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    Sur TikTok, Keir Starmer est devenu l’otage parfait de l’économie des clics. Depuis le printemps, des dizaines de comptes reprenant l’esthétique de médias sérieux diffusent en boucle de fausses annonces du Premier ministre britannique générées par intelligence artificielle, où il promet couvre feu national, nouvelles taxes punitives ou mesures liberticides. Non pas pour influencer une […]
     

Un réseau de 73 comptes diffuse de faux messages du PM britannique sur TikTok

9 décembre 2025 à 14:27
Sur TikTok, Keir Starmer est devenu l’otage parfait de l’économie des clics. Depuis le printemps, des dizaines de comptes reprenant l’esthétique de médias sérieux diffusent en boucle de fausses annonces du Premier ministre britannique générées par intelligence artificielle, où il promet couvre feu national, nouvelles taxes punitives ou mesures liberticides. Non pas pour influencer une […]
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  • Vers un internet post-alphabétique ?
    Dans sa newsletter, la journaliste et ethnographe Katherine Dee, se demande si nous sommes en train de passer à un internet post-alphabétique. Lorsque nous passons plus de temps dans le cyberespace que dans le monde réel, notre perception s’altère. Depuis au moins le Covid, notre rapport au numérique s’est accéléré. Tout le monde parle de la chute de la lecture, de la diminution de la capacité d’attention, de l’omniprésence des écrans. Nous sommes confrontés à une transformation où la voix et la
     

Vers un internet post-alphabétique ?

9 décembre 2025 à 01:00

Dans sa newsletter, la journaliste et ethnographe Katherine Dee, se demande si nous sommes en train de passer à un internet post-alphabétique. Lorsque nous passons plus de temps dans le cyberespace que dans le monde réel, notre perception s’altère. Depuis au moins le Covid, notre rapport au numérique s’est accéléré. Tout le monde parle de la chute de la lecture, de la diminution de la capacité d’attention, de l’omniprésence des écrans. Nous sommes confrontés à une transformation où la voix et la vidéo semblent avoir pris le pas sur le texte.

Ce n’est pas seulement une transformation de notre manière de parler, une adaptation aux algorithmes, comme le défend le linguiste et influenceur Adam Aleksic dans son livre, Algospeak (Knopf, 2025, non traduit), où il analyse comment les réseaux sociaux nous poussent à modifier notre langage, par exemple pour contourner les modes de censure automatisés, à l’image du terme unalive qui est venu remplacer le terme suicide dans l’argot américain. Pour lui, expliquait-il au New York Times, avec le numérique les néologismes accélèrent, c’est-à-dire qu’ils semblent être plus nombreux que jamais et leur diffusion est plus rapide que jamais. « C’est un écosystème linguistique où les mots passent de la marge au courant dominant en quelques jours, et disparaissent parfois tout aussi vite ». C’est notre vocabulaire lui-même qui est bouleversé, secoué, transformé par notre rencontre avec les technologies numériques. 

La présence plus que la patience

Katherine Dee explique qu’elle écoute les machines lire les newsletters auxquelles elle est abonnée plus souvent qu’elle ne les lit. « Nos machines ont aussi commencé à nous répondre, lentement et progressivement : d’abord Alexa et Siri, maintenant ChatGPT. Nous consommons davantage de sons et pensons à voix haute ». C’est un peu comme si nous avions plus qu’avant besoin de moduler notre expression pour comprendre nos émotions, comme le montrent toutes ces vidéos de gens en pleurs dans leurs voitures qui se confient à eux-mêmes et aux autres en vidéo. « La voix abolit la distance entre la pensée et l’expression. C’est le registre idéal pour une époque qui valorise la présence plus que la patience. Quand on parle à un appareil, ou qu’on écoute quelqu’un parler dedans, on s’affranchit du délai qu’imposait autrefois l’écriture. La pause entre l’idée et son expression, cette pause qui rendait l’écriture possible, a quasiment disparu »

Dans un très long billet, le journaliste James Marriott constate que la lecture nous apprenait autrefois à penser de manière séquentielle – à ralentir et à structurer notre pensée – et que cette capacité se perd. Partout, la lecture est en recul. « Les sociétés orales pré-alphabétisées paraissent souvent aux visiteurs de pays alphabétisés remarquablement mystiques, émotionnelles et antagonistes », explique-t-il. « Avec la disparition progressive des livres, nous semblons revenir à ces habitudes de pensée orales. Notre discours sombre dans la panique, la haine et les conflits tribaux. La pensée anti-scientifique prospère jusqu’au plus haut niveau du gouvernement américain »

« Sur le papier, leurs arguments sembleraient absurdes. À l’écran, ils sont persuasifs pour beaucoup ». « L’ignorance était un pilier de l’Europe féodale. Les profondes inégalités de l’ordre aristocratique pouvaient se maintenir en partie parce que la population n’avait aucun moyen de prendre conscience de l’ampleur de la corruption, des abus et des dysfonctionnements de ses gouvernements ». L’imprimé a été une condition préalable et indispensable à la démocratie, rappelle Marriott, qui s’inquiète des conséquences de sa disparition. « À l’ère des vidéos courtes [voir également notre article : « L’ère post-TikTok va continuer à bouleverser la société »], la politique favorise l’exacerbation des émotions, l’ignorance et les affirmations non étayées. Ces circonstances sont extrêmement propices aux charlatans charismatiques. Inévitablement, les partis et les politiciens hostiles à la démocratie prospèrent dans ce monde post-alphabétisé. L’utilisation de TikTok est corrélée à une augmentation du score électoral des partis populistes et de l’extrême droite. » « Les oligarques de la tech ont autant intérêt à l’ignorance de la population que le plus réactionnaire des autocrates féodaux. » Pour Marriott, nous risquons d’entrer dans un second âge féodal, celui de la société post-alphabétisée.

L’ère de l’oralité numérique

Ce qui émerge pourtant, soutient le spécialiste des médias, Andrey Mir, ce n’est pas l’illettrisme, c’est la post-alphabétisation. Selon lui, nous entrons dans « l’oralité numérique » – un retour aux schémas de pensée oraux, mais médiatisés par la technologie numérique. Un retour à l’impulsivité et à l’immersion environnementale. Dans l’interview que lui consacre Katherine Dee, Andrey Mir explique : « l’oralité numérique n’est ni vocale ni orale – ce n’est pas sa caractéristique principale. Il ne s’agit pas de transmettre des informations ou de communiquer oralement. L’oralité numérique est un phénomène culturel et cognitif induit par les nouveaux médias, qui peuvent ou non utiliser des canaux vocaux/audio »

Avant l’écriture, les êtres humains étaient immergés dans un environnement physique (la nature) et social (la tribu). Ils recevaient simultanément des informations de leur environnement, à la manière d’un « espace acoustique », selon l’expression du théoricien des médias Marshall McLuhan. L’écriture les a détachés de cet environnement et les a contraints à se plonger dans la contemplation d’idées et de pensées. L’écriture a imposé l’isolement de la vision par rapport aux autres sens, instaurant un état cognitif particulier. Pour McLuhan, le sens isolé de la vision engourdissait les autres sens lorsqu’une personne écrivait ou lisait. Cet isolement visuel et cet engourdissement des autres sens ont transformé la capacité sensorielle de la vision en une faculté cognitive de vision intérieure – ce que Walter Ong appelait le « tournant vers l’intérieur ». L’isolement visuel et le détachement de l’environnement ont permis une concentration prolongée sur les idées. 

Contrairement aux impulsions immédiates propres à l’oralité, l’écriture et la lecture ont permis un délai de réaction, mis à profit pour la contemplation, explique Andrey Mir. Cela a conduit à la délibération, ce qui, là encore, n’est pas typique de l’immersion environnementale « naturelle », où les individus réagissent vite et impulsivement. L’écriture, d’un point de vue purement technique, exige une organisation linéaire du contenu, ce qui a structuré la pensée elle-même. « Le repli sur soi cognitif, rendu possible par l’écriture, a conduit à la théorisation, à la classification, à l’individualisme, à l’introspection, à la structuration du savoir, au rationalisme, etc. » McLuhan avait déjà observé que la radio et la télévision – médias électroniques – requièrent une implication empathique. La « vocalité » de la transmission de l’information n’est pas essentielle, ce qui importe, ce sont les effets sensoriels et cognitifs du média. « Les médias numériques permettent non seulement une « implication empathique » dans l’environnement induit, mais aussi un engagement empathique. Ils ont transposé l’interactivité de type oral jusqu’à l’écriture. Le texte des courriels, et surtout des messageries instantanées et des réseaux sociaux, est utilisé à cette fin. De manière conversationnelle, comme une interaction dans un environnement partagé, semblable à la parole. C’est cela, l’oralité numérique », explique Mir. Elle est qualifiée « d’orale » non pas parce qu’elle est « vocale » (elle peut l’être, mais ce n’est pas essentiel), mais parce qu’elle est conversationnelle, impulsive et immersive. L’oralité numérique n’est donc pas un phénomène « phonétique », mais une condition cognitive et culturelle. 

