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De la bonne maniùre de parler de l’ultranationalisme en Ukraine

Le sujet de l’extrĂȘme droite en Ukraine ne cesse de faire son come-back. Je me rappelle par exemple avoir parlĂ© dans ce fil Twitter, dans les premiĂšres semaines de la guerre de haute intensitĂ© lancĂ©e par la Russie, du caractĂšre rĂ©current de la dĂ©nonciation et de la focalisation sur le sujet.

La goutte de poison. J’avoue ĂȘtre Ă©puisĂ©e de devoir encore et encore, pour la milliĂšme fois depuis 2014, faire le point sur l'extrĂȘme-droite et les "nĂ©onazis" en Ukraine. Des dizaines d’articles et d’interventions de multiples chercheurs. Et il faut recommencer. Long đŸ§¶ 1/30

— Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) March 18, 2022

RĂ©cemment encore, un reportage vidĂ©o du Monde revenait sur la question, et identifiait des combattants, mais aussi des commandants charismatiques des rĂ©giments ukrainiens qui appartiennent ou appartenaient manifestement Ă  des mouvements d’extrĂȘme-droite. Une enquĂȘte sĂ©rieuse? Oui. Et je ne vais pas accuser le journaliste auteur du reportage d’ĂȘtre au service de la propagande du Kremlin (d’ailleurs, il est tout Ă  fait explicite sur ce point dans la vidĂ©o).

Cependant, cette couverture me semble profondĂ©ment insatisfaisante, car jouant essentiellement sur nos Ă©motions et nos rĂ©flexes, plus que sur la rĂ©flexion et la comprĂ©hension de ce qu’on observe. Nous autres chercheurs en portons une part de responsabilitĂ©, car c’est Ă  nous d’introduire de la profondeur dans un sujet qui parle en premier aux tripes. La question de l’extrĂȘme droite est aussi lĂ©gitime Ă  aborder sur le terrain ukrainien que sur le terrain russe, français ou amĂ©ricain, Ă  condition de bien la traiter, en l’inscrivant dans son contexte, en la mettant en perspective et en s’appuyant sur une recherche de terrain. Sinon, on ne fait que rĂ©agir de maniĂšre rĂ©flexe Ă  la volontĂ© de Moscou de nous imposer ce sujet.

La discussion que nous avons conduite avec mon collĂšgue Bertrand de Franqueville, publiĂ©e dans Le Grand Continent, adopte une dĂ©marche d’explication, pas de dĂ©nonciation. Bertrand a conduit une longue recherche en Ukraine sur les extrĂȘmes politiques, Ă  la fois de gauche et de droite , dans les milieux militants comme militaires. Cette profondeur de champ lui permet de rĂ©flĂ©chir Ă  l’histoire de ces mouvements, Ă  leur ancrage dans le paysage politique ukrainien, Ă  leur rĂŽle dans la conduite de la guerre et Ă  leur avenir politique. J’espĂšre que la thĂšse de doctorat qu’il a consacrĂ©e Ă  ce sujet sera bientĂŽt publiĂ©e, et je renvoie Ă©galement le lecteur dĂ©sireux de continuer Ă  approfondir le sujet Ă  l’article en accĂšs libre coĂ©crit par Bertrand de Franqueville et Adrien Nonjon en 2023, portant sur le mouvement Azov, ou encore Ă  cet ouvrage collectif, In the eye of the Storm, co-dirigĂ© par Adrien.

Les mouvements ultranationalistes – vous allez le comprendre en lisant notre entretien avec Bertrand – ne sont pas un sujet central dans la vie politique ukrainienne. Ils ne sont pas non plus un non sujet. Mais ils cesseront de nourrir nos fantasmes Ă  partir du moment oĂč on aura une vision un peu posĂ©e de leur place dans la sociĂ©tĂ©. Tout ce que nous Ă©crivons sur l’extrĂȘme-droite en Ukraine peut ĂȘtre (et sera) instrumentalisĂ© par des acteurs pro-russes. Tout, sauf prĂ©cisĂ©ment ce qui introduit de la nuance et donne des outils pour comprendre.

« Sur le devant de la scÚne médiatique »

C’est un article que j’ai Ă©crit il y a un an et demi dĂ©jĂ  pour « Sociologies pratiques Â» et qui vient d’ĂȘtre mis en ligne

Je souhaitais partager mes rĂ©flexions autour d’une expĂ©rience personnelle forte, celle de ma soudaine et massive mĂ©diatisation suite Ă  l’agression russe contre l’Ukraine. MĂȘme si j’étais dĂ©jĂ  assez familiĂšre de l’interaction avec les journalistes, du jour au lendemain, l’intervention dans les mĂ©dias est devenue, assez durablement, une partie consĂ©quente de mon activitĂ© professionnelle. Si vous lisez ce billet, c’est sans doute un des effets de cette mĂ©diatisation et de la visibilitĂ© qu’elle m’a donnĂ©e.

Nous, les sociologues, avons une dĂ©formation professionnelle terrible. Tout est terrain d’enquĂȘte potentiel : la salle d’attente d’un mĂ©decin, la fĂȘte de famille, la rĂ©union de travail
 Alors, lorsque je me suis retrouvĂ©e en 2022 Ă  enchaĂźner studios et plateaux et Ă  rĂ©pondre (ou pas) Ă  une vingtaine de sollicitations par jour, j’ai assez vite pensĂ© que ce que j’expĂ©rimentais Ă©tait aussi un objet d’observation fascinant. Ce que j’observais, c’était ce processus de fabrication d’un discours sur la sociĂ©tĂ© selon des dispositifs bien particuliers, et dont j’étais un des acteurs. J’ai pris des notes. Quand j’y repense, c’était aussi une sorte de dĂ©doublement qui me permettait de rendre plus supportable ce que je vivais. Alors que j’étais (et je suis toujours) profondĂ©ment Ă©prouvĂ©e et meurtrie par cette guerre, j’aurais pu m’horrifier de l’ambiance des plateaux oĂč l’on se faisait la bise et on rigolait, avant de prendre un air grave Ă  l’antenne pour parler de l’armĂ©e russe qui attaquait les villes ukrainiennes. Regarder cela en sociologue Ă©tait apaisant. J’observais les inĂ©gales capacitĂ©s des uns et des autres Ă  peser dans le discours, je mesurais les contraintes et les ressources de chacun des acteurs engagĂ©s, j’essayais de comprendre les choix faits par les rĂ©dactions et la maniĂšre dont elles avaient construit leurs sujets. J’avoue: c’était aussi pour moi un rĂ©servoir Ă  anecdotes dont je ponctuais ensuite mon cours de sociologie des mĂ©dias. Assez rapidement, je me suis mise Ă  tester des choses, et voir par exemple dans quelles conditions je pouvais co-dĂ©finir, avec les journalistes, les questions qui mĂ©ritaient d’ĂȘtre posĂ©es.

Aborder les mĂ©dias en sociologue me permettait aussi de conserver une posture Ă  laquelle je tenais: celle d’une relation mutuellement bienveillante avec les journalistes. Mon postulat de dĂ©part est toujours que les journalistes souhaitent bien faire leur travail, mais qu’ils le font dans un contexte de contraintes trĂšs fortes (mĂȘme si elles sont inĂ©galement fortes selon le mĂ©dia et le poste qu’ils y occupent
) C’est un travail que j’admire et dont les contraintes sont souvent mĂ©connues. Nous avons tendance, dans ma communautĂ© professionnelle, Ă  attribuer la faute d’une interaction journaliste/chercheur qui tourne mal Ă  l’un ou Ă  l’autre des individus qui en sont partie prenante. Nous gagnerions vraiment Ă  y voir des difficultĂ©s plus structurelles, inhĂ©rentes Ă  l’exercice de chacun de nos mĂ©tiers.

Tout ça pour vous dire que l’article que vous trouverez jusqu’à fin juillet en accĂšs libre, est une rĂ©flexion modeste sur ces sujets qui me passionnent, Ă  partir de mon expĂ©rience personnelle. Une autre sorte de « making of« : cette fois-ci, la fabrication du volet mĂ©diatique de mon travail.

« Ukraine, la force des faibles »: le making of.

Mon petit texte « Ukraine: la force des faibles Â» est sorti en librairie le 13 juin. Dans les prĂ©sentations que je peux en faire ici et lĂ , j’explique l’intention qui l’anime: faire comprendre comment la sociĂ©tĂ© ukrainienne s’est transformĂ©e pendant les dix annĂ©es de guerre, et en quoi cette transformation trĂšs particuliĂšre a donnĂ© lieu Ă  un mode trĂšs particulier de rĂ©sistance armĂ©e .

J’entends d’ores et dĂ©jĂ , dans les premiĂšres questions qui me sont adressĂ©es, un doute. Serait-ce encore l’un de ces textes qui idĂ©alisent la rĂ©sistance ukrainienne, hĂ©roĂŻsent la conduite de la guerre, cherchent Ă  entraĂźner le lecteur dans l’admiration? Evidemment, ce sera aux lecteurs de trancher. Le texte est imprĂ©gnĂ© d’une Ă©motion que je n’ai pas cherchĂ© Ă  cacher.

Cependant, pour moi, ce petit essai n’est un pas un pamphlet, mais un carnet de terrain d’une enquĂȘte qui s’étale dĂ©sormais sur dix ans. Une enquĂȘte conduite Ă  Kyiv, Zhytomyr, Dnipro, Lviv, Vynnytsia, mais aussi Tchernivtsy, Kharkiv, Mykolaiv, Kherson
 Ce que raconte « Ukraine: la force des faibles Â», sous ce petit format qui ne permet pas une vĂ©ritable dĂ©monstration de la preuve, ce sont quelques observations tirĂ©es de cette longue enquĂȘte. Je souhaiterais donner ici un aperçu de l’émergence de cette recherche et de sa cuisine interne.

J’aurais aimĂ© emmener les lecteurs Ă  travers ces dix ans de recherche en photos, mais je suis une photographe plutĂŽt timide, et je demande rarement aux personnes que j’interroge l’autorisation de les photographier. Encore moins, paradoxalement, lorsque l’entretien s’est trĂšs bien passĂ©, et qu’un vĂ©ritable lien humain s’est tissĂ© entre l’enquĂȘteur et l’enquĂȘtĂ©. Les images que je ramĂšne de mes enquĂȘtes sont prises Ă  la va-vite, pour me permettre de garder une trace, vĂ©rifier une inscription, fixer une date, plutĂŽt que pour les partager. Mes photos sont aussi trĂšs souvent kyiviennes, car dans cette ville qui m’est trĂšs familiĂšre, je suis d’autant plus sensible aux moindres changements du paysage urbain dans ces annĂ©es de guerre.

En voici quand-mĂȘme une. Nous sommes en juillet 2014, en plein centre ville de Kyiv, aux abords de la place de l’IndĂ©pendance, le MaĂŻdan. La rĂ©volution du MaĂŻdan s’est terminĂ©e, aprĂšs des semaines d’affrontements meurtriers, quelques mois auparavant, mais les Ukrainiens mettront un certain temps Ă  enlever les dĂ©bris calcinĂ©s de la place. Ces dĂ©bris sont les premiers mĂ©moriaux aux manifestants tombĂ©s. Ils sont constellĂ©s de photos, fleurs, mots de condolĂ©ances. Je n’étais pas Ă  Kyiv pendant les derniĂšres semaines sanglantes de la rĂ©volution du MaĂŻdan, et dĂ©ambuler au milieu de ces dĂ©bris calcinĂ©s de barricades Ă©tait trĂšs Ă©mouvant pour moi. Pourtant, on n’était pas seulement Ă  la fin d’une sĂ©quence importante pour l’histoire du pays, mais aussi et surtout au dĂ©but d’une Ă©poque nouvelle. En ce juillet 2014, quelque chose de fondamental avait changĂ©. L’annexion de la CrimĂ©e avait eu lieu. la guerre faisait dĂ©jĂ  rage Ă  l’est du pays, avec une Russie qui attisait l’insurrection dans le Donbass, mais intervenait aussi directement, militairement.

Quelques mois plus tard, les volontaires ramĂšneront et exposeront dans les villes ukrainiennes les carcasses calcinĂ©e des voitures, les blindĂ©s et les lance-roquettes russes ramenĂ©s du front de l’est. Quand je reviens en Ukraine en fĂ©vrier 2015, j’assiste Ă  cette exposition en plein air oĂč se pressent les familles. Il y a pour moi Ă  l’époque quelque chose d’un peu troublant de voir des enfants grimper dans les chars russes, et je me fais la rĂ©flexion que leurs parents ne rĂ©alisent sans doute pas qu’ils ne sont pas dans un musĂ©e de la guerre, mais dans une guerre au prĂ©sent. Aujourd’hui, dans les villes ukrainiennes, on voit encore de tels trophĂ©es exposĂ©s. Mais je ne vois plus aucun enfant grimper dessus


Je crois que l’un des objectifs Ă©tait celui-lĂ : faire prendre conscience aux Ukrainiens de la nature de cette guerre, et surtout leur faire comprendre que la Russie Ă©tait en train d’agresser militairement l’Ukraine. Car dans cette annĂ©e 2015, l’incertitude sur l’agresseur et sur la responsabilitĂ© sont parfois lĂ , et certains Ukrainiens confessent leur difficultĂ© Ă  comprendre ce qui se dĂ©roule vraiment Ă  l’est.

A cĂŽtĂ© des carcasses de blindĂ©s et des restes de missiles, une petite expo est montĂ©e dans des containers. « Preuves de l’agression militaire russe sur le territoire ukrainien Â». Ce n’est pas par hasard que le titre est (aussi) en anglais: il s’agit entre autres d’interpeller la communautĂ© internationale qui, Ă  ce moment-lĂ  et pour de longues annĂ©es, va faire tout son possible pour ne pas voir la Russie derriĂšre les activistes sĂ©paratistes.

Cette guerre-lĂ , entre 2014 et 2022, les Ukrainiens la conduisent seuls, sans soutien militaire international, et avec un soutien politique tiĂšde de pays occidentaux encore sensibles Ă  la vision russe de la guerre. C’est parce qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mĂȘmes, parce que leur armĂ©e est dĂ©faillante et leur Etat fragile, que les Ukrainiens ordinaires, pour l’essentiel des civils, vont s’engager dans la conduite de la guerre.

TrĂšs rapidement en 2014, je commence Ă  enquĂȘter sur ces civils qui prennent les armes pour la premiĂšre fois pour dĂ©fendre leur pays, oĂč qui s’organisent pour soutenir cette dĂ©fense.

