Mon petit texte « Ukraine: la force des faibles » est sorti en librairie le 13 juin. Dans les prĂ©sentations que je peux en faire ici et lĂ , jâexplique lâintention qui lâanime: faire comprendre comment la sociĂ©tĂ© ukrainienne sâest transformĂ©e pendant les dix annĂ©es de guerre, et en quoi cette transformation trĂšs particuliĂšre a donnĂ© lieu Ă un mode trĂšs particulier de rĂ©sistance armĂ©e .
Jâentends dâores et dĂ©jĂ , dans les premiĂšres questions qui me sont adressĂ©es, un doute. Serait-ce encore lâun de ces textes qui idĂ©alisent la rĂ©sistance ukrainienne, hĂ©roĂŻsent la conduite de la guerre, cherchent Ă entraĂźner le lecteur dans lâadmiration? Evidemment, ce sera aux lecteurs de trancher. Le texte est imprĂ©gnĂ© dâune Ă©motion que je nâai pas cherchĂ© Ă cacher.
Cependant, pour moi, ce petit essai nâest un pas un pamphlet, mais un carnet de terrain dâune enquĂȘte qui sâĂ©tale dĂ©sormais sur dix ans. Une enquĂȘte conduite Ă Kyiv, Zhytomyr, Dnipro, Lviv, Vynnytsia, mais aussi Tchernivtsy, Kharkiv, Mykolaiv, Kherson⊠Ce que raconte « Ukraine: la force des faibles », sous ce petit format qui ne permet pas une vĂ©ritable dĂ©monstration de la preuve, ce sont quelques observations tirĂ©es de cette longue enquĂȘte. Je souhaiterais donner ici un aperçu de lâĂ©mergence de cette recherche et de sa cuisine interne.
Jâaurais aimĂ© emmener les lecteurs Ă travers ces dix ans de recherche en photos, mais je suis une photographe plutĂŽt timide, et je demande rarement aux personnes que jâinterroge lâautorisation de les photographier. Encore moins, paradoxalement, lorsque lâentretien sâest trĂšs bien passĂ©, et quâun vĂ©ritable lien humain sâest tissĂ© entre lâenquĂȘteur et lâenquĂȘtĂ©. Les images que je ramĂšne de mes enquĂȘtes sont prises Ă la va-vite, pour me permettre de garder une trace, vĂ©rifier une inscription, fixer une date, plutĂŽt que pour les partager. Mes photos sont aussi trĂšs souvent kyiviennes, car dans cette ville qui mâest trĂšs familiĂšre, je suis dâautant plus sensible aux moindres changements du paysage urbain dans ces annĂ©es de guerre.
En voici quand-mĂȘme une. Nous sommes en juillet 2014, en plein centre ville de Kyiv, aux abords de la place de lâIndĂ©pendance, le MaĂŻdan. La rĂ©volution du MaĂŻdan sâest terminĂ©e, aprĂšs des semaines dâaffrontements meurtriers, quelques mois auparavant, mais les Ukrainiens mettront un certain temps Ă enlever les dĂ©bris calcinĂ©s de la place. Ces dĂ©bris sont les premiers mĂ©moriaux aux manifestants tombĂ©s. Ils sont constellĂ©s de photos, fleurs, mots de condolĂ©ances. Je nâĂ©tais pas Ă Kyiv pendant les derniĂšres semaines sanglantes de la rĂ©volution du MaĂŻdan, et dĂ©ambuler au milieu de ces dĂ©bris calcinĂ©s de barricades Ă©tait trĂšs Ă©mouvant pour moi. Pourtant, on nâĂ©tait pas seulement Ă la fin dâune sĂ©quence importante pour lâhistoire du pays, mais aussi et surtout au dĂ©but dâune Ă©poque nouvelle. En ce juillet 2014, quelque chose de fondamental avait changĂ©. Lâannexion de la CrimĂ©e avait eu lieu. la guerre faisait dĂ©jĂ rage Ă lâest du pays, avec une Russie qui attisait lâinsurrection dans le Donbass, mais intervenait aussi directement, militairement.