Paradoxalement, remarque-t-il, le principal « médium technique » de l’oralité numérique reste le texte ; non pas exactement le texte des livres (le texte de l’écriture), mais les SMS – et notamment les signes et les émojis qui servent la conversation et l’expression spontanée de soi, à la manière de la communication orale/tribale. L’oralité numérique achève la retribalisation de McLuhan, estime-t-il. Il s’agit d’un renversement du « repli sur soi » d’Ong, mais d’une manière particulière, à la manière d’un ruban de Möbius : un « repli sur soi-ouverture », car les utilisateurs numériques restent physiquement isolés tout en étant immergés dans un environnement numérique partagé.

Les technologies vocales (par exemple, Siri, Alexa, les mémos vocaux) accélèrent le déclin de la culture imprimée. Les interfaces vocales permettent une interaction conversationnelle, dans laquelle les interlocuteurs s’appuient l’un sur l’autre pour développer le dialogue et non pas seulement sur la structure du discours. L’utilisateur d’appareils vocaux s’engage dans un échange naturellement impulsif et réactif, qui requiert une implication émotionnelle plutôt qu’une réflexion rationnelle. « Tout média vocal et interactif favorise la prédominance de l’émotivité sur la rationalité et inverse de nombreuses autres caractéristiques essentielles de l’alphabétisation ». Habitués au confort et à l’intimité des appareils personnels, les utilisateurs du numérique sont conditionnés à maintenir des frontières physiques et sociales strictes, d’où l’anxiété sociale croissante des jeunes générations. « Ils n’interrogent pas l’IA en public ; ils lui envoient des SMS ou des messages. C’est plus intime et plus confortable ».

« Dès que les voitures autonomes libéreront les conducteurs des mains et des yeux, la part d’audience de la radio diminuera et rejoindra celle des journaux papiers parmi les espèces en voie de disparition. Si les médias d’ambiance (c’est-à-dire ceux qu’on écoute sans s’impliquer) vont rester, ils risquent de devenir secondaires », prophétise Andrey Mir.

« L’alphabétisation a structuré le monde à l’image d’un catalogue. L’éducation consistait essentiellement à étudier ce catalogue de connaissances pour accéder à des savoirs plus spécialisés ». Les premiers sites web étaient organisés comme des livres ou des bibliothèques, avec des tables des matières ou des catalogues. Le champ de recherche a sonné le glas du catalogue. Plus besoin de se souvenir des connaissances engrangées ou de l’arborescence de son ordinateur, puisqu’il suffit d’interroger le champ de recherche de son ordinateur, un moteur de recherche ou une intelligence artificielle générative. La compétence cruciale désormais dans ce mode de fonctionnement est la capacité à formuler des questions pertinentes pour obtenir la meilleure réponse. Une capacité qui ne repose en rien sur la maîtrise de l’écrit traditionnel.

« Une autre compétence médiatique essentielle consiste à apprendre non pas comment utiliser un média, mais comment ne pas l’utiliser ». Comprendre la dimension hormonale de la consommation médiatique est essentiel à l’éducation aux médias, car cela peut nous aider à éteindre un appareil ou à passer d’un appareil à l’autre, avance-t-il encore.

« Les personnes ayant connu une ère pré-numérique savent généralement qu’un effort important engendre des récompenses importantes et multiples. Lire Dostoïevski demande un effort considérable, mais apporte non seulement une révélation intellectuelle, mais aussi un statut social et l’épanouissement personnel ». « Construire une relation amoureuse demande des efforts soutenus, mais apporte bien plus que des relations sexuelles : le confort du mariage et la sécurité de la famille. Cette récompense substantielle exige un effort conséquent – ​​c’était là l’essence même du système effort-récompense dans le monde physique. Les appareils numériques récompensent de simples clics, mais cette récompense est minime. Elle ne satisfait jamais pleinement ; elle se contente de maintenir l’utilisateur en marche. Cela modifie radicalement les circuits neurophysiologiques liés à l’effort et à la récompense. Les médias numériques récompensent la simple présence – un clic suffit pour se montrer, afficher ses préférences – et, par conséquent, c’est la simple présence, et non l’effort, qui acquiert de la valeur. Sur les plateformes numériques, « faire » n’a pas la même importance que dans le monde physique ; ce qui compte, c’est « être » – signaler sa présence. » 

Cette configuration cognitive engendre des conséquences culturelles profondes. La prédominance de « être » sur « faire » conduit à la génération « flocon de neige » et aux politiques identitaires, où l’identité prime sur le mérite. Ce que vous faites importe peu. L’important désormais, c’est l’identité. Et c’est pourquoi on la perçoit comme un gage de réussite, exigeant des récompenses ou des sanctions basées sur l’identité et non sur les actes. 

Un autre effet de la transition numérique est la diminution de la capacité des individus à fournir des efforts soutenus. Le cerveau n’est pas conditionné à fournir un effort soutenu et prolongé lorsque la récompense se résume à un simple clic. Par conséquent, le niveau d’éducation baisse, les carrières deviennent plus difficiles à construire, la vie personnelle plus ardue, etc. Globalement, l’anxiété sociale augmente. 

La solution à ce problème commence par l’éducation parentale, explique encore Mir. En règle générale, l’accès des enfants aux différents médias devrait suivre les étapes de l’évolution médiatique de l’humanité : jouets et jeux actifs, écoute des récits des parents, lecture, médias électroniques, et seulement ensuite, vers l’âge de 14 ans, appareils tactiles. Si cet ordre est inversé et que les appareils numériques précèdent les jouets et les livres, le cerveau ne bénéficiera pas de la stimulation neuronale associée aux médias précédents : coordination œil-main, orientation spatiale, concentration, persévérance, effort soutenu et récompense différée. 

Cependant, le monde est déjà passé des médias imprimés aux appareils numériques, et nous vivons actuellement la transition de la culture écrite à l’oralité numérique. Aucune stratégie personnelle ne peut annuler ou inverser ce changement, conclut-il. Nous devons donc nous y adapter. 

Le copier-coller, comme oralité

Dans la Suite dans les idées, Sylvain Bourmeau recevait récemment le chercheur Allan Deneuville, auteur notamment de Copier-Coller, le tournant photographique de l’écriture numérique (UGA,2025) qui expliquait que l’un de nos gestes d’écriture le plus courant, le copier-coller, n’en est pas un. Pour lui, cela consiste à écrire avec de la photographie, car copier-coller, consiste bien plus à photographier un texte et à le déplacer. Dans l’acte même de copier-coller, on n’écrit pas. Le copier-coller, au même titre que les SMS ou les vocaux, tient d’un support de l’oralité numérique. 

Deneuville pose les mêmes questions que Mir : nous n’interrogeons pas suffisamment ce que signifie écrire avec de la photographie. « Qu’est-ce que cela change à l’écriture et à la pensée, quand écrire ne consiste plus à écrire, ne consiste plus à faire passer la manière textuelle par notre propre écriture dans la pensée ? » La copie est aussi ancienne que l’écriture, rappelle Deneuville. Elle répond à deux injonctions : aller vite et être exacte. La copie manuscrite et photographique finissent par se mélanger avec la photocomposition et le photocopieur. Le copier-coller, inventé par Larry Tesler chez Xerox date de cette même époque. 

Pour Deneuville, le copier-coller a des effets sur notre manière même d’écrire. Le copier-coller est d’abord un moyen de mieux écrire, comme les élèves ont recopié  Wikipédia ou les contenus de l’IA. Nous devons trouver les modalités d’une « pédagogie du copié-collé », car le copié-collé permet tout de même d’avoir une connaissance accrue des textes. Quand on copie-colle, l’enjeu est de masquer ce qui est copié, de le faire disparaître, explique-t-il. Il faut une compréhension logique du texte pour éviter les ruptures. C’est la mythologie de l’écriture elle-même qu’il faut défaire, estime Deneuville. C’est-à-dire nous défaire du « fantasme de l’écriture »

Pour Bourmeau, copier-coller, c’est cadrer et composer, ce qui nécessite bien plus de créativité qu’on le pense. Pour Deneuville, voilà longtemps que nous savons considérer la photographie comme de l’art. Faire de la photographie avec du texte, devrait nous inviter à faire du traveling, du cadrage, du collage, de la contextualisation, de la composition, du montage… de texte. 

