Sludge : de la dégradation volontaire du service client
Dans The Atlantic, Chris Colin raconte le moment oĂč il a eu un problĂšme avec lâĂ©lectronique de sa Ford. La direction se bloque, plus possible de ne rien faire. Son garagiste reboot le systĂšme sans chercher plus loin. Inquiet que le problĂšme puisse se reproduire, Colin fait plusieurs garagistes, contacte Ford. On promet de le rappeler. Rien. A force de volontĂ©, il finit par avoir un responsable qui lui explique quâĂ moins que « le dysfonctionnement du vĂ©hicule puisse ĂȘtre reproduit et ainsi identifiĂ©, la garantie ne sâapplique pas ». Colin multiplie les appels, au constructeur, Ă son assureur⊠Tout le monde lui dit de reprendre le volant. Lui persĂ©vĂšre. Mais ses appels et mails sont renvoyĂ©s jusquâĂ ne jamais aboutir. Il nâest pas le seul Ă qui ce genre de dĂ©mĂȘlĂ©s arrive. Une connaissance lui raconte le mĂȘme phĂ©nomĂšne avec une compagnie aĂ©rienne contre laquelle elle se dĂ©bat pour tenter de se faire rembourser un voyage annulĂ© lors du Covid. Dâautres racontent des histoires kafkaĂŻennes avec Verizon, Sonos, Airbnb, le Fisc amĂ©ricain⊠« Pris sĂ©parĂ©ment, ces tracas Ă©taient des anecdotes amusantes. Ensemble, elles suggĂšrent autre chose ».
Quelque soit le service, partout, le service client semble ĂȘtre passĂ© aux abonnĂ©es absents. Le temps oĂč les services clients remboursaient ou Ă©changaient un produit sans demander le moindre justificatif semble lointain. En 2023, lâenquĂȘte nationale sur la colĂšre des consommateurs amĂ©ricains avait tous ses chiffres au rouge. 74% des clients interrogĂ©s dans ce sondage ont dĂ©clarĂ© avoir rencontrĂ© un problĂšme avec un produit ou un service au cours de lâannĂ©e Ă©coulĂ©e, soit plus du double par rapport Ă 1976. Face Ă ces difficultĂ©s, les clients sont de plus en plus agressifs et en colĂšre. LâincivilitĂ© des clients est certainement la rĂ©ponse Ă des services de rĂ©clamation en mode dĂ©gradĂ©s quand ils ne sont pas aux abonnĂ©s absents.
Dégradation du service client : le numérique est-il responsable ?
Dans leur best-seller Nudge, paru en 2008, le juriste Cass Sunstein et lâĂ©conomiste Richard Thaler ont mobilisĂ© des recherches en sciences du comportement pour montrer comment de petits ajustements pouvaient nous aider Ă faire de meilleurs choix, dĂ©finissant de nouvelles formes dâintervention pour accompagner des politiques pro-sociales (voir lâarticle que nous consacrions au sujet, il y a 15 ans). Dans leur livre, ils Ă©voquaient Ă©galement lâenvers du nudge, le sludge : des modalitĂ©s de conception qui empĂȘchent et entravent les actions et les dĂ©cisions. Le sludge englobe une gamme de frictions telles que des formulaires complexes, des frais cachĂ©s et des valeurs par dĂ©faut manipulatrices qui augmentent lâeffort, le temps ou le coĂ»t requis pour faire un choix, profitant souvent au concepteur au dĂ©triment de lâintĂ©rĂȘt de lâutilisateur. Cass Sunstein a dâailleurs fini par Ă©crire un livre sur le sujet en 2021 : Sludge. Il y Ă©voque des exigences administratives tortueuses, des temps dâattente interminables, des complications procĂ©durales excessives, voire des impossibilitĂ©s Ă faire rĂ©clamation qui nous entravent, qui nous empĂȘchent⊠Des modalitĂ©s qui ne sont pas sans faire Ă©cho Ă lâemmerdification que le numĂ©rique produit, que dĂ©nonce Cory Doctorow. Ou encore Ă lâĂąge du cynisme quâĂ©voquaient Tim OâReilly, Illan Strauss et Mariana Mazzucato en expliquant que les plateformes se focalisent dĂ©sormais sur le service aux annonceurs plus que sur la qualitĂ© de lâexpĂ©rience utilisateur⊠Cette boucle de prĂ©dation quâest devenu le marketing numĂ©rique.

