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« Ukraine, la force des faibles »: le making of.

Mon petit texte « Ukraine: la force des faibles » est sorti en librairie le 13 juin. Dans les présentations que je peux en faire ici et là, j’explique l’intention qui l’anime: faire comprendre comment la société ukrainienne s’est transformée pendant les dix années de guerre, et en quoi cette transformation très particulière a donné lieu à un mode très particulier de résistance armée .

J’entends d’ores et déjà, dans les premières questions qui me sont adressées, un doute. Serait-ce encore l’un de ces textes qui idéalisent la résistance ukrainienne, héroïsent la conduite de la guerre, cherchent à entraîner le lecteur dans l’admiration? Evidemment, ce sera aux lecteurs de trancher. Le texte est imprégné d’une émotion que je n’ai pas cherché à cacher.

Cependant, pour moi, ce petit essai n’est un pas un pamphlet, mais un carnet de terrain d’une enquête qui s’étale désormais sur dix ans. Une enquête conduite à Kyiv, Zhytomyr, Dnipro, Lviv, Vynnytsia, mais aussi Tchernivtsy, Kharkiv, Mykolaiv, Kherson… Ce que raconte « Ukraine: la force des faibles », sous ce petit format qui ne permet pas une véritable démonstration de la preuve, ce sont quelques observations tirées de cette longue enquête. Je souhaiterais donner ici un aperçu de l’émergence de cette recherche et de sa cuisine interne.

J’aurais aimé emmener les lecteurs à travers ces dix ans de recherche en photos, mais je suis une photographe plutôt timide, et je demande rarement aux personnes que j’interroge l’autorisation de les photographier. Encore moins, paradoxalement, lorsque l’entretien s’est très bien passé, et qu’un véritable lien humain s’est tissé entre l’enquêteur et l’enquêté. Les images que je ramène de mes enquêtes sont prises à la va-vite, pour me permettre de garder une trace, vérifier une inscription, fixer une date, plutôt que pour les partager. Mes photos sont aussi très souvent kyiviennes, car dans cette ville qui m’est très familière, je suis d’autant plus sensible aux moindres changements du paysage urbain dans ces années de guerre.

En voici quand-même une. Nous sommes en juillet 2014, en plein centre ville de Kyiv, aux abords de la place de l’Indépendance, le Maïdan. La révolution du Maïdan s’est terminée, après des semaines d’affrontements meurtriers, quelques mois auparavant, mais les Ukrainiens mettront un certain temps à enlever les débris calcinés de la place. Ces débris sont les premiers mémoriaux aux manifestants tombés. Ils sont constellés de photos, fleurs, mots de condoléances. Je n’étais pas à Kyiv pendant les dernières semaines sanglantes de la révolution du Maïdan, et déambuler au milieu de ces débris calcinés de barricades était très émouvant pour moi. Pourtant, on n’était pas seulement à la fin d’une séquence importante pour l’histoire du pays, mais aussi et surtout au début d’une époque nouvelle. En ce juillet 2014, quelque chose de fondamental avait changé. L’annexion de la Crimée avait eu lieu. la guerre faisait déjà rage à l’est du pays, avec une Russie qui attisait l’insurrection dans le Donbass, mais intervenait aussi directement, militairement.

Quelques mois plus tard, les volontaires ramèneront et exposeront dans les villes ukrainiennes les carcasses calcinée des voitures, les blindés et les lance-roquettes russes ramenés du front de l’est. Quand je reviens en Ukraine en février 2015, j’assiste à cette exposition en plein air où se pressent les familles. Il y a pour moi à l’époque quelque chose d’un peu troublant de voir des enfants grimper dans les chars russes, et je me fais la réflexion que leurs parents ne réalisent sans doute pas qu’ils ne sont pas dans un musée de la guerre, mais dans une guerre au présent. Aujourd’hui, dans les villes ukrainiennes, on voit encore de tels trophées exposés. Mais je ne vois plus aucun enfant grimper dessus…

Je crois que l’un des objectifs était celui-là: faire prendre conscience aux Ukrainiens de la nature de cette guerre, et surtout leur faire comprendre que la Russie était en train d’agresser militairement l’Ukraine. Car dans cette année 2015, l’incertitude sur l’agresseur et sur la responsabilité sont parfois là, et certains Ukrainiens confessent leur difficulté à comprendre ce qui se déroule vraiment à l’est.

A côté des carcasses de blindés et des restes de missiles, une petite expo est montée dans des containers. « Preuves de l’agression militaire russe sur le territoire ukrainien ». Ce n’est pas par hasard que le titre est (aussi) en anglais: il s’agit entre autres d’interpeller la communauté internationale qui, à ce moment-là et pour de longues années, va faire tout son possible pour ne pas voir la Russie derrière les activistes séparatistes.

Cette guerre-là, entre 2014 et 2022, les Ukrainiens la conduisent seuls, sans soutien militaire international, et avec un soutien politique tiède de pays occidentaux encore sensibles à la vision russe de la guerre. C’est parce qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, parce que leur armée est défaillante et leur Etat fragile, que les Ukrainiens ordinaires, pour l’essentiel des civils, vont s’engager dans la conduite de la guerre.

Très rapidement en 2014, je commence à enquêter sur ces civils qui prennent les armes pour la première fois pour défendre leur pays, où qui s’organisent pour soutenir cette défense.

Les premiers que j’interroge sont mes anciens enquêtés, les vétérans de la guerre soviétique en Afghanistan, groupe avec qui j’avais fait des entretiens en 2010-2011. J’avais déjà visité, lors de ma première enquête, le petit musée de leur association kyivienne, où ils avaient exposé des objets militaires de l’époque soviétique. Quand je reviens les voir en 2015, le musée est transformé en entrepôt où, à côté des artefacts soviétiques, s’empilent les uniformes et pièces d’équipement neufs achetés par eux qui attendent d’être apportés sur le front: pantalons chauds, casques en kevlar (terme qui fait alors son entrée dans mon vocabulaire) et d’autres objets que je n’arrive pas à l’époque à identifier. J’ai pris cette photo dans une pièce trop sombre, parce que je voulais absolument garder l’image de la vieille mitrailleuse soviétique Maxim, à l’arrière de la photo, qui contrastait tellement avec les objets neufs d’une guerre nouvelle. Dix ans plus tard, j’ai vu une Maxim similaire dans la caserne d’une unité de défense locale composée de civils, dans une petite ville ukrainienne. En 2025, cette Maxim-là n’avait rien d’une pièce de musée: très efficace pour abattre les drones, m’expliquaient les combattants qui lui avaient fabriqué une nouvelle tourelle sur mesure.

En 2014, « mes » vétérans d’Afghanistan faisaient partie des rares groupes de personnes qui, en Ukraine, avaient une expérience quelconque d’une guerre. Bien que plutôt âgés pour combattre – la cinquantaine, voire la soixantaine – un certain nombre d’entre eux avaient choisi de partir au front. D’autres avaient décidé de les soutenir: équiper, armer, ravitailler. Et parfois, les deux à la fois: prendre les armes quelques jours ou quelques semaines; puis revenir à l’arrière et collecter de l’équipement pour le prochain voyage vers le front. J’avais fait de mon enquête sur ces vétérans reprenant les armes un article, intitulé « D’une guerre à l’autre: Les vétérans d’Afghanistan dans le conflit armé dans le Donbass ».

Mais déjà, je voyais partout en Ukraine émerger une nouvelle génération de combattants et un tissu associatif soutenant la guerre. On voyait se former en Ukraine des bataillons volontaires, se substituant aux unités insuffisantes de l’armée régulière. J’ai commencé à interroger ces combattants qui, à partir de 2015, rentraient progressivement du front. On voyait aussi également émerger des initiatives de soutien au front à l’arrière, parfois structurées en associations, parfois plus flexibles. Souvent d’ailleurs, les personnes à l’origine de ces initiatives étaient elles aussi des anciens combattants.

Financés par toutes sortes de donateurs – mais très peu l’Etat – et composés de civils qui n’avaient pas de statut de militaire des forces armées de l’Ukraine, les bataillons volontaires étaient très visibles dans l’espace public en Ukraine.

Les bataillons, comme « Donbass » dont on voit une voiture sur cette photo de février 2015, collectaient de l’argent, et des associations à l’arrière se chargeaient de faire circuler les cagnottes, d’identifier de quoi les combattants avaient besoin, de soutenir les familles. Les bataillons ont été assez vite intégrés dans l’armée régulière. En 2017, j’avais publié une étude sur ces groupes armés et leur place dans la conduite de la guerre.

En février 2015, les accords de Minsk 2, signés dans des conditions favorables à la Russie, ont marqué la fin de la première période de la guerre russo-ukrainienne, en la faisant entrer dans une seconde longue période, celle de la guerre de basse intensité qui durera sept ans de plus.

Ces sept années-là sont un angle mort pour la société française. C’est une période où les journalistes français avaient du mal à vendre à leurs rédactions un papier sur la guerre dans le Donbass qui n’intéressait pas grand-monde. « Ah bon, la guerre continue? », me demandait-on également en France quand je rentrais d’Ukraine. Pourtant, si la guerre était cantonnée à l’est du pays (et je ne suis jamais allée sur les zones de front), j’en voyais les traces sur tout le territoire de l’Ukraine. Une guerre « discrètement omniprésente », ai-je écrit dans un article, et c’est cela que me permettait l’approche sociologique et la longue fréquentation du terrain: voir la présence de la guerre là où un observateur de passage n’aurait pas remarqué la différence. Parfois, notre premier capteur, c’est ça: la sensation que dans un endroit qu’on connaît bien, dans un groupe qu’on connaît bien, quelque chose a changé.

En Ukraine, en réalité, le changement était massif, et il était porté par plusieurs groupes sociaux qui se recoupaient partiellement : ceux qui s’étaient engagés aux côtés la révolution du Maïdan; ceux qui étaient partis combattre dans le Donbass et qui revenaient à la vie civile; ceux qui avaient été forcés à fuir de chez eux ou à changer de vie du fait de la guerre. Puisque je continuais mon enquête sur les civils qui prenaient les armes, c’est surtout avec les combattants et anciens combattants que j’ai conduit mes enquêtes, mettant un pied dans un réseau de plus en plus vaste d’associations, groupements informels, entreprises, services ministériels, tous liés à la conduite de la guerre ou à la prise en charge des effets de la guerre. Après les entretiens, nous restions souvent en contact avec mes enquêtés; c’était d’autant plus facile que beaucoup d’entre eux étaient de milieux sociaux urbains et éduqués, proche du mien, et qu’à force, nous avions de plus en plus de connaissances en commun. Je suivais de loin, souvent sur les réseaux sociaux, les projets dans lesquels ils s’engageaient, liés à la réforme de l’Etat et de l’armée, à la défense et à la prise en charge des vétérans et des populations vulnérables, à l’information et à la culture comme vecteurs pour dire la guerre. J’en décris un petit nombre dans « La force des faibles », mais il y en aurait tant d’autres dont l’histoire mérite d’être racontée. Tout au long de ces années, jusqu’au Covid, nous essayions d’emmener des doctorants et post-docs, réunis en école d’été que nous organisions avec un groupe de collègues, voir l’une ou l’autre de ces associations.