Les premiers que j’interroge sont mes anciens enquĂȘtĂ©s, les vĂ©tĂ©rans de la guerre soviĂ©tique en Afghanistan, groupe avec qui j’avais fait des entretiens en 2010-2011. J’avais dĂ©jĂ  visitĂ©, lors de ma premiĂšre enquĂȘte, le petit musĂ©e de leur association kyivienne, oĂč ils avaient exposĂ© des objets militaires de l’époque soviĂ©tique. Quand je reviens les voir en 2015, le musĂ©e est transformĂ© en entrepĂŽt oĂč, Ă  cĂŽtĂ© des artefacts soviĂ©tiques, s’empilent les uniformes et piĂšces d’équipement neufs achetĂ©s par eux qui attendent d’ĂȘtre apportĂ©s sur le front: pantalons chauds, casques en kevlar (terme qui fait alors son entrĂ©e dans mon vocabulaire) et d’autres objets que je n’arrive pas Ă  l’époque Ă  identifier. J’ai pris cette photo dans une piĂšce trop sombre, parce que je voulais absolument garder l’image de la vieille mitrailleuse soviĂ©tique Maxim, Ă  l’arriĂšre de la photo, qui contrastait tellement avec les objets neufs d’une guerre nouvelle. Dix ans plus tard, j’ai vu une Maxim similaire dans la caserne d’une unitĂ© de dĂ©fense locale composĂ©e de civils, dans une petite ville ukrainienne. En 2025, cette Maxim-lĂ  n’avait rien d’une piĂšce de musĂ©e: trĂšs efficace pour abattre les drones, m’expliquaient les combattants qui lui avaient fabriquĂ© une nouvelle tourelle sur mesure.

En 2014, « mes Â» vĂ©tĂ©rans d’Afghanistan faisaient partie des rares groupes de personnes qui, en Ukraine, avaient une expĂ©rience quelconque d’une guerre. Bien que plutĂŽt ĂągĂ©s pour combattre – la cinquantaine, voire la soixantaine – un certain nombre d’entre eux avaient choisi de partir au front. D’autres avaient dĂ©cidĂ© de les soutenir: Ă©quiper, armer, ravitailler. Et parfois, les deux Ă  la fois: prendre les armes quelques jours ou quelques semaines; puis revenir Ă  l’arriĂšre et collecter de l’équipement pour le prochain voyage vers le front. J’avais fait de mon enquĂȘte sur ces vĂ©tĂ©rans reprenant les armes un article, intitulĂ© « D’une guerre Ă  l’autre: Les vĂ©tĂ©rans d’Afghanistan dans le conflit armĂ© dans le Donbass Â».

Mais dĂ©jĂ , je voyais partout en Ukraine Ă©merger une nouvelle gĂ©nĂ©ration de combattants et un tissu associatif soutenant la guerre. On voyait se former en Ukraine des bataillons volontaires, se substituant aux unitĂ©s insuffisantes de l’armĂ©e rĂ©guliĂšre. J’ai commencĂ© Ă  interroger ces combattants qui, Ă  partir de 2015, rentraient progressivement du front. On voyait aussi Ă©galement Ă©merger des initiatives de soutien au front Ă  l’arriĂšre, parfois structurĂ©es en associations, parfois plus flexibles. Souvent d’ailleurs, les personnes Ă  l’origine de ces initiatives Ă©taient elles aussi des anciens combattants.

FinancĂ©s par toutes sortes de donateurs – mais trĂšs peu l’Etat – et composĂ©s de civils qui n’avaient pas de statut de militaire des forces armĂ©es de l’Ukraine, les bataillons volontaires Ă©taient trĂšs visibles dans l’espace public en Ukraine.

Les bataillons, comme « Donbass Â» dont on voit une voiture sur cette photo de fĂ©vrier 2015, collectaient de l’argent, et des associations Ă  l’arriĂšre se chargeaient de faire circuler les cagnottes, d’identifier de quoi les combattants avaient besoin, de soutenir les familles. Les bataillons ont Ă©tĂ© assez vite intĂ©grĂ©s dans l’armĂ©e rĂ©guliĂšre. En 2017, j’avais publiĂ© une Ă©tude sur ces groupes armĂ©s et leur place dans la conduite de la guerre.

En février 2015, les accords de Minsk 2, signés dans des conditions favorables à la Russie, ont marqué la fin de la premiÚre période de la guerre russo-ukrainienne, en la faisant entrer dans une seconde longue période, celle de la guerre de basse intensité qui durera sept ans de plus.

Ces sept annĂ©es-lĂ  sont un angle mort pour la sociĂ©tĂ© française. C’est une pĂ©riode oĂč les journalistes français avaient du mal Ă  vendre Ă  leurs rĂ©dactions un papier sur la guerre dans le Donbass qui n’intĂ©ressait pas grand-monde. « Ah bon, la guerre continue? Â», me demandait-on Ă©galement en France quand je rentrais d’Ukraine. Pourtant, si la guerre Ă©tait cantonnĂ©e Ă  l’est du pays (et je ne suis jamais allĂ©e sur les zones de front), j’en voyais les traces sur tout le territoire de l’Ukraine. Une guerre « discrĂštement omniprĂ©sente Â», ai-je Ă©crit dans un article, et c’est cela que me permettait l’approche sociologique et la longue frĂ©quentation du terrain: voir la prĂ©sence de la guerre lĂ  oĂč un observateur de passage n’aurait pas remarquĂ© la diffĂ©rence. Parfois, notre premier capteur, c’est ça: la sensation que dans un endroit qu’on connaĂźt bien, dans un groupe qu’on connaĂźt bien, quelque chose a changĂ©.

En Ukraine, en rĂ©alitĂ©, le changement Ă©tait massif, et il Ă©tait portĂ© par plusieurs groupes sociaux qui se recoupaient partiellement : ceux qui s’étaient engagĂ©s aux cĂŽtĂ©s la rĂ©volution du MaĂŻdan; ceux qui Ă©taient partis combattre dans le Donbass et qui revenaient Ă  la vie civile; ceux qui avaient Ă©tĂ© forcĂ©s Ă  fuir de chez eux ou Ă  changer de vie du fait de la guerre. Puisque je continuais mon enquĂȘte sur les civils qui prenaient les armes, c’est surtout avec les combattants et anciens combattants que j’ai conduit mes enquĂȘtes, mettant un pied dans un rĂ©seau de plus en plus vaste d’associations, groupements informels, entreprises, services ministĂ©riels, tous liĂ©s Ă  la conduite de la guerre ou Ă  la prise en charge des effets de la guerre. AprĂšs les entretiens, nous restions souvent en contact avec mes enquĂȘtĂ©s; c’était d’autant plus facile que beaucoup d’entre eux Ă©taient de milieux sociaux urbains et Ă©duquĂ©s, proche du mien, et qu’à force, nous avions de plus en plus de connaissances en commun. Je suivais de loin, souvent sur les rĂ©seaux sociaux, les projets dans lesquels ils s’engageaient, liĂ©s Ă  la rĂ©forme de l’Etat et de l’armĂ©e, Ă  la dĂ©fense et Ă  la prise en charge des vĂ©tĂ©rans et des populations vulnĂ©rables, Ă  l’information et Ă  la culture comme vecteurs pour dire la guerre. J’en dĂ©cris un petit nombre dans « La force des faibles Â», mais il y en aurait tant d’autres dont l’histoire mĂ©rite d’ĂȘtre racontĂ©e. Tout au long de ces annĂ©es, jusqu’au Covid, nous essayions d’emmener des doctorants et post-docs, rĂ©unis en Ă©cole d’étĂ© que nous organisions avec un groupe de collĂšgues, voir l’une ou l’autre de ces associations.

Un exemple de ces associations, « Station Kharkiv« , lieu d’accueil pour les dĂ©placĂ©s internes, créé en 2014, que nous sommes allĂ©s voir avec les Ă©tudiants lors de notre Ă©cole d’étĂ© dans cette ville en 2016, deux ans aprĂšs le dĂ©but de la guerre. Les deux femmes que vous voyez au fond de la photo sont toujours aux manettes d’une association qui s’est Ă©largie et professionnalisĂ©e entre 2014 et 2022. DĂšs les premiers jours de mars 2022, Station Kharkiv Ă©tait en train de collecter des vivres et des mĂ©dicaments, et de les livrer aux personnes vulnĂ©rables qui se sont trouvĂ©es plus isolĂ©es que jamais. Dans les premiers jours de l’invasion russe, l’association avait d’ailleurs perdu l’une de ses jeunes bĂ©nĂ©voles, victime d’une attaque de missile.

D’autres groupes sont plus directement impliquĂ©es dans la conduite de la guerre. C’est par exemple le cas de « Notre bataillon Â», association fondĂ©e par un entrepreneur de la ville de Tcherkassy qui s’est engagĂ© dans l’aide Ă  l’armĂ©e lorsque l’un de ses salariĂ©s est parti au front. En 2014, la petite ONG se donne pour mission de parrainer et approvisionner « son Â» bataillon. Petit Ă  petit, elle Ă©largit son action Ă  d’autres unitĂ©s. La photo ci-dessous du stand de l’association a Ă©tĂ© prise en 2017, lors d’une journĂ©e de rencontre de vĂ©tĂ©rans et d’ONG. Quand on regarde la photo, tout ça a l’air trĂšs artisanal, et je trouve que c’est ça qui est intĂ©ressant: le soutien Ă  l’armĂ©e part d’une toute petite Ă©chelle, puis se dĂ©veloppe, se professionnalise, se structure.

Les bĂ©nĂ©voles se forment aux besoins des forces armĂ©es, deviennent compĂ©tents en Ă©quipement militaire. Des liens solides se tissent entre l’armĂ©e et la sociĂ©tĂ© Ă  l’arriĂšre. Tout comme « Station Kharkiv Â», « Notre bataillon Â» se met immĂ©diatement en action et s’ajuste aux nouveaux besoins qui Ă©mergent avec l’agression de fĂ©vrier 2022. L’ONG continue Ă  approvisionner le front aujourd’hui.

Ces initiatives sont une illustration de ce que je dĂ©cris dans « La force des faibles Â»: quand la Russie tente d’envahir l’Ukraine en fĂ©vrier 2022, la sociĂ©tĂ© ukrainienne est aussi prĂȘte qu’elle peut l’ĂȘtre, car elle a derriĂšre elle huit ans de dĂ©veloppement d’une sociĂ©tĂ© civile engagĂ©e dans la guerre.

« Ce que je trouve formidable dans notre sociĂ©tĂ©, me disait en 2024 autour d’un thĂ© une collĂšgue et amie ukrainienne, c’est que je sais que pour chaque problĂšme qu’un citoyen pourra rencontrer, il y aura un groupe ou une association qui sera lĂ  pour l’aider. Â» Je suis d’accord avec elle, mais j’aurais pu complĂ©ter sa phrase: « â€Š parce que l’Etat ne sera pas forcĂ©ment lĂ . Â» Le point de dĂ©part de « La force des faibles Â» est prĂ©cisĂ©ment dans ce paradoxe: si les Ukrainiens Ă©taient aussi actifs, aussi innovants, aussi engagĂ©s, c’est parce qu’ils ne pensaient pas pouvoir se reposer sur leur Etat. Ni pour conduire la guerre, ni pour construire une armĂ©e performante, ni pour prendre en charge les plus fragiles. C’est de leur cheminement que je donne un aperçu dans le petit livre.

Beaucoup de collĂšgues ont travaillĂ© sur les mouvements associatifs qui ont Ă©mergĂ© Ă  partir de 2014. Je cite notamment dans le petit livre les travaux de Ioulia Shukan et d’Anastasia Fomitchova (dont on lira d’ailleurs bientĂŽt un tĂ©moignage personnel). Pour ma part, je me suis tout particuliĂšrement intĂ©ressĂ©e au parcours des civils, hommes et femmes, qui ont pris les armes depuis 2014. Pour moi, leur rĂŽle a Ă©tĂ© crucial dans l’évolution des forces armĂ©es ukrainiennes et la prĂ©paration de la sociĂ©tĂ© Ă  la guerre de haute intensitĂ©. J’ai consacrĂ© un article Ă  cet « Ă©tat de qui-vive Â» qui caractĂ©rise ces anciens combattants dans les annĂ©es 2015-2022. Mais si cette action a pu se dĂ©ployer, c’est parce qu’un lien entre les initiatives privĂ©es / associatives et l’Etat s’est tissĂ©. Ce lien, je l’observais dĂ©jĂ  en 2015-2022, par exemple via l’intĂ©gration des anciens combattants dans les institutions locales et centrales, autour de projets liĂ©s Ă  l’armĂ©e ou aux vĂ©tĂ©rans.

C’est le cas par exemple de Ivan, jeune homme Ă  droite de la photo, enseignant en informatique Ă  l’universitĂ© dans la ville de Dnipro, mobilisĂ© dĂšs le mois d’avril 2014 en tant que chef de peloton blindĂ©. Quand il est dĂ©mobilisĂ© aprĂšs une annĂ©e sur le front, il est immĂ©diatement invitĂ© par l’administration rĂ©gionale a prendre la tĂȘte du Centre d’aide aux vĂ©tĂ©rans nouvellement créé. Lorsque nous nous rencontrons en 2017, cela fait deux ans Ă  peu prĂšs qu’il occupe cette fonction. (Mes qualitĂ©s de photographe sont encore une fois clairement dĂ©montrĂ©es sur l’image ci-dessous).

Dans les annĂ©es suivantes et jusqu’à aujourd’hui, Ivan a pris en charge les projets de rĂ©silience et de sĂ©curitĂ© numĂ©rique dans l’administration rĂ©gionale, cette « ligne de front numĂ©rique Â» qui concilie son expĂ©rience militaire et sa spĂ©cialisation universitaire. Pour lui, le passage de l’armĂ©e Ă  l’administration a Ă©tĂ© durable et facilitĂ© par sa position sociale. Pour d’autres personnes, la coopĂ©ration avec l’Etat a Ă©tĂ© plus brĂšve ou plus houleuse, mais en tout cas ce va-et-vient entre le front et l’arriĂšre, la sociĂ©tĂ© civile et les institutions publiques est l’un des mĂ©canismes au cƓur de l’agilitĂ© et de l’adaptation de l’Ukraine Ă  la guerre. J’y porte une attention particuliĂšre dans les enquĂȘtes de terrain que je conduis aujourd’hui.