Pour Deneuville, l’arrivée de l’IA dans les apprentissages sonne comme une panique morale, notamment pour tous ceux qui ont une pratique professionnelle de l’écriture. Si cette panique est certainement exagérée tant nous réifions l’écriture, nous ne devons pas pour autant diminuer les risques que l’IA fait peser. Les étudiants l’utilisent d’abord pour écrire sans faire de fautes : c’est notre rapport social qui est interrogé par ces outils qui nous poussent à écrire mieux.  

Vers la folklorisation d’internet ?

« Internet est inondé d’images politiques générées par l’IA que personne ne prend pour la réalité », explique la psychologue sociale finlandaise Zea Szebeni dans un billet pour la newsletter Peripheral Politics. Le débat sur la désinformation, s’est beaucoup concentré sur les deepfakes, ces contrefaçons réalistes utilisées comme outils de déstabilisation politique… qui présentent des risques réels. Mais ce débat oublie que l’essentiel des images générées par l’IA n’ont pas la prétention à tromper. Bien souvent, personne ne les prend pour la réalité. Elles viennent la compléter, construire une atmosphère émotionnelle autour de la réalité, lui donner des formes de résonances émotionnelles, comme si elle permettait de générer un folklore, c’est-à-dire « des variations infinies sur les mêmes archétypes, constamment adaptés et partagés », qui façonnent notre perception sans jamais prétendre à la réalité

Dans les cultures orales, la « vérité » ne résidait pas principalement dans l’exactitude des faits, mais dans la résonance, rappelle la chercheuse : une histoire avait de l’importance si elle aidait les gens à comprendre leur monde, si elle pouvait être mémorisée et partagée. Puis vinrent l’écriture et l’imprimerie, qui ont tout changé. L’alphabétisation a encouragé la pensée linéaire et l’idée que la vérité pouvait être figée dans des textes faisant autorité. L’information est devenue vérifiable par la consultation des sources. Mais les médias numériques nous ramènent en arrière. Walter Ong a appelé cela une « oralité secondaire » ; nous n’avons pas perdu l’écriture, mais nous avons acquis en parallèle un système qui ressemble à la communication orale.

L’information ne réside plus dans un stockage stable, mais dans une circulation constante. Comme le souligne le journaliste de Vox, Eric Levitz : « l’information ne s’ancre pas lorsqu’elle est stockée ; elle s’ancre lorsqu’elle circule ». Ainsi, la répétition crée la réalité. Dans ce contexte, les images politiques générées par l’IA fonctionnent moins comme des affirmations factuelles que comme des mythes en circulation – évaluées non pas comme vraies ou fausses, mais comme pertinentes ou insipides.

« Nous ne sommes pas (seulement) confrontés à une crise où il est devenu impossible de distinguer le vrai du faux. Nous sommes confrontés à quelque chose de plus étrange encore, où la vérité se heurte aux récits mythiques, et dans cette compétition, les faits sont souvent désavantagés. » Mais si on peut débunker une fausse information ou un deepfake, il est plus difficile de défaire un folklore. Pour Zea Szebeni, ces productions tiennent du « lore », d’un univers folklorique, des récits qui se répètent, circulent, s’inscrustent. « Ces productions n’ont pas besoin de tromper pour fonctionner ; il leur suffit de circuler, de se répéter, de s’intégrer à la mythologie ambiante dans laquelle nous baignons. Et comme l’IA rend la production de mythes quasi gratuite, nous vivons tous désormais au sein de multiples légendes concurrentes, chacune renforcée par l’abondance algorithmique ». Ces lores fabriquent des perceptions, les recyclent, les renforcent, même si on sait qu’elles sont fausses. La circularité des fausses images de Trump par exemple renforce sa présence, sa posture, qu’elles soient jugées pertinentes pour les uns ou délirantes pour les autres. Le folklore entretient les représentations, comme l’IA les sédimentent.

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    Dans sa newsletter, la journaliste et ethnographe Katherine Dee, se demande si nous sommes en train de passer à un internet post-alphabétique. Lorsque nous passons plus de temps dans le cyberespace que dans le monde réel, notre perception s’altère. Depuis au moins le Covid, notre rapport au numérique s’est accéléré. Tout le monde parle de la chute de la lecture, de la diminution de la capacité d’attention, de l’omniprésence des écrans. Nous sommes confrontés à une transformation où la voix et la
     

Vers un internet post-alphabétique ?

9 décembre 2025 à 01:00

Dans sa newsletter, la journaliste et ethnographe Katherine Dee, se demande si nous sommes en train de passer à un internet post-alphabétique. Lorsque nous passons plus de temps dans le cyberespace que dans le monde réel, notre perception s’altère. Depuis au moins le Covid, notre rapport au numérique s’est accéléré. Tout le monde parle de la chute de la lecture, de la diminution de la capacité d’attention, de l’omniprésence des écrans. Nous sommes confrontés à une transformation où la voix et la vidéo semblent avoir pris le pas sur le texte.

Ce n’est pas seulement une transformation de notre manière de parler, une adaptation aux algorithmes, comme le défend le linguiste et influenceur Adam Aleksic dans son livre, Algospeak (Knopf, 2025, non traduit), où il analyse comment les réseaux sociaux nous poussent à modifier notre langage, par exemple pour contourner les modes de censure automatisés, à l’image du terme unalive qui est venu remplacer le terme suicide dans l’argot américain. Pour lui, expliquait-il au New York Times, avec le numérique les néologismes accélèrent, c’est-à-dire qu’ils semblent être plus nombreux que jamais et leur diffusion est plus rapide que jamais. « C’est un écosystème linguistique où les mots passent de la marge au courant dominant en quelques jours, et disparaissent parfois tout aussi vite ». C’est notre vocabulaire lui-même qui est bouleversé, secoué, transformé par notre rencontre avec les technologies numériques. 

La présence plus que la patience

Katherine Dee explique qu’elle écoute les machines lire les newsletters auxquelles elle est abonnée plus souvent qu’elle ne les lit. « Nos machines ont aussi commencé à nous répondre, lentement et progressivement : d’abord Alexa et Siri, maintenant ChatGPT. Nous consommons davantage de sons et pensons à voix haute ». C’est un peu comme si nous avions plus qu’avant besoin de moduler notre expression pour comprendre nos émotions, comme le montrent toutes ces vidéos de gens en pleurs dans leurs voitures qui se confient à eux-mêmes et aux autres en vidéo. « La voix abolit la distance entre la pensée et l’expression. C’est le registre idéal pour une époque qui valorise la présence plus que la patience. Quand on parle à un appareil, ou qu’on écoute quelqu’un parler dedans, on s’affranchit du délai qu’imposait autrefois l’écriture. La pause entre l’idée et son expression, cette pause qui rendait l’écriture possible, a quasiment disparu »

Dans un très long billet, le journaliste James Marriott constate que la lecture nous apprenait autrefois à penser de manière séquentielle – à ralentir et à structurer notre pensée – et que cette capacité se perd. Partout, la lecture est en recul. « Les sociétés orales pré-alphabétisées paraissent souvent aux visiteurs de pays alphabétisés remarquablement mystiques, émotionnelles et antagonistes », explique-t-il. « Avec la disparition progressive des livres, nous semblons revenir à ces habitudes de pensée orales. Notre discours sombre dans la panique, la haine et les conflits tribaux. La pensée anti-scientifique prospère jusqu’au plus haut niveau du gouvernement américain »

« Sur le papier, leurs arguments sembleraient absurdes. À l’écran, ils sont persuasifs pour beaucoup ». « L’ignorance était un pilier de l’Europe féodale. Les profondes inégalités de l’ordre aristocratique pouvaient se maintenir en partie parce que la population n’avait aucun moyen de prendre conscience de l’ampleur de la corruption, des abus et des dysfonctionnements de ses gouvernements ». L’imprimé a été une condition préalable et indispensable à la démocratie, rappelle Marriott, qui s’inquiète des conséquences de sa disparition. « À l’ère des vidéos courtes [voir également notre article : « L’ère post-TikTok va continuer à bouleverser la société »], la politique favorise l’exacerbation des émotions, l’ignorance et les affirmations non étayées. Ces circonstances sont extrêmement propices aux charlatans charismatiques. Inévitablement, les partis et les politiciens hostiles à la démocratie prospèrent dans ce monde post-alphabétisé. L’utilisation de TikTok est corrélée à une augmentation du score électoral des partis populistes et de l’extrême droite. » « Les oligarques de la tech ont autant intérêt à l’ignorance de la population que le plus réactionnaire des autocrates féodaux. » Pour Marriott, nous risquons d’entrer dans un second âge féodal, celui de la société post-alphabétisée.