Un exemple de ces associations, « Station Kharkiv« , lieu d’accueil pour les déplacés internes, créé en 2014, que nous sommes allés voir avec les étudiants lors de notre école d’été dans cette ville en 2016, deux ans après le début de la guerre. Les deux femmes que vous voyez au fond de la photo sont toujours aux manettes d’une association qui s’est élargie et professionnalisée entre 2014 et 2022. Dès les premiers jours de mars 2022, Station Kharkiv était en train de collecter des vivres et des médicaments, et de les livrer aux personnes vulnérables qui se sont trouvées plus isolées que jamais. Dans les premiers jours de l’invasion russe, l’association avait d’ailleurs perdu l’une de ses jeunes bénévoles, victime d’une attaque de missile.

D’autres groupes sont plus directement impliquées dans la conduite de la guerre. C’est par exemple le cas de « Notre bataillon », association fondée par un entrepreneur de la ville de Tcherkassy qui s’est engagé dans l’aide à l’armée lorsque l’un de ses salariés est parti au front. En 2014, la petite ONG se donne pour mission de parrainer et approvisionner « son » bataillon. Petit à petit, elle élargit son action à d’autres unités. La photo ci-dessous du stand de l’association a été prise en 2017, lors d’une journée de rencontre de vétérans et d’ONG. Quand on regarde la photo, tout ça a l’air très artisanal, et je trouve que c’est ça qui est intéressant: le soutien à l’armée part d’une toute petite échelle, puis se développe, se professionnalise, se structure.

Les bénévoles se forment aux besoins des forces armées, deviennent compétents en équipement militaire. Des liens solides se tissent entre l’armée et la société à l’arrière. Tout comme « Station Kharkiv », « Notre bataillon » se met immédiatement en action et s’ajuste aux nouveaux besoins qui émergent avec l’agression de février 2022. L’ONG continue à approvisionner le front aujourd’hui.

Ces initiatives sont une illustration de ce que je décris dans « La force des faibles »: quand la Russie tente d’envahir l’Ukraine en février 2022, la société ukrainienne est aussi prête qu’elle peut l’être, car elle a derrière elle huit ans de développement d’une société civile engagée dans la guerre.

« Ce que je trouve formidable dans notre société, me disait en 2024 autour d’un thé une collègue et amie ukrainienne, c’est que je sais que pour chaque problème qu’un citoyen pourra rencontrer, il y aura un groupe ou une association qui sera là pour l’aider. » Je suis d’accord avec elle, mais j’aurais pu compléter sa phrase: « … parce que l’Etat ne sera pas forcément là. » Le point de départ de « La force des faibles » est précisément dans ce paradoxe: si les Ukrainiens étaient aussi actifs, aussi innovants, aussi engagés, c’est parce qu’ils ne pensaient pas pouvoir se reposer sur leur Etat. Ni pour conduire la guerre, ni pour construire une armée performante, ni pour prendre en charge les plus fragiles. C’est de leur cheminement que je donne un aperçu dans le petit livre.

Beaucoup de collègues ont travaillé sur les mouvements associatifs qui ont émergé à partir de 2014. Je cite notamment dans le petit livre les travaux de Ioulia Shukan et d’Anastasia Fomitchova (dont on lira d’ailleurs bientôt un témoignage personnel). Pour ma part, je me suis tout particulièrement intéressée au parcours des civils, hommes et femmes, qui ont pris les armes depuis 2014. Pour moi, leur rôle a été crucial dans l’évolution des forces armées ukrainiennes et la préparation de la société à la guerre de haute intensité. J’ai consacré un article à cet « état de qui-vive » qui caractérise ces anciens combattants dans les années 2015-2022. Mais si cette action a pu se déployer, c’est parce qu’un lien entre les initiatives privées / associatives et l’Etat s’est tissé. Ce lien, je l’observais déjà en 2015-2022, par exemple via l’intégration des anciens combattants dans les institutions locales et centrales, autour de projets liés à l’armée ou aux vétérans.

C’est le cas par exemple de Ivan, jeune homme à droite de la photo, enseignant en informatique à l’université dans la ville de Dnipro, mobilisé dès le mois d’avril 2014 en tant que chef de peloton blindé. Quand il est démobilisé après une année sur le front, il est immédiatement invité par l’administration régionale a prendre la tête du Centre d’aide aux vétérans nouvellement créé. Lorsque nous nous rencontrons en 2017, cela fait deux ans à peu près qu’il occupe cette fonction. (Mes qualités de photographe sont encore une fois clairement démontrées sur l’image ci-dessous).

Dans les années suivantes et jusqu’à aujourd’hui, Ivan a pris en charge les projets de résilience et de sécurité numérique dans l’administration régionale, cette « ligne de front numérique » qui concilie son expérience militaire et sa spécialisation universitaire. Pour lui, le passage de l’armée à l’administration a été durable et facilité par sa position sociale. Pour d’autres personnes, la coopération avec l’Etat a été plus brève ou plus houleuse, mais en tout cas ce va-et-vient entre le front et l’arrière, la société civile et les institutions publiques est l’un des mécanismes au cœur de l’agilité et de l’adaptation de l’Ukraine à la guerre. J’y porte une attention particulière dans les enquêtes de terrain que je conduis aujourd’hui.

Beaucoup de mes enquêtés sont, comme Ivan, urbains, éduqués, internationalisés. J’ai très vite identifié ce biais de mon enquête: la proximité sociale avec les personnes que j’interroge. Comme je suis une sociologue consciencieuse, j’ai constamment cherché à élargir le cercle d’interviewés, pour voir des personnes avec qui nous avions moins de choses en commun. Et pourtant – je m’en rends compte maintenant – la proximité sociale a aussi été une ressource pour la recherche. Mes enquêtés n’étaient pas seulement proches de moi par leur position socioprofessionnelle; ils me ressemblaient parce que nos vies avant la guerre étaient similaires, dans les années où j’avais vécu en Ukraine. On avait peut-être eu des loisirs semblables, on avait vécu un quotidien semblable. Avec certains d’entre eux, les plus âgés, on avait eu des enfances semblables, même si la mienne était à Moscou alors que la leur se déroulait en Ukraine. Du fait de cette proximité, je ressentais d’autant mieux le choc de la guerre, la difficulté des choix qu’ils ont dû faire, les forces et les fragilités qui en ont été les conséquences. Oui, en tant qu’être humain, j’ai une admiration pour beaucoup de ces hommes et de ces femmes. Quels que soient mes efforts d’objectivation et de prise de distance, cette admiration, je n’arriverai pas à – et je n’aurai pas envie de – m’en défaire.

Cependant, « La force des faibles » n’est pas un hommage que je leur rends. C’est plutôt une tentative de démystifier la vision que l’on peut avoir de résistance d’une nation. Non pas glorifier la résistance, mais comprendre les mécanismes individuels et collectifs qui rendent une société prête à résister. Mais il y a un autre aspect de mon enquête qui est très présent dans ce texte. C’est cette question que je me pose d’entretien en entretien, d’observation en observation: et moi, qu’aurais-je fait à leur place? Que ferais-je dans un tel moment de grand bouleversement? Le jour où je finaliserai le grand manuscrit tiré de cette recherche, je m’en sortirai peut-être en mettant en œuvre des dispositifs de distanciation et de prise de conscience de la position sociale de l’enquêteur. J’évacuerai d’une manière ou d’une autre cette question troublante. Mais aujourd’hui, dans « La force des faibles », je ne souhaite pas l’évacuer, car il faut laisser son espace au trouble que suscite cette question essentielle : qui serions-nous, face à l’inconcevable?

160 000 jeunes Russes appelés sous les drapeaux: comment lire ce chiffre ?

La « conscription du printemps », campagne semestrielle d’appel de jeunes hommes sous les drapeaux de l’armée russe démarre en ce début d’avril, et c’est rare que je laisse passer un cycle sans faire un petit commentaire.

Le début de la campagne de conscription a fait hier l’objet de brèves dans beaucoup de médias, sans que la raison pour laquelle on en parle soit explicite… Le sous-entendu derrière est que l’armée russe se renforce, puisque le message essentiel est l’augmentation du nombre d’appelés visé: 160 000, un objectif record. Mais est-ce comme ça qu’il faut le lire?

En premier lieu, si augmentation il y a, elle est plutôt graduelle:

Campagne d’appelNombre d’appelés visé
Printemps 2025160 000
Automne 2024133 000
Printemps 2024150 000
Automne 2023130 000
Printemps 2023147 000

Plus qu’à la campagne précédente, il faut comparer les chiffres à la saison précédente: le printemps 2025 doit être comparé au printemps 2024 plutôt qu’à l’automne 2024. En effet, l’appel du printemps a traditionnellement des objectifs chiffrés supérieurs, car il touche notamment les étudiants qui viennent d’être diplômés (ou radiés) à la fin de l’année scolaire, et deviennent donc mobilisables, alors qu’ils bénéficiaient d’un sursis pendant le temps de leurs études. L’augmentation de la cible entre les printemps 2024 et 2025 est de 10 000 appelés; ce n’est pas rien, mais ce n’est pas énorme non plus. Rappelons que l’âge maximal de la conscription est, depuis le 1er janvier 2024, passé à 30 ans au lieu de 27 auparavant. L’augmentation graduelle du nombre de conscrits peut donc relever d’un rattrapage du surplus qui devrait être généré par l’ajout d’une cohorte supplémentaire? En tout cas, l’augmentation n’est pas illogique.

Au-delà de ces considérations un peu techniques, la question que les commentateurs se posent est peut-être: ces 160 000 sont-ils des combattants potentiels sur le front ukrainien?

La réponse est oui. Pas tant parce que les conscrits seront envoyés sur le front (même si dans les faits, un certain nombre le sont, et des cas de conscrits morts au combat émergent régulièrement), que parce que les conscrits sont un formidable vivier de recrutement sous contrat pour l’armée russe. Depuis le début de la guerre, et avec une intensité croissante, on constate une pression sur ces jeunes garçons pour signer un contrat – j’en parlais en octobre dernier dans cet article. La législation permet désormais à l’armée de les recruter dès le début de leur service (là où il fallait 4 mois de formation avant), et ce public est particulièrement vulnérable. Nous n’avons cependant aucune donnée chiffrée qui nous permette de dire quelle proportion de conscrits se retrouve en définitive enrôlée sous contrat.

