamique actuelle suggère que l’objectif sous-jacent de la technologie est d’enraciner les inégalités et de renforcer les rapports de force existants”. Pour répondre à cette intelligence austéritaire, il est nécessaire de mobiliser les communautés touchées. L’adhésion ouverte de l’administration Trump et des géants de la technologie à l’IA est en train de créer une crise urgente et visible, susceptible de susciter la résistance généralisée nécessaire au changement. Et “cette prise de conscience technologique pourrait bien être la seule voie vers un renouveau démocratique”, estime De Liban.

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