Quelques mois plus tard, les volontaires ramĂšneront et exposeront dans les villes ukrainiennes les carcasses calcinĂ©e des voitures, les blindĂ©s et les lance-roquettes russes ramenĂ©s du front de lâest. Quand je reviens en Ukraine en fĂ©vrier 2015, jâassiste Ă cette exposition en plein air oĂč se pressent les familles. Il y a pour moi Ă lâĂ©poque quelque chose dâun peu troublant de voir des enfants grimper dans les chars russes, et je me fais la rĂ©flexion que leurs parents ne rĂ©alisent sans doute pas quâils ne sont pas dans un musĂ©e de la guerre, mais dans une guerre au prĂ©sent. Aujourdâhui, dans les villes ukrainiennes, on voit encore de tels trophĂ©es exposĂ©s. Mais je ne vois plus aucun enfant grimper dessusâŠ
Je crois que lâun des objectifs Ă©tait celui-lĂ : faire prendre conscience aux Ukrainiens de la nature de cette guerre, et surtout leur faire comprendre que la Russie Ă©tait en train dâagresser militairement lâUkraine. Car dans cette annĂ©e 2015, lâincertitude sur lâagresseur et sur la responsabilitĂ© sont parfois lĂ , et certains Ukrainiens confessent leur difficultĂ© Ă comprendre ce qui se dĂ©roule vraiment Ă lâest.
A cĂŽtĂ© des carcasses de blindĂ©s et des restes de missiles, une petite expo est montĂ©e dans des containers. « Preuves de lâagression militaire russe sur le territoire ukrainien ». Ce nâest pas par hasard que le titre est (aussi) en anglais: il sâagit entre autres dâinterpeller la communautĂ© internationale qui, Ă ce moment-lĂ et pour de longues annĂ©es, va faire tout son possible pour ne pas voir la Russie derriĂšre les activistes sĂ©paratistes.
Cette guerre-lĂ , entre 2014 et 2022, les Ukrainiens la conduisent seuls, sans soutien militaire international, et avec un soutien politique tiĂšde de pays occidentaux encore sensibles Ă la vision russe de la guerre. Câest parce quâils ne peuvent compter que sur eux-mĂȘmes, parce que leur armĂ©e est dĂ©faillante et leur Etat fragile, que les Ukrainiens ordinaires, pour lâessentiel des civils, vont sâengager dans la conduite de la guerre.
TrĂšs rapidement en 2014, je commence Ă enquĂȘter sur ces civils qui prennent les armes pour la premiĂšre fois pour dĂ©fendre leur pays, oĂč qui sâorganisent pour soutenir cette dĂ©fense.
Les premiers que jâinterroge sont mes anciens enquĂȘtĂ©s, les vĂ©tĂ©rans de la guerre soviĂ©tique en Afghanistan, groupe avec qui jâavais fait des entretiens en 2010-2011. Jâavais dĂ©jĂ visitĂ©, lors de ma premiĂšre enquĂȘte, le petit musĂ©e de leur association kyivienne, oĂč ils avaient exposĂ© des objets militaires de lâĂ©poque soviĂ©tique. Quand je reviens les voir en 2015, le musĂ©e est transformĂ© en entrepĂŽt oĂč, Ă cĂŽtĂ© des artefacts soviĂ©tiques, sâempilent les uniformes et piĂšces dâĂ©quipement neufs achetĂ©s par eux qui attendent dâĂȘtre apportĂ©s sur le front: pantalons chauds, casques en kevlar (terme qui fait alors son entrĂ©e dans mon vocabulaire) et dâautres objets que je nâarrive pas Ă lâĂ©poque Ă identifier. Jâai pris cette photo dans une piĂšce trop sombre, parce que je voulais absolument garder lâimage de la vieille mitrailleuse soviĂ©tique Maxim, Ă lâarriĂšre de la photo, qui contrastait tellement avec les objets neufs dâune guerre nouvelle. Dix ans plus tard, jâai vu une Maxim similaire dans la caserne dâune unitĂ© de dĂ©fense locale composĂ©e de civils, dans une petite ville ukrainienne. En 2025, cette Maxim-lĂ nâavait rien dâune piĂšce de musĂ©e: trĂšs efficace pour abattre les drones, mâexpliquaient les combattants qui lui avaient fabriquĂ© une nouvelle tourelle sur mesure.
