S’attaquer à la hype
On l’a vu, dans leur livre, The AI con, Emily Bender et Alex Hanna proposaient de lutter contre le battage médiatique de l’IA qui déforme notre compréhension de la réalité. Dans une tribune pour Tech Policy Press, le sociologue catalan Andreu Belsunces Gonçalves et le politiste Jascha Bareis proposent de combattre la hype en l’étudiant pour ce qu’elle est : un phénomène politique.
Pour eux, elle n’est pas une phase neutre des cycles d’adoption des technologies. La hype n’est pas non plus un phénomène économique. Elle est un projet délibéré qui oriente l’imaginaire collectif au profit de certains. Le battage médiatique autour de la technologie et de l’informatique a permis d’affoler les marchés et les investissements. Les deux scientifiques en ont fait un projet de recherche transdisciplinaire pour comprendre les moteurs et les ressorts d’un phénomène puissant et omniprésent qui influence l’économie, la finance, les agendas politiques, les récits médiatiques et les développements technologiques. Concrètement, la hype se caractérise par une fascination pour les technologies d’avenir permettant de produire des promesses exagérées et irréalistes, un optimisme exacerbé qui capte l’attention de tous et amplifie les phénomènes spéculatifs, jusqu’à parfois les rendre réels.
Souvent considéré comme naturel, le battage médiatique n’est pourtant jamais accidentel. Il est souvent conçu et entretenu stratégiquement “pour surestimer les implications positives de la technologie tout en minimisant les implications négatives”. Il joue sur le registre émotionnel plutôt que sur le registre rationnel pour créer une dynamique, pour concentrer l’attention et les investissements. Il a pour but de créer “l’illusion d’une fenêtre d’opportunité”... et sa potentialité. Il promet une révélation à ceux qui y plongent, promet de participer à un moment décisif comme à une communion ouverte à ceux qui souhaitent y contribuer. Il anime un sentiment d’urgence, une frénésie émotionnelle qui permet à ceux qui y participent de croire qu’ils appartiennent à un petit groupe de happy few.
Le battage médiatique est stratégique. Il sert à dynamiser la croissance. Les incubateurs et accélérateurs encourageant les entrepreneurs à surévaluer leurs technologies, à exagérer la taille du marché, à renchérir sur la maturité du marché, sur l’attrait du produit… comme le rappellent les mantra “fake it until you make it” ou “think big”. Ce narratif est une stratégie de survie pour passer les levées de fonds extrêmement compétitives. L’enjeu n’est pas tant de mentir que d’être indifférent à la vérité. De buzzer et briller avant tout. Le buzz technologique est devenu un élément structurel des processus de changement sociotechnique contemporain. Le fictif y devient plausible.
“Comme l’a montré la bulle autour de la « nouvelle économie », le battage médiatique technologique est le fruit d’une double spéculation : financière, visant à multiplier les retours sur investissement dans des entreprises risquées ; et sociale, où les entreprises attirent l’attention en promettant des avancées technologiques disruptives qui créeront des opportunités technologiques, économiques, politiques et sociales sans précédent”. Dans le battage médiatique, tout le monde veut sa part du gâteau : des boursicoteurs en quête de plus-value aux journalistes en quête de clickbait aux politiciens en quête de croissance industrielle. Qu’importe si la hype fait basculer des promesses exagérées aux mensonges voire à la fraude.
“Dans une société de plus en plus financiarisée, le battage médiatique technologique devient une force dangereuse au moins à deux égards. Premièrement, les personnes les moins informées et les moins instruites sur les technologies et les marchés émergents sont plus vulnérables aux promesses séduisantes de revenus faciles. Comme le montrent les systèmes pyramidaux de cryptomonnaies – où les premiers investisseurs vendent lorsque la valeur chute, laissant les nouveaux venus assumer les pertes –, le battage médiatique est une promesse de richesse”. Mais à la haute récompense répond la hauteur du risque, “où les plus privilégiés extraient les ressources des plus vulnérables”.
Deuxièmement, le battage médiatique hégémonique autour des technologies est souvent alimenté par des promesses utopiques de salut qui se conjuguent aux chants des sirènes de l’inéluctabilité, tout en favorisant une transition vers un avenir cyberlibertaire. “Le battage médiatique autour des technologies n’est pas seulement une opportunité pour la spéculation financière, mais aussi un catalyseur pour les idéologies qui appliquent le mécanisme social-darwinien de survie économique à la sphère sociale. Comme l’écrit le capital-risqueur Marc Andreessen dans son Manifeste techno-optimiste : « Les sociétés, comme les requins, croissent ou meurent.» La sélection naturelle ne laisse pas de place à tous dans le futur.” Le cocktail d’acteurs fortunés, adoptant à la fois des visions irréalistes et des positions politiques extrêmes, fait du battage médiatique une stratégie pour concrétiser l’imagination néo-réactionnaire – et donc se doit de devenir un sujet urgent d’attention politique.
Les geeks sont devenus Rockefellers. Le battage médiatique les a rendu riches et leur a donné les rênes de la machine à battage médiatique. Ils maîtrisent les algorithmes de la hype des médias sociaux et de l’IA, maîtrisent la machine, les discours et désormais, même, la machine qui produit les discours. Quant aux gouvernements, ils ne tempèrent plus la hype, mais y participent pleinement.
“Comprendre et démanteler la montée actuelle du techno-autoritarisme nécessite de développer une compréhension du fonctionnement du battage médiatique comme instrument politique”. Nous devons devenir collectivement moins vulnérables au battage médiatique et moins adhérent aux idéologies qu’il porte, estiment les deux chercheurs. Voilà qui annonce un programme de travail chargé !
Profitons-en pour signaler que la hype est également l’un des angles que le sociologue Juan Sebastian Carbonell utilise pour évoquer l’IA dans son lumineux nouveau livre, Un taylorisme augmenté : critique de l’intelligence artificielle (éditions Amsterdam, 2025). Pour lui, les attentes technologiques « sont performatives ». Elles guident à la fois les recherches et les investissements. La promotion de l’IA passe en grande partie « par la mise en scène de révolutions technologiques », via les médias et via les shows technologiques et les lancements. Ces démonstrations servent la promotion des technologies pour qu’elles puissent constituer des marchés, tout en masquant leurs limites. L’une des hypes la plus réussie a été bien sûr la mise à disposition de ChatGPT le 30 novembre 2022. La révélation a permis à l’entreprise d’attirer très rapidement utilisateurs et développeurs pour améliorer son outil et lui a assuré une position dominante, forçant les concurrents à s’adapter au business model que l’entreprise a proposé.
Les hypes sont des stratégies, rappelle Carbonell. Elles sont renforcées par le traitement médiatique qui permet de promouvoir la vision du changement technologique défendue par les entreprises de l’IA, et qui permet d’entretenir les promesses technologiques. Le battage médiatique est très orienté par les entreprises et permet de minimiser et occulter les usages controversés et problématiques. La hype est toujours partiale, rappelle le sociologue. Pour Carbonell, les hypes sont également toujours cycliques, inflationnaires et déflationnaires. Et c’est justement à les faire reculer que nous devrions œuvrer.
PS : Du 10 au 12 septembre, à Barcelone, Andreu Belsunces Gonçalves et Jascha Bareis organisent trois jours de colloque sur la hype.