Lâune des grandes questions que posent ces empĂȘchements consiste dâailleurs Ă savoir si le numĂ©rique les accĂ©lĂšre, les facilite, les renforce.
Le sludge a suscitĂ© des travaux, rappelle Chris Colin. Certains ont montrĂ© quâil conduit des gens Ă renoncer Ă des prestations essentielles. « Les gens finissent par payer ce contre quoi ils nâarrivent pas Ă se battre, faute dâespace pour contester ou faire entendre leur problĂšme ». En lâabsence de possibilitĂ© de discussion ou de contestation, vous nâavez pas dâautre choix que de vous conformer Ă ce qui vous est demandĂ©. Dans lâapplication que vous utilisez pour rendre votre voiture de location par exemple, vous ne pouvez pas contester les frais que le scanneur dâinspection automatisĂ© du vĂ©hicule vous impute automatiquement. Vous nâavez pas dâautre choix que de payer. Dans dâinnombrables autres, vous nâavez aucune modalitĂ© de contact. Câest le fameux no-reply, cette communication sans relation que dĂ©nonçait Thierry Libaert pour la fondation Jean JaurĂšs â qui nâest dâailleurs pas propre aux services publics. En 2023, Propublica avait montrĂ© comment lâassureur amĂ©ricain Cigna avait Ă©conomisĂ© des millions de dollars en rejetant des demandes de remboursement sans mĂȘme les faire examiner par des mĂ©decins, en pariant sur le fait que peu de clients feraient appels. MĂȘme chose chez lâassureur santĂ© amĂ©ricain NaviHealth qui excluait les clients dont les soins coĂ»taient trop cher, en tablant sur le fait que beaucoup ne feraient pas appels de la dĂ©cision, intimidĂ©s par la demande â alors que lâentreprise savait que 90 % des refus de prise en charge sont annulĂ©s en appel. Les refus dâindemnisation, justifiĂ©s ou non, alimentent la colĂšre que provoquent dĂ©jĂ les refus de communication. La branche financement de Toyota aux Etats-Unis a Ă©tĂ© condamnĂ©e pour avoir bloquĂ© des remboursements et mis en place, dĂ©libĂ©rĂ©ment, une ligne dâassistance tĂ©lĂ©phonique « sans issue » pour lâannulation de produits et services. Autant de pratiques difficiles Ă prouver pour les usagers, qui se retrouvent souvent trĂšs isolĂ©s quand leurs rĂ©clamations nâaboutissent pas. Mais qui disent que la pratique du refus voire du silence est devenue est devenue une technique pour gĂ©nĂ©rer du profit.
Réduire le coût des services clients
En fait, expliquaient dĂ©jĂ en 2019 les chercheurs Anthony Dukes et Yi Zhu dans la Harvard Business Review : si les services clients sont si mauvais, câest parce quâen lâĂ©tant, ils sont profitables ! Câest notamment le cas quand les entreprises dĂ©tiennent une part de marchĂ© importante et que leurs clients nâont pas de recours. Les entreprises les plus dĂ©testĂ©es sont souvent rentables (et, si lâon en croit un classement amĂ©ricain de 2023, beaucoup dâentre elles sont des entreprises du numĂ©rique, et plus seulement des cĂąblo-opĂ©rateurs, des opĂ©rateurs tĂ©lĂ©com, des banques ou des compagnies aĂ©riennes). Or, expliquent les chercheurs, « certaines entreprises trouvent rentable de crĂ©er des difficultĂ©s aux clients qui se plaignent ». En multipliant les obstacles, les entreprises peuvent ainsi limiter les plaintes et les indemnisations. Les deux chercheurs ont montrĂ© que cela est beaucoup liĂ© Ă la maniĂšre dont sont organisĂ©s les centres dâappels que les clients doivent contacter, notamment le fait que les agents qui prennent les appels aient des possibilitĂ©s de rĂ©paration limitĂ©es (ils ne peuvent pas rembourser un produit par exemple). Les clients insistants sont renvoyĂ©s Ă dâautres dĂ©marches, souvent complexes. Pour StĂ©phanie Thum, une autre mĂ©thode consiste Ă dissimuler les possibilitĂ©s de recours ou les noyer sous des dĂ©marches complexes et un jargon juridique. Dukes et Zhu constatent pourtant que limiter les coĂ»ts de rĂ©clamation explique bien souvent le fait que les entreprises aient recours Ă des centres dâappels externalisĂ©s. Câest la piste quâexplore dâailleurs Chris Colin, qui rappelle que lâinvention du distributeur automatique dâappels, au milieu du XXe siĂšcle a permis dâindustrialiser le service client. Puis, ces coĂ»teux services ont Ă©tĂ© peu Ă peu externalisĂ©s et dĂ©localisĂ©s pour en rĂ©duire les coĂ»ts. Or, le principe dâun centre dâappel nâest pas tant de servir les clients que de « les Ă©craser », afin que les conseillers au tĂ©lĂ©phone passent le moins de temps possible avec chacun dâeux pour rĂ©pondre au plus de clients possibles.