Beaucoup de mes enquĂȘtĂ©s sont, comme Ivan, urbains, Ă©duquĂ©s, internationalisĂ©s. J’ai trĂšs vite identifiĂ© ce biais de mon enquĂȘte: la proximitĂ© sociale avec les personnes que j’interroge. Comme je suis une sociologue consciencieuse, j’ai constamment cherchĂ© Ă  Ă©largir le cercle d’interviewĂ©s, pour voir des personnes avec qui nous avions moins de choses en commun. Et pourtant – je m’en rends compte maintenant – la proximitĂ© sociale a aussi Ă©tĂ© une ressource pour la recherche. Mes enquĂȘtĂ©s n’étaient pas seulement proches de moi par leur position socioprofessionnelle; ils me ressemblaient parce que nos vies avant la guerre Ă©taient similaires, dans les annĂ©es oĂč j’avais vĂ©cu en Ukraine. On avait peut-ĂȘtre eu des loisirs semblables, on avait vĂ©cu un quotidien semblable. Avec certains d’entre eux, les plus ĂągĂ©s, on avait eu des enfances semblables, mĂȘme si la mienne Ă©tait Ă  Moscou alors que la leur se dĂ©roulait en Ukraine. Du fait de cette proximitĂ©, je ressentais d’autant mieux le choc de la guerre, la difficultĂ© des choix qu’ils ont dĂ» faire, les forces et les fragilitĂ©s qui en ont Ă©tĂ© les consĂ©quences. Oui, en tant qu’ĂȘtre humain, j’ai une admiration pour beaucoup de ces hommes et de ces femmes. Quels que soient mes efforts d’objectivation et de prise de distance, cette admiration, je n’arriverai pas Ă  – et je n’aurai pas envie de – m’en dĂ©faire.

Cependant, « La force des faibles Â» n’est pas un hommage que je leur rends. C’est plutĂŽt une tentative de dĂ©mystifier la vision que l’on peut avoir de rĂ©sistance d’une nation. Non pas glorifier la rĂ©sistance, mais comprendre les mĂ©canismes individuels et collectifs qui rendent une sociĂ©tĂ© prĂȘte Ă  rĂ©sister. Mais il y a un autre aspect de mon enquĂȘte qui est trĂšs prĂ©sent dans ce texte. C’est cette question que je me pose d’entretien en entretien, d’observation en observation: et moi, qu’aurais-je fait Ă  leur place? Que ferais-je dans un tel moment de grand bouleversement? Le jour oĂč je finaliserai le grand manuscrit tirĂ© de cette recherche, je m’en sortirai peut-ĂȘtre en mettant en Ɠuvre des dispositifs de distanciation et de prise de conscience de la position sociale de l’enquĂȘteur. J’évacuerai d’une maniĂšre ou d’une autre cette question troublante. Mais aujourd’hui, dans « La force des faibles Â», je ne souhaite pas l’évacuer, car il faut laisser son espace au trouble que suscite cette question essentielle : qui serions-nous, face Ă  l’inconcevable?

160 000 jeunes Russes appelés sous les drapeaux: comment lire ce chiffre ?

La « conscription du printemps Â», campagne semestrielle d’appel de jeunes hommes sous les drapeaux de l’armĂ©e russe dĂ©marre en ce dĂ©but d’avril, et c’est rare que je laisse passer un cycle sans faire un petit commentaire.

Le dĂ©but de la campagne de conscription a fait hier l’objet de brĂšves dans beaucoup de mĂ©dias, sans que la raison pour laquelle on en parle soit explicite
 Le sous-entendu derriĂšre est que l’armĂ©e russe se renforce, puisque le message essentiel est l’augmentation du nombre d’appelĂ©s visĂ©: 160 000, un objectif record. Mais est-ce comme ça qu’il faut le lire?

En premier lieu, si augmentation il y a, elle est plutĂŽt graduelle:

Campagne d’appelNombre d’appelĂ©s visĂ©
Printemps 2025160 000
Automne 2024133 000
Printemps 2024150 000
Automne 2023130 000
Printemps 2023147 000

Plus qu’à la campagne prĂ©cĂ©dente, il faut comparer les chiffres Ă  la saison prĂ©cĂ©dente: le printemps 2025 doit ĂȘtre comparĂ© au printemps 2024 plutĂŽt qu’à l’automne 2024. En effet, l’appel du printemps a traditionnellement des objectifs chiffrĂ©s supĂ©rieurs, car il touche notamment les Ă©tudiants qui viennent d’ĂȘtre diplĂŽmĂ©s (ou radiĂ©s) Ă  la fin de l’annĂ©e scolaire, et deviennent donc mobilisables, alors qu’ils bĂ©nĂ©ficiaient d’un sursis pendant le temps de leurs Ă©tudes. L’augmentation de la cible entre les printemps 2024 et 2025 est de 10 000 appelĂ©s; ce n’est pas rien, mais ce n’est pas Ă©norme non plus. Rappelons que l’ñge maximal de la conscription est, depuis le 1er janvier 2024, passĂ© Ă  30 ans au lieu de 27 auparavant. L’augmentation graduelle du nombre de conscrits peut donc relever d’un rattrapage du surplus qui devrait ĂȘtre gĂ©nĂ©rĂ© par l’ajout d’une cohorte supplĂ©mentaire? En tout cas, l’augmentation n’est pas illogique.

Au-delĂ  de ces considĂ©rations un peu techniques, la question que les commentateurs se posent est peut-ĂȘtre: ces 160 000 sont-ils des combattants potentiels sur le front ukrainien?

La rĂ©ponse est oui. Pas tant parce que les conscrits seront envoyĂ©s sur le front (mĂȘme si dans les faits, un certain nombre le sont, et des cas de conscrits morts au combat Ă©mergent rĂ©guliĂšrement), que parce que les conscrits sont un formidable vivier de recrutement sous contrat pour l’armĂ©e russe. Depuis le dĂ©but de la guerre, et avec une intensitĂ© croissante, on constate une pression sur ces jeunes garçons pour signer un contrat – j’en parlais en octobre dernier dans cet article. La lĂ©gislation permet dĂ©sormais Ă  l’armĂ©e de les recruter dĂšs le dĂ©but de leur service (lĂ  oĂč il fallait 4 mois de formation avant), et ce public est particuliĂšrement vulnĂ©rable. Nous n’avons cependant aucune donnĂ©e chiffrĂ©e qui nous permette de dire quelle proportion de conscrits se retrouve en dĂ©finitive enrĂŽlĂ©e sous contrat.

L’Etat russe peut-il aller au-delĂ , et augmenter considĂ©rablement ses capacitĂ©s de recrutement? La rĂ©ponse ici est tout autant politique que logistique. Les nouveaux conscrits, comme les nouvelles recrues sous contrat, doivent ĂȘtre logĂ©s, Ă©quipĂ©s, entraĂźnĂ©s. Le recrutement lui-mĂȘme mobilise de la ressource humaine et administrative. Le passage Ă  un systĂšme de convocations Ă©lectroniques – dont on ne sait trop s’il est vraiment opĂ©rationnel et s’il va ĂȘtre massivement utilisĂ© – devrait dĂ©gager un peu de personnel recruteur. Mais il faudra probablement toujours aller chercher les rĂ©calcitrants et organiser une battue aux appelĂ©s Ă  la fin de la pĂ©riode de conscription, pour ĂȘtre sĂ»rs de remplir les quotas fixĂ©s. Or, les autoritĂ©s militaires sont aussi activement engagĂ©es dans l’organisation du recrutement de soldats sous contrat, avec une pression forte de la hiĂ©rarchie. Je ne suis pas certaine que l’administration militaire ait tout simplement les capacitĂ©s matĂ©rielles et humaines Ă  recruter beaucoup plus, en un temps plutĂŽt court.

Quoi surveiller dans cette campagne de recrutement? Probablement cette base de donnĂ©es Ă©lectronique des citoyens au regard de leur obligation militaire. Le nouveau systĂšme offre en thĂ©orie Ă  l’armĂ©e des donnĂ©es actualisĂ©es sur les conscrits potentiels, et des outils de sanction en cas de non rĂ©ponse Ă  la convocation militaire. Donnera-t-elle Ă  l’Etat russe des moyens de coercition vraiment plus efficaces – et rĂ©utilisables dans le cas d’une nouvelle vague de mobilisation militaire? Jusqu’à maintenant, la preuve n’en a pas Ă©tĂ© apportĂ©e, mais peut-ĂȘtre que cette campagne de conscription changera la donne. En tout cas, elle donnera forcĂ©ment des informations utiles sur les capacitĂ©s organisationnelles de l’armĂ©e russe
 mais elle fournira aussi beaucoup d’élĂ©ments sur la volontĂ© des citoyens russes Ă  servir ou Ă  Ă©chapper au service militaire.

Le coût de la paix pour la Russie

On parle souvent du coĂ»t de la guerre pour la Russie: en dĂ©penses pour la dĂ©fense, en impact des sanctions, en hommes. On ne rĂ©flĂ©chit pas assez au coĂ»t inverse, celui du risque politique qu’entraĂźnerait, pour le pouvoir russe, l’arrĂȘt des combats. Quelques notes rapides pour Ă©voquer cet aspect rarement abordĂ©.

Le premier risque politique est liĂ© Ă  la dĂ©mobilisation des combattants actuellement engagĂ©s sur le front. La Russie a traitĂ© avec une grande violence l’ensemble des hommes qu’elle a engagĂ©s dans la guerre. Les militaires sous contrat que comptait l’armĂ©e en 2022 ont Ă©tĂ© clouĂ©s au front par une transformation de leurs contrats en engagement Ă  durĂ©e indĂ©terminĂ©e, sans possibilitĂ© de dĂ©missionner. Les mobilisĂ©s, civils recrutĂ©s de force en 2022 et envoyĂ©s au front dans des conditions terribles, y demeurent toujours deux ans et demi plus tard. Les nouveaux soldats sous contrat bĂ©nĂ©ficient, certes, d’une rĂ©munĂ©ration confortable, mais ne sont ni correctement formĂ©s, ni correctement Ă©quipĂ©s, ni traitĂ©s avec respect.
DĂ©mobiliser ces hommes, mĂȘme en les glorifiant, et les laisser revenir dans la vie civile, c’est prendre le risque de voir le rĂ©cit des facettes sombres de la conduite de la guerre se diffuser dans la sociĂ©tĂ©. C’est aussi devoir faire face Ă  des centaines de milliers d’hommes qui pourraient en vouloir Ă  leur pouvoir politique, qui sont profondĂ©ment traumatisĂ©s, et qui savent dĂ©sormais manier les armes. Le Kremlin a en partie conscience du problĂšme et met en place de modestes politiques d’intĂ©gration des vĂ©tĂ©rans dans la vie civile, mais vu le contour de ces dispositifs, ils risquent de se rĂ©vĂ©ler trĂšs insuffisants. Le pouvoir russe s’est refusĂ© jusqu’à maintenant de dĂ©mobiliser le moindre combattant et essaiera, autant que possible, de reculer le moment de la dĂ©mobilisation.

Le second risque politique est la consĂ©quence d’une transformation du systĂšme de rentes et de rĂ©tributions liĂ©es Ă  la guerre. La croissance affichĂ©e par l’économie russe est une croissance nourrie par la conduite de la guerre. L’économie s’est recentrĂ©e sur la commande militaire, les actifs Ă©conomiques ont Ă©tĂ© redistribuĂ©s et rĂ©organisĂ©s pour faire face aux sanctions. La guerre et les sanctions ont frappĂ© beaucoup d’acteurs Ă©conomiques, mais reprĂ©sentent Ă©galement une nouvelle rente pour beaucoup d’autres. Si la Russie veut maintenir l’apparence de soliditĂ© Ă©conomique et garder la loyautĂ© des Ă©lites, elle ne peut se permettre, dans les annĂ©es qui viennent, de sortir de ce modĂšle Ă©conomique centrĂ© sur la conduite de la guerre.


Le troisiĂšme risque politique est celui des territoires qui resteraient sous occupation russe. L’expĂ©rience d’intĂ©gration des territoires saisis par la force par la FĂ©dĂ©ration de Russie se limite aujourd’hui Ă  la CrimĂ©e; or, celle-ci a Ă©tĂ© annexĂ©e dans des conditions trĂšs diffĂ©rentes, avec un usage limitĂ© de la violence et les faveurs d’une partie de la population. Installer l’État russe sur les territoires conquis depuis 2022 sera un dĂ©fi d’une autre taille, car la population de ces rĂ©gions a une forte conscience de vivre sous occupation militaire. La violence, notamment contre les civils, y est considĂ©rable: le pouvoir russe n’a pas le consentement des habitants de ces rĂ©gions. A certains Ă©gards, la situation risque d’y ĂȘtre plus proche de la TchĂ©tchĂ©nie en 1995 que de la CrimĂ©e en 2014. C’est une guerre diffuse que la Russie devra conduire dans les territoires annexĂ©s.
Pour les rĂ©publiques sĂ©paratistes du Donbass, j’ai beaucoup plus de difficultĂ©s pour l’instant Ă  Ă©valuer la situation et Ă  faire des projections. Ces rĂ©gions qui ont Ă©tĂ© dĂ©vastĂ©es et maltraitĂ©es depuis 10 ans, mais j’ai peu de sources fiables pour prendre le pouls de ce qui s’y passe et de la maniĂšre dont les habitants qui y vivent encore se projettent dans l’avenir.

Existe-t-il un risque rĂ©putationnel, oĂč Poutine pourrait ĂȘtre accusĂ© par son entourage de ne pas avoir atteint ses objectifs de guerre? Ce risque me semble limitĂ©, car en cas de cessez-le-feu ou d’un autre type d’accord, le pouvoir aura sĂ©curisĂ© sa victoire principale: arriver Ă  faire admettre aux Occidentaux qu’ils sont impuissants face Ă  la Russie.

Les trois risques structurels que j’ai pointĂ©s ici me semblent en revanche sĂ©rieux. Ils peuvent, me semble-t-il, amener la Russie Ă  privilĂ©gier tout scĂ©nario oĂč la guerre ne s’arrĂȘte pas vraiment, oĂč le pouvoir peut garder un gros volume de forces armĂ©es mobilisĂ©, investir dans la consolidation de l’industrie militaire et dans la production massive d’armes, maintenir une occupation militaire (plutĂŽt qu’une administration civile) dans les territoires annexĂ©s.

On a souvent dit que la Russie n’avait pas intĂ©rĂȘt Ă  une nĂ©gociation autre qu’une capitulation, parce qu’elle se voyait en train de gagner sur le front. Mais la Russie est aussi dans une situation politique interne qui la pousserait plutĂŽt Ă  Ă©viter les scĂ©narios de paix durable qui seraient paradoxalement aujourd’hui plus dĂ©stabilisateurs que la guerre. Le scĂ©nario le plus favorable au Kremlin, celui qui lui permettrait de garder le contrĂŽle interne, serait celui d’une baisse de l’intensitĂ© de la guerre sans dĂ©mobilisation, sans abandon de la rhĂ©torique guerriĂšre, et sans ralentissement de l’économie de guerre et du rĂ©armement. Une guerre moins coĂ»teuse en hommes et en armes, plus confortable pour l’économie, moins stressante pour la population, mais toujours une guerre.

Un cessez-le-feu instable et rĂ©guliĂšrement violĂ© serait peut-ĂȘtre le meilleur cadeau que l’on pourrait faire aujourd’hui au Kremlin.