En 2014, « mes » vĂ©tĂ©rans dâAfghanistan faisaient partie des rares groupes de personnes qui, en Ukraine, avaient une expĂ©rience quelconque dâune guerre. Bien que plutĂŽt ĂągĂ©s pour combattre â la cinquantaine, voire la soixantaine â un certain nombre dâentre eux avaient choisi de partir au front. Dâautres avaient dĂ©cidĂ© de les soutenir: Ă©quiper, armer, ravitailler. Et parfois, les deux Ă la fois: prendre les armes quelques jours ou quelques semaines; puis revenir Ă lâarriĂšre et collecter de lâĂ©quipement pour le prochain voyage vers le front. Jâavais fait de mon enquĂȘte sur ces vĂ©tĂ©rans reprenant les armes un article, intitulĂ© « Dâune guerre Ă lâautre: Les vĂ©tĂ©rans dâAfghanistan dans le conflit armĂ© dans le Donbass ».
Mais dĂ©jĂ , je voyais partout en Ukraine Ă©merger une nouvelle gĂ©nĂ©ration de combattants et un tissu associatif soutenant la guerre. On voyait se former en Ukraine des bataillons volontaires, se substituant aux unitĂ©s insuffisantes de lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre. Jâai commencĂ© Ă interroger ces combattants qui, Ă partir de 2015, rentraient progressivement du front. On voyait aussi Ă©galement Ă©merger des initiatives de soutien au front Ă lâarriĂšre, parfois structurĂ©es en associations, parfois plus flexibles. Souvent dâailleurs, les personnes Ă lâorigine de ces initiatives Ă©taient elles aussi des anciens combattants.
FinancĂ©s par toutes sortes de donateurs â mais trĂšs peu lâEtat â et composĂ©s de civils qui nâavaient pas de statut de militaire des forces armĂ©es de lâUkraine, les bataillons volontaires Ă©taient trĂšs visibles dans lâespace public en Ukraine.
Les bataillons, comme « Donbass » dont on voit une voiture sur cette photo de fĂ©vrier 2015, collectaient de lâargent, et des associations Ă lâarriĂšre se chargeaient de faire circuler les cagnottes, dâidentifier de quoi les combattants avaient besoin, de soutenir les familles. Les bataillons ont Ă©tĂ© assez vite intĂ©grĂ©s dans lâarmĂ©e rĂ©guliĂšre. En 2017, jâavais publiĂ© une Ă©tude sur ces groupes armĂ©s et leur place dans la conduite de la guerre.
En février 2015, les accords de Minsk 2, signés dans des conditions favorables à la Russie, ont marqué la fin de la premiÚre période de la guerre russo-ukrainienne, en la faisant entrer dans une seconde longue période, celle de la guerre de basse intensité qui durera sept ans de plus.
Ces sept annĂ©es-lĂ sont un angle mort pour la sociĂ©tĂ© française. Câest une pĂ©riode oĂč les journalistes français avaient du mal Ă vendre Ă leurs rĂ©dactions un papier sur la guerre dans le Donbass qui nâintĂ©ressait pas grand-monde. « Ah bon, la guerre continue? », me demandait-on Ă©galement en France quand je rentrais dâUkraine. Pourtant, si la guerre Ă©tait cantonnĂ©e Ă lâest du pays (et je ne suis jamais allĂ©e sur les zones de front), jâen voyais les traces sur tout le territoire de lâUkraine. Une guerre « discrĂštement omniprĂ©sente », ai-je Ă©crit dans un article, et câest cela que me permettait lâapproche sociologique et la longue frĂ©quentation du terrain: voir la prĂ©sence de la guerre lĂ oĂč un observateur de passage nâaurait pas remarquĂ© la diffĂ©rence. Parfois, notre premier capteur, câest ça: la sensation que dans un endroit quâon connaĂźt bien, dans un groupe quâon connaĂźt bien, quelque chose a changĂ©.