Câest ce que raconte le livre auto-Ă©ditĂ© dâAmas Tenumah, Waiting for Service: An Insiderâs Account of Why Customer Service Is Broken + Tips to Avoid Bad Service (En attente de service : tĂ©moignage dâun initiĂ© sur les raisons pour lesquelles le service client est dĂ©faillant + conseils pour Ă©viter un mauvais service, 2021). Amas Tenumah (blog, podcast), qui se prĂ©sente comme « Ă©vangĂ©liste du service client », explique quâaucune entreprise ne dit quâelle souhaite offrir un mauvais service client. Mais toutes ont des budgets dĂ©diĂ©s pour traiter les rĂ©clamations et ces budgets ont plus tendance Ă se rĂ©duire quâĂ augmenter, ce qui a des consĂ©quences directes sur les remboursements, les remises et les traitements des plaintes des clients. Ces objectifs de rĂ©ductions des remboursements sont directement transmis et traduits opĂ©rationnellement auprĂšs des agents des centres dâappels sous forme dâobjectifs et de propositions commerciales. Les call centers sont dâabord perçus comme des centres de coĂ»ts pour ceux qui les opĂšrent, et câest encore plus vrai quand ils sont externalisĂ©s.
Le service client vise plus Ă nous apaiser quâĂ nous satisfaire
Longtemps, la mesure de la satisfaction des clients Ă©tait une mesure sacrĂ©e, Ă lâimage du Net Promoter Score imaginĂ© au dĂ©but 2000 par un consultant amĂ©ricain qui va permettre de gĂ©nĂ©raliser les systĂšmes de mesure de satisfaction (qui, malgrĂ© son manque de scientificitĂ© et ses innombrables lacunes, est devenu un indicateur clĂ© de performance, totalement dĂ©vitalisĂ©). « Les PDG ont longtemps considĂ©rĂ© la fidĂ©litĂ© des clients comme essentielle Ă la rĂ©ussite dâune entreprise », rappelle Colin. Mais, si tout le monde continue de valoriser le service client, la croissance du chiffre dâaffaires a partout dĂ©trĂŽnĂ© la satisfaction. Les usagers eux-mĂȘmes ont lĂąchĂ© lâaffaire. « Nous sommes devenus collectivement plus rĂ©ticents Ă punir les entreprises avec lesquelles nous faisons affaire », dĂ©clare Amas Tenumah : les clients les plus insatisfaits reviennent Ă peine moins souvent que les clients les plus satisfaits. Il suffit dâun coupon de rĂ©duction de 20% pour faire revenir les clients. Les clients sont devenus paresseux, Ă moins quâils nâaient plus vraiment le choix face au dĂ©ploiement de monopoles effectifs. Les entreprises ont finalement compris quâelles Ă©taient libres de nous traiter comme elles le souhaitent, conclut Colin. « Nous sommes entrĂ©s dans une relation abusive ». Dans son livre, Tenumah rappelle que les services clients visent bien plus « Ă vous apaiser quâĂ vous satisfaire »⊠puisquâils sâadressent aux clients qui ont dĂ©jĂ payĂ© ! Il est souvent le premier dĂ©partement oĂč une entreprise va chercher Ă rĂ©duire les coĂ»ts.
Dans nombre de secteurs, la fidĂ©litĂ© est dâailleurs assez mal rĂ©compensĂ©e : les opĂ©rateurs rĂ©servent leurs meilleurs prix et avantages aux nouveaux clients et ne proposent aux plus fidĂšles que de payer plus pour de nouvelles offres. Une opĂ©ratrice de centre dâappel, rappelle que les mots y sont importants, et que les opĂ©rateurs sont formĂ©s pour Ă©luder les rĂ©clamations, les minorer, proposer la remise la moins disante⊠Une autre que le fait de tomber chaque fois sur une nouvelle opĂ©ratrice qui oblige Ă tout rĂ©expliquer et un moyen pour pousser les gens Ă lâabandon.