Regarder vraiment le Bélarus

Il n’a jamais Ă©tĂ© simple de parler du BĂ©larus en France sans tomber dans le clichĂ©. La formulation « derniĂšre dictature d’Europe Â» a encore Ă©tĂ© reprise par les mĂ©dias aujourd’hui pour Ă©voquer le scrutin prĂ©sidentiel qui s’est tenu dimanche, et j’en veux un peu aux journalistes pour cette paresse intellectuelle.
« DerniĂšre dictature d’Europe Â» Ă©tait une formule confortable pour se rassurer sur le processus de dĂ©mocratisation qui aurait Ă©tĂ© en voie de gĂ©nĂ©ralisation sur le continent europĂ©en; certes, Ă  des vitesses variables, mais quand-mĂȘme quasiment certain. Le BĂ©larus faisait alors office d’épouvantail et de dernier bastion d’un monde en cours de disparition. Cela empĂȘchait de voir les dynamiques rĂ©elles sur place (et de s’interroger par exemple sur la maniĂšre dont la stabilitĂ©, les politiques sociales et le progrĂšs Ă©conomique pouvaient atrophier la sensibilitĂ© politique). Cela faisait aussi du bien Ă  l’égo europĂ©en.
Nous n’en sommes plus lĂ  aujourd’hui, bien Ă©videmment, et dans un contexte de montĂ©e d’attractivitĂ© des autoritarismes, le Belarus est plutĂŽt un cas d’école qui devrait attirer notre attention. Dire que l’élection prĂ©sidentielle qui vient de s’écouler Ă©tait un simulacre, c’est Ă  la fois vrai et stĂ©rile, parce que c’est une maniĂšre de dire « point, Ă  la ligne, on passe Ă  autre chose Â» qui neutralise toute volontĂ© de comprĂ©hension.
Malheureusement, la guerre conduite par la Russie contre l’Ukraine m’a empĂȘchĂ© d’ĂȘtre suffisamment vigilante sur le BĂ©larus pour livrer une analyse approfondie. Ce que je dis est Ă  prendre avec des pincettes; ce sont des pistes Ă  creuser.
Un rĂ©gime politique autoritaire fonctionne grĂące Ă  un certain dosage de coercition et d’adhĂ©sion; il doit non seulement mettre en place une rĂ©pression suffisamment forte pour bloquer les oppositions, mais aussi distribuer suffisamment de bĂ©nĂ©fices pour susciter l’adhĂ©sion. Plus le ratio est en faveur des bĂ©nĂ©fices, plus le pouvoir est stable; plus il penche du cĂŽtĂ© rĂ©pressif, plus le rĂ©gime est fragile. Pendant longtemps, le rĂ©gime politique du Belarus s’est attachĂ© Ă  distribuer beaucoup de bĂ©nĂ©fices Ă  la population, notamment Ă  travers des politiques sociales, des politiques de dĂ©veloppement et une promesse de stabilitĂ© et de prĂ©visibilitĂ©. Les BĂ©larusses vivaient – Ă©conomiquement – plutĂŽt mieux que beaucoup de leurs voisins, et en avaient conscience. Le prix politique Ă  payer apparaissait donc comme acceptable.
Evidemment, le soutien de la Russie Ă©tait et reste l’exosquelette du rĂ©gime bĂ©larusse, aussi bien d’un point de vue politique qu’économique.
Les protestations massives de 2020 Ă©taient intervenues dans le contexte d’une certaine fragilisation du modĂšle, et notamment d’une perception du rĂ©gime comme moins protecteur, mais aussi en dĂ©calage avec les demandes de la sociĂ©tĂ©. Les rĂ©pressions violentes qui ont suivi et qui se sont maintenues tout au long des annĂ©es suivantes ont fait basculer le ratio rĂ©pression/bĂ©nĂ©fices en faveur de la rĂ©pression. Cette pĂ©riode violente va compter dans l’histoire politique bĂ©larusse: on ne le perçoit pas encore, mais elle a donnĂ© naissance Ă  une expĂ©rience diffĂ©rente, moins marginale de l’opposition politique, de la rĂ©pression et de la prison. Elle a aussi permis de structurer une opposition Ă  l’étranger et de lui donner des canaux de prise de parole. DerriĂšre les apparences de « il ne se passe rien Â», le Belarus est en rĂ©alitĂ© bien plus prĂȘt qu’en 2020 Ă  entamer une transition politique, avec une nouvelle gĂ©nĂ©ration de citoyens jetĂ©s avec violence dans la politique.
Cependant, et paradoxalement, c’est la guerre en Ukraine qui a redonnĂ© de la stabilitĂ© au rĂ©gime bĂ©larusse. En effet, dans un contexte oĂč la Russie essaie de toutes ses forces de faire du BĂ©larus un cobelligĂ©rant, il y a des choses que Loukachenko a rĂ©ussi Ă  protĂ©ger. Certes, des unitĂ©s armĂ©es russes et des complexes d’armement sont dĂ©sormais basĂ©s au Belarus, qui sert de base aux attaques contre l’Ukraine. Cependant, aucune unitĂ© armĂ©e bĂ©larusse ne combat aux cĂŽtĂ©s de la Russie contre l’Ukraine. Pensez au paradoxe: des soldats nord-corĂ©ens, mais pas de soldats bĂ©larusses, alors que le pays se dĂ©clare ĂȘtre le plus proche alliĂ© de la Russie. Le territoire du BĂ©larus reste un territoire en paix. Cela, les citoyens savent qu’ils le doivent en partie Ă  Loukachenko
 mais aussi en partie aux Ukrainiens qui ne dĂ©sespĂšrent pas de retourner les BĂ©larusses contre Moscou, et qui ne les perçoivent pas de la mĂȘme maniĂšre que les Russes.
La politique menĂ©e par Loukachenko vis-Ă -vis de la Russie a Ă©tĂ© caractĂ©risĂ©e par un de mes anciens collĂšgues bĂ©larusses par la formule suivante: « on dit oui Ă  tout, puis on bureaucratise au maximum le processus pour finalement ne rien faire Â». C’est aussi une stratĂ©gie que les BĂ©larusses appliquent au quotidien vis-Ă -vis de leur Etat. Il y a une certaine rĂ©silience stratĂ©gique de la sociĂ©tĂ© bĂ©larusse qu’on ferait bien de souligner. Ne nous laissons pas tromper par cette apparence de calme plat: le BĂ©larus n’est pas la Russie et suivra une dynamique qui lui sera propre.

Recruter pour le front en Russie et en Ukraine: deux articles

Je suis un peu négligente dans la mise à jour de ce site, toutes mes excuses.

Je me permets de partager deux articles rĂ©cents qui traitent tous deux du recrutements de combattants, en Russie et en Ukraine. Les deux partagent un point de dĂ©part: on ne mobilise pas des hommes pour combattre et perdre potentiellement la vie sur le front comme on mobilise une ressource financiĂšre, ou comme on sort des stocks un armement qui attendait d’ĂȘtre utilisĂ©. Recruter des combattants engage fortement les sociĂ©tĂ©s, avec leurs valeurs, mais aussi leurs peurs et tabous.

Dans The Conversation, je m’interroge sur les raisons pour lesquelles le pouvoir russe n’a pas encore pris la dĂ©cision d’envoyer des conscrits sur le front.

Dans l’article du Grand Continent, je propose une analyse des difficultĂ©s de recrutement militaire en Ukraine, au-delĂ  des analyses courantes – que je pense erronĂ©es – qui voient dans ces analyses une preuve de la dĂ©motivation des Ukrainiens.

Anna Colin Lebedev, politiste : « Les Ukrainiens ont bien des choses Ă  reprocher Ă  Navalny »

Tribune parue sur le site web du journal Le Monde le 19 février 2024, et dans le journal papier du 21 février 2024.

Le dĂ©calage dans la perception de la mort de l’opposant entre les Russes et les Ukrainiens Ă©claire sur la complexitĂ© des relations entre ceux qui font pourtant face au mĂȘme ennemi, Vladimir Poutine, analyse l’universitaire, spĂ©cialiste des sociĂ©tĂ©s postsoviĂ©tiques, dans une tribune au « Monde Â».

Dans les fils de mes rĂ©seaux sociaux, ce 16 fĂ©vrier, deux mondes. D’un cĂŽtĂ©, mes contacts russes, abasourdis, endeuillĂ©s, Ă©crasĂ©s par le chagrin de l’annonce de la mort de l’opposant AlexeĂŻ Navalny dans la colonie pĂ©nitentiaire oĂč il purgeait une peine infligĂ©e par l’appareil rĂ©pressif russe. Des portraits de Navalny, des photos prises sur les sites de commĂ©moration spontanĂ©e oĂč les Russes viennent se recueillir. De l’autre, le fil de mes contacts ukrainiens, Ă©crasĂ©s par l’inquiĂ©tude et la fatigue, bouillonnants de colĂšre, partageant les nouvelles du front, commĂ©morant les civils et les soldats tuĂ©s dans les frappes russes, collectant de l’argent pour acheter des drones ou de l’équipement militaire. Aucune trace d’AlexeĂŻ Navalny dans ces messages, mis Ă  part, de temps Ă  autre, un commentaire ironique sur sa mort, maniant cet humour noir et cruel qui aide les Ukrainiens Ă  tenir dans la guerre.

Ce dĂ©calage profondĂ©ment troublant n’a rien d’anecdotique. Il permet de prendre la mesure de la complexitĂ© des relations entre les Ukrainiens et les Russes opposĂ©s Ă  la guerre, qui font pourtant face au mĂȘme ennemi, le Kremlin. La figure de Navalny est le rĂ©vĂ©lateur d’une incomprĂ©hension profonde de l’autre, dont les racines plongent bien plus loin que 2022.

D’AlexeĂŻ Navalny les Russes retiennent l’indĂ©niable courage, la tĂ©nacitĂ© dans l’opposition au rĂ©gime poutinien, la capacitĂ© Ă  insuffler une foi dans un avenir meilleur. Si sa personnalitĂ© et ses choix politiques n’ont pas toujours fait l’unanimitĂ© dans les cercles opposĂ©s Ă  Poutine, depuis son retour en Russie, en 2021, Navalny a acquis une stature symbolique qui a gommĂ© les doutes et les clivages. De sa prison, il Ă©tait devenu le leader de l’opposition russe.

Les Ukrainiens, pourtant, ont bien des choses Ă  reprocher Ă  Navalny. La premiĂšre d’entre elles est sa position ambiguĂ« sur l’annexion de la pĂ©ninsule de CrimĂ©e par la Russie, en 2014. Tout en reconnaissant une violation flagrante des normes internationales, sur la radio Echo de Moscou, l’opposant avait suggĂ©rĂ© aux Ukrainiens de ne pas se faire d’illusions : « La CrimĂ©e restera une partie de la Russie et ne ferait plus, dans un avenir prĂ©visible, partie de l’Ukraine. Â» Aux yeux des Ukrainiens, cette posture revenait Ă  reconnaĂźtre de fait l’annexion.

Contentieux profond

Si Navalny a cherchĂ©, par la suite, Ă  nuancer sa position, Ă©voquant le projet de dĂ©cider du sort de la pĂ©ninsule par un rĂ©fĂ©rendum, les Ukrainiens Ă©taient loin de se satisfaire de cette idĂ©e, qui entretenait la vision d’une CrimĂ©e peuplĂ©e par des citoyens russes et gommait la nature violente de l’imposition d’un gouvernement russe sur place. Ce n’est qu’en 2022, dĂ©jĂ  derriĂšre les barreaux, que l’opposant russe a radicalement modifiĂ© sa position, en condamnant l’agression armĂ©e conduite par la Russie, et affirmĂ© son attachement Ă  l’intĂ©gritĂ© territoriale de l’Ukraine dans ses frontiĂšres de 1991, incluant donc la CrimĂ©e et les rĂ©publiques autoproclamĂ©es du Donbass.

Cependant, derriĂšre les dĂ©clarations publiques, les Ukrainiens perçoivent un contentieux plus profond. En 2014, la population russe est euphorique : 88 % approuvent l’annexion de la CrimĂ©e. Ce soutien ne descendra jamais au-dessous de 86 % dans les annĂ©es qui suivent. MĂȘme dans les cercles critiques du pouvoir, la majoritĂ© a continuĂ© d’approuver l’annexion de la CrimĂ©e, et, en s’inscrivant dans cette majoritĂ©, Navalny a contribuĂ© Ă  lĂ©gitimer l’agression dans les milieux de l’opposition. Mais la responsabilitĂ© personnelle de l’opposant numĂ©ro un est, aux yeux des Ukrainiens, plus lourde encore. L’affiliation passĂ©e de Navalny aux mouvements nationalistes est connue, et lui a valu une exclusion du parti politique prodĂ©mocratique Iabloko, en 2007.

Entre 2007 et 2011, il a participĂ© Ă  des « Marches russes Â» – qu’il a parfois coorganisĂ©es –, manifestations annuelles de diffĂ©rentes mouvances nationalistes et ultranationalistes du pays. Internet garde la trace de sa violence verbale Ă  l’égard des migrants en gĂ©nĂ©ral, et des habitants du Caucase en particulier.

On reproche aussi Ă  l’opposant son discours mĂ©prisant sur l’Ukraine. Ainsi, dans une vidĂ©o de 2019, tout en reconnaissant l’élection dĂ©mocratique de Volodymyr Zelensky, Navalny dĂ©crit un pays en dĂ©liquescence, dirigĂ© par des Ă©lites qui sont « une bande de salopards tellement corrompus que nos propres salopards corrompus se sentent complexĂ©s Â». Difficile de dire, dans ces positionnements, ce qui relĂšve d’une conviction profonde, d’un bon mot lĂąchĂ© Ă  la va-vite ou d’un ajustement stratĂ©gique aux prĂ©fĂ©rences des citoyens russes.

Posture nationaliste grand-russe

Au fond, peu importe : ces Ă©lĂ©ments font de Navalny, aux yeux d’un certain nombre d’Ukrainiens, une autre tĂȘte du mĂȘme monstre politique, une deuxiĂšme Ă©manation d’un impĂ©rialisme russe profondĂ©ment enracinĂ©. Par son soutien Ă  l’annexion de la CrimĂ©e, mais aussi par son dĂ©nigrement de ce qui est non russe, Navalny apparaĂźt, aux yeux de certains Ukrainiens, comme coresponsable de l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Si, bien Ă©videmment, il n’est pas celui qui a orchestrĂ© l’invasion, il a Ă©tĂ© jugĂ© responsable, parmi d’autres personnalitĂ©s qui comptent aux yeux de la population, d’avoir contribuĂ© Ă  lĂ©gitimer l’idĂ©e de l’agression et l’idĂ©ologie qui la sous-tend.