L’Etat russe peut-il aller au-delà, et augmenter considérablement ses capacités de recrutement? La réponse ici est tout autant politique que logistique. Les nouveaux conscrits, comme les nouvelles recrues sous contrat, doivent être logés, équipés, entraînés. Le recrutement lui-même mobilise de la ressource humaine et administrative. Le passage à un système de convocations électroniques – dont on ne sait trop s’il est vraiment opérationnel et s’il va être massivement utilisé – devrait dégager un peu de personnel recruteur. Mais il faudra probablement toujours aller chercher les récalcitrants et organiser une battue aux appelés à la fin de la période de conscription, pour être sûrs de remplir les quotas fixés. Or, les autorités militaires sont aussi activement engagées dans l’organisation du recrutement de soldats sous contrat, avec une pression forte de la hiérarchie. Je ne suis pas certaine que l’administration militaire ait tout simplement les capacités matérielles et humaines à recruter beaucoup plus, en un temps plutôt court.

Quoi surveiller dans cette campagne de recrutement? Probablement cette base de données électronique des citoyens au regard de leur obligation militaire. Le nouveau système offre en théorie à l’armée des données actualisées sur les conscrits potentiels, et des outils de sanction en cas de non réponse à la convocation militaire. Donnera-t-elle à l’Etat russe des moyens de coercition vraiment plus efficaces – et réutilisables dans le cas d’une nouvelle vague de mobilisation militaire? Jusqu’à maintenant, la preuve n’en a pas été apportée, mais peut-être que cette campagne de conscription changera la donne. En tout cas, elle donnera forcément des informations utiles sur les capacités organisationnelles de l’armée russe… mais elle fournira aussi beaucoup d’éléments sur la volonté des citoyens russes à servir ou à échapper au service militaire.

Le coût de la paix pour la Russie

On parle souvent du coût de la guerre pour la Russie: en dépenses pour la défense, en impact des sanctions, en hommes. On ne réfléchit pas assez au coût inverse, celui du risque politique qu’entraînerait, pour le pouvoir russe, l’arrêt des combats. Quelques notes rapides pour évoquer cet aspect rarement abordé.

Le premier risque politique est lié à la démobilisation des combattants actuellement engagés sur le front. La Russie a traité avec une grande violence l’ensemble des hommes qu’elle a engagés dans la guerre. Les militaires sous contrat que comptait l’armée en 2022 ont été cloués au front par une transformation de leurs contrats en engagement à durée indéterminée, sans possibilité de démissionner. Les mobilisés, civils recrutés de force en 2022 et envoyés au front dans des conditions terribles, y demeurent toujours deux ans et demi plus tard. Les nouveaux soldats sous contrat bénéficient, certes, d’une rémunération confortable, mais ne sont ni correctement formés, ni correctement équipés, ni traités avec respect.
Démobiliser ces hommes, même en les glorifiant, et les laisser revenir dans la vie civile, c’est prendre le risque de voir le récit des facettes sombres de la conduite de la guerre se diffuser dans la société. C’est aussi devoir faire face à des centaines de milliers d’hommes qui pourraient en vouloir à leur pouvoir politique, qui sont profondément traumatisés, et qui savent désormais manier les armes. Le Kremlin a en partie conscience du problème et met en place de modestes politiques d’intégration des vétérans dans la vie civile, mais vu le contour de ces dispositifs, ils risquent de se révéler très insuffisants. Le pouvoir russe s’est refusé jusqu’à maintenant de démobiliser le moindre combattant et essaiera, autant que possible, de reculer le moment de la démobilisation.

Le second risque politique est la conséquence d’une transformation du système de rentes et de rétributions liées à la guerre. La croissance affichée par l’économie russe est une croissance nourrie par la conduite de la guerre. L’économie s’est recentrée sur la commande militaire, les actifs économiques ont été redistribués et réorganisés pour faire face aux sanctions. La guerre et les sanctions ont frappé beaucoup d’acteurs économiques, mais représentent également une nouvelle rente pour beaucoup d’autres. Si la Russie veut maintenir l’apparence de solidité économique et garder la loyauté des élites, elle ne peut se permettre, dans les années qui viennent, de sortir de ce modèle économique centré sur la conduite de la guerre.


Le troisième risque politique est celui des territoires qui resteraient sous occupation russe. L’expérience d’intégration des territoires saisis par la force par la Fédération de Russie se limite aujourd’hui à la Crimée; or, celle-ci a été annexée dans des conditions très différentes, avec un usage limité de la violence et les faveurs d’une partie de la population. Installer l’État russe sur les territoires conquis depuis 2022 sera un défi d’une autre taille, car la population de ces régions a une forte conscience de vivre sous occupation militaire. La violence, notamment contre les civils, y est considérable: le pouvoir russe n’a pas le consentement des habitants de ces régions. A certains égards, la situation risque d’y être plus proche de la Tchétchénie en 1995 que de la Crimée en 2014. C’est une guerre diffuse que la Russie devra conduire dans les territoires annexés.
Pour les républiques séparatistes du Donbass, j’ai beaucoup plus de difficultés pour l’instant à évaluer la situation et à faire des projections. Ces régions qui ont été dévastées et maltraitées depuis 10 ans, mais j’ai peu de sources fiables pour prendre le pouls de ce qui s’y passe et de la manière dont les habitants qui y vivent encore se projettent dans l’avenir.

Existe-t-il un risque réputationnel, où Poutine pourrait être accusé par son entourage de ne pas avoir atteint ses objectifs de guerre? Ce risque me semble limité, car en cas de cessez-le-feu ou d’un autre type d’accord, le pouvoir aura sécurisé sa victoire principale: arriver à faire admettre aux Occidentaux qu’ils sont impuissants face à la Russie.

Les trois risques structurels que j’ai pointés ici me semblent en revanche sérieux. Ils peuvent, me semble-t-il, amener la Russie à privilégier tout scénario où la guerre ne s’arrête pas vraiment, où le pouvoir peut garder un gros volume de forces armées mobilisé, investir dans la consolidation de l’industrie militaire et dans la production massive d’armes, maintenir une occupation militaire (plutôt qu’une administration civile) dans les territoires annexés.

On a souvent dit que la Russie n’avait pas intérêt à une négociation autre qu’une capitulation, parce qu’elle se voyait en train de gagner sur le front. Mais la Russie est aussi dans une situation politique interne qui la pousserait plutôt à éviter les scénarios de paix durable qui seraient paradoxalement aujourd’hui plus déstabilisateurs que la guerre. Le scénario le plus favorable au Kremlin, celui qui lui permettrait de garder le contrôle interne, serait celui d’une baisse de l’intensité de la guerre sans démobilisation, sans abandon de la rhétorique guerrière, et sans ralentissement de l’économie de guerre et du réarmement. Une guerre moins coûteuse en hommes et en armes, plus confortable pour l’économie, moins stressante pour la population, mais toujours une guerre.

Un cessez-le-feu instable et régulièrement violé serait peut-être le meilleur cadeau que l’on pourrait faire aujourd’hui au Kremlin.

Regarder vraiment le Bélarus

Il n’a jamais été simple de parler du Bélarus en France sans tomber dans le cliché. La formulation « dernière dictature d’Europe » a encore été reprise par les médias aujourd’hui pour évoquer le scrutin présidentiel qui s’est tenu dimanche, et j’en veux un peu aux journalistes pour cette paresse intellectuelle.
« Dernière dictature d’Europe » était une formule confortable pour se rassurer sur le processus de démocratisation qui aurait été en voie de généralisation sur le continent européen; certes, à des vitesses variables, mais quand-même quasiment certain. Le Bélarus faisait alors office d’épouvantail et de dernier bastion d’un monde en cours de disparition. Cela empêchait de voir les dynamiques réelles sur place (et de s’interroger par exemple sur la manière dont la stabilité, les politiques sociales et le progrès économique pouvaient atrophier la sensibilité politique). Cela faisait aussi du bien à l’égo européen.
Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, bien évidemment, et dans un contexte de montée d’attractivité des autoritarismes, le Belarus est plutôt un cas d’école qui devrait attirer notre attention. Dire que l’élection présidentielle qui vient de s’écouler était un simulacre, c’est à la fois vrai et stérile, parce que c’est une manière de dire « point, à la ligne, on passe à autre chose » qui neutralise toute volonté de compréhension.
Malheureusement, la guerre conduite par la Russie contre l’Ukraine m’a empêché d’être suffisamment vigilante sur le Bélarus pour livrer une analyse approfondie. Ce que je dis est à prendre avec des pincettes; ce sont des pistes à creuser.
Un régime politique autoritaire fonctionne grâce à un certain dosage de coercition et d’adhésion; il doit non seulement mettre en place une répression suffisamment forte pour bloquer les oppositions, mais aussi distribuer suffisamment de bénéfices pour susciter l’adhésion. Plus le ratio est en faveur des bénéfices, plus le pouvoir est stable; plus il penche du côté répressif, plus le régime est fragile. Pendant longtemps, le régime politique du Belarus s’est attaché à distribuer beaucoup de bénéfices à la population, notamment à travers des politiques sociales, des politiques de développement et une promesse de stabilité et de prévisibilité. Les Bélarusses vivaient – économiquement – plutôt mieux que beaucoup de leurs voisins, et en avaient conscience. Le prix politique à payer apparaissait donc comme acceptable.
Evidemment, le soutien de la Russie était et reste l’exosquelette du régime bélarusse, aussi bien d’un point de vue politique qu’économique.
Les protestations massives de 2020 étaient intervenues dans le contexte d’une certaine fragilisation du modèle, et notamment d’une perception du régime comme moins protecteur, mais aussi en décalage avec les demandes de la société. Les répressions violentes qui ont suivi et qui se sont maintenues tout au long des années suivantes ont fait basculer le ratio répression/bénéfices en faveur de la répression. Cette période violente va compter dans l’histoire politique bélarusse: on ne le perçoit pas encore, mais elle a donné naissance à une expérience différente, moins marginale de l’opposition politique, de la répression et de la prison. Elle a aussi permis de structurer une opposition à l’étranger et de lui donner des canaux de prise de parole. Derrière les apparences de « il ne se passe rien », le Belarus est en réalité bien plus prêt qu’en 2020 à entamer une transition politique, avec une nouvelle génération de citoyens jetés avec violence dans la politique.
Cependant, et paradoxalement, c’est la guerre en Ukraine qui a redonné de la stabilité au régime bélarusse. En effet, dans un contexte où la Russie essaie de toutes ses forces de faire du Bélarus un cobelligérant, il y a des choses que Loukachenko a réussi à protéger. Certes, des unités armées russes et des complexes d’armement sont désormais basés au Belarus, qui sert de base aux attaques contre l’Ukraine. Cependant, aucune unité armée bélarusse ne combat aux côtés de la Russie contre l’Ukraine. Pensez au paradoxe: des soldats nord-coréens, mais pas de soldats bélarusses, alors que le pays se déclare être le plus proche allié de la Russie. Le territoire du Bélarus reste un territoire en paix. Cela, les citoyens savent qu’ils le doivent en partie à Loukachenko… mais aussi en partie aux Ukrainiens qui ne désespèrent pas de retourner les Bélarusses contre Moscou, et qui ne les perçoivent pas de la même manière que les Russes.
La politique menée par Loukachenko vis-à-vis de la Russie a été caractérisée par un de mes anciens collègues bélarusses par la formule suivante: « on dit oui à tout, puis on bureaucratise au maximum le processus pour finalement ne rien faire ». C’est aussi une stratégie que les Bélarusses appliquent au quotidien vis-à-vis de leur Etat. Il y a une certaine résilience stratégique de la société bélarusse qu’on ferait bien de souligner. Ne nous laissons pas tromper par cette apparence de calme plat: le Bélarus n’est pas la Russie et suivra une dynamique qui lui sera propre.