L’ère de l’oralité numérique

Ce qui émerge pourtant, soutient le spécialiste des médias, Andrey Mir, ce n’est pas l’illettrisme, c’est la post-alphabétisation. Selon lui, nous entrons dans « l’oralité numérique » – un retour aux schémas de pensée oraux, mais médiatisés par la technologie numérique. Un retour à l’impulsivité et à l’immersion environnementale. Dans l’interview que lui consacre Katherine Dee, Andrey Mir explique : « l’oralité numérique n’est ni vocale ni orale – ce n’est pas sa caractéristique principale. Il ne s’agit pas de transmettre des informations ou de communiquer oralement. L’oralité numérique est un phénomène culturel et cognitif induit par les nouveaux médias, qui peuvent ou non utiliser des canaux vocaux/audio »

Avant l’écriture, les êtres humains étaient immergés dans un environnement physique (la nature) et social (la tribu). Ils recevaient simultanément des informations de leur environnement, à la manière d’un « espace acoustique », selon l’expression du théoricien des médias Marshall McLuhan. L’écriture les a détachés de cet environnement et les a contraints à se plonger dans la contemplation d’idées et de pensées. L’écriture a imposé l’isolement de la vision par rapport aux autres sens, instaurant un état cognitif particulier. Pour McLuhan, le sens isolé de la vision engourdissait les autres sens lorsqu’une personne écrivait ou lisait. Cet isolement visuel et cet engourdissement des autres sens ont transformé la capacité sensorielle de la vision en une faculté cognitive de vision intérieure – ce que Walter Ong appelait le « tournant vers l’intérieur ». L’isolement visuel et le détachement de l’environnement ont permis une concentration prolongée sur les idées. 

Contrairement aux impulsions immédiates propres à l’oralité, l’écriture et la lecture ont permis un délai de réaction, mis à profit pour la contemplation, explique Andrey Mir. Cela a conduit à la délibération, ce qui, là encore, n’est pas typique de l’immersion environnementale « naturelle », où les individus réagissent vite et impulsivement. L’écriture, d’un point de vue purement technique, exige une organisation linéaire du contenu, ce qui a structuré la pensée elle-même. « Le repli sur soi cognitif, rendu possible par l’écriture, a conduit à la théorisation, à la classification, à l’individualisme, à l’introspection, à la structuration du savoir, au rationalisme, etc. » McLuhan avait déjà observé que la radio et la télévision – médias électroniques – requièrent une implication empathique. La « vocalité » de la transmission de l’information n’est pas essentielle, ce qui importe, ce sont les effets sensoriels et cognitifs du média. « Les médias numériques permettent non seulement une « implication empathique » dans l’environnement induit, mais aussi un engagement empathique. Ils ont transposé l’interactivité de type oral jusqu’à l’écriture. Le texte des courriels, et surtout des messageries instantanées et des réseaux sociaux, est utilisé à cette fin. De manière conversationnelle, comme une interaction dans un environnement partagé, semblable à la parole. C’est cela, l’oralité numérique », explique Mir. Elle est qualifiée « d’orale » non pas parce qu’elle est « vocale » (elle peut l’être, mais ce n’est pas essentiel), mais parce qu’elle est conversationnelle, impulsive et immersive. L’oralité numérique n’est donc pas un phénomène « phonétique », mais une condition cognitive et culturelle. 

Paradoxalement, remarque-t-il, le principal « médium technique » de l’oralité numérique reste le texte ; non pas exactement le texte des livres (le texte de l’écriture), mais les SMS – et notamment les signes et les émojis qui servent la conversation et l’expression spontanée de soi, à la manière de la communication orale/tribale. L’oralité numérique achève la retribalisation de McLuhan, estime-t-il. Il s’agit d’un renversement du « repli sur soi » d’Ong, mais d’une manière particulière, à la manière d’un ruban de Möbius : un « repli sur soi-ouverture », car les utilisateurs numériques restent physiquement isolés tout en étant immergés dans un environnement numérique partagé.

Les technologies vocales (par exemple, Siri, Alexa, les mémos vocaux) accélèrent le déclin de la culture imprimée. Les interfaces vocales permettent une interaction conversationnelle, dans laquelle les interlocuteurs s’appuient l’un sur l’autre pour développer le dialogue et non pas seulement sur la structure du discours. L’utilisateur d’appareils vocaux s’engage dans un échange naturellement impulsif et réactif, qui requiert une implication émotionnelle plutôt qu’une réflexion rationnelle. « Tout média vocal et interactif favorise la prédominance de l’émotivité sur la rationalité et inverse de nombreuses autres caractéristiques essentielles de l’alphabétisation ». Habitués au confort et à l’intimité des appareils personnels, les utilisateurs du numérique sont conditionnés à maintenir des frontières physiques et sociales strictes, d’où l’anxiété sociale croissante des jeunes générations. « Ils n’interrogent pas l’IA en public ; ils lui envoient des SMS ou des messages. C’est plus intime et plus confortable ».

« Dès que les voitures autonomes libéreront les conducteurs des mains et des yeux, la part d’audience de la radio diminuera et rejoindra celle des journaux papiers parmi les espèces en voie de disparition. Si les médias d’ambiance (c’est-à-dire ceux qu’on écoute sans s’impliquer) vont rester, ils risquent de devenir secondaires », prophétise Andrey Mir.

« L’alphabétisation a structuré le monde à l’image d’un catalogue. L’éducation consistait essentiellement à étudier ce catalogue de connaissances pour accéder à des savoirs plus spécialisés ». Les premiers sites web étaient organisés comme des livres ou des bibliothèques, avec des tables des matières ou des catalogues. Le champ de recherche a sonné le glas du catalogue. Plus besoin de se souvenir des connaissances engrangées ou de l’arborescence de son ordinateur, puisqu’il suffit d’interroger le champ de recherche de son ordinateur, un moteur de recherche ou une intelligence artificielle générative. La compétence cruciale désormais dans ce mode de fonctionnement est la capacité à formuler des questions pertinentes pour obtenir la meilleure réponse. Une capacité qui ne repose en rien sur la maîtrise de l’écrit traditionnel.

« Une autre compétence médiatique essentielle consiste à apprendre non pas comment utiliser un média, mais comment ne pas l’utiliser ». Comprendre la dimension hormonale de la consommation médiatique est essentiel à l’éducation aux médias, car cela peut nous aider à éteindre un appareil ou à passer d’un appareil à l’autre, avance-t-il encore.

« Les personnes ayant connu une ère pré-numérique savent généralement qu’un effort important engendre des récompenses importantes et multiples. Lire Dostoïevski demande un effort considérable, mais apporte non seulement une révélation intellectuelle, mais aussi un statut social et l’épanouissement personnel ». « Construire une relation amoureuse demande des efforts soutenus, mais apporte bien plus que des relations sexuelles : le confort du mariage et la sécurité de la famille. Cette récompense substantielle exige un effort conséquent – ​​c’était là l’essence même du système effort-récompense dans le monde physique. Les appareils numériques récompensent de simples clics, mais cette récompense est minime. Elle ne satisfait jamais pleinement ; elle se contente de maintenir l’utilisateur en marche. Cela modifie radicalement les circuits neurophysiologiques liés à l’effort et à la récompense. Les médias numériques récompensent la simple présence – un clic suffit pour se montrer, afficher ses préférences – et, par conséquent, c’est la simple présence, et non l’effort, qui acquiert de la valeur. Sur les plateformes numériques, « faire » n’a pas la même importance que dans le monde physique ; ce qui compte, c’est « être » – signaler sa présence. » 

Cette configuration cognitive engendre des conséquences culturelles profondes. La prédominance de « être » sur « faire » conduit à la génération « flocon de neige » et aux politiques identitaires, où l’identité prime sur le mérite. Ce que vous faites importe peu. L’important désormais, c’est l’identité. Et c’est pourquoi on la perçoit comme un gage de réussite, exigeant des récompenses ou des sanctions basées sur l’identité et non sur les actes. 

Un autre effet de la transition numérique est la diminution de la capacité des individus à fournir des efforts soutenus. Le cerveau n’est pas conditionné à fournir un effort soutenu et prolongé lorsque la récompense se résume à un simple clic. Par conséquent, le niveau d’éducation baisse, les carrières deviennent plus difficiles à construire, la vie personnelle plus ardue, etc. Globalement, l’anxiété sociale augmente. 

La solution à ce problème commence par l’éducation parentale, explique encore Mir. En règle générale, l’accès des enfants aux différents médias devrait suivre les étapes de l’évolution médiatique de l’humanité : jouets et jeux actifs, écoute des récits des parents, lecture, médias électroniques, et seulement ensuite, vers l’âge de 14 ans, appareils tactiles. Si cet ordre est inversé et que les appareils numériques précèdent les jouets et les livres, le cerveau ne bénéficiera pas de la stimulation neuronale associée aux médias précédents : coordination œil-main, orientation spatiale, concentration, persévérance, effort soutenu et récompense différée. 