La complexité administrative : un excellent outil pour invisibiliser des objectifs impopulaires

Dans son livre, Sunstein explique que le Sludge donne aux gens le sentiment quâils ne comptent pas, que leur vie ne compte pas. Pour la sociologue Pamela Herd et le politologue Donald Moynihan, coauteurs de Administrative Burden: Policymaking by Other Means (Russel Sage Foundation, 2019), le fardeau administratif comme la paperasserie complexe, les procĂ©dures confuses entravent activement lâaccĂšs aux services gouvernementaux. PlutĂŽt que de simples inefficacitĂ©s, affirment les auteurs, nombre de ces obstacles sont des outils politiques dĂ©libĂ©rĂ©s qui dĂ©couragent la participation Ă des programmes comme Medicaid, empĂȘchent les gens de voter et limitent lâaccĂšs Ă lâaide sociale. Et bien sĂ»r, cette dĂ©sorganisation volontaire touche de maniĂšre disproportionnĂ©e les gens les plus marginalisĂ©s. « Lâun des effets les plus insidieux du sludge est quâil Ă©rode une confiance toujours plus faible dans les institutions », explique la sociologue. « Une fois ce scepticisme installĂ©, il nâest pas difficile pour quelquâun comme Elon Musk de sabrer le gouvernement sous couvert dâefficacitĂ© »⊠alors que les coupes drastiques vont surtout compliquer la vie de ceux qui ont besoin dâaide. Mais surtout, comme lâexpliquaient les deux auteurs dans une rĂ©cente tribune pour le New York Times, les rĂ©formes dâaccĂšs, dĂ©sormais, ne sont plus lisibles, volontairement. Les coupes que les RĂ©publicains envisagent pour lâattribution de Medicaid ne sont pas transparentes, elles ne portent plus sur des modifications dâĂ©ligibilitĂ© ou des rĂ©ductions claires, que les Ă©lecteurs comprennent facilement. Les coupes sont dĂ©sormais opaques et reposent sur une complexitĂ© administrative renouvelĂ©e. Alors que les DĂ©mocrates avaient ĆuvrĂ© contre les lourdeurs administratives, les RĂ©publicains estiment quâelles constituent un excellent outil politique pour atteindre des objectifs politiques impopulaires.
Augmenter le fardeau administratif devient une politique, comme de pousser les gens Ă renouveler leur demande 2 fois par an plutĂŽt quâune fois par an. Lâenjeu consiste aussi Ă dĂ©velopper des barriĂšres, comme des charges ou un ticket modĂ©rateur, mĂȘme modique, qui permet dâĂ©loigner ceux qui ont le plus besoin de soins et ne peuvent les payer. Les RĂ©publicains du CongrĂšs souhaitent inciter les Ătats Ă alourdir encore davantage les formalitĂ©s administratives. Ils prĂ©voient dâalourdir ainsi les sanctions pour les Ătats qui commettent des erreurs dâinscription, ce qui va les encourager Ă exiger des justificatifs excessifs â alors que lĂ bas aussi, lâessentiel de la fraude est le fait des assureurs privĂ©s et des prestataires de soins plutĂŽt que des personnes Ă©ligibles aux soins. Les RĂ©publicains affirment que ces contraintes servent des objectifs politiques vertueux, comme la rĂ©duction de la fraude et de la dĂ©pendance Ă lâaide sociale. Mais en vĂ©ritĂ©, « la volontĂ© de rendre lâassurance maladie publique moins accessible nâest pas motivĂ©e par des prĂ©occupations concernant lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Au contraire, les plus vulnĂ©rables verront leur situation empirer, tout cela pour financer une baisse dâimpĂŽts qui profite principalement aux riches ».
Dans un article pour The Atlantic de 2021, Annie Lowrey Ă©voquait le concept de Kludgeocracrie du politologue Steven Teles, pour parler de la façon dont Ă©taient bricolĂ©s les programmes de prestations en faisant reposer sur les usagers les lourdeurs administratives. Le but, bien souvent, est que les prestations sociales ne soient pas faciles Ă comprendre et Ă recevoir. « Le gouvernement rationne les services publics par des frictions bureaucratiques dĂ©routantes et injustes. Et lorsque les gens ne reçoivent pas lâaide qui leur est destinĂ©e, eh bien, câest leur faute ». « Câest un filtre rĂ©gressif qui sape toutes les politiques progressistes que nous avons ». Ces politiques produisent leurs propres Ă©conomies. Si elles alourdissent le travail des administrations chargĂ©es de contrĂŽler les prestations, elles diminuent mĂ©caniquement le volume des prestations fournies.