Au-delĂ  de la figure de Navalny, le reproche est adressĂ© Ă  ceux que l’on qualifie en Ukraine – les guillemets sont importants – de « bons Russes Â», ceux qui condamnent la guerre, mais partagent les idĂ©es impĂ©rialistes du pouvoir, qui s’opposent au Kremlin, mais font le choix de l’exil plutĂŽt que du soulĂšvement, qui souhaitent la fin de la guerre, mais refusent d’y prendre part, laissant les Ukrainiens combattre le pouvoir russe et mourir Ă  leur place.

Avec ces « bons Russes Â», pas de discussion possible. La possibilitĂ© d’un dialogue entre les deux sociĂ©tĂ©s repose, aux yeux des Ukrainiens, sur deux prĂ©alables : la reconnaissance et l’abandon de la posture impĂ©rialiste de la sociĂ©tĂ© russe vis-Ă -vis de ses voisins, d’une part ; l’engagement dans un combat contre le pouvoir poutinien, d’autre part.

Prendre le chemin de ce dialogue demanderait aux opposants russes de se dĂ©tacher explicitement d’une partie de l’hĂ©ritage de Navalny – la posture nationaliste grand-russe – pour embrasser l’autre dimension de cet hĂ©ritage, Ă  savoir le courage, la colĂšre et l’inventivitĂ© de l’homme qui a dĂ©fiĂ© le Kremlin.

Anna Colin Lebedev est maßtresse de conférences en science politique (UFR droit et science politique, université de Nanterre).

« La dĂ©faite de l’Occident Â» de Todd: quelle crĂ©dibilitĂ© de ses analyses de la Russie et de l’Ukraine?

Lorsque L’Obs m’a demandĂ© si j’accepterais de faire une note de lecture sur le dernier livre d’Emmanuel Todd, j’ai d’abord hĂ©sitĂ©. Qu’est-ce qu’une chercheuse – dont le domaine de compĂ©tence est par dĂ©finition restreint – peut dire sur un essai qui se donne pour but d’embrasser le monde comme il va ? Mais devant l’insistance rĂ©pĂ©tĂ©e de Todd Ă  se dĂ©clarer historien et anthropologue (et non pas essayiste), je me suis dit que s’il jouait la lĂ©gitimitĂ© scientifique, on lui devait une rĂ©ponse scientifique. Et mĂȘme si la Russie et l’Ukraine ne sont pas au centre de son raisonnement, elles ne sont pas non plus Ă  la pĂ©riphĂ©rie, puisque le diagnostic qu’il pose sur ces deux pays fonde aussi son discours gĂ©nĂ©ral sur la faillite des Etats-Unis, et plus globalement sur les failles occidentales.

Vous trouverez ma note de lecture sur le site de L’Obs . J’ai dĂ©cidĂ© d’en dire un peu plus ici et dans un fil Twitter. Pourquoi? Parce que quand vous dites qu’un livre est bon, on vous demande rarement de le prouver. Mais quand vous dites qu’il est mauvais, on exige des preuves dĂ©taillĂ©es. Ma critique se limite strictement Ă  son analyse de la Russie et de l’Ukraine, car c’est sur ces deux pays que j’ai une compĂ©tence de chercheuse.

De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, pour un auteur qui se dit anthropologue, historien, qui ne cesse de souligner son « tempĂ©rament scientifique Â» (p.33) et de prĂ©tendre prĂ©senter les rĂ©sultats d’une recherche, le livre est d’une pauvretĂ© affligeante en termes de sources et de mĂ©thodes. La premiĂšre chose qui frappe est l’ignorance complĂšte par l’auteur de recherches publiĂ©es sur le sujet qu’il aborde. Le chapitre Russie cite bien briĂšvement quelques livres sans en dĂ©tailler le contenu (p.58-59), mais tous les ouvrages citĂ©s ont au moins un demi-siĂšcle d’ñge et datent probablement des lectures Ă©tudiantes de l’auteur. Leroy-Beaulieu (texte de 1881) a tout particuliĂšrement les faveurs de l’auteur et fait l’objet d’une longue citation. Tout cela ne serait pas problĂ©matique si Todd utilisait aussi des travaux publiĂ©s depuis la chute de l’URSS. Vous en trouvez trĂšs exactement deux dans le chapitre consacrĂ© Ă  la Russie: un papier de James Galbraith sur l’effet des sanctions (ok, pourquoi pas) , et UN livre : l’ouvrage de synthĂšse du gĂ©ographe David Teurtrie « Russie, le retour de la puissance Â» qu’il cite au moins sept fois dans un seul chapitre. Je n’ai absolument rien contre ce livre, Ă©crit par un chercheur et faisant donc partie du dĂ©bat. C’est quand-mĂȘme un peu juste au regard de l’énorme littĂ©rature produite en anthropologie, dĂ©mographie, science politique et sociologie sur la Russie contemporaine, que ce soit en français, en anglais, en russe ou dans d’autres langues depuis la fin de l’URSS. Surtout quand on entend poser un diagnostic sur l’état du pays.

Todd ne souhaite pas s’encombrer de dĂ©cennies de travaux basĂ©s sur des enquĂȘtes poussĂ©es. A la place, il veut produire un travail original basĂ© sur des statistiques. Soit; ce n’est pas illĂ©gitime. Mais le choix des indicateurs et les conclusions qu’il en tire interrogent: il ne sĂ©lectionne que des statistiques qui vont dans son sens, et en tire des conclusions infondĂ©es.

Todd mobilise quatre indicateurs : la mortalitĂ© infantile; le dĂ©cĂšs par alcoolisme; le taux d’homicides; le taux de suicide. L’ensemble de ces indicateurs vont dans le sens de sa dĂ©monstration. Oui, la mortalitĂ© infantile a fortement dĂ©cru en Russie, et la comparaison avec les États Unis n’est pas Ă  l’avantage des US. Oui, les taux d’alcoolisme et de suicide ont aussi diminuĂ©. Oui, le taux d’homicide est en baisse. Mais s’il s’agit de juger l’état d’une sociĂ©tĂ©, on pourrait opposer d’autres indicateurs Ă  ces statistiques. En effet, si les homicides ont continuellement diminuĂ© (avant de monter d’ailleurs en 2022), le taux de crimes violents est en augmentation depuis 2017, selon les statistiques officielles. De mĂȘme, l’alcoolisme a certes diminuĂ© en Russie, mais la consommation de drogue a augmentĂ©, notamment chez les jeunes. Les estimations officielles parlent de +60% de narcodĂ©pendants chez les mineurs entre 2016 et 2021. Statistique contre statistique

La sociologue que je suis bute aussi sur la corrĂ©lation Ă©tablie par Todd entre mortalitĂ© infantile et niveau de corruption dans la sociĂ©tĂ©. « La mortalitĂ© infantile, Ă©crit-il, parce qu’elle reflĂšte l’état profond d’une sociĂ©tĂ©, est sans doute en elle-mĂȘme un meilleur indicateur de la corruption rĂ©elle que ces indicateurs fabriquĂ©s selon on ne sait trop quels critĂšres. Â» Ce qui l’amĂšne Ă  conclure Ă  un plus haut niveau de corruption aux États-Unis qu’en Russie. Cette corrĂ©lation n’est jamais expliquĂ©e, et pour la prouver Todd donne les exemples japonais et scandinaves, pays caractĂ©risĂ©s Ă  la fois par une faible mortalitĂ© infantile et une faible corruption. Il est facile de le contredire par d’autres exemples de pays oĂč la mortalitĂ© infantile est trĂšs basse pour un index de corruption plutĂŽt Ă©levĂ© (Estonie, SlovĂ©nie, MontĂ©nĂ©gro). La corrĂ©lation ne tient pas la route, et aucune autre argumentation ne vient l’étayer. C’est quoi d’ailleurs la dĂ©finition de cet « Ă©tat profond d’une sociĂ©tĂ© Â», aurait-on envie de demander Ă  l’anthropologue?

Un autre des indicateurs fĂ©tiches de Todd est le nombre d’ingĂ©nieurs formĂ©s: la comparaison des USA et de la Russie, Ă  l’avantage net de cette derniĂšre, devrait dĂ©montrer la force du modĂšle russe et expliquer sa « supĂ©rioritĂ© dans la guerre Â» (que je ne commenterai pas). LĂ  aussi, l’épaisseur et la complexitĂ© du monde social Ă©chappe Ă  Todd. Oui, la Russie forme beaucoup d’ingĂ©nieurs, et a sans doute un systĂšme d’accĂšs Ă  l’enseignement supĂ©rieur plus ouvert que les Etats-Unis. Cependant, il ignore certainement ce qu’est cette formation d’ingĂ©nieur dans le contexte russe, et les nombreuses critiques qui lui sont faites : archaĂŻsme des programmes et dĂ©connexion des dĂ©fis contemporains, corruption dans la dĂ©livrance des diplĂŽmes, taux d’insertion trĂšs bas (20% au milieu des annĂ©es 2010) des ingĂ©nieurs dans des postes correspondant Ă  leurs mĂ©tiers. Les ingĂ©nieurs français « vont se perdre dans la banque et l’ Â»ingĂ©nierie financiĂšre Â» Â» (p.50), dĂ©plore-t-il. Les ingĂ©nieurs russes aussi!

Mais ce sont surtout les conclusions Ă  l’emporte-piĂšce tirĂ©es de toutes ces statistiques (dont la fabrication n’est questionnĂ©e que quand elles vont Ă  l’encontre de ses conclusions) qui laissent pantois: ces indicateurs montreraient un Ă©tat de « paix sociale de l’ùre Poutine » (p.63), une sociĂ©tĂ© stable et consolidĂ©e. Vraiment? Je suis parmi ceux qui prennent au sĂ©rieux l’attractivitĂ© de la promesse de stabilitĂ© et de prospĂ©ritĂ© faite par le pouvoir poutinien Ă  la population. Cependant, il ne faut pas confondre la promesse formulĂ©e par un rĂ©gime et la rĂ©alitĂ© du terrain qui est, on s’en doute, diffĂ©rente et plus complexe.

Enfin, le diagnostic de la Russie dans la guerre est totalement dĂ©connectĂ© des donnĂ©es rĂ©elles. L’Etat russe aurait « choisi de faire une guerre lente pour Ă©conomiser les hommes Â». Il aurait donc mobilisĂ© « avec parcimonie Â» (p. 66) pour les prĂ©server. Cette affirmation ignore Ă  la fois les chiffres rĂ©els des hommes mobilisĂ©s (officiellement plus de 600 000, et non 120 000 comme il l’affirme) et la rĂ©alitĂ© de l’usage des soldats sur le front: une masse humaine envoyĂ©e en premiĂšre ligne sans formation ni prĂ©paration. LĂ  aussi, le discours du pouvoir russe fait office de preuve intangible.

Si le chapitre portant sur la Russie propose une vision partielle et partiale du pays, celui consacrĂ© Ă  l’Ukraine est effarant, tant il est pĂ©tri de mĂ©pris et de mĂ©connaissance totale du terrain. Pour l’analyse de la Russie, Todd s’appuyait sur pas grand-chose. Pour l’analyse de l’Ukraine, il ne s’appuie sur rien, si l’on exclut le mĂȘme livre de David Teurtrie (qui n’a jamais Ă©tĂ© un spĂ©cialiste de l’Ukraine) et un article portant sur un sujet pĂ©rpihĂ©rique Ă  la dĂ©monstration (l’émigration juive partant de l’URSS). La source principale du chapitre est
 Wikipedia dont il tire les cartes de la population et du vote aux prĂ©sidentielles. LĂ  aussi: la littĂ©rature acadĂ©mique sĂ©rieuse, y compris critique, portant sur l’Ukraine, est abondante. Mais manifestement, Todd pense pouvoir Ă©crire une analyse nouvelle de ce pays Ă  grands coups de clichĂ©s non sourcĂ©s et quelques statistiques. Le dĂ©nigrement de l’Ukraine est omniprĂ©sent dans le texte. Celle-ci est prĂ©sentĂ©e comme un État failli: j’avais consacrĂ© un fil Ă  ce sujet l’an dernier. La langue ukrainienne est qualifiĂ©e de « langue des paysans Â» (p. 96), alors que le russe serait « la langue de la haute culture Â» (p. 111). Todd ignore complĂštement la situation linguistique de l’Ukraine, son bilinguisme trĂšs particulier qui a certes des dimensions rĂ©gionales, mais aussi urbaines/rurales, gĂ©nĂ©rationnelles, professionnelles
 Il reproduit le clichĂ© – que j’ai dĂ©construit Ă  plusieurs reprises – d’une Ukraine divisĂ©e entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone. Il trace Ă  tort un signe d’équivalence entre « Ukraine de l’est Â» et « Ukraine russophone Â»; entre citoyens russophones et citoyens pro-russes.
La guerre dans le Donbass est Ă©trangement absente de tout son raisonnement. Pour prouver l’absence de reprĂ©sentation politique de « l’Ukraine russophone Â» et la « fin de la dĂ©mocratie ukrainienne Â» (p.97), il pointe le taux d’abstention Ă©levĂ© dans le Donbass lors des Ă©lections prĂ©sidentielles en 2014. A aucun moment il ne lui vient Ă  l’esprit que le Donbass connaĂźt au moment de l’élection des actions armĂ©es de haute intensitĂ© sur son territoire et une fuite de la population pour Ă©viter les combat, et que l’abstention peut y ĂȘtre liĂ©e. Bien d’autres dynamiques, notamment politiques et lingiustiques, sont liĂ©es Ă  la guerre. Comment peut-on ignorer Ă  ce point le contexte?

Le mĂ©pris de Todd est sĂ©lectif: ce qu’il reproche Ă  l’Ukraine, il le pardonne Ă  la Russie. Lorsque Todd Ă©voque l’autorisation et l’usage commercial de la gestation pour autrui, cette donnĂ©e est pour lui un « signe de dĂ©composition sociale Â» (p.72) de l’Ukraine, alors que le recours massif Ă  la GPA commerciale en Russie ne lui pose manifestement aucun problĂšme. Todd dĂ©nonce, de maniĂšre attendue, une « corruption qui atteignait des niveaux insensĂ©s Â» en Ukraine, oubliant de mentionner que la Russie Ă©tait moins bien classĂ©e que l’Ukraine dans les classements de la perception de la corruption par Transparency International.

Voulant dĂ©montrer la domination d’Ukrainiens de l’ouest dans la classe politique ukrainienne, il produit une carte des lieux de naissance des Ă©lites politiques. La source est sans doute WikipĂ©dia, mais ce n’est pas grave: WikipĂ©dia peut ĂȘtre une bonne source quand elle n’est pas la seule. Cependant, sa dĂ©monstration tombe un peu Ă  l’eau.« L’Ouest, l’Ukraine ultranationaliste, est surreprĂ©sentĂ© au sein des Ă©lites politiques. L’Est et le Sud, l’Ukraine anomique, n’ont pour eux que les oligarques Â» (p.104). Ce n’est pas ce que sa propre carte montre. Ce que montrent les lieux de naissance des Ă©lites politiques, c’est par exemple que le prĂ©sident actuel Volodymyr Zelensky est originaire de l’Ukraine de l’Est. Que son prĂ©dĂ©cesseur, Petro Porochenko, est originaire de l’Ukraine du Sud et a fait une bonne partie de ses Ă©tudes Ă  Odessa. Les deux prĂ©sidents sont issus de milieux familiaux Ă  prĂ©fĂ©rence russophone. Aucune reprĂ©sentation de l’Est et du Sud dans les Ă©lites politiques, vraiment?

