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  • ✇Les carnets d'Anna Colin Lebedev
  • Le coût de la paix pour la Russie
    On parle souvent du coût de la guerre pour la Russie: en dépenses pour la défense, en impact des sanctions, en hommes. On ne réfléchit pas assez au coût inverse, celui du risque politique qu’entraînerait, pour le pouvoir russe, l’arrêt des combats. Quelques notes rapides pour évoquer cet aspect rarement abordé. Le premier risque politique est lié à la démobilisation des combattants actuellement engagés sur le front. La Russie a traité avec une grande violence l’ensemble des hommes qu’elle a
     

Le coût de la paix pour la Russie

14 février 2025 à 05:44

On parle souvent du coût de la guerre pour la Russie: en dépenses pour la défense, en impact des sanctions, en hommes. On ne réfléchit pas assez au coût inverse, celui du risque politique qu’entraînerait, pour le pouvoir russe, l’arrêt des combats. Quelques notes rapides pour évoquer cet aspect rarement abordé.

Le premier risque politique est lié à la démobilisation des combattants actuellement engagés sur le front. La Russie a traité avec une grande violence l’ensemble des hommes qu’elle a engagés dans la guerre. Les militaires sous contrat que comptait l’armée en 2022 ont été cloués au front par une transformation de leurs contrats en engagement à durée indéterminée, sans possibilité de démissionner. Les mobilisés, civils recrutés de force en 2022 et envoyés au front dans des conditions terribles, y demeurent toujours deux ans et demi plus tard. Les nouveaux soldats sous contrat bénéficient, certes, d’une rémunération confortable, mais ne sont ni correctement formés, ni correctement équipés, ni traités avec respect.
Démobiliser ces hommes, même en les glorifiant, et les laisser revenir dans la vie civile, c’est prendre le risque de voir le récit des facettes sombres de la conduite de la guerre se diffuser dans la société. C’est aussi devoir faire face à des centaines de milliers d’hommes qui pourraient en vouloir à leur pouvoir politique, qui sont profondément traumatisés, et qui savent désormais manier les armes. Le Kremlin a en partie conscience du problème et met en place de modestes politiques d’intégration des vétérans dans la vie civile, mais vu le contour de ces dispositifs, ils risquent de se révéler très insuffisants. Le pouvoir russe s’est refusé jusqu’à maintenant de démobiliser le moindre combattant et essaiera, autant que possible, de reculer le moment de la démobilisation.

Le second risque politique est la conséquence d’une transformation du système de rentes et de rétributions liées à la guerre. La croissance affichée par l’économie russe est une croissance nourrie par la conduite de la guerre. L’économie s’est recentrée sur la commande militaire, les actifs économiques ont été redistribués et réorganisés pour faire face aux sanctions. La guerre et les sanctions ont frappé beaucoup d’acteurs économiques, mais représentent également une nouvelle rente pour beaucoup d’autres. Si la Russie veut maintenir l’apparence de solidité économique et garder la loyauté des élites, elle ne peut se permettre, dans les années qui viennent, de sortir de ce modèle économique centré sur la conduite de la guerre.


Le troisième risque politique est celui des territoires qui resteraient sous occupation russe. L’expérience d’intégration des territoires saisis par la force par la Fédération de Russie se limite aujourd’hui à la Crimée; or, celle-ci a été annexée dans des conditions très différentes, avec un usage limité de la violence et les faveurs d’une partie de la population. Installer l’État russe sur les territoires conquis depuis 2022 sera un défi d’une autre taille, car la population de ces régions a une forte conscience de vivre sous occupation militaire. La violence, notamment contre les civils, y est considérable: le pouvoir russe n’a pas le consentement des habitants de ces régions. A certains égards, la situation risque d’y être plus proche de la Tchétchénie en 1995 que de la Crimée en 2014. C’est une guerre diffuse que la Russie devra conduire dans les territoires annexés.
Pour les républiques séparatistes du Donbass, j’ai beaucoup plus de difficultés pour l’instant à évaluer la situation et à faire des projections. Ces régions qui ont été dévastées et maltraitées depuis 10 ans, mais j’ai peu de sources fiables pour prendre le pouls de ce qui s’y passe et de la manière dont les habitants qui y vivent encore se projettent dans l’avenir.

Existe-t-il un risque réputationnel, où Poutine pourrait être accusé par son entourage de ne pas avoir atteint ses objectifs de guerre? Ce risque me semble limité, car en cas de cessez-le-feu ou d’un autre type d’accord, le pouvoir aura sécurisé sa victoire principale: arriver à faire admettre aux Occidentaux qu’ils sont impuissants face à la Russie.

Les trois risques structurels que j’ai pointés ici me semblent en revanche sérieux. Ils peuvent, me semble-t-il, amener la Russie à privilégier tout scénario où la guerre ne s’arrête pas vraiment, où le pouvoir peut garder un gros volume de forces armées mobilisé, investir dans la consolidation de l’industrie militaire et dans la production massive d’armes, maintenir une occupation militaire (plutôt qu’une administration civile) dans les territoires annexés.

On a souvent dit que la Russie n’avait pas intérêt à une négociation autre qu’une capitulation, parce qu’elle se voyait en train de gagner sur le front. Mais la Russie est aussi dans une situation politique interne qui la pousserait plutôt à éviter les scénarios de paix durable qui seraient paradoxalement aujourd’hui plus déstabilisateurs que la guerre. Le scénario le plus favorable au Kremlin, celui qui lui permettrait de garder le contrôle interne, serait celui d’une baisse de l’intensité de la guerre sans démobilisation, sans abandon de la rhétorique guerrière, et sans ralentissement de l’économie de guerre et du réarmement. Une guerre moins coûteuse en hommes et en armes, plus confortable pour l’économie, moins stressante pour la population, mais toujours une guerre.