Cependant, le monde est déjà passé des médias imprimés aux appareils numériques, et nous vivons actuellement la transition de la culture écrite à l’oralité numérique. Aucune stratégie personnelle ne peut annuler ou inverser ce changement, conclut-il. Nous devons donc nous y adapter. 

Le copier-coller, comme oralité

Dans la Suite dans les idées, Sylvain Bourmeau recevait récemment le chercheur Allan Deneuville, auteur notamment de Copier-Coller, le tournant photographique de l’écriture numérique (UGA,2025) qui expliquait que l’un de nos gestes d’écriture le plus courant, le copier-coller, n’en est pas un. Pour lui, cela consiste à écrire avec de la photographie, car copier-coller, consiste bien plus à photographier un texte et à le déplacer. Dans l’acte même de copier-coller, on n’écrit pas. Le copier-coller, au même titre que les SMS ou les vocaux, tient d’un support de l’oralité numérique. 

Deneuville pose les mêmes questions que Mir : nous n’interrogeons pas suffisamment ce que signifie écrire avec de la photographie. « Qu’est-ce que cela change à l’écriture et à la pensée, quand écrire ne consiste plus à écrire, ne consiste plus à faire passer la manière textuelle par notre propre écriture dans la pensée ? » La copie est aussi ancienne que l’écriture, rappelle Deneuville. Elle répond à deux injonctions : aller vite et être exacte. La copie manuscrite et photographique finissent par se mélanger avec la photocomposition et le photocopieur. Le copier-coller, inventé par Larry Tesler chez Xerox date de cette même époque. 

Pour Deneuville, le copier-coller a des effets sur notre manière même d’écrire. Le copier-coller est d’abord un moyen de mieux écrire, comme les élèves ont recopié  Wikipédia ou les contenus de l’IA. Nous devons trouver les modalités d’une « pédagogie du copié-collé », car le copié-collé permet tout de même d’avoir une connaissance accrue des textes. Quand on copie-colle, l’enjeu est de masquer ce qui est copié, de le faire disparaître, explique-t-il. Il faut une compréhension logique du texte pour éviter les ruptures. C’est la mythologie de l’écriture elle-même qu’il faut défaire, estime Deneuville. C’est-à-dire nous défaire du « fantasme de l’écriture »

Pour Bourmeau, copier-coller, c’est cadrer et composer, ce qui nécessite bien plus de créativité qu’on le pense. Pour Deneuville, voilà longtemps que nous savons considérer la photographie comme de l’art. Faire de la photographie avec du texte, devrait nous inviter à faire du traveling, du cadrage, du collage, de la contextualisation, de la composition, du montage… de texte. 

Pour Deneuville, l’arrivée de l’IA dans les apprentissages sonne comme une panique morale, notamment pour tous ceux qui ont une pratique professionnelle de l’écriture. Si cette panique est certainement exagérée tant nous réifions l’écriture, nous ne devons pas pour autant diminuer les risques que l’IA fait peser. Les étudiants l’utilisent d’abord pour écrire sans faire de fautes : c’est notre rapport social qui est interrogé par ces outils qui nous poussent à écrire mieux.  

Vers la folklorisation d’internet ?

« Internet est inondé d’images politiques générées par l’IA que personne ne prend pour la réalité », explique la psychologue sociale finlandaise Zea Szebeni dans un billet pour la newsletter Peripheral Politics. Le débat sur la désinformation, s’est beaucoup concentré sur les deepfakes, ces contrefaçons réalistes utilisées comme outils de déstabilisation politique… qui présentent des risques réels. Mais ce débat oublie que l’essentiel des images générées par l’IA n’ont pas la prétention à tromper. Bien souvent, personne ne les prend pour la réalité. Elles viennent la compléter, construire une atmosphère émotionnelle autour de la réalité, lui donner des formes de résonances émotionnelles, comme si elle permettait de générer un folklore, c’est-à-dire « des variations infinies sur les mêmes archétypes, constamment adaptés et partagés », qui façonnent notre perception sans jamais prétendre à la réalité

Dans les cultures orales, la « vérité » ne résidait pas principalement dans l’exactitude des faits, mais dans la résonance, rappelle la chercheuse : une histoire avait de l’importance si elle aidait les gens à comprendre leur monde, si elle pouvait être mémorisée et partagée. Puis vinrent l’écriture et l’imprimerie, qui ont tout changé. L’alphabétisation a encouragé la pensée linéaire et l’idée que la vérité pouvait être figée dans des textes faisant autorité. L’information est devenue vérifiable par la consultation des sources. Mais les médias numériques nous ramènent en arrière. Walter Ong a appelé cela une « oralité secondaire » ; nous n’avons pas perdu l’écriture, mais nous avons acquis en parallèle un système qui ressemble à la communication orale.

L’information ne réside plus dans un stockage stable, mais dans une circulation constante. Comme le souligne le journaliste de Vox, Eric Levitz : « l’information ne s’ancre pas lorsqu’elle est stockée ; elle s’ancre lorsqu’elle circule ». Ainsi, la répétition crée la réalité. Dans ce contexte, les images politiques générées par l’IA fonctionnent moins comme des affirmations factuelles que comme des mythes en circulation – évaluées non pas comme vraies ou fausses, mais comme pertinentes ou insipides.

« Nous ne sommes pas (seulement) confrontés à une crise où il est devenu impossible de distinguer le vrai du faux. Nous sommes confrontés à quelque chose de plus étrange encore, où la vérité se heurte aux récits mythiques, et dans cette compétition, les faits sont souvent désavantagés. » Mais si on peut débunker une fausse information ou un deepfake, il est plus difficile de défaire un folklore. Pour Zea Szebeni, ces productions tiennent du « lore », d’un univers folklorique, des récits qui se répètent, circulent, s’inscrustent. « Ces productions n’ont pas besoin de tromper pour fonctionner ; il leur suffit de circuler, de se répéter, de s’intégrer à la mythologie ambiante dans laquelle nous baignons. Et comme l’IA rend la production de mythes quasi gratuite, nous vivons tous désormais au sein de multiples légendes concurrentes, chacune renforcée par l’abondance algorithmique ». Ces lores fabriquent des perceptions, les recyclent, les renforcent, même si on sait qu’elles sont fausses. La circularité des fausses images de Trump par exemple renforce sa présence, sa posture, qu’elles soient jugées pertinentes pour les uns ou délirantes pour les autres. Le folklore entretient les représentations, comme l’IA les sédimentent.

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  • Des marchands d’attention aux architectes de l’intention
    « Pendant plus d’un siècle, les marchands d’attention ont régné en maîtres [voir notre recension du livre éponyme de Tim Wu – NDE], du sensationnalisme au clickbait, des radios à sensation aux réseaux sociaux. Mais cet empire s’effondre. Les grands éditeurs ont perdu 50 % de leur trafic lorsque Google a opté pour les classements basés sur l’IA. Le secteur de la publicité numérique, qui pèse 685 milliards de dollars, est confronté à une crise existentielle : les assistants vocaux IA cessent de cl
     

Des marchands d’attention aux architectes de l’intention

27 novembre 2025 à 01:00

« Pendant plus d’un siècle, les marchands d’attention ont régné en maîtres [voir notre recension du livre éponyme de Tim Wu – NDE], du sensationnalisme au clickbait, des radios à sensation aux réseaux sociaux. Mais cet empire s’effondre. Les grands éditeurs ont perdu 50 % de leur trafic lorsque Google a opté pour les classements basés sur l’IA. Le secteur de la publicité numérique, qui pèse 685 milliards de dollars, est confronté à une crise existentielle : les assistants vocaux IA cessent de cliquer sur les publicités. Le SEO, cet art obscur qui a façonné deux décennies de contenu web, a commencé à se fissurer dès l’instant où les moteurs de recherche ont cessé de diriger les internautes vers les sites web », explique Shuwei Fang, directrice associée des programmes de l’Open Society Foundations, dans une tribune pour le Shorenstein Center de Harvard.

Construire le « graphe de la curiosité »

Pour elle, l’IA vise à produire un « graphe de la curiosité » des utilisateurs, qui n’est plus le graphe social des premiers réseaux sociaux ni le graphe des centres d’intérêts (ces étiquettes collés à nos profils en fonction de nos actions, comme l’expliquait Tim Hwang) permettant de cibler la publicité de la seconde génération des réseaux sociaux, mais la cartographie de l’évolution de vos centres d’intérêts au fil du temps. Vos incertitudes émergentes seraient commercialisées sous forme de produits dérivés, votre assistant IA pouvant potentiellement parier sur votre prochaine question. Nous voici en train d’entrer dans ce que certains baptisent « l’économie de l’intention », où « les systèmes d’IA collectent, commercialisent et manipulent potentiellement l’intention des utilisateurs ».  