Le mille-feuille de lâorganisation des services publics nâexplique pas Ă lui seul la raison de ces complexitĂ©s. Dans un livre dĂ©diĂ© au sujet (The Submerged State: How Invisible Government Policies Undermine American Democracy, University of Chicago Press, 2011), la politologue Suzanne Mettler soulignait dâailleurs, que les programmes destinĂ©s aux plus riches et aux entreprises sont gĂ©nĂ©ralement plus faciles Ă obtenir, automatiques et garantis. « Il nâest pas nĂ©cessaire de se prosterner devant un conseiller social pour bĂ©nĂ©ficier des avantages dâun plan dâĂ©pargne-Ă©tudes. Il nâest pas nĂ©cessaire dâuriner dans un gobelet pour obtenir une dĂ©duction fiscale pour votre maison, votre bateau ou votre avionâŠÂ». « Tant et si bien que de nombreuses personnes Ă revenus Ă©levĂ©s, contrairement aux personnes pauvres, ne se rendent mĂȘme pas compte quâelles bĂ©nĂ©ficient de programmes gouvernementaux ». Les 200 milliards dâaides publiques aux entreprises en France, distribuĂ©s sans grand contrĂŽle, contrastent dâune maniĂšre saisissante avec la chasse Ă la fraude des plus pauvres, bardĂ©s de contrĂŽles. Selon que vous ĂȘtes riches ou pauvres, les lourdeurs administratives ne sont pas distribuĂ©es Ă©quitablement. Mais toutes visent dâabord Ă rendre lâĂtat dysfonctionnel.
Lâarticle dâAnnie Lowrey continue en soulignant bien sĂ»r quâune meilleure conception et que la simplification sont Ă portĂ©e de main et que certaines agences amĂ©ricaines sây sont attelĂ© et que cela a portĂ© ses fruits. Mais, le problĂšme nâest plus celui-lĂ me semble-t-il. VoilĂ longtemps que les effets de la simplification sont dĂ©montrĂ©s, cela nâempĂȘche pas, bien souvent, ni des reculs, ni une fausse simplification. Le contrĂŽle reste encore largement la norme, mĂȘme si partout on constate quâil produit peu dâeffets (comme le montraient les sociologues Claire VivĂšs, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet, dans leur livre sur le contrĂŽle du chĂŽmage, ChĂŽmeurs, vos papiers ! â voir notre recension). Il est toujours plus fort sur les plus dĂ©munis que sur les plus riches et la tendance ne sâinverse pas, malgrĂ© les dĂ©monstrations.
Et le dĂ©ferlement de lâIA pour le marketing risque de continuer Ă dĂ©grader les choses. Pour Tenumah, lâarrivĂ©e de services clients gĂ©rĂ©s par lâIA vont leur permettre peut-ĂȘtre de coĂ»ter moins cher aux entreprises, mais ils ne vont rĂ©pondre Ă aucune attente.
La rĂ©sistance au Sludge sâorganise bien sĂ»r. Des rĂ©glementations, comme la rĂšgle « cliquez pour annuler » que promeut la FTC amĂ©ricaine, vise Ă Ă©liminer les obstacles Ă la rĂ©siliation des abonnements. LâOCDE a dĂ©veloppĂ©, elle, une internationale Sludge Academy pour dĂ©velopper des mĂ©thodes dâaudits de ce type de problĂšme, Ă lâimage de la mĂ©thodologie dĂ©veloppĂ©e par lâunitĂ© comportemementale du gouvernement australien. Mais la rĂ©gulation des lacunes des services clients est encore difficile Ă mettre en Ćuvre.
Le cabinet Gartner a prĂ©dit que dâici 2028, lâEurope inscrira dans sa lĂ©gislation le droit Ă parler Ă un ĂȘtre humain. Les entreprises sây prĂ©parent dâailleurs, puisquâelles estiment quâavec lâIA, ses employĂ©s seront capables de rĂ©pondre Ă toutes les demandes clients. Mais cela ne signifie pas quâelles vont amĂ©liorer leur relation commerciale. On lâa vu, il suffit que les solutions ne soient pas accessibles aux opĂ©rateurs des centres dâappels, que les recours ne soient pas dans la liste de ceux quâils peuvent proposer, pour que les problĂšmes ne se rĂ©solvent pas. Faudra-t-il aller plus loin ? Demander que tous les services aient des services de mĂ©diation ? Que les budgets de services clients soient proportionnels au chiffre dâaffaires ?