Je pourrais continuer et multiplier les exemples de mĂ©connaissance, dĂ©formation, manipulation. Je m’arrĂȘte lĂ . Cette note ne prĂ©tend pas Ă  l’exhaustivitĂ©: elle rassemble juste suffisamment d’élĂ©ments pour pouvoir juger de la partie de son texte consacrĂ©e Ă  la Russie et l’Ukraine. Je ne vais pas conclure en disant que l’auteur agit pour le solde d’une puissance Ă©trangĂšre; ce n’est pas mon rayon et je n’ai pas collectĂ© d’élĂ©ments pour le prouver. Mais puisque Toddse dit chercheur, c’est sur ce terrain-lĂ  que porte ma lecture. Les chapitres consacrĂ©s Ă  la Russie et Ă  l’Ukraine ne respectent aucune norme de rigueur scientifique ou tout simplement de sĂ©rieux intellectuel. On y voit une ignorance complĂšte de la recherche produite sur le sujet, des arrangements mĂ©thodologiques Ă  la limite de la manipulation et des jugements de valeur manifestes. Les dĂ©fauts de ces chapitres, on ne les pardonnerait pas Ă  un Ă©tudiant de master. Je ne sais pas ce que cela implique pour le reste du livre, car ma compĂ©tence s’arrĂȘte lĂ . Mais apparemment, ça n’empĂȘche pas le bouquin de bien se vendre.

Dans une église à moitié vide

Vous pensiez que Vladimir Poutine, en assistant au service religieux de NoĂ«l, prenait part Ă  un rituel qu’il partageait avec la plupart de ses concitoyens? DĂ©trompez-vous.

Les chiffres de fréquentation des églises orthodoxes russes pendant le service religieux de Noël viennent de tomber: cette année, 1,4 million de personnes, soit moins de 1% de la population, ont assisté au service.

Le dĂ©calage entre la dĂ©claration de religiositĂ© et la pratique sont une constante en Russie. 72% des Russes se dĂ©clarent aujourd’hui orthodoxes. 18% se disent athĂ©es ou sans religion, 5% musulmans, 3% dĂ©clarent une autre obĂ©dience religieuse. 45% des Russes se disent religieux, 54% peu ou pas religieux. Parmi ceux des Russes qui se dĂ©clarent orthodoxes, un tiers considĂšrent que Dieu n’existe pas.

Au-delĂ  des dĂ©clarations, la pratique religieuse, note le sociologue de la religion orthodoxe Nikolay Mitrokhin, reste constamment basse en Russie. Les services religieux des grandes fĂȘtes (PĂąques et NoĂ«l) attirent en moyenne 1 Ă  2% de la population. Le noyau des paroissiens constitue en moyenne 0,5% de la population en Russie, et jusqu’à 1% dans les rĂ©gions les plus orthodoxes de la partie europĂ©enne du pays. Ceux-lĂ  pratiquent la confession, communient et assistent aux services liturgiques. Environ 2 Ă  4% des Russes selon les estimations de Mitrokhin sont paroissiens occasionnels, passant environ une fois par mois Ă  l’église. Ce chiffre est plus Ă©levĂ© dans l’auto-dĂ©claration par les Russes de leur pratique dans les enquĂȘtes du centre Levada, mais mĂȘme lĂ  le nombre de personnes passant au moins une fois par mois Ă  l’église ne dĂ©passe pas 12% de la population. Les nombreuses Ă©glises qui ont fleuri sur le territoire russe sont sans paroissiens, et souvent sans prĂȘtre pour les faire vivre.

La dĂ©claration de religiositĂ© est davantage un marqueur identitaire pour les Russes orthodoxes qu’une affiliation et une pratique religieuse. Plus que les rituels Ă©tablis, les Russes pratiquent une superstition religieuse: placer une icĂŽne sur le pare-brise de la voiture pour la protĂ©ger des accidents; faire un signe de croix en passant devant une Ă©glise pour Ă©loigner le mauvais Ɠil; Ă©viter d’écrire certains mots pour Ă©loigner le diable; faire la queue pendant des heures pour toucher une relique exposĂ©e au public et bĂ©nĂ©ficier de son aura. Contrairement Ă  ce que l’on peut penser, l’influence des autoritĂ©s religieuses et des prĂȘtres sur les opinions et les comportements des Russes est limitĂ©e. En revanche, cette population superstitieusement croyante est trĂšs permĂ©ables aux rumeurs, aux interdits informels, aux mouvements de panique qui peuvent revĂȘtir un dĂ©corum orthodoxe. Les idĂ©es obscurantistes peuvent donc se propager rapidement, mais pas forcĂ©ment transmises par les prĂȘtres.

Un mystĂšre entoure les chiffres de frĂ©quentation des services religieux Ă  NoĂ«l. Cette frĂ©quentation a connu une baisse spectactulaire depuis 2020: alors qu’habituellement 2,3 Ă  2,6 millions de personnes assistaient Ă  ce service, le chiffre a brutalement chutĂ© Ă  1,3 – 1,4 million en en 2022, 2023 et 2024. OĂč est passĂ© un million de paroissiens? Les deux facteurs explicatifs avancĂ©s ont un lien avec la pandĂ©mie de Covid-19. D’une part, on Ă©voque une surmortalitĂ© importante chez les pratiquants, dans leur immense majoritĂ© hostiles Ă  la vaccination: une partie des paroissiens, antivax, ne serait donc plus lĂ . Cependant, la surmortalitĂ© gĂ©nĂ©rale due au Covid est estimĂ©e Ă  1 million, voire 1,2 million de personnes en Russie: tous ceux-lĂ  ne sont pas des paroissiens fidĂšles
 DeuxiĂšme Ă©lĂ©ment d’explication plausible, on Ă©voque une crainte des rassemblements publics qui pousserait beaucoup de pratiquants Ă  fuir les services pour Ă©viter la contagion. Les Ă©glises se vident donc un peu plus aujourd’hui.

Je devrais peut-ĂȘtre retirer ce que j’ai dit au dĂ©but de ce billet. Vladimir Poutine au milieu d’une Ă©glise Ă  moitiĂ© vide, de crainte d’ĂȘtre contaminĂ©: voilĂ  une image qui reprĂ©sente finalement assez bien le comportement religieux de la petite partie pratiquante de la population russe.

Le film de réveillon, arme politique

Ce carnet se devait de partager une histoire de Noël: la voici. Une histoire en apparence anecdotique, liée à une comédie romantique soviétique qui se passe la nuit du 31 décembre. Une histoire dont le sens politique est saisissant.

L’illusion mnĂ©sique

Tous ceux qui ont mis, de prĂšs ou de loin, un pied en Russie ces derniĂšres dĂ©cennies, ont entendu parler de L’ironie du sort, comĂ©die romantique soviĂ©tique sortie en 1976 dont l’action se passe le soir du rĂ©veillon du Nouvel an. La publication par l’anthropologue russe Alexandra Arkhipova d’un article dĂ©construisant une idĂ©e reçue liĂ©e Ă  ce film classique, celle qui le prĂ©sente comme une tradition de longue date des cĂ©lĂ©brations des fĂȘtes de fin d’annĂ©e en Russie, a jetĂ© un certain trouble dans les rĂ©seaux sociaux russophones.

La comĂ©die de Eldar Riazanov est souvent dĂ©crite comme un film qui accompagne le 31 dĂ©cembre des Russes Ă  chaque passage vers l’annĂ©e nouvelle, ceci depuis de longues annĂ©es, dans une continuitĂ© qui dĂ©passe les changements de rĂ©gime. Un Ă©lĂ©ment fort de l’identitĂ© culturelle soviĂ©tique, puis russe. La page WikipĂ©dia française du film reprend aussi ce clichĂ© en parlant de « comĂ©die culte du cinĂ©ma soviĂ©tique, dont la diffusion chaque annĂ©e Ă  la tĂ©lĂ©vision le 31 dĂ©cembre est devenue une tradition, mĂȘme dans la Russie d’aujourd’hui« .

Faux, rĂ©pond Arkhipova, statistiques des programmes TV Ă  l’appui. Le film sorti en 1976 est, certes, diffusĂ© l’annĂ©e de sa sortie, puis en 1977 et 1979, mais ensuite il n’est montrĂ© que trois fois dans la dĂ©cennie suivante. Pas de quoi en faire un film culte tout au long des derniĂšres annĂ©es soviĂ©tiques; surtout, pas de quoi dĂ©clarer que le film est depuis sa sortie un incontournable du programme des festivitĂ©s tĂ©lĂ©visuelles.

L’analyse statistique des programmes de tĂ©lĂ©vision montre que L’ironie du sort ne revient en grĂące sur les principales chaĂźnes de la tĂ©lĂ©vision qu’au milieu des annĂ©es 1990, en mĂȘme temps que d’autres programmes qui jouent sur la nostalgie de l’époque soviĂ©tique. Mais c’est dans les annĂ©es 2000 que sa diffusion explose (plusieurs dizaines de diffusion chaque 31 dĂ©cembre, sur plusieurs chaĂźnes) et que les chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision lui attribuent ce caractĂšre de film fondateur des traditions festives russes. L’ironie du sort, prĂ©sentĂ©e comme un rituel partagĂ© par le monde russophone, devient ainsi, par l’action des mĂ©dias contrĂŽlĂ©s par l’Etat, une tradition inventĂ©e au sens d’Hobsbawm et Ranger: une pratique rĂ©cente Ă  laquelle on attribue un caractĂšre traditionnel afin d’en faire un rĂ©ceptacle des valeurs du groupe ou un support de lĂ©gitimitĂ©. Le groupe de rĂ©fĂ©rence ici, c’est la nation russe, mais au-delĂ , toutes les nations ayant fait partie de l’Union soviĂ©tique qui sont supposĂ©es avoir partagĂ© ce rituel depuis les annĂ©es 1970.

La publication de l’article d’Arkhipova qui montre la construction rĂ©cente et artificielle de cette « tradition Â» a provoquĂ© des remous dans les rĂ©seaux sociaux russophones. Beaucoup de commentateurs l’accusent avec indignation de manipuler les donnĂ©es, et jurent avoir regardĂ© le film le 31 dĂ©cembre de chaque annĂ©e Ă  l’époque soviĂ©tique, ce que les programmes de tĂ©lĂ©vision de l’époque dĂ©mentent. Ces faux souvenirs implantĂ©s dans l’esprit des spectateurs montrent bien la force du matraquage des grandes chaĂźnes russes de tĂ©lĂ©vision, capables de crĂ©er en quelques annĂ©es des illusions mnĂ©siques frappantes. La puissance du faux souvenir est intĂ©ressante en soi; elle l’est encore plus quand on comprend le rĂŽle politique qui lui est attribuĂ©e.

La mythologisation consciente du film a lieu dans les annĂ©es 2000, et c’est dans ces mĂȘmes annĂ©es qu’on voit se cristalliser une rĂ©habilitation officielle du passĂ© soviĂ©tique. Lorsqu’en 2010, Vladimir Poutine affirmait que celui qui ne regrettait pas la disparition de l’URSS n’avait pas de cƓur, j’avais tendance Ă  penser que c’est Ă  l’Union soviĂ©tique telle qu’elle est montrĂ©e dans L’ironie du sort qu’il faisait rĂ©fĂ©rence: un univers quotidien reconnaissable, le dĂ©cor familier des villes brejnĂ©viennes, un univers urbain, rassurant, pacifique, plutĂŽt centrĂ© sur la vie de famille. Le mĂȘme que l’on retrouve par exemple sur les tableaux du peintre du Tatarstan Ilguiz Guimranov.

L’URSS de L’Ironie du sort est un pays Ă  mille lieux de ce l’URSS imaginaire des observateurs occidentaux. C’est un univers idĂ©ologiquement neutre, riche en Ă©motions, peuplĂ© de personnages fragiles. Les hommes y sont plus vulnĂ©rables que virils, les femmes se montrent autonomes et directives. Aucune posture militariste, aucune rĂ©fĂ©rence Ă  l’Occident, aucun bĂątisseur de communisme en vue. Il m’est souvent arrivĂ© d’utiliser ce film, ainsi qu’un autre film du mĂȘme rĂ©alisateur, pour expliquer la rĂ©partition genrĂ©e des rĂŽles sociaux Ă  l’époque soviĂ©tique, mal comprise et mĂ©connue dans les pays occidentaux. C’est sans doute parce qu’il est une comĂ©die de NoĂ«l humaniste qui met en valeur des dimensions non controversĂ©es de l’histoire soviĂ©tique, que le film fait un retour sur les Ă©crans au milieu des annĂ©es 1990, quand la dĂ©ception monte face Ă  une transition dĂ©mocratique qui ne tient pas ses promesses. Mais c’est un tournant diffĂ©rent qui est pris lorsqu’il a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© – et je n’ai pas assez creusĂ© le sujet pour dire comment a Ă©tĂ© prise cette dĂ©cision – d’en faire un symbole de cĂ©lĂ©bration nationale, un symbole de la continuitĂ© entre le passĂ© et le prĂ©sent, une passerelle immuable de l’annĂ©e qui s’écoule vers l’annĂ©e nouvelle.

Un outil de soft power

L’ironie du sort n’est pas uniquement un symbole national: le film a aussi Ă©tĂ© un puissant support de soft power Ă  l’extĂ©rieur des frontiĂšres russes, couplĂ© Ă  d’autres marqueurs doux du soviĂ©tisme comme les produits alimentaires nostalgiques ou les dessins animĂ©s pour enfants. La popularitĂ© du film dans les pays de l’ex-URSS a Ă©tĂ© considĂ©rable. L’ironie du sort a Ă©tĂ© ainsi diffusĂ©e dans les pĂ©riodes de fĂȘtes de fin d’annĂ©e par des chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision en Ukraine et en Moldavie, au Belarus et au Kazakhstan, en Lettonie ou en Lituanie, pour ne citer que ceux-lĂ . Il n’existe pas Ă  ma connaissance d’étude sur le public et la rĂ©ception du film dans ces pays. La diffusion du film n’y avait cependant pas le mĂȘme statut gravĂ© dans le marbre qu’en Russie. Il me semble que le rituel a cependant circulĂ©, s’est diffusĂ©, soutenant l’idĂ©e d’un rĂ©fĂ©rentiel culturel commun, de l’appartenance Ă  un mĂȘme espace. Le « Monde russe Â» Ă©tait en grande partie l’univers de L’ironie du sort.