Recruter pour le front en Russie et en Ukraine: deux articles

Je suis un peu négligente dans la mise à jour de ce site, toutes mes excuses.

Je me permets de partager deux articles récents qui traitent tous deux du recrutements de combattants, en Russie et en Ukraine. Les deux partagent un point de départ: on ne mobilise pas des hommes pour combattre et perdre potentiellement la vie sur le front comme on mobilise une ressource financière, ou comme on sort des stocks un armement qui attendait d’être utilisé. Recruter des combattants engage fortement les sociétés, avec leurs valeurs, mais aussi leurs peurs et tabous.

Dans The Conversation, je m’interroge sur les raisons pour lesquelles le pouvoir russe n’a pas encore pris la décision d’envoyer des conscrits sur le front.

Dans l’article du Grand Continent, je propose une analyse des difficultés de recrutement militaire en Ukraine, au-delà des analyses courantes – que je pense erronées – qui voient dans ces analyses une preuve de la démotivation des Ukrainiens.

Anna Colin Lebedev, politiste : « Les Ukrainiens ont bien des choses à reprocher à Navalny »

Tribune parue sur le site web du journal Le Monde le 19 février 2024, et dans le journal papier du 21 février 2024.

Le décalage dans la perception de la mort de l’opposant entre les Russes et les Ukrainiens éclaire sur la complexité des relations entre ceux qui font pourtant face au même ennemi, Vladimir Poutine, analyse l’universitaire, spécialiste des sociétés postsoviétiques, dans une tribune au « Monde ».

Dans les fils de mes réseaux sociaux, ce 16 février, deux mondes. D’un côté, mes contacts russes, abasourdis, endeuillés, écrasés par le chagrin de l’annonce de la mort de l’opposant Alexeï Navalny dans la colonie pénitentiaire où il purgeait une peine infligée par l’appareil répressif russe. Des portraits de Navalny, des photos prises sur les sites de commémoration spontanée où les Russes viennent se recueillir. De l’autre, le fil de mes contacts ukrainiens, écrasés par l’inquiétude et la fatigue, bouillonnants de colère, partageant les nouvelles du front, commémorant les civils et les soldats tués dans les frappes russes, collectant de l’argent pour acheter des drones ou de l’équipement militaire. Aucune trace d’Alexeï Navalny dans ces messages, mis à part, de temps à autre, un commentaire ironique sur sa mort, maniant cet humour noir et cruel qui aide les Ukrainiens à tenir dans la guerre.

Ce décalage profondément troublant n’a rien d’anecdotique. Il permet de prendre la mesure de la complexité des relations entre les Ukrainiens et les Russes opposés à la guerre, qui font pourtant face au même ennemi, le Kremlin. La figure de Navalny est le révélateur d’une incompréhension profonde de l’autre, dont les racines plongent bien plus loin que 2022.

D’Alexeï Navalny les Russes retiennent l’indéniable courage, la ténacité dans l’opposition au régime poutinien, la capacité à insuffler une foi dans un avenir meilleur. Si sa personnalité et ses choix politiques n’ont pas toujours fait l’unanimité dans les cercles opposés à Poutine, depuis son retour en Russie, en 2021, Navalny a acquis une stature symbolique qui a gommé les doutes et les clivages. De sa prison, il était devenu le leader de l’opposition russe.

Les Ukrainiens, pourtant, ont bien des choses à reprocher à Navalny. La première d’entre elles est sa position ambiguë sur l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie, en 2014. Tout en reconnaissant une violation flagrante des normes internationales, sur la radio Echo de Moscou, l’opposant avait suggéré aux Ukrainiens de ne pas se faire d’illusions : « La Crimée restera une partie de la Russie et ne ferait plus, dans un avenir prévisible, partie de l’Ukraine. » Aux yeux des Ukrainiens, cette posture revenait à reconnaître de fait l’annexion.

Contentieux profond

Si Navalny a cherché, par la suite, à nuancer sa position, évoquant le projet de décider du sort de la péninsule par un référendum, les Ukrainiens étaient loin de se satisfaire de cette idée, qui entretenait la vision d’une Crimée peuplée par des citoyens russes et gommait la nature violente de l’imposition d’un gouvernement russe sur place. Ce n’est qu’en 2022, déjà derrière les barreaux, que l’opposant russe a radicalement modifié sa position, en condamnant l’agression armée conduite par la Russie, et affirmé son attachement à l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans ses frontières de 1991, incluant donc la Crimée et les républiques autoproclamées du Donbass.

Cependant, derrière les déclarations publiques, les Ukrainiens perçoivent un contentieux plus profond. En 2014, la population russe est euphorique : 88 % approuvent l’annexion de la Crimée. Ce soutien ne descendra jamais au-dessous de 86 % dans les années qui suivent. Même dans les cercles critiques du pouvoir, la majorité a continué d’approuver l’annexion de la Crimée, et, en s’inscrivant dans cette majorité, Navalny a contribué à légitimer l’agression dans les milieux de l’opposition. Mais la responsabilité personnelle de l’opposant numéro un est, aux yeux des Ukrainiens, plus lourde encore. L’affiliation passée de Navalny aux mouvements nationalistes est connue, et lui a valu une exclusion du parti politique prodémocratique Iabloko, en 2007.

Entre 2007 et 2011, il a participé à des « Marches russes » – qu’il a parfois coorganisées –, manifestations annuelles de différentes mouvances nationalistes et ultranationalistes du pays. Internet garde la trace de sa violence verbale à l’égard des migrants en général, et des habitants du Caucase en particulier.

On reproche aussi à l’opposant son discours méprisant sur l’Ukraine. Ainsi, dans une vidéo de 2019, tout en reconnaissant l’élection démocratique de Volodymyr Zelensky, Navalny décrit un pays en déliquescence, dirigé par des élites qui sont « une bande de salopards tellement corrompus que nos propres salopards corrompus se sentent complexés ». Difficile de dire, dans ces positionnements, ce qui relève d’une conviction profonde, d’un bon mot lâché à la va-vite ou d’un ajustement stratégique aux préférences des citoyens russes.

Posture nationaliste grand-russe

Au fond, peu importe : ces éléments font de Navalny, aux yeux d’un certain nombre d’Ukrainiens, une autre tête du même monstre politique, une deuxième émanation d’un impérialisme russe profondément enraciné. Par son soutien à l’annexion de la Crimée, mais aussi par son dénigrement de ce qui est non russe, Navalny apparaît, aux yeux de certains Ukrainiens, comme coresponsable de l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Si, bien évidemment, il n’est pas celui qui a orchestré l’invasion, il a été jugé responsable, parmi d’autres personnalités qui comptent aux yeux de la population, d’avoir contribué à légitimer l’idée de l’agression et l’idéologie qui la sous-tend.

Au-delà de la figure de Navalny, le reproche est adressé à ceux que l’on qualifie en Ukraine – les guillemets sont importants – de « bons Russes », ceux qui condamnent la guerre, mais partagent les idées impérialistes du pouvoir, qui s’opposent au Kremlin, mais font le choix de l’exil plutôt que du soulèvement, qui souhaitent la fin de la guerre, mais refusent d’y prendre part, laissant les Ukrainiens combattre le pouvoir russe et mourir à leur place.

Avec ces « bons Russes », pas de discussion possible. La possibilité d’un dialogue entre les deux sociétés repose, aux yeux des Ukrainiens, sur deux préalables : la reconnaissance et l’abandon de la posture impérialiste de la société russe vis-à-vis de ses voisins, d’une part ; l’engagement dans un combat contre le pouvoir poutinien, d’autre part.

Prendre le chemin de ce dialogue demanderait aux opposants russes de se détacher explicitement d’une partie de l’héritage de Navalny – la posture nationaliste grand-russe – pour embrasser l’autre dimension de cet héritage, à savoir le courage, la colère et l’inventivité de l’homme qui a défié le Kremlin.

Anna Colin Lebedev est maîtresse de conférences en science politique (UFR droit et science politique, université de Nanterre).

« La défaite de l’Occident » de Todd: quelle crédibilité de ses analyses de la Russie et de l’Ukraine?

Lorsque L’Obs m’a demandé si j’accepterais de faire une note de lecture sur le dernier livre d’Emmanuel Todd, j’ai d’abord hésité. Qu’est-ce qu’une chercheuse – dont le domaine de compétence est par définition restreint – peut dire sur un essai qui se donne pour but d’embrasser le monde comme il va ? Mais devant l’insistance répétée de Todd à se déclarer historien et anthropologue (et non pas essayiste), je me suis dit que s’il jouait la légitimité scientifique, on lui devait une réponse scientifique. Et même si la Russie et l’Ukraine ne sont pas au centre de son raisonnement, elles ne sont pas non plus à la périphérie, puisque le diagnostic qu’il pose sur ces deux pays fonde aussi son discours général sur la faillite des Etats-Unis, et plus globalement sur les failles occidentales.

Vous trouverez ma note de lecture sur le site de L’Obs . J’ai décidé d’en dire un peu plus ici et dans un fil Twitter. Pourquoi? Parce que quand vous dites qu’un livre est bon, on vous demande rarement de le prouver. Mais quand vous dites qu’il est mauvais, on exige des preuves détaillées. Ma critique se limite strictement à son analyse de la Russie et de l’Ukraine, car c’est sur ces deux pays que j’ai une compétence de chercheuse.

De manière générale, pour un auteur qui se dit anthropologue, historien, qui ne cesse de souligner son « tempérament scientifique » (p.33) et de prétendre présenter les résultats d’une recherche, le livre est d’une pauvreté affligeante en termes de sources et de méthodes. La première chose qui frappe est l’ignorance complète par l’auteur de recherches publiées sur le sujet qu’il aborde. Le chapitre Russie cite bien brièvement quelques livres sans en détailler le contenu (p.58-59), mais tous les ouvrages cités ont au moins un demi-siècle d’âge et datent probablement des lectures étudiantes de l’auteur. Leroy-Beaulieu (texte de 1881) a tout particulièrement les faveurs de l’auteur et fait l’objet d’une longue citation. Tout cela ne serait pas problématique si Todd utilisait aussi des travaux publiés depuis la chute de l’URSS. Vous en trouvez très exactement deux dans le chapitre consacré à la Russie: un papier de James Galbraith sur l’effet des sanctions (ok, pourquoi pas) , et UN livre : l’ouvrage de synthèse du géographe David Teurtrie « Russie, le retour de la puissance » qu’il cite au moins sept fois dans un seul chapitre. Je n’ai absolument rien contre ce livre, écrit par un chercheur et faisant donc partie du débat. C’est quand-même un peu juste au regard de l’énorme littérature produite en anthropologie, démographie, science politique et sociologie sur la Russie contemporaine, que ce soit en français, en anglais, en russe ou dans d’autres langues depuis la fin de l’URSS. Surtout quand on entend poser un diagnostic sur l’état du pays.