En Ukraine, en rĂ©alitĂ©, le changement Ă©tait massif, et il Ă©tait portĂ© par plusieurs groupes sociaux qui se recoupaient partiellement : ceux qui sâĂ©taient engagĂ©s aux cĂŽtĂ©s la rĂ©volution du MaĂŻdan; ceux qui Ă©taient partis combattre dans le Donbass et qui revenaient Ă la vie civile; ceux qui avaient Ă©tĂ© forcĂ©s Ă fuir de chez eux ou Ă changer de vie du fait de la guerre. Puisque je continuais mon enquĂȘte sur les civils qui prenaient les armes, câest surtout avec les combattants et anciens combattants que jâai conduit mes enquĂȘtes, mettant un pied dans un rĂ©seau de plus en plus vaste dâassociations, groupements informels, entreprises, services ministĂ©riels, tous liĂ©s Ă la conduite de la guerre ou Ă la prise en charge des effets de la guerre. AprĂšs les entretiens, nous restions souvent en contact avec mes enquĂȘtĂ©s; câĂ©tait dâautant plus facile que beaucoup dâentre eux Ă©taient de milieux sociaux urbains et Ă©duquĂ©s, proche du mien, et quâĂ force, nous avions de plus en plus de connaissances en commun. Je suivais de loin, souvent sur les rĂ©seaux sociaux, les projets dans lesquels ils sâengageaient, liĂ©s Ă la rĂ©forme de lâEtat et de lâarmĂ©e, Ă la dĂ©fense et Ă la prise en charge des vĂ©tĂ©rans et des populations vulnĂ©rables, Ă lâinformation et Ă la culture comme vecteurs pour dire la guerre. Jâen dĂ©cris un petit nombre dans « La force des faibles », mais il y en aurait tant dâautres dont lâhistoire mĂ©rite dâĂȘtre racontĂ©e. Tout au long de ces annĂ©es, jusquâau Covid, nous essayions dâemmener des doctorants et post-docs, rĂ©unis en Ă©cole dâĂ©tĂ© que nous organisions avec un groupe de collĂšgues, voir lâune ou lâautre de ces associations.
Un exemple de ces associations, « Station Kharkiv« , lieu dâaccueil pour les dĂ©placĂ©s internes, créé en 2014, que nous sommes allĂ©s voir avec les Ă©tudiants lors de notre Ă©cole dâĂ©tĂ© dans cette ville en 2016, deux ans aprĂšs le dĂ©but de la guerre. Les deux femmes que vous voyez au fond de la photo sont toujours aux manettes dâune association qui sâest Ă©largie et professionnalisĂ©e entre 2014 et 2022. DĂšs les premiers jours de mars 2022, Station Kharkiv Ă©tait en train de collecter des vivres et des mĂ©dicaments, et de les livrer aux personnes vulnĂ©rables qui se sont trouvĂ©es plus isolĂ©es que jamais. Dans les premiers jours de lâinvasion russe, lâassociation avait dâailleurs perdu lâune de ses jeunes bĂ©nĂ©voles, victime dâune attaque de missile.
Dâautres groupes sont plus directement impliquĂ©es dans la conduite de la guerre. Câest par exemple le cas de « Notre bataillon », association fondĂ©e par un entrepreneur de la ville de Tcherkassy qui sâest engagĂ© dans lâaide Ă lâarmĂ©e lorsque lâun de ses salariĂ©s est parti au front. En 2014, la petite ONG se donne pour mission de parrainer et approvisionner « son » bataillon. Petit Ă petit, elle Ă©largit son action Ă dâautres unitĂ©s. La photo ci-dessous du stand de lâassociation a Ă©tĂ© prise en 2017, lors dâune journĂ©e de rencontre de vĂ©tĂ©rans et dâONG. Quand on regarde la photo, tout ça a lâair trĂšs artisanal, et je trouve que câest ça qui est intĂ©ressant: le soutien Ă lâarmĂ©e part dâune toute petite Ă©chelle, puis se dĂ©veloppe, se professionnalise, se structure.