Un cessez-le-feu instable et régulièrement violé serait peut-être le meilleur cadeau que l’on pourrait faire aujourd’hui au Kremlin.

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  • Regarder vraiment le Bélarus
    Il n’a jamais été simple de parler du Bélarus en France sans tomber dans le cliché. La formulation « dernière dictature d’Europe » a encore été reprise par les médias aujourd’hui pour évoquer le scrutin présidentiel qui s’est tenu dimanche, et j’en veux un peu aux journalistes pour cette paresse intellectuelle.« Dernière dictature d’Europe » était une formule confortable pour se rassurer sur le processus de démocratisation qui aurait été en voie de généralisation sur le continent européen; certe
     

Regarder vraiment le Bélarus

27 janvier 2025 à 03:15

Il n’a jamais été simple de parler du Bélarus en France sans tomber dans le cliché. La formulation « dernière dictature d’Europe » a encore été reprise par les médias aujourd’hui pour évoquer le scrutin présidentiel qui s’est tenu dimanche, et j’en veux un peu aux journalistes pour cette paresse intellectuelle.
« Dernière dictature d’Europe » était une formule confortable pour se rassurer sur le processus de démocratisation qui aurait été en voie de généralisation sur le continent européen; certes, à des vitesses variables, mais quand-même quasiment certain. Le Bélarus faisait alors office d’épouvantail et de dernier bastion d’un monde en cours de disparition. Cela empêchait de voir les dynamiques réelles sur place (et de s’interroger par exemple sur la manière dont la stabilité, les politiques sociales et le progrès économique pouvaient atrophier la sensibilité politique). Cela faisait aussi du bien à l’égo européen.
Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, bien évidemment, et dans un contexte de montée d’attractivité des autoritarismes, le Belarus est plutôt un cas d’école qui devrait attirer notre attention. Dire que l’élection présidentielle qui vient de s’écouler était un simulacre, c’est à la fois vrai et stérile, parce que c’est une manière de dire « point, à la ligne, on passe à autre chose » qui neutralise toute volonté de compréhension.
Malheureusement, la guerre conduite par la Russie contre l’Ukraine m’a empêché d’être suffisamment vigilante sur le Bélarus pour livrer une analyse approfondie. Ce que je dis est à prendre avec des pincettes; ce sont des pistes à creuser.
Un régime politique autoritaire fonctionne grâce à un certain dosage de coercition et d’adhésion; il doit non seulement mettre en place une répression suffisamment forte pour bloquer les oppositions, mais aussi distribuer suffisamment de bénéfices pour susciter l’adhésion. Plus le ratio est en faveur des bénéfices, plus le pouvoir est stable; plus il penche du côté répressif, plus le régime est fragile. Pendant longtemps, le régime politique du Belarus s’est attaché à distribuer beaucoup de bénéfices à la population, notamment à travers des politiques sociales, des politiques de développement et une promesse de stabilité et de prévisibilité. Les Bélarusses vivaient – économiquement – plutôt mieux que beaucoup de leurs voisins, et en avaient conscience. Le prix politique à payer apparaissait donc comme acceptable.
Evidemment, le soutien de la Russie était et reste l’exosquelette du régime bélarusse, aussi bien d’un point de vue politique qu’économique.
Les protestations massives de 2020 étaient intervenues dans le contexte d’une certaine fragilisation du modèle, et notamment d’une perception du régime comme moins protecteur, mais aussi en décalage avec les demandes de la société. Les répressions violentes qui ont suivi et qui se sont maintenues tout au long des années suivantes ont fait basculer le ratio répression/bénéfices en faveur de la répression. Cette période violente va compter dans l’histoire politique bélarusse: on ne le perçoit pas encore, mais elle a donné naissance à une expérience différente, moins marginale de l’opposition politique, de la répression et de la prison. Elle a aussi permis de structurer une opposition à l’étranger et de lui donner des canaux de prise de parole. Derrière les apparences de « il ne se passe rien », le Belarus est en réalité bien plus prêt qu’en 2020 à entamer une transition politique, avec une nouvelle génération de citoyens jetés avec violence dans la politique.
Cependant, et paradoxalement, c’est la guerre en Ukraine qui a redonné de la stabilité au régime bélarusse. En effet, dans un contexte où la Russie essaie de toutes ses forces de faire du Bélarus un cobelligérant, il y a des choses que Loukachenko a réussi à protéger. Certes, des unités armées russes et des complexes d’armement sont désormais basés au Belarus, qui sert de base aux attaques contre l’Ukraine. Cependant, aucune unité armée bélarusse ne combat aux côtés de la Russie contre l’Ukraine. Pensez au paradoxe: des soldats nord-coréens, mais pas de soldats bélarusses, alors que le pays se déclare être le plus proche allié de la Russie. Le territoire du Bélarus reste un territoire en paix. Cela, les citoyens savent qu’ils le doivent en partie à Loukachenko… mais aussi en partie aux Ukrainiens qui ne désespèrent pas de retourner les Bélarusses contre Moscou, et qui ne les perçoivent pas de la même manière que les Russes.
La politique menée par Loukachenko vis-à-vis de la Russie a été caractérisée par un de mes anciens collègues bélarusses par la formule suivante: « on dit oui à tout, puis on bureaucratise au maximum le processus pour finalement ne rien faire ». C’est aussi une stratégie que les Bélarusses appliquent au quotidien vis-à-vis de leur Etat. Il y a une certaine résilience stratégique de la société bélarusse qu’on ferait bien de souligner. Ne nous laissons pas tromper par cette apparence de calme plat: le Bélarus n’est pas la Russie et suivra une dynamique qui lui sera propre.

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