Todd ne souhaite pas s’encombrer de décennies de travaux basés sur des enquêtes poussées. A la place, il veut produire un travail original basé sur des statistiques. Soit; ce n’est pas illégitime. Mais le choix des indicateurs et les conclusions qu’il en tire interrogent: il ne sélectionne que des statistiques qui vont dans son sens, et en tire des conclusions infondées.

Todd mobilise quatre indicateurs : la mortalité infantile; le décès par alcoolisme; le taux d’homicides; le taux de suicide. L’ensemble de ces indicateurs vont dans le sens de sa démonstration. Oui, la mortalité infantile a fortement décru en Russie, et la comparaison avec les États Unis n’est pas à l’avantage des US. Oui, les taux d’alcoolisme et de suicide ont aussi diminué. Oui, le taux d’homicide est en baisse. Mais s’il s’agit de juger l’état d’une société, on pourrait opposer d’autres indicateurs à ces statistiques. En effet, si les homicides ont continuellement diminué (avant de monter d’ailleurs en 2022), le taux de crimes violents est en augmentation depuis 2017, selon les statistiques officielles. De même, l’alcoolisme a certes diminué en Russie, mais la consommation de drogue a augmenté, notamment chez les jeunes. Les estimations officielles parlent de +60% de narcodépendants chez les mineurs entre 2016 et 2021. Statistique contre statistique…
La sociologue que je suis bute aussi sur la corrélation établie par Todd entre mortalité infantile et niveau de corruption dans la société. « La mortalité infantile, écrit-il, parce qu’elle reflète l’état profond d’une société, est sans doute en elle-même un meilleur indicateur de la corruption réelle que ces indicateurs fabriqués selon on ne sait trop quels critères. » Ce qui l’amène à conclure à un plus haut niveau de corruption aux États-Unis qu’en Russie. Cette corrélation n’est jamais expliquée, et pour la prouver Todd donne les exemples japonais et scandinaves, pays caractérisés à la fois par une faible mortalité infantile et une faible corruption. Il est facile de le contredire par d’autres exemples de pays où la mortalité infantile est très basse pour un index de corruption plutôt élevé (Estonie, Slovénie, Monténégro). La corrélation ne tient pas la route, et aucune autre argumentation ne vient l’étayer. C’est quoi d’ailleurs la définition de cet « état profond d’une société », aurait-on envie de demander à l’anthropologue?

Un autre des indicateurs fétiches de Todd est le nombre d’ingénieurs formés: la comparaison des USA et de la Russie, à l’avantage net de cette dernière, devrait démontrer la force du modèle russe et expliquer sa « supériorité dans la guerre » (que je ne commenterai pas). Là aussi, l’épaisseur et la complexité du monde social échappe à Todd. Oui, la Russie forme beaucoup d’ingénieurs, et a sans doute un système d’accès à l’enseignement supérieur plus ouvert que les Etats-Unis. Cependant, il ignore certainement ce qu’est cette formation d’ingénieur dans le contexte russe, et les nombreuses critiques qui lui sont faites : archaïsme des programmes et déconnexion des défis contemporains, corruption dans la délivrance des diplômes, taux d’insertion très bas (20% au milieu des années 2010) des ingénieurs dans des postes correspondant à leurs métiers. Les ingénieurs français « vont se perdre dans la banque et l’ »ingénierie financière » » (p.50), déplore-t-il. Les ingénieurs russes aussi!

Mais ce sont surtout les conclusions à l’emporte-pièce tirées de toutes ces statistiques (dont la fabrication n’est questionnée que quand elles vont à l’encontre de ses conclusions) qui laissent pantois: ces indicateurs montreraient un état de « paix sociale de l’ère Poutine » (p.63), une société stable et consolidée. Vraiment? Je suis parmi ceux qui prennent au sérieux l’attractivité de la promesse de stabilité et de prospérité faite par le pouvoir poutinien à la population. Cependant, il ne faut pas confondre la promesse formulée par un régime et la réalité du terrain qui est, on s’en doute, différente et plus complexe.

Enfin, le diagnostic de la Russie dans la guerre est totalement déconnecté des données réelles. L’Etat russe aurait « choisi de faire une guerre lente pour économiser les hommes ». Il aurait donc mobilisé « avec parcimonie » (p. 66) pour les préserver. Cette affirmation ignore à la fois les chiffres réels des hommes mobilisés (officiellement plus de 600 000, et non 120 000 comme il l’affirme) et la réalité de l’usage des soldats sur le front: une masse humaine envoyée en première ligne sans formation ni préparation. Là aussi, le discours du pouvoir russe fait office de preuve intangible.

Si le chapitre portant sur la Russie propose une vision partielle et partiale du pays, celui consacré à l’Ukraine est effarant, tant il est pétri de mépris et de méconnaissance totale du terrain. Pour l’analyse de la Russie, Todd s’appuyait sur pas grand-chose. Pour l’analyse de l’Ukraine, il ne s’appuie sur rien, si l’on exclut le même livre de David Teurtrie (qui n’a jamais été un spécialiste de l’Ukraine) et un article portant sur un sujet pérpihérique à la démonstration (l’émigration juive partant de l’URSS). La source principale du chapitre est… Wikipedia dont il tire les cartes de la population et du vote aux présidentielles. Là aussi: la littérature académique sérieuse, y compris critique, portant sur l’Ukraine, est abondante. Mais manifestement, Todd pense pouvoir écrire une analyse nouvelle de ce pays à grands coups de clichés non sourcés et quelques statistiques. Le dénigrement de l’Ukraine est omniprésent dans le texte. Celle-ci est présentée comme un État failli: j’avais consacré un fil à ce sujet l’an dernier. La langue ukrainienne est qualifiée de « langue des paysans » (p. 96), alors que le russe serait « la langue de la haute culture » (p. 111). Todd ignore complètement la situation linguistique de l’Ukraine, son bilinguisme très particulier qui a certes des dimensions régionales, mais aussi urbaines/rurales, générationnelles, professionnelles… Il reproduit le cliché – que j’ai déconstruit à plusieurs reprises – d’une Ukraine divisée entre un Ouest ukrainophone et un Est russophone. Il trace à tort un signe d’équivalence entre « Ukraine de l’est » et « Ukraine russophone »; entre citoyens russophones et citoyens pro-russes.
La guerre dans le Donbass est étrangement absente de tout son raisonnement. Pour prouver l’absence de représentation politique de « l’Ukraine russophone » et la « fin de la démocratie ukrainienne » (p.97), il pointe le taux d’abstention élevé dans le Donbass lors des élections présidentielles en 2014. A aucun moment il ne lui vient à l’esprit que le Donbass connaît au moment de l’élection des actions armées de haute intensité sur son territoire et une fuite de la population pour éviter les combat, et que l’abstention peut y être liée. Bien d’autres dynamiques, notamment politiques et lingiustiques, sont liées à la guerre. Comment peut-on ignorer à ce point le contexte?

Le mépris de Todd est sélectif: ce qu’il reproche à l’Ukraine, il le pardonne à la Russie. Lorsque Todd évoque l’autorisation et l’usage commercial de la gestation pour autrui, cette donnée est pour lui un « signe de décomposition sociale » (p.72) de l’Ukraine, alors que le recours massif à la GPA commerciale en Russie ne lui pose manifestement aucun problème. Todd dénonce, de manière attendue, une « corruption qui atteignait des niveaux insensés » en Ukraine, oubliant de mentionner que la Russie était moins bien classée que l’Ukraine dans les classements de la perception de la corruption par Transparency International.

Voulant démontrer la domination d’Ukrainiens de l’ouest dans la classe politique ukrainienne, il produit une carte des lieux de naissance des élites politiques. La source est sans doute Wikipédia, mais ce n’est pas grave: Wikipédia peut être une bonne source quand elle n’est pas la seule. Cependant, sa démonstration tombe un peu à l’eau.« L’Ouest, l’Ukraine ultranationaliste, est surreprésenté au sein des élites politiques. L’Est et le Sud, l’Ukraine anomique, n’ont pour eux que les oligarques » (p.104). Ce n’est pas ce que sa propre carte montre. Ce que montrent les lieux de naissance des élites politiques, c’est par exemple que le président actuel Volodymyr Zelensky est originaire de l’Ukraine de l’Est. Que son prédécesseur, Petro Porochenko, est originaire de l’Ukraine du Sud et a fait une bonne partie de ses études à Odessa. Les deux présidents sont issus de milieux familiaux à préférence russophone. Aucune représentation de l’Est et du Sud dans les élites politiques, vraiment?

Je pourrais continuer et multiplier les exemples de méconnaissance, déformation, manipulation. Je m’arrête là. Cette note ne prétend pas à l’exhaustivité: elle rassemble juste suffisamment d’éléments pour pouvoir juger de la partie de son texte consacrée à la Russie et l’Ukraine. Je ne vais pas conclure en disant que l’auteur agit pour le solde d’une puissance étrangère; ce n’est pas mon rayon et je n’ai pas collecté d’éléments pour le prouver. Mais puisque Toddse dit chercheur, c’est sur ce terrain-là que porte ma lecture. Les chapitres consacrés à la Russie et à l’Ukraine ne respectent aucune norme de rigueur scientifique ou tout simplement de sérieux intellectuel. On y voit une ignorance complète de la recherche produite sur le sujet, des arrangements méthodologiques à la limite de la manipulation et des jugements de valeur manifestes. Les défauts de ces chapitres, on ne les pardonnerait pas à un étudiant de master. Je ne sais pas ce que cela implique pour le reste du livre, car ma compétence s’arrête là. Mais apparemment, ça n’empêche pas le bouquin de bien se vendre.

Dans une église à moitié vide

Vous pensiez que Vladimir Poutine, en assistant au service religieux de Noël, prenait part à un rituel qu’il partageait avec la plupart de ses concitoyens? Détrompez-vous.

Les chiffres de fréquentation des églises orthodoxes russes pendant le service religieux de Noël viennent de tomber: cette année, 1,4 million de personnes, soit moins de 1% de la population, ont assisté au service.

Le décalage entre la déclaration de religiosité et la pratique sont une constante en Russie. 72% des Russes se déclarent aujourd’hui orthodoxes. 18% se disent athées ou sans religion, 5% musulmans, 3% déclarent une autre obédience religieuse. 45% des Russes se disent religieux, 54% peu ou pas religieux. Parmi ceux des Russes qui se déclarent orthodoxes, un tiers considèrent que Dieu n’existe pas.