Les bĂ©nĂ©voles se forment aux besoins des forces armĂ©es, deviennent compĂ©tents en Ă©quipement militaire. Des liens solides se tissent entre lâarmĂ©e et la sociĂ©tĂ© Ă lâarriĂšre. Tout comme « Station Kharkiv », « Notre bataillon » se met immĂ©diatement en action et sâajuste aux nouveaux besoins qui Ă©mergent avec lâagression de fĂ©vrier 2022. LâONG continue Ă approvisionner le front aujourdâhui.
Ces initiatives sont une illustration de ce que je dĂ©cris dans « La force des faibles »: quand la Russie tente dâenvahir lâUkraine en fĂ©vrier 2022, la sociĂ©tĂ© ukrainienne est aussi prĂȘte quâelle peut lâĂȘtre, car elle a derriĂšre elle huit ans de dĂ©veloppement dâune sociĂ©tĂ© civile engagĂ©e dans la guerre.
« Ce que je trouve formidable dans notre sociĂ©tĂ©, me disait en 2024 autour dâun thĂ© une collĂšgue et amie ukrainienne, câest que je sais que pour chaque problĂšme quâun citoyen pourra rencontrer, il y aura un groupe ou une association qui sera lĂ pour lâaider. » Je suis dâaccord avec elle, mais jâaurais pu complĂ©ter sa phrase: « ⊠parce que lâEtat ne sera pas forcĂ©ment lĂ . » Le point de dĂ©part de « La force des faibles » est prĂ©cisĂ©ment dans ce paradoxe: si les Ukrainiens Ă©taient aussi actifs, aussi innovants, aussi engagĂ©s, câest parce quâils ne pensaient pas pouvoir se reposer sur leur Etat. Ni pour conduire la guerre, ni pour construire une armĂ©e performante, ni pour prendre en charge les plus fragiles. Câest de leur cheminement que je donne un aperçu dans le petit livre.
Beaucoup de collĂšgues ont travaillĂ© sur les mouvements associatifs qui ont Ă©mergĂ© Ă partir de 2014. Je cite notamment dans le petit livre les travaux de Ioulia Shukan et dâAnastasia Fomitchova (dont on lira dâailleurs bientĂŽt un tĂ©moignage personnel). Pour ma part, je me suis tout particuliĂšrement intĂ©ressĂ©e au parcours des civils, hommes et femmes, qui ont pris les armes depuis 2014. Pour moi, leur rĂŽle a Ă©tĂ© crucial dans lâĂ©volution des forces armĂ©es ukrainiennes et la prĂ©paration de la sociĂ©tĂ© Ă la guerre de haute intensitĂ©. Jâai consacrĂ© un article Ă cet « Ă©tat de qui-vive » qui caractĂ©rise ces anciens combattants dans les annĂ©es 2015-2022. Mais si cette action a pu se dĂ©ployer, câest parce quâun lien entre les initiatives privĂ©es / associatives et lâEtat sâest tissĂ©. Ce lien, je lâobservais dĂ©jĂ en 2015-2022, par exemple via lâintĂ©gration des anciens combattants dans les institutions locales et centrales, autour de projets liĂ©s Ă lâarmĂ©e ou aux vĂ©tĂ©rans.
Câest le cas par exemple de Ivan, jeune homme Ă droite de la photo, enseignant en informatique Ă lâuniversitĂ© dans la ville de Dnipro, mobilisĂ© dĂšs le mois dâavril 2014 en tant que chef de peloton blindĂ©. Quand il est dĂ©mobilisĂ© aprĂšs une annĂ©e sur le front, il est immĂ©diatement invitĂ© par lâadministration rĂ©gionale a prendre la tĂȘte du Centre dâaide aux vĂ©tĂ©rans nouvellement créé. Lorsque nous nous rencontrons en 2017, cela fait deux ans Ă peu prĂšs quâil occupe cette fonction. (Mes qualitĂ©s de photographe sont encore une fois clairement dĂ©montrĂ©es sur lâimage ci-dessous).