Mais ce constat déjà inquiétant n’est que la partie émergée de l’iceberg, estime Shuwei Fang. Nous assistons à une restructuration fondamentale de la circulation de l’information dans la société [voir également notre article sur le remplacement du web par l’IA]. Dans cette économie de l’intention qui émerge, les systèmes d’IA pourraient rivaliser pour anticiper et façonner les recherches des utilisateurs avant même qu’ils n’en aient conscience. L’infrastructure en cours de construction, largement invisible pour la plupart d’entre nous, ne déterminera pas seulement ce que nous voyons, elle déterminera ce que nous voulons voir avant même que nous le sachions.

Pour comprendre comment l’intention remplace l’attention, il faut examiner l’inversion fondamentale qui s’opère dans le flux d’informations. Lorsqu’on pose une question à une IA aujourd’hui, elle dispose généralement d’énormément d’éléments de contexte pour élaborer sa réponse. Cela représente un changement structurel dans la circulation de l’information au sein de la société. Pour Shuwei Fang, nous entrons dans un monde « B2A2C », expliquait-elle pour SpliceMedia (voir la traduction sur Meta Media), c’est-à-dire un monde où les contenus suivent une nouvelle chaîne logistique, Business to Agent to Consumer (de l’entreprise à l’agent IA, puis au consommateur). Les contenus ne sont plus conçus pour seulement capter l’attention, mais doivent être également structurés pour être lisibles par les machines. « L’IA constitue à la fois un nouveau public et un nouvel intermédiaire » au risque que la « relation directe entre humains se réduise de manière drastique », notamment parce que « les contenus optimisés pour les humains deviennent relativement onéreux à créer et à diffuser ». Pour Fang, les humains dépendront d’interfaces de plus en plus complexes pour accéder à l’information pensée pour les machines et ceux qui produisent les contenus ne sont plus appelés à produire des histoires mais à saisir des données. « La couche de traduction Agent to consumer, où l’IA retranscrit l’information optimisée pour les machines à destination des humains, est le véritable lieu du basculement de pouvoir. Nous passons d’un pouvoir éditorial — celui de choisir quelles histoires raconter — à un pouvoir architectural : concevoir les structures par lesquelles l’information circule des machines vers les esprits humains »

… ou y résister

Pour Fang, pour éviter cette capture, c’est-à-dire le fait d’être inféré, d’être nous-mêmes hallucinés, l’enjeu dès lors consiste à « construire des couches de traduction qui renforcent le pouvoir d’agir des humains, au lieu de le remplacer ». C’est-à-dire rendre cette traduction visible (à l’image des tableaux de bord qu’imaginait Fernanda Viegas, permettant de comprendre les facteurs qui façonnent le contenu que les utilisateurs reçoivent des réponses des modèles d’IA générative), créer des structures de gouvernance permettant aux individus de moduler leur propre accès au sens, concevoir des dispositifs permettant de montrer quels schémas conduisent à telle ou telle conclusion et surtout garantir la coexistence de multiples options de traduction. Cela passe par exemple par le développement d’outils capables de garantir la provenance et l’intégrité des contenus, comme les travaux de Truepic ou de la Content authenticity Initiative. Ou encore en intégrant de l’IA dans des plateformes hyperlocales, capables de produire de l’information où le contexte reste sous la surveillance des communautés locales ou thématiques. Cela pourrait passer par des interfaces de traduction capables d’établir une relation durable avec les utilisateurs finaux, comme quand Perplexity affiche ses sources et ses chaînes de raisonnement ou par des outils qui favorisent la compréhension plus que l’engagement, comme l’esquissait Anthropic avec Consitutional AI, où les utilisateurs ajusteraient eux-mêmes les valeurs et priorités des couches de traduction qu’ils mobilisent. 

Ce qui est sûr, estime Fang, c’est que, contrairement à l’ère des plateformes, l’information est en passe de devenir la matière première des machines plus que des humains. Google organisait les liens vers des pages que les humains lisaient. Facebook mettait en avant les publications de votre réseau. Ces plateformes avaient une influence algorithmique, mais pas de pouvoir d’action ; elles ne pouvaient pas créer de contenu, seulement classer celui existant. 

Les systèmes d’IA ont un pouvoir d’action fonctionnel : ils transforment les sources d’information en des formes entièrement nouvelles. Cette information n’est plus statique ni permanente. Elle devient « liquide », constamment reformée en fonction de la personne qui pose la question et de la manière dont elle la pose. Ils ne se contentent pas de sélectionner des options ; ils génèrent de nouvelles réalités. « Lorsqu’une IA synthétise une réponse, elle ne vous oriente pas vers une information, elle crée une information qui n’a jamais existé sous cette forme précise auparavant. Chaque réponse est spécifique à une intention, façonnée non pas par ce qui existe, mais par ce que vous cherchez à savoir », selon ce que la machine en calcule 

« Cette intermédiation par les machines ne modifie pas seulement la physique des flux d’information ; elle réécrit fondamentalement l’économie de l’information », explique Fang. « Lorsque la synthèse devient la principale valeur ajoutée, la création de contenu se banalise tandis que le contrôle de l’interprétation prend de la valeur ». Dès lors qu’une ressource devient librement copiable ou génératrice, sa valeur ne disparaît pas ; elle migre vers ceux qui contrôlent sa distribution et sa synthèse. « On passe ainsi d’un modèle économique de stock à un modèle de flux. Lorsque la musique pouvait être copiée à l’infini et gratuitement, Spotify s’est approprié la valeur en contrôlant l’accès. La réplication de logiciels étant gratuite, le logiciel en tant que service (SaaS) a capté la valeur en contrôlant les mises à jour et l’intégration. L’information a atteint le même point d’inflexion. Lorsque l’IA peut générer un contenu infini à coût marginal nul et lorsque les machines, et non les humains, sont les principaux consommateurs de ce contenu, la valeur ne réside plus dans le contenu lui-même. Elle migre vers l’infrastructure qui contrôle la synthèse : la manière dont l’IA trouve, traite, interprète et diffuse l’information aux humains »

Dans ce nouveau paradigme économique, tout contenu numérisé devient inévitablement la matière première des infrastructures. La récente vague d’accords entre entreprises d’IA et éditeurs de presse illustre parfaitement cette dynamique. « Il ne s’agit pas simplement de licences de contenu ; ce sont, en fin de compte, des opérations d’infrastructure. Les entreprises d’IA n’achètent pas seulement du contenu ou des données d’entraînement ; elles acquièrent le droit de devenir les canaux légitimes par lesquels transite toute l’information »

Cette infrastructure de l’intention est déjà en train de se réaliser, explique Fang. Des entreprises comme Pinecone ou Databricks sont en train de construire la couche de recherche qui permet à l’IA de trouver l’information. Tollbit est en train de construire un système de paiement pour le contenu consommé par l’IA, permettant de construire une couche d’attribution permettant de suivre les contributeurs et les rémunérations. Une couche de synthèse contrôle la combinaison des informations, à l’image de LangChain ou du protocole MCP d’Anthropic. Enfin, la couche transactionnelle permet les paiements de machine à machine : Google a récemment annoncé le protocole APP (Agent Payments Protocol), tandis que des solutions crypto promettent une monnaie programmable pour les transactions entre agents. 

Mais d’autres couches s’annoncent encore. « Lorsque la mémoire de l’IA deviendra persistante, elle permettra de stocker les préférences des utilisateurs à long terme, et votre « graphe de curiosité » pourrait devenir un actif à la fois malléable et échangeable. Aujourd’hui, les entreprises enchérissent sur les mots-clés que vous avez déjà recherchés. Dans un avenir proche, elles pourraient enchérir pour influencer vos prochaines recherches. Le mécanisme d’enchères publicitaires ne consistera plus à « montrer cette publicité à une personne qui cherche des chaussures », mais à « susciter la curiosité de cette personne pour les chaussures haut de gamme durables avant même qu’elle ne réalise avoir besoin de nouvelles chaussures ». La valeur résidera dans le fait même de susciter cette curiosité. Lorsque l’IA pourra prédire et influencer les désirs avant qu’ils ne se forment, la publicité elle-même pourrait passer de la persuasion à l’anticipation »

Façonner le désir ?