Avec ses amis, Chris Colin organise dĂ©sormais des soirĂ©es administratives, oĂč les gens se rĂ©unissent pour faire leurs dĂ©marches ensemble afin de sâencourager Ă les faire. LâidĂ©e est de socialiser ces moments peu intĂ©ressants pour sâentraider Ă les accomplir et Ă ne pas lĂącher lâaffaire.
AprÚs plusieurs mois de discussions, Ford a fini par proposer à Chris de racheter sa voiture pour une somme équitable.
Dégradation du service client ? La standardisation en question
Pour autant, lâarticle de The Atlantic ne rĂ©pond pas pleinement Ă la question de savoir si le numĂ©rique aggrave le Sludge. Les pratiques lĂ©ontines des entreprises ne sont pas nouvelles. Mais le numĂ©rique les attise-t-elle ?
« AprĂšs avoir progressĂ© rĂ©guliĂšrement pendant deux dĂ©cennies, lâindice amĂ©ricain de satisfaction client (ACSI), baromĂštre du contentement, a commencĂ© Ă dĂ©cliner en 2018. Bien quâil ait lĂ©gĂšrement progressĂ© par rapport Ă son point bas pendant la pandĂ©mie, il a perdu tous les gains rĂ©alisĂ©s depuis 2006 », rappelle The Economist. Si la concentration et le dĂ©veloppement de monopoles explique en partie la dĂ©gradation, lâautre raison tient au dĂ©veloppement de la technologie, notamment via le dĂ©veloppement de chatbots, ces derniĂšres annĂ©es. Mais lâarticle finit par reprendre le discours consensuel pour expliquer que lâIA pourrait amĂ©liorer la relation, alors quâelle risque surtout dâaugmenter les services clients automatisĂ©s, allez comprendre. MĂȘme constat pour Claer Barrett, responsable de la rubrique consommateur au Financial Times. Lâenvahissement des chatbots a profondĂ©ment dĂ©gradĂ© le service client en empĂȘchant les usagers dâaccĂ©der Ă ce quâils souhaitent : un humain capable de leur fournir les rĂ©ponses quâils attendent. LâInstitute of Customer Service (ICS), un organisme professionnel indĂ©pendant qui milite pour une amĂ©lioration des normes de la satisfaction client, constate nĂ©anmoins que celle-ci est au plus bas depuis 9 ans dans tous les secteurs de lâĂ©conomie britannique. En fait, les chatbots ne sont pas le seul problĂšme : mĂȘme joindre un opĂ©rateur humain vous enferme Ă©galement dans le mĂȘme type de scripts que ceux qui alimentent les chatbots, puisque les uns comme les autres ne peuvent proposer que les solutions validĂ©es par lâentreprise. Le problĂšme repose bien plus sur la normalisation et la standardisation de la relation quâautre chose.
« Les statistiques des plaintes des clients sont trĂšs faciles Ă manipuler », explique Martyn James, expert en droits des consommateurs. Vous pourriez penser que vous ĂȘtes en train de vous plaindre au tĂ©lĂ©phone, dit-il, mais si vous nâindiquez pas clairement que vous souhaitez dĂ©poser une plainte officielle, celle-ci risque de ne pas ĂȘtre comptabilisĂ©e comme telle. Et les scripts que suivent les opĂ©rateurs et les chatbots ne proposent pas aux clients de dĂ©poser plainte⊠Pourquoi ? LĂ©galement, les entreprises sont tenues de rĂ©pondre aux plaintes officielles dans un dĂ©lai dĂ©terminĂ©. Mais si votre plainte nâest pas officiellement enregistrĂ©e comme telle, elles peuvent traĂźner les pieds. Si votre plainte nâest pas officiellement enregistrĂ©e, elle nâest quâune rĂ©clamation qui se perd dans lâhistorique client, rĂ©guliĂšrement vidĂ©. Les consommateurs lui confient que, trop souvent, les centres dâappels nâont aucune trace de leur rĂ©clamation initiale.