Dans les annĂ©es suivantes et jusquâĂ aujourdâhui, Ivan a pris en charge les projets de rĂ©silience et de sĂ©curitĂ© numĂ©rique dans lâadministration rĂ©gionale, cette « ligne de front numĂ©rique » qui concilie son expĂ©rience militaire et sa spĂ©cialisation universitaire. Pour lui, le passage de lâarmĂ©e Ă lâadministration a Ă©tĂ© durable et facilitĂ© par sa position sociale. Pour dâautres personnes, la coopĂ©ration avec lâEtat a Ă©tĂ© plus brĂšve ou plus houleuse, mais en tout cas ce va-et-vient entre le front et lâarriĂšre, la sociĂ©tĂ© civile et les institutions publiques est lâun des mĂ©canismes au cĆur de lâagilitĂ© et de lâadaptation de lâUkraine Ă la guerre. Jây porte une attention particuliĂšre dans les enquĂȘtes de terrain que je conduis aujourdâhui.
Beaucoup de mes enquĂȘtĂ©s sont, comme Ivan, urbains, Ă©duquĂ©s, internationalisĂ©s. Jâai trĂšs vite identifiĂ© ce biais de mon enquĂȘte: la proximitĂ© sociale avec les personnes que jâinterroge. Comme je suis une sociologue consciencieuse, jâai constamment cherchĂ© Ă Ă©largir le cercle dâinterviewĂ©s, pour voir des personnes avec qui nous avions moins de choses en commun. Et pourtant â je mâen rends compte maintenant â la proximitĂ© sociale a aussi Ă©tĂ© une ressource pour la recherche. Mes enquĂȘtĂ©s nâĂ©taient pas seulement proches de moi par leur position socioprofessionnelle; ils me ressemblaient parce que nos vies avant la guerre Ă©taient similaires, dans les annĂ©es oĂč jâavais vĂ©cu en Ukraine. On avait peut-ĂȘtre eu des loisirs semblables, on avait vĂ©cu un quotidien semblable. Avec certains dâentre eux, les plus ĂągĂ©s, on avait eu des enfances semblables, mĂȘme si la mienne Ă©tait Ă Moscou alors que la leur se dĂ©roulait en Ukraine. Du fait de cette proximitĂ©, je ressentais dâautant mieux le choc de la guerre, la difficultĂ© des choix quâils ont dĂ» faire, les forces et les fragilitĂ©s qui en ont Ă©tĂ© les consĂ©quences. Oui, en tant quâĂȘtre humain, jâai une admiration pour beaucoup de ces hommes et de ces femmes. Quels que soient mes efforts dâobjectivation et de prise de distance, cette admiration, je nâarriverai pas Ă â et je nâaurai pas envie de â mâen dĂ©faire.
Cependant, « La force des faibles » nâest pas un hommage que je leur rends. Câest plutĂŽt une tentative de dĂ©mystifier la vision que lâon peut avoir de rĂ©sistance dâune nation. Non pas glorifier la rĂ©sistance, mais comprendre les mĂ©canismes individuels et collectifs qui rendent une sociĂ©tĂ© prĂȘte Ă rĂ©sister. Mais il y a un autre aspect de mon enquĂȘte qui est trĂšs prĂ©sent dans ce texte. Câest cette question que je me pose dâentretien en entretien, dâobservation en observation: et moi, quâaurais-je fait Ă leur place? Que ferais-je dans un tel moment de grand bouleversement? Le jour oĂč je finaliserai le grand manuscrit tirĂ© de cette recherche, je mâen sortirai peut-ĂȘtre en mettant en Ćuvre des dispositifs de distanciation et de prise de conscience de la position sociale de lâenquĂȘteur. JâĂ©vacuerai dâune maniĂšre ou dâune autre cette question troublante. Mais aujourdâhui, dans « La force des faibles », je ne souhaite pas lâĂ©vacuer, car il faut laisser son espace au trouble que suscite cette question essentielle : qui serions-nous, face Ă lâinconcevable?