« De même que les cookies tiers ont engendré toute une économie de données comportementales, les profils de curiosité pourraient être commercialisés et faire l’objet de produits dérivés », s’emballe Fang. « Imaginez des marchés à terme sur les sujets qui intéresseront les personnes fortunées au prochain trimestre, des options sur votre parcours intellectuel, des marchés d’échanges basés sur la corrélation entre vos centres d’intérêt et vos habitudes d’achat. Lorsque les marchés prédictifs synthétisent l’intelligence collective à grande échelle, ils ne se contentent pas de prévoir les événements ; ils peuvent générer des microprofits en anticipant les intentions. Chaque requête devient un pari. Votre assistant IA pourrait littéralement spéculer et potentiellement tirer profit de votre prochaine question, créant ainsi de la liquidité à partir de l’incertitude elle-même. L’écart entre ce que vous pensez vouloir savoir et ce dont vous avez réellement besoin pourrait devenir une inefficience exploitable. Alors, la mémoire et l’intention pourraient donner naissance à quelque chose d’indéfini. Des produits dérivés émotionnels ? Des obligations de curiosité ? ». Certes. Reste que ce monde d’inférences risque surtout d’être assez indifférent à la vérité, ou de pousser les gens vers l’optimisation des prédictions des machines, orientant leurs propos pour vous amener vers les questions qu’elles ont intérêts à produire, par exemple pour maximiser les profits liés à certains mots clés publicitaires sur d’autres. C’est oublier que les systèmes conçus à des fins commerciales ne sont généralement pas destinés à remettre en question vos idées, seulement vous fidéliser.

Shuwei Fang a pourtant raison de s’inquiéter. « Dans ce monde, la vérité de fond, la recherche de la vérité et les mécanismes d’autocorrection de l’information sont plus importants que jamais ». Les journalistes qui conçoivent des systèmes de vérification de nouvelle génération, les spécialistes des technologies civiques qui créent des outils de transparence, les chercheurs qui développent des protocoles de vérification des faits basés sur l’IA, ont tout à fait raison dans leurs convictions. Ce travail est essentiel. Mais il ne suffit pas. L’infrastructure de l’intention façonnera ce qui, au final, parvient aux humains et la manière dont les récits sont synthétisés. « Nous devons commencer à réfléchir à la manière de façonner le prochain écosystème informationnel afin qu’il serve, plutôt qu’il ne compromette, la connaissance et la compréhension humaines ». Mais peut-il encore y avoir une démocratie dans l’économie de l’intention ? 

« L’inversion informationnelle émergente signifie que lorsque nous aurons réponse à tout, la curiosité deviendra la dernière rareté ». Dans ce monde, influencer les questions des citoyens pourrait être plus efficace que de contrôler leurs lectures. Les mêmes techniques utilisées par les annonceurs pour anticiper les intentions des consommateurs pourraient déterminer le débat démocratique, et le clore. Un peu comme si les sondages étaient le vote et que ces sondages étaient réalisés sur des profils synthétiques pour finalement se passer de nos opinions. 

Reste, estime Fang, que l’infrastructure de curiosité est déjà en train d’être façonnée. Les systèmes capables d’orienter nos demandes sont en train d’être construits. Sans intervention, la technologie qui pourrait aider les citoyens à s’orienter dans la complexité ne fera que confirmer les préjugés. Et la chercheuse d’en appeler à construire des alternatives, avant que les infrastructures soient en place

« Contrairement aux précédents bouleversements qui ont pris la démocratie au dépourvu (la consolidation des radios, la commercialisation de la télévision, la polarisation des réseaux sociaux), nous pourrions cette fois-ci être avertis ». Pas sûr que cette alerte suffise, hélas, pour éviter les dérives qui nous y conduisent.

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    « Pendant plus d’un siècle, les marchands d’attention ont régné en maîtres [voir notre recension du livre éponyme de Tim Wu – NDE], du sensationnalisme au clickbait, des radios à sensation aux réseaux sociaux. Mais cet empire s’effondre. Les grands éditeurs ont perdu 50 % de leur trafic lorsque Google a opté pour les classements basés sur l’IA. Le secteur de la publicité numérique, qui pèse 685 milliards de dollars, est confronté à une crise existentielle : les assistants vocaux IA cessent de cl
     

Des marchands d’attention aux architectes de l’intention

27 novembre 2025 à 01:00

« Pendant plus d’un siècle, les marchands d’attention ont régné en maîtres [voir notre recension du livre éponyme de Tim Wu – NDE], du sensationnalisme au clickbait, des radios à sensation aux réseaux sociaux. Mais cet empire s’effondre. Les grands éditeurs ont perdu 50 % de leur trafic lorsque Google a opté pour les classements basés sur l’IA. Le secteur de la publicité numérique, qui pèse 685 milliards de dollars, est confronté à une crise existentielle : les assistants vocaux IA cessent de cliquer sur les publicités. Le SEO, cet art obscur qui a façonné deux décennies de contenu web, a commencé à se fissurer dès l’instant où les moteurs de recherche ont cessé de diriger les internautes vers les sites web », explique Shuwei Fang, directrice associée des programmes de l’Open Society Foundations, dans une tribune pour le Shorenstein Center de Harvard.

Construire le « graphe de la curiosité »

Pour elle, l’IA vise à produire un « graphe de la curiosité » des utilisateurs, qui n’est plus le graphe social des premiers réseaux sociaux ni le graphe des centres d’intérêts (ces étiquettes collés à nos profils en fonction de nos actions, comme l’expliquait Tim Hwang) permettant de cibler la publicité de la seconde génération des réseaux sociaux, mais la cartographie de l’évolution de vos centres d’intérêts au fil du temps. Vos incertitudes émergentes seraient commercialisées sous forme de produits dérivés, votre assistant IA pouvant potentiellement parier sur votre prochaine question. Nous voici en train d’entrer dans ce que certains baptisent « l’économie de l’intention », où « les systèmes d’IA collectent, commercialisent et manipulent potentiellement l’intention des utilisateurs ».  

Mais ce constat déjà inquiétant n’est que la partie émergée de l’iceberg, estime Shuwei Fang. Nous assistons à une restructuration fondamentale de la circulation de l’information dans la société [voir également notre article sur le remplacement du web par l’IA]. Dans cette économie de l’intention qui émerge, les systèmes d’IA pourraient rivaliser pour anticiper et façonner les recherches des utilisateurs avant même qu’ils n’en aient conscience. L’infrastructure en cours de construction, largement invisible pour la plupart d’entre nous, ne déterminera pas seulement ce que nous voyons, elle déterminera ce que nous voulons voir avant même que nous le sachions.

Pour comprendre comment l’intention remplace l’attention, il faut examiner l’inversion fondamentale qui s’opère dans le flux d’informations. Lorsqu’on pose une question à une IA aujourd’hui, elle dispose généralement d’énormément d’éléments de contexte pour élaborer sa réponse. Cela représente un changement structurel dans la circulation de l’information au sein de la société. Pour Shuwei Fang, nous entrons dans un monde « B2A2C », expliquait-elle pour SpliceMedia (voir la traduction sur Meta Media), c’est-à-dire un monde où les contenus suivent une nouvelle chaîne logistique, Business to Agent to Consumer (de l’entreprise à l’agent IA, puis au consommateur). Les contenus ne sont plus conçus pour seulement capter l’attention, mais doivent être également structurés pour être lisibles par les machines. « L’IA constitue à la fois un nouveau public et un nouvel intermédiaire » au risque que la « relation directe entre humains se réduise de manière drastique », notamment parce que « les contenus optimisés pour les humains deviennent relativement onéreux à créer et à diffuser ». Pour Fang, les humains dépendront d’interfaces de plus en plus complexes pour accéder à l’information pensée pour les machines et ceux qui produisent les contenus ne sont plus appelés à produire des histoires mais à saisir des données. « La couche de traduction Agent to consumer, où l’IA retranscrit l’information optimisée pour les machines à destination des humains, est le véritable lieu du basculement de pouvoir. Nous passons d’un pouvoir éditorial — celui de choisir quelles histoires raconter — à un pouvoir architectural : concevoir les structures par lesquelles l’information circule des machines vers les esprits humains »

… ou y résister

Pour Fang, pour éviter cette capture, c’est-à-dire le fait d’être inféré, d’être nous-mêmes hallucinés, l’enjeu dès lors consiste à « construire des couches de traduction qui renforcent le pouvoir d’agir des humains, au lieu de le remplacer ». C’est-à-dire rendre cette traduction visible (à l’image des tableaux de bord qu’imaginait Fernanda Viegas, permettant de comprendre les facteurs qui façonnent le contenu que les utilisateurs reçoivent des réponses des modèles d’IA générative), créer des structures de gouvernance permettant aux individus de moduler leur propre accès au sens, concevoir des dispositifs permettant de montrer quels schémas conduisent à telle ou telle conclusion et surtout garantir la coexistence de multiples options de traduction. Cela passe par exemple par le développement d’outils capables de garantir la provenance et l’intégrité des contenus, comme les travaux de Truepic ou de la Content authenticity Initiative. Ou encore en intégrant de l’IA dans des plateformes hyperlocales, capables de produire de l’information où le contexte reste sous la surveillance des communautés locales ou thématiques. Cela pourrait passer par des interfaces de traduction capables d’établir une relation durable avec les utilisateurs finaux, comme quand Perplexity affiche ses sources et ses chaînes de raisonnement ou par des outils qui favorisent la compréhension plus que l’engagement, comme l’esquissait Anthropic avec Consitutional AI, où les utilisateurs ajusteraient eux-mêmes les valeurs et priorités des couches de traduction qu’ils mobilisent. 