Le glissement de la politique d’influence russe vers des actions plus belliqueuses a Ă©tĂ© suivie, Ă  l’extĂ©rieur de la Russie, d’une prise de distance vis-Ă -vis des produits culturels tels que L’ironie du sort: destinĂ©s aux russophones, entretenant une nostalgie de l’époque soviĂ©tique, et conduisant Ă  certains moments Ă  des positions politiques pro-russes.

Au-delĂ  de l’effet possible du film sur les esprits des citoyens, une autre dimension, invisible Ă  la plupart des spectateurs russes, joue dans la mĂ©fiance vis-Ă -vis du film. L’universel soviĂ©tique dont L’ironie du sort est voulue l’incarnation, n’est pas si universel que cela. L’univers cosy et feutrĂ© qu’il dĂ©crit est celui, prospĂšre, de Moscou et Leningrad; les hĂ©ros du film sont des Russes des grandes villes; les rĂ©fĂ©rences culinaires et musicales sont, elles aussi, Ă©troitement russes. Aujourd’hui oĂč la culture russe est de plus en plus vue dans les anciennes pĂ©riphĂ©ries de l’Empire comme un outil d’homogĂ©nĂ©isation et d’écrasement des cultures locales, L’ironie du sort peut ĂȘtre perçue comme un outil d’imposition d’une idĂ©e de centralitĂ© de la culture russe, un outil du maintien de la domination coloniale.

En Ukraine, le rejet du film ne s’est pas fondĂ© dans un premier temps sur une critique de l’imposition culturelle. Suite Ă  l’annexion de la CrimĂ©e et au dĂ©but de la guerre dans le Donbass en 2014, la critique s’est concentrĂ©e sur certains acteurs du film qui avaient publiquement soutenu l’annexion et visitĂ© la CrimĂ©e occupĂ©e. La diffusion d’Ɠuvres avec la participation de ces stars du cinĂ©ma a Ă©tĂ© interdite dans les mĂ©dias ukrainiens. En 2014, l’initiative « Boycott du cinĂ©ma russe Â» a lancĂ© une campagne publique contre le cinĂ©ma du pays agresseur, accusĂ© de diffuser des messages d’hĂ©roĂŻsation des bourreaux du rĂ©gime soviĂ©tique. DĂšs 2017, la critique cible L’ironie du destin. Si l’interdiction de diffusion du film qui n’a pas Ă©tĂ© officiellement actĂ©e, il n’a plus sa place Ă  la tĂ©lĂ©vision ukrainienne depuis l’agression russe, tout comme d’autres productions russes. Seulement 12% d’Ukrainiens avouent en 2022 consommer des produits mĂ©diatiques russes. Si ce chiffre masque certainement une sous-dĂ©claration, il nous renseigne clairement sur une chose: regarder un mĂ©dia russe n’est plus une pratique socialement approuvĂ©e en Ukraine.

Sur le terrain cependant, les choses sont bien plus complexes. Ce n’est pas tant le vieux classique L’ironie du sort qui donne du fil Ă  retordre Ă  l’Etat ukrainien, qu’un produit culturel russe nouveau: la sĂ©rie Parole de garçon (la traduction du titre est trĂšs mauvaise) mettant en scĂšne des gangs criminels d’une ville de province dans les derniĂšres annĂ©es soviĂ©tiques.

Massivement visionnĂ©e sur des sites pirates par les jeunes Ukrainiens, la sĂ©rie est accusĂ©e par le MinistĂšre de la culture ukrainien de promouvoir les valeurs de l’ennemi et d’ĂȘtre un outil de propagande utilisĂ© par l’agresseur. Des personnalitĂ©s ukrainiennes se joignent Ă  la critique. « Toutes ces signes d’approbation et ces commentaires du genre ‘retournons en URSS’ sont aussi dangereux que la guerre elle-mĂȘme« , affirme l’actrice ukrainienne Irma Vitovska.

Comment comprendre la popularitĂ© de la sĂ©rie, y compris en temps de guerre? Pour certains, la raison de son succĂšs est l’identification – problĂ©matique – des jeunes des banlieues ukrainiennes, connaissant leur lot de misĂšre et de violence, au monde des banlieues russes des annĂ©es 1980. Pour d’autres, c’est l’absence de contenus de qualitĂ© produits rĂ©cemment en Ukraine qui amĂšne les adolescents Ă  tĂ©lĂ©charger du contenu russe. En tout cas, le scandale provoquĂ© par la popularitĂ© de cette sĂ©rie montre la complexitĂ© du paysage culturel ukrainien, mais aussi la politisation de plus en plus grande des produits culturels et de la consommation de la culture.

Ni le film de rĂ©veillon, ni la sĂ©rie pour jeune public, ne peuvent aujourd’hui ĂȘtre regardĂ©s indĂ©pendamment du contexte politique de la guerre.

La reconstruction en Ukraine commence maintenant

Article publiĂ© par Le Grand Continent, dans le cadre du sommet en VallĂ©e d’Aoste.

Est-il possible de penser l’aprĂšs-guerre en Ukraine aujourd’hui ? Ce projet n’a rien d’évident, Ă  un moment oĂč la guerre est dans une phase difficile, et oĂč il devient certain qu’elle demandera aux Ukrainiens comme aux partenaires de l’Ukraine du courage, des ressources et du temps, pour une durĂ©e qu’il est impossible d’anticiper aujourd’hui.

Pourtant, rĂ©flĂ©chir Ă  l’aprĂšs-guerre, ce n’est pas seulement penser l’avenir de ce pays, c’est aussi comprendre ce qui, dans le prĂ©sent, construit cet avenir. Penser l’Ukraine de demain est donc une maniĂšre importante de soutenir celle d’aujourd’hui en comprenant mieux quelles sont ses fragilitĂ©s et ses forces, ses hĂ©ritages et ses transformations.

Qu’est-ce que l’aprĂšs-guerre ?

Le concept mĂȘme d’aprĂšs-guerre, en apparence transparent, n’est pas une rĂ©alitĂ© empiriquement aisĂ©e Ă  cerner. Les limites de la guerre sont ambiguĂ«s, et les sciences sociales se sont saisies ces derniĂšres annĂ©es de cette ambiguĂŻtĂ© pour questionner la frontiĂšre entre la guerre et la paix. À rebours des conflits racontĂ©s par les manuels scolaires oĂč l’on peut dĂ©limiter clairement un Ă©tat de guerre et un Ă©tat de paix, une dĂ©claration de guerre qui fait office de moment zĂ©ro et la signature d’un document qui en marque l’arrĂȘt, une pĂ©riode de violence Ă  laquelle succĂšde une pĂ©riode de non-violence, un grand nombre de conflits armĂ©s, qu’ils soient contemporains ou plus anciens, prĂ©sentent des configurations plus fluides. TrĂšs souvent, l’usage de la violence armĂ©e n’est pas prĂ©cĂ©dĂ© d’une dĂ©claration de guerre, d’autant qu’elle ne se limite pas forcĂ©ment au temps de guerre. Les logiques et hiĂ©rarchies sociales construites dans la guerre trouvent leur fondement dans la structure sociale d’avant-guerre, et ne disparaissent pas dans l’aprĂšs-guerre. Enfin, les situations de « ni guerre, ni paix Â»1, qui sont des Ă©tats sociaux Ă  la qualification incertaine, ont cessĂ© d’ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme anormales ou transitoires, pour ĂȘtre questionnĂ©es par les chercheurs dans la durĂ©e et dans leur configuration propre.

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Recommencer Ă  penser la guerre en Ukraine

Devant une actualitĂ© du Proche-Orient qui occupe une grande partie de la couverture mĂ©diatique de l’actualitĂ© internationale, une inquiĂ©tude se fait entendre : celle du risque d’oublier l’Ukraine, occultĂ©e par une autre guerre. Le recentrement des mĂ©dias sur le Proche-Orient n’est pourtant que le rĂ©vĂ©lateur d’une question qui se pose depuis plusieurs mois dĂ©jĂ  : celle de trouver la bonne maniĂšre de parler de la guerre en cours sur le continent europĂ©en. Il me semble que nos sociĂ©tĂ©s n’ont pas oubliĂ© la guerre en Ukraine ; elles ont plutĂŽt une difficultĂ© croissante Ă  la penser.

Depuis le dĂ©but de l’agression russe en fĂ©vrier 2022, j’ai Ă©tĂ© trĂšs frĂ©quemment invitĂ©e par les mĂ©dias, les associations, les groupes de rĂ©flexion Ă  parler de la guerre. Mon observation personnelle – qui n’a pas la prĂ©tention d’aller au-delĂ  – est que ces derniers mois, l’intensitĂ© des sollicitations n’a pas baissĂ©, mais que le spectre des questions a considĂ©rablement rĂ©trĂ©ci, pour porter essentiellement sur la rĂ©ussite ou l’échec des opĂ©rations militaires ukrainiennes ; sur le maintien et les fluctuations du soutien international Ă  l’Ukraine ; sur la figure de Vladimir Poutine et sa puissance ; sur le soutien de la population russe au pouvoir.

Loin de moi l’idĂ©e d’accuser les mĂ©dias, dont le travail est souvent remarquable dans cette guerre, de l’appauvrissement des questionnements. Il me semble plutĂŽt que cette rĂ©orientation de la couverture mĂ©diatique rĂ©vĂšle les failles de nos propres rĂ©flexions.

La guerre s’installe dans la durĂ©e : c’est un constat factuel que l’on fait au bout de un an et huit mois de conflit armĂ©. Cependant, la frontiĂšre est mince entre ce constat et une certaine normalisation de la guerre que nous l’on accepte de voir installĂ©e dans le quotidien de l’actualitĂ©, voire dans le quotidien tout court. En 2022, la guerre semblait inacceptable ; en 2023, elle est dĂ©crite comme inĂ©vitable. Les drapeaux ukrainiens ont Ă©tĂ© enlevĂ©s petit Ă  petit des bĂątiments publics, mais aussi des fenĂȘtres de nos concitoyens. Ce revirement n’est pas l’effet de notre indiffĂ©rence : il est l’écho social de l’impossibilitĂ© Ă  trouver une solution politique de la guerre.

La difficultĂ© croissante Ă  concevoir la fin de la guerre a transformĂ© la couverture mĂ©diatique. Celle-ci ne porte plus tant sur les « enjeux Â» – la sortie de guerre – que sur le « jeu Â», Ă  savoir les opĂ©rations armĂ©es, observĂ©es sous l’angle du succĂšs et des Ă©checs sur le champ de bataille. Il est alors logique que la question des armes prĂ©sentes sur le front et de leurs livraisons prenne une place centrale dans les mĂ©dias. Il est logique Ă©galement qu’un manque de coups d’éclats dans le « jeu Â», d’évĂ©nements que l’on puisse prĂ©senter comme des « victoires Â» ou des « dĂ©faites Â», crĂ©e l’impression d’une guerre enlisĂ©e, d’une actualitĂ© molle et rĂ©pĂ©titive. Une guerre qui peut donc bien ĂȘtre mise de cĂŽtĂ© pendant quelque temps, Ă  la faveur d’une actualitĂ© plus brĂ»lante, puisqu’au fond il ne s’y passe pas grand-chose.

« Il ne s’y passe pas grand-chose Â» : un constat qui est Ă©videmment trĂšs loin du vĂ©cu de la guerre cĂŽtĂ© ukrainien. Les attaques russes de missiles et de drones ne se sont jamais arrĂȘtĂ©es, continuant Ă  faire des morts parmi les civils partout sur le territoire. Des cercueils ne cessent de revenir du front, posant avec de plus en plus d’acuitĂ© la question du coĂ»t humain de la guerre. Posant aussi Ă  chaque civil ukrainien la question douloureuse : suis-je prĂȘt Ă  ĂȘtre le suivant Ă  partir et Ă  mourir sur le front ? Les Ukrainiens n’ont de cesse de collecter l’aide pour tout ce qui continue Ă  manquer : vĂ©hicules, Ă©quipement militaire, matĂ©riel mĂ©dical
 Non, la guerre n’a jamais baissĂ© d’intensitĂ© pour eux, et les nouvelles de l’attaque du Hamas contre IsraĂ«l n’ont fait que s’intercaler entre les bilans des bombardements russes et les nouvelles du front. Les Ukrainiens n’ont pas le luxe de changer de focus mĂ©diatique. Leur guerre est un long tunnel sans haltes ni trĂȘves, un tunnel dont il est pourtant indispensable de voir le bout pour continuer Ă  avancer.

A plusieurs reprises, j’ai entendu les Ukrainiens exprimer la perception que le soutien militaire occidental Ă©tait formatĂ© pour ĂȘtre juste suffisant pour Ă©viter l’effondrement, pour permettre au front de tenir, mais certainement pas pour gagner militairement la guerre. « On nous laisse survivre Ă  petit feu Â», disent certains, et c’est une certaine maniĂšre de dire « on nous laisse mourir Ă  petit feu Â».

Paradoxalement, c’est la capacitĂ© de l’Ukraine Ă  contenir l’avancĂ©e russe, ainsi que notre capacitĂ© Ă  tenir le choc de la crise Ă©nergĂ©tique l’hiver dernier, qui ont eu pour effet d’émousser la conscience d’une guerre Ă  nos portes. La guerre a cessĂ© d’ĂȘtre une urgence qui nous concerne directement. Le prĂ©sident russe avait affirmĂ© clairement en 2022 que l’Occident Ă©tait son adversaire principal ; cette donnĂ©e-lĂ  se noie dans le dĂ©tail du suivi des batailles. La capacitĂ© de l’Ukraine Ă  tenir permet Ă  nos sociĂ©tĂ©s de refaire de la guerre un problĂšme localisĂ©, un problĂšme ukrainien, un problĂšme extĂ©rieur Ă  nos prĂ©occupations. Une guerre qui serait de moins en moins la nĂŽtre.

Les Ukrainiens n’ont de cesse, depuis le dĂ©but de la guerre, de chercher de nouvelles maniĂšres de parler de leur pays. Ils ont compris que l’enjeu Ă©tait de rendre palpable ce que nous partageons avec eux : une commune humanitĂ©, mais aussi des rĂ©fĂ©rences culturelles communes et des questions de sociĂ©tĂ© similaires. Un exemple de ces initiatives : le Laboratoire de journalisme d’intĂ©rĂȘt public a lancĂ© un projet destinĂ© Ă  mieux faire comprendre ce qui se passe en Ukraine aux journalistes africains et latino-amĂ©ricains. Rapprocher les questionnements, crĂ©er des parallĂšles. Sans Ă©chapper Ă  un certain nombre de clichĂ©s tenaces, l’Ukraine est devenue de mieux en mieux connue dans nos sociĂ©tĂ©s. On ne peut dire la mĂȘme chose de la Russie.