Au-delà des déclarations, la pratique religieuse, note le sociologue de la religion orthodoxe Nikolay Mitrokhin, reste constamment basse en Russie. Les services religieux des grandes fêtes (Pâques et Noël) attirent en moyenne 1 à 2% de la population. Le noyau des paroissiens constitue en moyenne 0,5% de la population en Russie, et jusqu’à 1% dans les régions les plus orthodoxes de la partie européenne du pays. Ceux-là pratiquent la confession, communient et assistent aux services liturgiques. Environ 2 à 4% des Russes selon les estimations de Mitrokhin sont paroissiens occasionnels, passant environ une fois par mois à l’église. Ce chiffre est plus élevé dans l’auto-déclaration par les Russes de leur pratique dans les enquêtes du centre Levada, mais même là le nombre de personnes passant au moins une fois par mois à l’église ne dépasse pas 12% de la population. Les nombreuses églises qui ont fleuri sur le territoire russe sont sans paroissiens, et souvent sans prêtre pour les faire vivre.

La déclaration de religiosité est davantage un marqueur identitaire pour les Russes orthodoxes qu’une affiliation et une pratique religieuse. Plus que les rituels établis, les Russes pratiquent une superstition religieuse: placer une icône sur le pare-brise de la voiture pour la protéger des accidents; faire un signe de croix en passant devant une église pour éloigner le mauvais œil; éviter d’écrire certains mots pour éloigner le diable; faire la queue pendant des heures pour toucher une relique exposée au public et bénéficier de son aura. Contrairement à ce que l’on peut penser, l’influence des autorités religieuses et des prêtres sur les opinions et les comportements des Russes est limitée. En revanche, cette population superstitieusement croyante est très perméables aux rumeurs, aux interdits informels, aux mouvements de panique qui peuvent revêtir un décorum orthodoxe. Les idées obscurantistes peuvent donc se propager rapidement, mais pas forcément transmises par les prêtres.

Un mystère entoure les chiffres de fréquentation des services religieux à Noël. Cette fréquentation a connu une baisse spectactulaire depuis 2020: alors qu’habituellement 2,3 à 2,6 millions de personnes assistaient à ce service, le chiffre a brutalement chuté à 1,3 – 1,4 million en en 2022, 2023 et 2024. Où est passé un million de paroissiens? Les deux facteurs explicatifs avancés ont un lien avec la pandémie de Covid-19. D’une part, on évoque une surmortalité importante chez les pratiquants, dans leur immense majorité hostiles à la vaccination: une partie des paroissiens, antivax, ne serait donc plus là. Cependant, la surmortalité générale due au Covid est estimée à 1 million, voire 1,2 million de personnes en Russie: tous ceux-là ne sont pas des paroissiens fidèles… Deuxième élément d’explication plausible, on évoque une crainte des rassemblements publics qui pousserait beaucoup de pratiquants à fuir les services pour éviter la contagion. Les églises se vident donc un peu plus aujourd’hui.

Je devrais peut-être retirer ce que j’ai dit au début de ce billet. Vladimir Poutine au milieu d’une église à moitié vide, de crainte d’être contaminé: voilà une image qui représente finalement assez bien le comportement religieux de la petite partie pratiquante de la population russe.

Le film de réveillon, arme politique

Ce carnet se devait de partager une histoire de Noël: la voici. Une histoire en apparence anecdotique, liée à une comédie romantique soviétique qui se passe la nuit du 31 décembre. Une histoire dont le sens politique est saisissant.

L’illusion mnésique

Tous ceux qui ont mis, de près ou de loin, un pied en Russie ces dernières décennies, ont entendu parler de L’ironie du sort, comédie romantique soviétique sortie en 1976 dont l’action se passe le soir du réveillon du Nouvel an. La publication par l’anthropologue russe Alexandra Arkhipova d’un article déconstruisant une idée reçue liée à ce film classique, celle qui le présente comme une tradition de longue date des célébrations des fêtes de fin d’année en Russie, a jeté un certain trouble dans les réseaux sociaux russophones.

La comédie de Eldar Riazanov est souvent décrite comme un film qui accompagne le 31 décembre des Russes à chaque passage vers l’année nouvelle, ceci depuis de longues années, dans une continuité qui dépasse les changements de régime. Un élément fort de l’identité culturelle soviétique, puis russe. La page Wikipédia française du film reprend aussi ce cliché en parlant de « comédie culte du cinéma soviétique, dont la diffusion chaque année à la télévision le 31 décembre est devenue une tradition, même dans la Russie d’aujourd’hui« .

Faux, répond Arkhipova, statistiques des programmes TV à l’appui. Le film sorti en 1976 est, certes, diffusé l’année de sa sortie, puis en 1977 et 1979, mais ensuite il n’est montré que trois fois dans la décennie suivante. Pas de quoi en faire un film culte tout au long des dernières années soviétiques; surtout, pas de quoi déclarer que le film est depuis sa sortie un incontournable du programme des festivités télévisuelles.

L’analyse statistique des programmes de télévision montre que L’ironie du sort ne revient en grâce sur les principales chaînes de la télévision qu’au milieu des années 1990, en même temps que d’autres programmes qui jouent sur la nostalgie de l’époque soviétique. Mais c’est dans les années 2000 que sa diffusion explose (plusieurs dizaines de diffusion chaque 31 décembre, sur plusieurs chaînes) et que les chaînes de télévision lui attribuent ce caractère de film fondateur des traditions festives russes. L’ironie du sort, présentée comme un rituel partagé par le monde russophone, devient ainsi, par l’action des médias contrôlés par l’Etat, une tradition inventée au sens d’Hobsbawm et Ranger: une pratique récente à laquelle on attribue un caractère traditionnel afin d’en faire un réceptacle des valeurs du groupe ou un support de légitimité. Le groupe de référence ici, c’est la nation russe, mais au-delà, toutes les nations ayant fait partie de l’Union soviétique qui sont supposées avoir partagé ce rituel depuis les années 1970.

La publication de l’article d’Arkhipova qui montre la construction récente et artificielle de cette « tradition » a provoqué des remous dans les réseaux sociaux russophones. Beaucoup de commentateurs l’accusent avec indignation de manipuler les données, et jurent avoir regardé le film le 31 décembre de chaque année à l’époque soviétique, ce que les programmes de télévision de l’époque démentent. Ces faux souvenirs implantés dans l’esprit des spectateurs montrent bien la force du matraquage des grandes chaînes russes de télévision, capables de créer en quelques années des illusions mnésiques frappantes. La puissance du faux souvenir est intéressante en soi; elle l’est encore plus quand on comprend le rôle politique qui lui est attribuée.

La mythologisation consciente du film a lieu dans les années 2000, et c’est dans ces mêmes années qu’on voit se cristalliser une réhabilitation officielle du passé soviétique. Lorsqu’en 2010, Vladimir Poutine affirmait que celui qui ne regrettait pas la disparition de l’URSS n’avait pas de cœur, j’avais tendance à penser que c’est à l’Union soviétique telle qu’elle est montrée dans L’ironie du sort qu’il faisait référence: un univers quotidien reconnaissable, le décor familier des villes brejnéviennes, un univers urbain, rassurant, pacifique, plutôt centré sur la vie de famille. Le même que l’on retrouve par exemple sur les tableaux du peintre du Tatarstan Ilguiz Guimranov.

L’URSS de L’Ironie du sort est un pays à mille lieux de ce l’URSS imaginaire des observateurs occidentaux. C’est un univers idéologiquement neutre, riche en émotions, peuplé de personnages fragiles. Les hommes y sont plus vulnérables que virils, les femmes se montrent autonomes et directives. Aucune posture militariste, aucune référence à l’Occident, aucun bâtisseur de communisme en vue. Il m’est souvent arrivé d’utiliser ce film, ainsi qu’un autre film du même réalisateur, pour expliquer la répartition genrée des rôles sociaux à l’époque soviétique, mal comprise et méconnue dans les pays occidentaux. C’est sans doute parce qu’il est une comédie de Noël humaniste qui met en valeur des dimensions non controversées de l’histoire soviétique, que le film fait un retour sur les écrans au milieu des années 1990, quand la déception monte face à une transition démocratique qui ne tient pas ses promesses. Mais c’est un tournant différent qui est pris lorsqu’il a été décidé – et je n’ai pas assez creusé le sujet pour dire comment a été prise cette décision – d’en faire un symbole de célébration nationale, un symbole de la continuité entre le passé et le présent, une passerelle immuable de l’année qui s’écoule vers l’année nouvelle.

Un outil de soft power

L’ironie du sort n’est pas uniquement un symbole national: le film a aussi été un puissant support de soft power à l’extérieur des frontières russes, couplé à d’autres marqueurs doux du soviétisme comme les produits alimentaires nostalgiques ou les dessins animés pour enfants. La popularité du film dans les pays de l’ex-URSS a été considérable. L’ironie du sort a été ainsi diffusée dans les périodes de fêtes de fin d’année par des chaînes de télévision en Ukraine et en Moldavie, au Belarus et au Kazakhstan, en Lettonie ou en Lituanie, pour ne citer que ceux-là. Il n’existe pas à ma connaissance d’étude sur le public et la réception du film dans ces pays. La diffusion du film n’y avait cependant pas le même statut gravé dans le marbre qu’en Russie. Il me semble que le rituel a cependant circulé, s’est diffusé, soutenant l’idée d’un référentiel culturel commun, de l’appartenance à un même espace. Le « Monde russe » était en grande partie l’univers de L’ironie du sort.

Le glissement de la politique d’influence russe vers des actions plus belliqueuses a été suivie, à l’extérieur de la Russie, d’une prise de distance vis-à-vis des produits culturels tels que L’ironie du sort: destinés aux russophones, entretenant une nostalgie de l’époque soviétique, et conduisant à certains moments à des positions politiques pro-russes.

Au-delà de l’effet possible du film sur les esprits des citoyens, une autre dimension, invisible à la plupart des spectateurs russes, joue dans la méfiance vis-à-vis du film. L’universel soviétique dont L’ironie du sort est voulue l’incarnation, n’est pas si universel que cela. L’univers cosy et feutré qu’il décrit est celui, prospère, de Moscou et Leningrad; les héros du film sont des Russes des grandes villes; les références culinaires et musicales sont, elles aussi, étroitement russes. Aujourd’hui où la culture russe est de plus en plus vue dans les anciennes périphéries de l’Empire comme un outil d’homogénéisation et d’écrasement des cultures locales, L’ironie du sort peut être perçue comme un outil d’imposition d’une idée de centralité de la culture russe, un outil du maintien de la domination coloniale.