Ce qui est sûr, estime Fang, c’est que, contrairement à l’ère des plateformes, l’information est en passe de devenir la matière première des machines plus que des humains. Google organisait les liens vers des pages que les humains lisaient. Facebook mettait en avant les publications de votre réseau. Ces plateformes avaient une influence algorithmique, mais pas de pouvoir d’action ; elles ne pouvaient pas créer de contenu, seulement classer celui existant. 

Les systèmes d’IA ont un pouvoir d’action fonctionnel : ils transforment les sources d’information en des formes entièrement nouvelles. Cette information n’est plus statique ni permanente. Elle devient « liquide », constamment reformée en fonction de la personne qui pose la question et de la manière dont elle la pose. Ils ne se contentent pas de sélectionner des options ; ils génèrent de nouvelles réalités. « Lorsqu’une IA synthétise une réponse, elle ne vous oriente pas vers une information, elle crée une information qui n’a jamais existé sous cette forme précise auparavant. Chaque réponse est spécifique à une intention, façonnée non pas par ce qui existe, mais par ce que vous cherchez à savoir », selon ce que la machine en calcule 

« Cette intermédiation par les machines ne modifie pas seulement la physique des flux d’information ; elle réécrit fondamentalement l’économie de l’information », explique Fang. « Lorsque la synthèse devient la principale valeur ajoutée, la création de contenu se banalise tandis que le contrôle de l’interprétation prend de la valeur ». Dès lors qu’une ressource devient librement copiable ou génératrice, sa valeur ne disparaît pas ; elle migre vers ceux qui contrôlent sa distribution et sa synthèse. « On passe ainsi d’un modèle économique de stock à un modèle de flux. Lorsque la musique pouvait être copiée à l’infini et gratuitement, Spotify s’est approprié la valeur en contrôlant l’accès. La réplication de logiciels étant gratuite, le logiciel en tant que service (SaaS) a capté la valeur en contrôlant les mises à jour et l’intégration. L’information a atteint le même point d’inflexion. Lorsque l’IA peut générer un contenu infini à coût marginal nul et lorsque les machines, et non les humains, sont les principaux consommateurs de ce contenu, la valeur ne réside plus dans le contenu lui-même. Elle migre vers l’infrastructure qui contrôle la synthèse : la manière dont l’IA trouve, traite, interprète et diffuse l’information aux humains »

Dans ce nouveau paradigme économique, tout contenu numérisé devient inévitablement la matière première des infrastructures. La récente vague d’accords entre entreprises d’IA et éditeurs de presse illustre parfaitement cette dynamique. « Il ne s’agit pas simplement de licences de contenu ; ce sont, en fin de compte, des opérations d’infrastructure. Les entreprises d’IA n’achètent pas seulement du contenu ou des données d’entraînement ; elles acquièrent le droit de devenir les canaux légitimes par lesquels transite toute l’information »

Cette infrastructure de l’intention est déjà en train de se réaliser, explique Fang. Des entreprises comme Pinecone ou Databricks sont en train de construire la couche de recherche qui permet à l’IA de trouver l’information. Tollbit est en train de construire un système de paiement pour le contenu consommé par l’IA, permettant de construire une couche d’attribution permettant de suivre les contributeurs et les rémunérations. Une couche de synthèse contrôle la combinaison des informations, à l’image de LangChain ou du protocole MCP d’Anthropic. Enfin, la couche transactionnelle permet les paiements de machine à machine : Google a récemment annoncé le protocole APP (Agent Payments Protocol), tandis que des solutions crypto promettent une monnaie programmable pour les transactions entre agents. 

Mais d’autres couches s’annoncent encore. « Lorsque la mémoire de l’IA deviendra persistante, elle permettra de stocker les préférences des utilisateurs à long terme, et votre « graphe de curiosité » pourrait devenir un actif à la fois malléable et échangeable. Aujourd’hui, les entreprises enchérissent sur les mots-clés que vous avez déjà recherchés. Dans un avenir proche, elles pourraient enchérir pour influencer vos prochaines recherches. Le mécanisme d’enchères publicitaires ne consistera plus à « montrer cette publicité à une personne qui cherche des chaussures », mais à « susciter la curiosité de cette personne pour les chaussures haut de gamme durables avant même qu’elle ne réalise avoir besoin de nouvelles chaussures ». La valeur résidera dans le fait même de susciter cette curiosité. Lorsque l’IA pourra prédire et influencer les désirs avant qu’ils ne se forment, la publicité elle-même pourrait passer de la persuasion à l’anticipation »

Façonner le désir ?

« De même que les cookies tiers ont engendré toute une économie de données comportementales, les profils de curiosité pourraient être commercialisés et faire l’objet de produits dérivés », s’emballe Fang. « Imaginez des marchés à terme sur les sujets qui intéresseront les personnes fortunées au prochain trimestre, des options sur votre parcours intellectuel, des marchés d’échanges basés sur la corrélation entre vos centres d’intérêt et vos habitudes d’achat. Lorsque les marchés prédictifs synthétisent l’intelligence collective à grande échelle, ils ne se contentent pas de prévoir les événements ; ils peuvent générer des microprofits en anticipant les intentions. Chaque requête devient un pari. Votre assistant IA pourrait littéralement spéculer et potentiellement tirer profit de votre prochaine question, créant ainsi de la liquidité à partir de l’incertitude elle-même. L’écart entre ce que vous pensez vouloir savoir et ce dont vous avez réellement besoin pourrait devenir une inefficience exploitable. Alors, la mémoire et l’intention pourraient donner naissance à quelque chose d’indéfini. Des produits dérivés émotionnels ? Des obligations de curiosité ? ». Certes. Reste que ce monde d’inférences risque surtout d’être assez indifférent à la vérité, ou de pousser les gens vers l’optimisation des prédictions des machines, orientant leurs propos pour vous amener vers les questions qu’elles ont intérêts à produire, par exemple pour maximiser les profits liés à certains mots clés publicitaires sur d’autres. C’est oublier que les systèmes conçus à des fins commerciales ne sont généralement pas destinés à remettre en question vos idées, seulement vous fidéliser.

Shuwei Fang a pourtant raison de s’inquiéter. « Dans ce monde, la vérité de fond, la recherche de la vérité et les mécanismes d’autocorrection de l’information sont plus importants que jamais ». Les journalistes qui conçoivent des systèmes de vérification de nouvelle génération, les spécialistes des technologies civiques qui créent des outils de transparence, les chercheurs qui développent des protocoles de vérification des faits basés sur l’IA, ont tout à fait raison dans leurs convictions. Ce travail est essentiel. Mais il ne suffit pas. L’infrastructure de l’intention façonnera ce qui, au final, parvient aux humains et la manière dont les récits sont synthétisés. « Nous devons commencer à réfléchir à la manière de façonner le prochain écosystème informationnel afin qu’il serve, plutôt qu’il ne compromette, la connaissance et la compréhension humaines ». Mais peut-il encore y avoir une démocratie dans l’économie de l’intention ? 

« L’inversion informationnelle émergente signifie que lorsque nous aurons réponse à tout, la curiosité deviendra la dernière rareté ». Dans ce monde, influencer les questions des citoyens pourrait être plus efficace que de contrôler leurs lectures. Les mêmes techniques utilisées par les annonceurs pour anticiper les intentions des consommateurs pourraient déterminer le débat démocratique, et le clore. Un peu comme si les sondages étaient le vote et que ces sondages étaient réalisés sur des profils synthétiques pour finalement se passer de nos opinions. 

Reste, estime Fang, que l’infrastructure de curiosité est déjà en train d’être façonnée. Les systèmes capables d’orienter nos demandes sont en train d’être construits. Sans intervention, la technologie qui pourrait aider les citoyens à s’orienter dans la complexité ne fera que confirmer les préjugés. Et la chercheuse d’en appeler à construire des alternatives, avant que les infrastructures soient en place

« Contrairement aux précédents bouleversements qui ont pris la démocratie au dépourvu (la consolidation des radios, la commercialisation de la télévision, la polarisation des réseaux sociaux), nous pourrions cette fois-ci être avertis ». Pas sûr que cette alerte suffise, hélas, pour éviter les dérives qui nous y conduisent.

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