 La Russie est un autre impensĂ© de la guerre. La finesse de notre expertise sur la Russie et de notre comprĂ©hension de ses dynamiques internes diminue. Il est vrai que le terrain russe est devenu de plus en plus fermĂ© . Les rares journalistes occidentaux qui peuvent encore y exercer font un travail remarquable, dans des conditions trĂšs contraintes. Les chercheurs ne se rendent plus en Russie que de maniĂšre exceptionnelle, et craignent de faire prendre des risques Ă  leurs interlocuteurs, mĂȘme en les interrogeant Ă  distance. Des projets Ă©mergent, cherchant d’autres maniĂšres d’approcher le terrain russe. Cependant, le riche travail d’analyse qui est fait par les uns et les autres semble se noyer parfois dans le flot des commentaires circulant dans les mĂ©dias qui souffre de plusieurs biais : une focalisation sur la figure de Vladimir Poutine et occasionnellement d’une petite poignĂ©e de personnages dans son entourage, un souci de dĂ©nonciation qui se fait au dĂ©triment de la comprĂ©hension, un plaquage des grilles analytiques formatĂ©es pour les sociĂ©tĂ©s occidentales. Pour le dire brutalement, le Kremlin, les falsifications des Ă©lections et la soumission de la population font le gros des dĂ©bats du moments. Or, penser un pays de 140 millions d’habitants Ă©talĂ© sur onze fuseaux horaires comme gouvernĂ© par une poignĂ©e de dignitaires, avec pour seule logique la soumission, ne peut ĂȘtre que trĂšs rĂ©ducteur. Nous avons une difficultĂ© Ă  concevoir la Russie comme un systĂšme complexe, avec ses jeux d’équilibre, ses modes de rĂ©partition du pouvoir et de compĂ©tition interne, ses distributions de bĂ©nĂ©fices et ses maniĂšres d’absorber les chocs. Comprendre finement ce qui se passe Ă  l’intĂ©rieur de la Russie est pourtant un enjeu majeur, prĂ©cisĂ©ment pour penser la sortie de guerre et nos relations avec ce pays. Nous, chercheurs, avons une responsabilitĂ© sur cette question : c’est Ă  nous de proposer de nouveaux cadrages et de nouveaux sujets, de partager nos questionnements et nos intuitions au-delĂ  des institutions universitaires.

Pour recommencer Ă  penser la guerre en Ukraine et Ă  en parler, il est enfin indispensable de reprendre conscience du fait qu’elle ne peut pas ĂȘtre une nouvelle normalitĂ©. J’aurais pu dire « ne doit pas ĂȘtre Â», et rejoindre en cela le discours du droit international qui n’autorise pas Ă  entĂ©riner une agression armĂ©e. Je prĂ©fĂšre dire « ne peut pas ĂȘtre Â», car cette guerre n’est pas un Ă©tat d’équilibre.

Ni pour l’Ukraine, ni pour la Russie, ni pour nos pays.

Quelques Ă©lĂ©ments pour comprendre les Ă©meutes antisĂ©mites dans le Caucase nord 

Ces derniers jours, des troubles antisĂ©mites ont eu lieu dans le Caucase Nord russe, notamment au Daghestan et en Kabardino-Balkarie. Un centre culturel juif en construction a Ă©tĂ© incendiĂ© dans la nuit du 29 octobre Ă  Nalchik, capitale de la Kabardino-Balkarie. Des meetings anti-israĂ©liens ont eu lieu au Daghestan, mais aussi en Karatchaevo-Tcherkessie. Un hĂŽtel accueillant, selon une rumeur, des rĂ©fugiĂ©s israĂ©liens Ă  Ă©tĂ© pris d’assaut dans la capitale daghestanaise Makhachkala. Aucun israĂ©lien n’a d’ailleurs Ă©tĂ© trouvĂ© sur place. Les troubles ont atteint leur point culminant le 29 octobre au soir, quand une foule de plusieurs centaines personnes a occupĂ© l’aĂ©roport de Makhachkala, attendant un avion de la compagnie RedWings en provenance de Tel-Aviv pour empĂȘcher ses passagers de dĂ©barquer sur le territoire du Daghestan.

Ces actes antisémites sont avant tout un écho local à la situation en Israël, façonné par le contexte spécifique du Caucase Nord et de la Russie.

Une attaque au nom de quoi ?

Le Caucase nord, composĂ© de plusieurs rĂ©publiques au sein de la FĂ©dĂ©ration de Russie, est un patchwork de groupes ethniques. Le Daghestan, peuplĂ© selon le dernier recensement de 3 millions d’habitants, dĂ©clare plus d’une centaine de groupes ethniques, dont une trentaine ont une prĂ©sence plus visible . Plus de 95% de la population est de confession musulmane. La Kabardino-Balkarie, peuplĂ©e de 900 000 personnes, est moins diverse, car composĂ©e pour moitiĂ© de Kabardes. La moitiĂ© de sa population est de confession musulmane, prĂšs de 20% sont chrĂ©tiens orthodoxes.

Sur le territoire des deux rĂ©publiques, la population juive, autrefois plus prĂ©sente, est peu nombreuse : moins de 1000 personnes au Daghestan, 700 personnes en Kabardino-Balkarie, selon le dernier recensement de la population. Comme partout dans les pays d’ex-URSS, un nombre important de Juifs de la rĂ©gion ont quittĂ© le pays pour Ă©migrer en IsraĂ«l ou aux États-Unis au cours des annĂ©es 1990.

Les attaques de ces derniers jours sont ambiguës dans leur justification.

Toutes se rĂ©fĂšrent explicitement aux Ă©vĂ©nements en IsraĂ«l. MĂȘme Ă  Nalchik, oĂč le feu est mis au chantier d’un centre communautaire juif local, il s’accompagne de l’inscription en russe « Mort aux Yahuds Â». Le terme « Yahud Â» est une dĂ©signation des Juifs tirĂ©e de l’arabe qui n’est pourtant pas une langue de la rĂ©gion (les diffĂ©rents groupes ethniques du Caucase parlent des langues nakho-daghestaniennes). En langue russe, les Juifs sont dĂ©signĂ©s par d’autres termes neutres (« EvreĂŻ Â») ou pĂ©joratifs (« Jid Â»). La chaĂźne Telegram « Utro Daghestan Â» (65000 abonnĂ©s) que l’on accuse d’ĂȘtre Ă  l’origine de l’émeute, doit d’ailleurs expliquer Ă  ses lecteurs pourquoi ce terme doit ĂȘtre utilisĂ©, plutĂŽt que celui, habituel, de « Juif Â».

A l’aĂ©roport de Makhachkala, la cible de l’action antisĂ©mite n’est pas la communautĂ© juive locale, mais un avion en provenance de Tel-Aviv. La chaĂźne « Utro Daghestan Â»  consacre bien l’essentiel de ses publications de ces derniers jours Ă  Gaza et au sort du peuple palestinien. Cependant, la rhĂ©torique de la chaĂźne alterne des messages expliquant que la cible des Ă©meutes ne sont pas les Juifs, mais les IsraĂ©liens responsables de massacres de Palestiniens, et des messages plus largement antisĂ©mites qui englobent les Juifs locaux jugĂ©s complices.

Le mĂȘme amalgame est visible dans l’assaut contre un hĂŽtel supposĂ© accueillir des Juifs en provenance d’IsraĂ«l. AprĂšs l’émeute, l’hĂŽtel affiche d’ailleurs sur son entrĂ©e l’écriteau suivant : « EntrĂ©e strictement interdite aux Ă©trangers citoyens d’IsraĂ«l (juifs) Â».

Une Russie antisĂ©mite ?

L’État soviĂ©tique a bien Ă©tĂ©, au cours du XXe siĂšcle, explicitement antisĂ©mite : les Juifs ont Ă©tĂ© l’une des cibles du pouvoir stalinien, mais les politiques antisĂ©mites se sont maintenues jusque dans les derniĂšres annĂ©es du rĂ©gime. La Russie indĂ©pendante a officiellement tirĂ© un trait sur l’antisĂ©mitisme d’État, mĂȘme si cet État a pu rester pendant longtemps nĂ©gationniste, occultant notamment l’histoire de la Shoah en Union soviĂ©tique. Vladimir Poutine, quant Ă  lui, s’est attachĂ© Ă  souligner l’inclusion des Juifs et du judaĂŻsme dans sa conception de la nation russe, assistant rĂ©guliĂšrement Ă  des fĂȘtes religieuses et Ă  des Ă©vĂ©nements commĂ©moratifs juifs et s’affichant frĂ©quemment aux cĂŽtĂ©s du Grand rabbin de Russie. Officiellement, l’antisĂ©mitisme n’est donc plus de mise.

L’attitude de la population russe, quant Ă  elle, Ă  l’égard des Juifs est paradoxale : l’antisĂ©mitisme est trĂšs limitĂ©, mais se nourrit d’un climat gĂ©nĂ©ral de tolĂ©rance au racisme et Ă  la xĂ©nophobie. Les enquĂȘtes auprĂšs de la population, notamment celles conduites par le centre Levada, concluent d’annĂ©e en annĂ©e Ă  une baisse constante de l’antisĂ©mitisme en Russie. Parmi les diffĂ©rents groupes ethniques mentionnĂ©s dans les questionnaires administrĂ©s par le centre Levada, les Juifs (qui sont perçus comme un groupe ethnique et non religieux en Russie) sont ceux vis-Ă -vis de qui la dĂ©fiance est la plus faible. A l’inverse, d’autres groupes suscitent des rĂ©actions clairement xĂ©nophobes : les « Africains Â» (= personnes Ă  la peau foncĂ©e), les « ethnies d’Asie centrale Â», les « Tsiganes Â», mais aussi les « Chinois Â» et les « TchĂ©tchĂšnes Â». Dans un contexte gĂ©nĂ©ralement raciste et intolĂ©rant, les Juifs sont mis au dernier plan par rapport Ă  d’autres groupes plus visibles. Ceci est facilitĂ© par l’assimilation totale d’une trĂšs grande majoritĂ© d’entre eux dans la population russe. Si des actes antisĂ©mites sont rĂ©guliĂšrement recensĂ©s en Russie, ils sont moins frĂ©quents que d’autres attaques xĂ©nophobes, ne sont pas encouragĂ©s par l’État russe
 mais ne sont pas non plus vus comme une ligne rouge particuliĂšrement inacceptable.

Pourquoi le Caucase Nord ?

Le Daghestan et la Kabardino-Balkarie ne sont pas les seules rĂ©publiques musulmanes de la FĂ©dĂ©ration de Russie. L’islam est la religion de 10% de la population russe, avec une population majoritairement musulmane dans plusieurs rĂ©gions du Caucase, mais aussi dans deux rĂ©gions de Russie centrale (Tatarstan et Bachkortostan). Aucune attaque antisĂ©mite n’a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e Ă  ce jour dans ces deux derniĂšres rĂ©gions oĂč la population musulmane est estimĂ©e Ă  respectivement 1,5 et 2,1 millions de personnes.

Le contexte du dĂ©veloppement rĂ©cent de l’islam dans le Caucase nord est particulier, car Ă©troitement liĂ© Ă  une histoire plus locale : celle des guerres en TchĂ©tchĂ©nie. Alors que la premiĂšre guerre en TchĂ©tchĂ©nie de 1994-1996 a Ă©tĂ© un conflit sans coloration religieuse, opposant l’État russe au mouvement sĂ©paratiste tchĂ©tchĂšne, la seconde, dĂ©marrĂ©e en 1999, repose sur des dynamiques diffĂ©rentes. L’État russe prĂ©sente en effet cette guerre comme un combat contre le terrorisme islamiste. Les combattants tchĂ©tchĂšnes, quant Ă  eux, trouvent effectivement des alliĂ©s dans les groupes islamistes des pays arabes, et s’appuient pour certains d’entre eux sur une justification religieuse de la guerre, oĂč l’État russe est vu comme l’ennemi d’un peuple musulman. A l’issue de la guerre, l’islam dans le Caucase prend deux formes trĂšs diffĂ©rentes, comme l’analysent mes collĂšgues Anne Le HuĂ©rou et Silvia Serrano. On trouve d’un cĂŽtĂ© un islam d’État, loyal Ă  Moscou, prĂŽnĂ© notamment par Kadyrov en TchĂ©tchĂ©nie. C’est ainsi que les muftis du Caucase nord, loyaux Ă  l’État russe, ont immĂ©diatement condamnĂ© les Ă©meutes au Daghestan. De l’autre cĂŽtĂ©, on trouve un islam protestataire, rĂ©primĂ© par l’État russe, et insĂ©rĂ© dans les rĂ©seaux islamistes internationaux. La chaĂźne Telegram « Utro Daghestan Â» prĂ©cĂ©demment mentionnĂ©e, semble relever du deuxiĂšme mouvement : elle est trĂšs critique Ă  l’égard du pouvoir de Moscou et relaie un grand nombre de messages en provenance des pays arabes.

L’État russe, via le gouverneur du Daghestan et le porte-parole de Poutine, a liĂ© les attaques au pouvoir ukrainien, au prĂ©texte qu’ Â« Utro Daghestan Â», opposĂ©e Ă  Moscou, ait Ă©tĂ© soutenue par Ilya Ponomarev, homme politique russe combattant du cĂŽtĂ© de l’Ukraine. Le mĂȘme Ponomarev a cependant exprimĂ©, dans une dĂ©claration rĂ©cente, son soutien Ă  IsraĂ«l. Cependant, au-delĂ  des liens concrets entre diffĂ©rents groupes opposĂ©s Ă  Moscou, l’affaire n’a nul besoin d’une trace ukrainienne. L’une des clefs des Ă©meutes antisĂ©mites au Daghestan est propre au Caucase, et se trouve, me semble-t-il, dans la politique conduite par la Russie dans cette rĂ©gion.

Il est difficile pour l’instant de lier les Ă©vĂ©nements au Caucase nord avec l’accueil fait au Hamas Ă  Moscou. On peut faire l’hypothĂšse que ce positionnement de l’État russe a donnĂ© la perception d’une fenĂȘtre d’opportunitĂ© Ă  un certain nombre d’activistes adhĂ©rant Ă  la logique du Hamas.

L’un des indicateurs Ă  suivre est la suite donnĂ©e aux Ă©meutes par l’État russe. Au moment oĂč s’écrivent ces lignes, une cinquantaine de personnes ont Ă©tĂ© interpellĂ©es, ce qui est un nombre trĂšs faible au vu des centaines d’émeutiers visibles dans les vidĂ©os (le mĂ©dia russe Baza estime leur nombre Ă  1500). Une politique clĂ©mente Ă  l’égard des auteurs des Ă©meutes pourrait ĂȘtre un signal permissif, et ouvrir la voie Ă  plus d’actes antisĂ©mites et anti-israĂ©liens.

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