Quant Ă trouver la page de contact ou du service client, il faut la plupart du temps cinq Ă dix clics pour sâen approcher ! Et la plupart du temps, vous nâavez accĂšs quâĂ un chat ou une ligne tĂ©lĂ©phonique automatisĂ©e. Pour Martyn James, tous les secteurs ont rĂ©duit leur capacitĂ© Ă envoyer des mails autres que marketing et la plupart nâacceptent pas les rĂ©ponses. Et ce alors que ces derniĂšres annĂ©es, de nombreuses chaĂźnes de magasins se sont transformĂ©es en centres de traitement des commandes en ligne, sans investir dans un service client pour les clients distants.
« Notre temps ne leur coûte rien »
« Notre temps ne leur coĂ»te rien », rappelle lâexpert. Ce qui explique que nous soyons contraints dâĂ©puiser le processus automatisĂ© et de nous battre obstinĂ©ment pour parler Ă un opĂ©rateur humain qui fera son maximum pour ne pas enregistrer lâinteraction comme une plainte du fait des objectifs quâil doit atteindre. Une fois les recours Ă©puisĂ©s, reste la possibilitĂ© de saisir dâautres instances, mais cela demande de nouvelles dĂ©marches, de nouvelles compĂ©tences comme de savoir quâun mĂ©diateur peut exister, voire porter plainte en justice⊠Autant de dĂ©marches qui ne sont pas si accessibles.
Les défenseurs des consommateurs souhaitent que les régulateurs puissent infliger des amendes beaucoup plus lourdes aux plus grands contrevenants des services clients déficients. Mais depuis quels critÚres ?
Investir dans un meilleur service client a clairement un coĂ»t. Mais traiter les plaintes de maniĂšre aussi inefficace en a tout autant. Tous secteurs confondus, le coĂ»t mensuel pour les entreprises britanniques du temps consacrĂ© par leurs employĂ©s Ă la gestion des problĂšmes clients sâĂ©lĂšve Ă 8 milliards dâeuros, selon lâICS. Si les entreprises commençaient Ă mesurer cet impact de cette maniĂšre, cela renforcerait-il lâargument commercial en faveur dâun meilleur service ?, interroge Claer Barrett.
Au Royaume-Uni, câest le traitement des rĂ©clamations financiĂšres qui offre le meilleur service client, explique-t-elle, parce que la rĂ©glementation y est beaucoup plus stricte. A croire que câest ce qui manque partout ailleurs. Pourtant, mĂȘme dans le secteur bancaire, le volume de plaintes reste Ă©levĂ©. Le Financial Ombudsman Service du Royaume-Uni prĂ©voit de recevoir plus de 181 000 plaintes de consommateurs au cours du prochain exercice, soit environ 10 % de plus quâen 2022-2023. Les principales plaintes Ă lâencontre des banques portent sur lâaugmentation des taux dâintĂ©rĂȘts sur les cartes de crĂ©dits et la dĂ©bancarisation (voir notre article). Une autre part importante des plaintes concerne les dossiers de financement automobiles, et porte sur des litiges dâĂ©valuation de dommages et des retards de paiements.
Pourtant, selon lâICS, le retour sur investissement dâun bon service client reste fort. « DâaprĂšs les donnĂ©es collectĂ©es entre 2017 et 2023, les entreprises dont le score de satisfaction client Ă©tait supĂ©rieur dâau moins un point Ă la moyenne de leur secteur ont enregistrĂ© une croissance moyenne de leur chiffre dâaffaires de 7,4 % ». Mais, celles dont le score de satisfaction est infĂ©rieur dâun point Ă la moyenne, ont enregistrĂ© Ă©galement une croissance de celui-ci du niveau de la moyenne du secteur. La diffĂ©rence nâest peut-ĂȘtre pas suffisamment sensible pour faire la diffĂ©rence. Dans un monde en ligne, oĂč le client ne cesse de sâĂ©loigner des personnels, la nĂ©cessitĂ© de crĂ©er des liens avec eux devrait ĂȘtre plus importante que jamais. Mais, lâinflation Ă©levĂ©e de ces derniĂšres annĂ©es porte toute lâattention sur le prix⊠et ce mĂȘme si les clients ne cessent de dĂ©clarer quâils sont prĂȘts Ă payer plus cher pour un meilleur service.
La morositĂ© du service client est assurĂ©ment Ă lâimage de la morositĂ© Ă©conomique ambiante.
Hubert Guillaud