En Ukraine, le rejet du film ne s’est pas fondé dans un premier temps sur une critique de l’imposition culturelle. Suite à l’annexion de la Crimée et au début de la guerre dans le Donbass en 2014, la critique s’est concentrée sur certains acteurs du film qui avaient publiquement soutenu l’annexion et visité la Crimée occupée. La diffusion d’œuvres avec la participation de ces stars du cinéma a été interdite dans les médias ukrainiens. En 2014, l’initiative « Boycott du cinéma russe » a lancé une campagne publique contre le cinéma du pays agresseur, accusé de diffuser des messages d’héroïsation des bourreaux du régime soviétique. Dès 2017, la critique cible L’ironie du destin. Si l’interdiction de diffusion du film qui n’a pas été officiellement actée, il n’a plus sa place à la télévision ukrainienne depuis l’agression russe, tout comme d’autres productions russes. Seulement 12% d’Ukrainiens avouent en 2022 consommer des produits médiatiques russes. Si ce chiffre masque certainement une sous-déclaration, il nous renseigne clairement sur une chose: regarder un média russe n’est plus une pratique socialement approuvée en Ukraine.

Sur le terrain cependant, les choses sont bien plus complexes. Ce n’est pas tant le vieux classique L’ironie du sort qui donne du fil à retordre à l’Etat ukrainien, qu’un produit culturel russe nouveau: la série Parole de garçon (la traduction du titre est très mauvaise) mettant en scène des gangs criminels d’une ville de province dans les dernières années soviétiques.

Massivement visionnée sur des sites pirates par les jeunes Ukrainiens, la série est accusée par le Ministère de la culture ukrainien de promouvoir les valeurs de l’ennemi et d’être un outil de propagande utilisé par l’agresseur. Des personnalités ukrainiennes se joignent à la critique. « Toutes ces signes d’approbation et ces commentaires du genre ‘retournons en URSS’ sont aussi dangereux que la guerre elle-même« , affirme l’actrice ukrainienne Irma Vitovska.

Comment comprendre la popularité de la série, y compris en temps de guerre? Pour certains, la raison de son succès est l’identification – problématique – des jeunes des banlieues ukrainiennes, connaissant leur lot de misère et de violence, au monde des banlieues russes des années 1980. Pour d’autres, c’est l’absence de contenus de qualité produits récemment en Ukraine qui amène les adolescents à télécharger du contenu russe. En tout cas, le scandale provoqué par la popularité de cette série montre la complexité du paysage culturel ukrainien, mais aussi la politisation de plus en plus grande des produits culturels et de la consommation de la culture.

Ni le film de réveillon, ni la série pour jeune public, ne peuvent aujourd’hui être regardés indépendamment du contexte politique de la guerre.

La reconstruction en Ukraine commence maintenant

Article publié par Le Grand Continent, dans le cadre du sommet en Vallée d’Aoste.

Est-il possible de penser l’après-guerre en Ukraine aujourd’hui ? Ce projet n’a rien d’évident, à un moment où la guerre est dans une phase difficile, et où il devient certain qu’elle demandera aux Ukrainiens comme aux partenaires de l’Ukraine du courage, des ressources et du temps, pour une durée qu’il est impossible d’anticiper aujourd’hui.

Pourtant, réfléchir à l’après-guerre, ce n’est pas seulement penser l’avenir de ce pays, c’est aussi comprendre ce qui, dans le présent, construit cet avenir. Penser l’Ukraine de demain est donc une manière importante de soutenir celle d’aujourd’hui en comprenant mieux quelles sont ses fragilités et ses forces, ses héritages et ses transformations.

Qu’est-ce que l’après-guerre ?

Le concept même d’après-guerre, en apparence transparent, n’est pas une réalité empiriquement aisée à cerner. Les limites de la guerre sont ambiguës, et les sciences sociales se sont saisies ces dernières années de cette ambiguïté pour questionner la frontière entre la guerre et la paix. À rebours des conflits racontés par les manuels scolaires où l’on peut délimiter clairement un état de guerre et un état de paix, une déclaration de guerre qui fait office de moment zéro et la signature d’un document qui en marque l’arrêt, une période de violence à laquelle succède une période de non-violence, un grand nombre de conflits armés, qu’ils soient contemporains ou plus anciens, présentent des configurations plus fluides. Très souvent, l’usage de la violence armée n’est pas précédé d’une déclaration de guerre, d’autant qu’elle ne se limite pas forcément au temps de guerre. Les logiques et hiérarchies sociales construites dans la guerre trouvent leur fondement dans la structure sociale d’avant-guerre, et ne disparaissent pas dans l’après-guerre. Enfin, les situations de « ni guerre, ni paix »1, qui sont des états sociaux à la qualification incertaine, ont cessé d’être considérés comme anormales ou transitoires, pour être questionnées par les chercheurs dans la durée et dans leur configuration propre.

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Recommencer à penser la guerre en Ukraine

Devant une actualité du Proche-Orient qui occupe une grande partie de la couverture médiatique de l’actualité internationale, une inquiétude se fait entendre : celle du risque d’oublier l’Ukraine, occultée par une autre guerre. Le recentrement des médias sur le Proche-Orient n’est pourtant que le révélateur d’une question qui se pose depuis plusieurs mois déjà : celle de trouver la bonne manière de parler de la guerre en cours sur le continent européen. Il me semble que nos sociétés n’ont pas oublié la guerre en Ukraine ; elles ont plutôt une difficulté croissante à la penser.

Depuis le début de l’agression russe en février 2022, j’ai été très fréquemment invitée par les médias, les associations, les groupes de réflexion à parler de la guerre. Mon observation personnelle – qui n’a pas la prétention d’aller au-delà – est que ces derniers mois, l’intensité des sollicitations n’a pas baissé, mais que le spectre des questions a considérablement rétréci, pour porter essentiellement sur la réussite ou l’échec des opérations militaires ukrainiennes ; sur le maintien et les fluctuations du soutien international à l’Ukraine ; sur la figure de Vladimir Poutine et sa puissance ; sur le soutien de la population russe au pouvoir.

Loin de moi l’idée d’accuser les médias, dont le travail est souvent remarquable dans cette guerre, de l’appauvrissement des questionnements. Il me semble plutôt que cette réorientation de la couverture médiatique révèle les failles de nos propres réflexions.

La guerre s’installe dans la durée : c’est un constat factuel que l’on fait au bout de un an et huit mois de conflit armé. Cependant, la frontière est mince entre ce constat et une certaine normalisation de la guerre que nous l’on accepte de voir installée dans le quotidien de l’actualité, voire dans le quotidien tout court. En 2022, la guerre semblait inacceptable ; en 2023, elle est décrite comme inévitable. Les drapeaux ukrainiens ont été enlevés petit à petit des bâtiments publics, mais aussi des fenêtres de nos concitoyens. Ce revirement n’est pas l’effet de notre indifférence : il est l’écho social de l’impossibilité à trouver une solution politique de la guerre.

La difficulté croissante à concevoir la fin de la guerre a transformé la couverture médiatique. Celle-ci ne porte plus tant sur les « enjeux » – la sortie de guerre – que sur le « jeu », à savoir les opérations armées, observées sous l’angle du succès et des échecs sur le champ de bataille. Il est alors logique que la question des armes présentes sur le front et de leurs livraisons prenne une place centrale dans les médias. Il est logique également qu’un manque de coups d’éclats dans le « jeu », d’événements que l’on puisse présenter comme des « victoires » ou des « défaites », crée l’impression d’une guerre enlisée, d’une actualité molle et répétitive. Une guerre qui peut donc bien être mise de côté pendant quelque temps, à la faveur d’une actualité plus brûlante, puisqu’au fond il ne s’y passe pas grand-chose.

« Il ne s’y passe pas grand-chose » : un constat qui est évidemment très loin du vécu de la guerre côté ukrainien. Les attaques russes de missiles et de drones ne se sont jamais arrêtées, continuant à faire des morts parmi les civils partout sur le territoire. Des cercueils ne cessent de revenir du front, posant avec de plus en plus d’acuité la question du coût humain de la guerre. Posant aussi à chaque civil ukrainien la question douloureuse : suis-je prêt à être le suivant à partir et à mourir sur le front ? Les Ukrainiens n’ont de cesse de collecter l’aide pour tout ce qui continue à manquer : véhicules, équipement militaire, matériel médical… Non, la guerre n’a jamais baissé d’intensité pour eux, et les nouvelles de l’attaque du Hamas contre Israël n’ont fait que s’intercaler entre les bilans des bombardements russes et les nouvelles du front. Les Ukrainiens n’ont pas le luxe de changer de focus médiatique. Leur guerre est un long tunnel sans haltes ni trêves, un tunnel dont il est pourtant indispensable de voir le bout pour continuer à avancer.

A plusieurs reprises, j’ai entendu les Ukrainiens exprimer la perception que le soutien militaire occidental était formaté pour être juste suffisant pour éviter l’effondrement, pour permettre au front de tenir, mais certainement pas pour gagner militairement la guerre. « On nous laisse survivre à petit feu », disent certains, et c’est une certaine manière de dire « on nous laisse mourir à petit feu ».

Paradoxalement, c’est la capacité de l’Ukraine à contenir l’avancée russe, ainsi que notre capacité à tenir le choc de la crise énergétique l’hiver dernier, qui ont eu pour effet d’émousser la conscience d’une guerre à nos portes. La guerre a cessé d’être une urgence qui nous concerne directement. Le président russe avait affirmé clairement en 2022 que l’Occident était son adversaire principal ; cette donnée-là se noie dans le détail du suivi des batailles. La capacité de l’Ukraine à tenir permet à nos sociétés de refaire de la guerre un problème localisé, un problème ukrainien, un problème extérieur à nos préoccupations. Une guerre qui serait de moins en moins la nôtre.

Les Ukrainiens n’ont de cesse, depuis le début de la guerre, de chercher de nouvelles manières de parler de leur pays. Ils ont compris que l’enjeu était de rendre palpable ce que nous partageons avec eux : une commune humanité, mais aussi des références culturelles communes et des questions de société similaires. Un exemple de ces initiatives : le Laboratoire de journalisme d’intérêt public a lancé un projet destiné à mieux faire comprendre ce qui se passe en Ukraine aux journalistes africains et latino-américains. Rapprocher les questionnements, créer des parallèles. Sans échapper à un certain nombre de clichés tenaces, l’Ukraine est devenue de mieux en mieux connue dans nos sociétés. On ne peut dire la même chose de la Russie.

 La Russie est un autre impensé de la guerre. La finesse de notre expertise sur la Russie et de notre compréhension de ses dynamiques internes diminue. Il est vrai que le terrain russe est devenu de plus en plus fermé . Les rares journalistes occidentaux qui peuvent encore y exercer font un travail remarquable, dans des conditions très contraintes. Les chercheurs ne se rendent plus en Russie que de manière exceptionnelle, et craignent de faire prendre des risques à leurs interlocuteurs, même en les interrogeant à distance. Des projets émergent, cherchant d’autres manières d’approcher le terrain russe. Cependant, le riche travail d’analyse qui est fait par les uns et les autres semble se noyer parfois dans le flot des commentaires circulant dans les médias qui souffre de plusieurs biais : une focalisation sur la figure de Vladimir Poutine et occasionnellement d’une petite poignée de personnages dans son entourage, un souci de dénonciation qui se fait au détriment de la compréhension, un plaquage des grilles analytiques formatées pour les sociétés occidentales. Pour le dire brutalement, le Kremlin, les falsifications des élections et la soumission de la population font le gros des débats du moments. Or, penser un pays de 140 millions d’habitants étalé sur onze fuseaux horaires comme gouverné par une poignée de dignitaires, avec pour seule logique la soumission, ne peut être que très réducteur. Nous avons une difficulté à concevoir la Russie comme un système complexe, avec ses jeux d’équilibre, ses modes de répartition du pouvoir et de compétition interne, ses distributions de bénéfices et ses manières d’absorber les chocs. Comprendre finement ce qui se passe à l’intérieur de la Russie est pourtant un enjeu majeur, précisément pour penser la sortie de guerre et nos relations avec ce pays. Nous, chercheurs, avons une responsabilité sur cette question : c’est à nous de proposer de nouveaux cadrages et de nouveaux sujets, de partager nos questionnements et nos intuitions au-delà des institutions universitaires.

Pour recommencer à penser la guerre en Ukraine et à en parler, il est enfin indispensable de reprendre conscience du fait qu’elle ne peut pas être une nouvelle normalité. J’aurais pu dire « ne doit pas être », et rejoindre en cela le discours du droit international qui n’autorise pas à entériner une agression armée. Je préfère dire « ne peut pas être », car cette guerre n’est pas un état d’équilibre.

Ni pour l’Ukraine, ni pour la Russie, ni pour nos pays.

Quelques éléments pour comprendre les émeutes antisémites dans le Caucase nord 

Ces derniers jours, des troubles antisémites ont eu lieu dans le Caucase Nord russe, notamment au Daghestan et en Kabardino-Balkarie. Un centre culturel juif en construction a été incendié dans la nuit du 29 octobre à Nalchik, capitale de la Kabardino-Balkarie. Des meetings anti-israéliens ont eu lieu au Daghestan, mais aussi en Karatchaevo-Tcherkessie. Un hôtel accueillant, selon une rumeur, des réfugiés israéliens à été pris d’assaut dans la capitale daghestanaise Makhachkala. Aucun israélien n’a d’ailleurs été trouvé sur place. Les troubles ont atteint leur point culminant le 29 octobre au soir, quand une foule de plusieurs centaines personnes a occupé l’aéroport de Makhachkala, attendant un avion de la compagnie RedWings en provenance de Tel-Aviv pour empêcher ses passagers de débarquer sur le territoire du Daghestan.

Ces actes antisémites sont avant tout un écho local à la situation en Israël, façonné par le contexte spécifique du Caucase Nord et de la Russie.

Une attaque au nom de quoi ?

Le Caucase nord, composé de plusieurs républiques au sein de la Fédération de Russie, est un patchwork de groupes ethniques. Le Daghestan, peuplé selon le dernier recensement de 3 millions d’habitants, déclare plus d’une centaine de groupes ethniques, dont une trentaine ont une présence plus visible . Plus de 95% de la population est de confession musulmane. La Kabardino-Balkarie, peuplée de 900 000 personnes, est moins diverse, car composée pour moitié de Kabardes. La moitié de sa population est de confession musulmane, près de 20% sont chrétiens orthodoxes.

Sur le territoire des deux républiques, la population juive, autrefois plus présente, est peu nombreuse : moins de 1000 personnes au Daghestan, 700 personnes en Kabardino-Balkarie, selon le dernier recensement de la population. Comme partout dans les pays d’ex-URSS, un nombre important de Juifs de la région ont quitté le pays pour émigrer en Israël ou aux États-Unis au cours des années 1990.

Les attaques de ces derniers jours sont ambiguës dans leur justification.

Toutes se réfèrent explicitement aux événements en Israël. Même à Nalchik, où le feu est mis au chantier d’un centre communautaire juif local, il s’accompagne de l’inscription en russe « Mort aux Yahuds ». Le terme « Yahud » est une désignation des Juifs tirée de l’arabe qui n’est pourtant pas une langue de la région (les différents groupes ethniques du Caucase parlent des langues nakho-daghestaniennes). En langue russe, les Juifs sont désignés par d’autres termes neutres (« Evreï ») ou péjoratifs (« Jid »). La chaîne Telegram « Utro Daghestan » (65000 abonnés) que l’on accuse d’être à l’origine de l’émeute, doit d’ailleurs expliquer à ses lecteurs pourquoi ce terme doit être utilisé, plutôt que celui, habituel, de « Juif ».

A l’aéroport de Makhachkala, la cible de l’action antisémite n’est pas la communauté juive locale, mais un avion en provenance de Tel-Aviv. La chaîne « Utro Daghestan »  consacre bien l’essentiel de ses publications de ces derniers jours à Gaza et au sort du peuple palestinien. Cependant, la rhétorique de la chaîne alterne des messages expliquant que la cible des émeutes ne sont pas les Juifs, mais les Israéliens responsables de massacres de Palestiniens, et des messages plus largement antisémites qui englobent les Juifs locaux jugés complices.

Le même amalgame est visible dans l’assaut contre un hôtel supposé accueillir des Juifs en provenance d’Israël. Après l’émeute, l’hôtel affiche d’ailleurs sur son entrée l’écriteau suivant : « Entrée strictement interdite aux étrangers citoyens d’Israël (juifs) ».

Une Russie antisémite ?

L’État soviétique a bien été, au cours du XXe siècle, explicitement antisémite : les Juifs ont été l’une des cibles du pouvoir stalinien, mais les politiques antisémites se sont maintenues jusque dans les dernières années du régime. La Russie indépendante a officiellement tiré un trait sur l’antisémitisme d’État, même si cet État a pu rester pendant longtemps négationniste, occultant notamment l’histoire de la Shoah en Union soviétique. Vladimir Poutine, quant à lui, s’est attaché à souligner l’inclusion des Juifs et du judaïsme dans sa conception de la nation russe, assistant régulièrement à des fêtes religieuses et à des événements commémoratifs juifs et s’affichant fréquemment aux côtés du Grand rabbin de Russie. Officiellement, l’antisémitisme n’est donc plus de mise.

L’attitude de la population russe, quant à elle, à l’égard des Juifs est paradoxale : l’antisémitisme est très limité, mais se nourrit d’un climat général de tolérance au racisme et à la xénophobie. Les enquêtes auprès de la population, notamment celles conduites par le centre Levada, concluent d’année en année à une baisse constante de l’antisémitisme en Russie. Parmi les différents groupes ethniques mentionnés dans les questionnaires administrés par le centre Levada, les Juifs (qui sont perçus comme un groupe ethnique et non religieux en Russie) sont ceux vis-à-vis de qui la défiance est la plus faible. A l’inverse, d’autres groupes suscitent des réactions clairement xénophobes : les « Africains » (= personnes à la peau foncée), les « ethnies d’Asie centrale », les « Tsiganes », mais aussi les « Chinois » et les « Tchétchènes ». Dans un contexte généralement raciste et intolérant, les Juifs sont mis au dernier plan par rapport à d’autres groupes plus visibles. Ceci est facilité par l’assimilation totale d’une très grande majorité d’entre eux dans la population russe. Si des actes antisémites sont régulièrement recensés en Russie, ils sont moins fréquents que d’autres attaques xénophobes, ne sont pas encouragés par l’État russe… mais ne sont pas non plus vus comme une ligne rouge particulièrement inacceptable.

Pourquoi le Caucase Nord ?

Le Daghestan et la Kabardino-Balkarie ne sont pas les seules républiques musulmanes de la Fédération de Russie. L’islam est la religion de 10% de la population russe, avec une population majoritairement musulmane dans plusieurs régions du Caucase, mais aussi dans deux régions de Russie centrale (Tatarstan et Bachkortostan). Aucune attaque antisémite n’a été révélée à ce jour dans ces deux dernières régions où la population musulmane est estimée à respectivement 1,5 et 2,1 millions de personnes.

Le contexte du développement récent de l’islam dans le Caucase nord est particulier, car étroitement lié à une histoire plus locale : celle des guerres en Tchétchénie. Alors que la première guerre en Tchétchénie de 1994-1996 a été un conflit sans coloration religieuse, opposant l’État russe au mouvement séparatiste tchétchène, la seconde, démarrée en 1999, repose sur des dynamiques différentes. L’État russe présente en effet cette guerre comme un combat contre le terrorisme islamiste. Les combattants tchétchènes, quant à eux, trouvent effectivement des alliés dans les groupes islamistes des pays arabes, et s’appuient pour certains d’entre eux sur une justification religieuse de la guerre, où l’État russe est vu comme l’ennemi d’un peuple musulman. A l’issue de la guerre, l’islam dans le Caucase prend deux formes très différentes, comme l’analysent mes collègues Anne Le Huérou et Silvia Serrano. On trouve d’un côté un islam d’État, loyal à Moscou, prôné notamment par Kadyrov en Tchétchénie. C’est ainsi que les muftis du Caucase nord, loyaux à l’État russe, ont immédiatement condamné les émeutes au Daghestan. De l’autre côté, on trouve un islam protestataire, réprimé par l’État russe, et inséré dans les réseaux islamistes internationaux. La chaîne Telegram « Utro Daghestan » précédemment mentionnée, semble relever du deuxième mouvement : elle est très critique à l’égard du pouvoir de Moscou et relaie un grand nombre de messages en provenance des pays arabes.

L’État russe, via le gouverneur du Daghestan et le porte-parole de Poutine, a lié les attaques au pouvoir ukrainien, au prétexte qu’ « Utro Daghestan », opposée à Moscou, ait été soutenue par Ilya Ponomarev, homme politique russe combattant du côté de l’Ukraine. Le même Ponomarev a cependant exprimé, dans une déclaration récente, son soutien à Israël. Cependant, au-delà des liens concrets entre différents groupes opposés à Moscou, l’affaire n’a nul besoin d’une trace ukrainienne. L’une des clefs des émeutes antisémites au Daghestan est propre au Caucase, et se trouve, me semble-t-il, dans la politique conduite par la Russie dans cette région.

Il est difficile pour l’instant de lier les événements au Caucase nord avec l’accueil fait au Hamas à Moscou. On peut faire l’hypothèse que ce positionnement de l’État russe a donné la perception d’une fenêtre d’opportunité à un certain nombre d’activistes adhérant à la logique du Hamas.

L’un des indicateurs à suivre est la suite donnée aux émeutes par l’État russe. Au moment où s’écrivent ces lignes, une cinquantaine de personnes ont été interpellées, ce qui est un nombre très faible au vu des centaines d’émeutiers visibles dans les vidéos (le média russe Baza estime leur nombre à 1500). Une politique clémente à l’égard des auteurs des émeutes pourrait être un signal permissif, et ouvrir la voie à plus d’actes antisémites et anti-israéliens.

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