Le 2 avril 2025, le prĂ©sident amĂ©ricain a mis Ă exĂ©cution sa dĂ©cision dâaugmenter unilatĂ©ralement les droits de douane pour les produits Ă©trangers entrant sur le sol amĂ©ricain. Trump a pourtant rapidement rĂ©tropĂ©dalĂ©, mais sans annuler complĂštement les augmentations (voir le dĂ©tail des mesures et revirements prises par lâadministration amĂ©ricaine sur WikipĂ©dia). Les tarifs ont Ă©tĂ© modĂ©rĂ©s depuis (sauf pour la Chine), notamment pour certains secteurs (dont les produits technologiques), abaissĂ©s voire figĂ©s pour 90 jours, mais avec la menace que les augmentations reprennent dans 3 mois. Suite Ă la panique boursiĂšre, Ă dâinnombrables contestations (notamment judiciaires dâEtats amĂ©ricains) et reprĂ©sailles des pays touchĂ©s par ces nouvelles exigences tarifaires, les tarifs douaniers mondiaux sont devenus partout lâinconnu des perspectives Ă©conomiques. Cette politique de sanctions commerciales et de protectionnisme a surtout dĂ©clenchĂ© une grande incertitude Ă©conomique, non seulement tout autour de la planĂšte, mais plus encore aux Etats-Unis.
Partout, les Ă©conomistes dĂ©noncent une politique inconsĂ©quente, qui sâapprĂȘte surtout Ă ralentir les Ă©changes, relancer lâinflation et ralentir lâinnovation, plus que de protĂ©ger lâindustrie amĂ©ricaine. Explications.
Incertitude généralisée
Lâescalade des tarifs et les revirements de Trump ont surtout produit ce que tout le monde dĂ©teste en Ă©conomie : de lâincertitude. CâĂ©tait particuliĂšrement flagrant concernant les droits de douane des produits technologiques, dans un premier temps impactĂ©s par les Ă©volutions tarifaires, puis soudainement exclues, visiblement sous la pression des entreprises de la tech qui ont su imposer un lobbying puissant sur le prĂ©sident Trump, ce qui est loin dâĂȘtre le cas de nombre dâautres secteurs de lâĂ©conomie qui nâont pas lâoreille prĂ©sidentielle pour les protĂ©ger. « Les va-et-vient de lâadministration Trump concernant les droits de douane sur les produits technologiques sĂšment la confusion dans un secteur fortement dĂ©pendant des chaĂźnes dâapprovisionnement mondiales », explique The Hill. Lâexemption des droits de douane sur les produits technologiques nâest annoncĂ©e que comme temporaire. Or, « Les entreprises apprĂ©cient la stabilitĂ©, la prĂ©visibilitĂ© et la certitude de lâenvironnement commercial, et cela sâapplique non seulement Ă la politique commerciale, mais aussi aux niveaux institutionnels, programmatiques, rĂ©glementaires, etc. » En fait, tant que lâissue des nĂ©gociations sur lâĂ©volution des tarifs restera floue, les investissements des entreprises risquent dâĂȘtre freinĂ©s. Pour lâĂ©conomiste Paul Krugman : lâexemption des produits Ă©lectroniques des droits de douane nâest pas un retour Ă la raison de Trump ou de son administration, câest surtout le signe quâils pilotent Ă vue sans savoir oĂč ils vont. Le yoyo des tarifs est en train de gĂ©nĂ©rer une incertitude fatale pour les entreprises amĂ©ricaines, estime Krugman.
Comment les des droits de douane⊠vont favoriser les plus forts
Pour David Dayen de The American Prospect, les droits de douane imposĂ©s par Trump vont surtout favoriser les monopoles, notamment parce que les exemptions, comme vient de le connaĂźtre le secteur technologique, ne sont pas des solutions Ă la portĂ©e des petites entreprises. Aux Etats-Unis, le gĂ©ant de lâalimentation Albertsons a annoncĂ© quâil refusera lâaugmentation du coĂ»t des produits, invitant les producteurs Ă assumer seuls la charge de lâĂ©lĂ©vation des droits de douane, sans vouloir les faire porter sur les consommateurs finaux. Il est probable que les deux autres gĂ©ants de la distribution, Walmart et Kroger, imposent les mĂȘmes conditions Ă leurs fournisseurs. Mais les indĂ©pendants, eux, ne pourront pas imposer les mĂȘmes rĂšgles. Le problĂšme, explique Dayen, câest que la guerre tarifaire est concomitante Ă lâaffaiblissement des aides aux petites entreprises du fait du dĂ©mantĂšlement des agences fĂ©dĂ©rales, Ă lâimage de la Small Business Administration. Or, rappelle le Wall Street Journal, les petites entreprises amĂ©ricaines sont responsables dâun tiers des importations amĂ©ricaines et elles ne pourront pas Ă©viter la hausse des coĂ»ts due aux droits de douane, ni en transfĂ©rer la charge Ă quelquâun dâautre. « La situation pourrait empirer avec lâannonce par la Chine dâimposer des contrĂŽles Ă lâexportation de terres rares et dâaimants vers les Ătats-Unis », qui pourrait paralyser des secteurs entiers de la production amĂ©ricaine, explique le New York Times.
Sans alternatives nationales pour rapatrier rapidement leur production aux Etats-Unis et avec peu de temps pour sâadapter, de nombreuses PME sont dĂ©jĂ en difficultĂ©. Celles qui optent pour lâaugmentation du prix de leurs produits se mettent Ă produire des « frais de douane » sur les factures de leurs clients pour accroĂźtre la pression populaire Ă leur contestation voire Ă leur suppression. Mais lâaugmentation des tarifs risque surtout de rapidement dĂ©tourner les consommateurs de produits devenus trop chers. Les droits de douane de Trump nâavaient peut-ĂȘtre pas lâobjectif de favoriser la concentration de lâĂ©conomie amĂ©ricaine, mais le fait que les plus grands acteurs puissent nĂ©gocier des exemptions Ă leur avantage pourraient bien dâabord et avant tout renforcer certains monopoles.
Pour un responsable de la division antitrust du ministĂšre de la Justice, lâinflation de ces derniĂšres annĂ©es avait dĂ©jĂ permis Ă des entreprises de se livrer Ă des pratiques extrĂȘmement nĂ©fastes pour la sociĂ©té⊠le risque est que les droits de douane permettent Ă nombre dâacteurs dâaugmenter leurs tarifs au-delĂ du nĂ©cessaire, Ă lâimage de la rĂ©cente grippe aviaire qui a Ă©tĂ© une explication bien commode pour augmenter le prix des Ćufs aux Etats-Unis, ces derniers mois. En effet, aux Etats-Unis, le prix des Ćufs a augmentĂ© de 53%. Lâexplication la plus communĂ©ment avancĂ©e pour expliquer « lâeggflation » serait dĂ» Ă la grippe aviaire et Ă lâabattage en masse qui en a rĂ©sultĂ©, explique Basel Musharbash dans sa newsletter, Big. Pourtant, souligne-t-il, la production dâoeufs nâa pas baissĂ©e : par rapport Ă 2021, la baisse de la production dâoeufs nâa Ă©tĂ© que de 3 Ă 5 %, alors que la consommation dâoeufs est passĂ©e de 206 oeufs par AmĂ©ricain et par an en 2021 Ă 190 oeufs en 2024 (-7,5%). Sans compter que lâexportation dâĆufs a Ă©galement reculé⊠Lâaugmentation des tarifs nâest donc pas liĂ©e Ă la baisse de production, comme on lâentend trop souvent, mais Ă la nouvelle concentration du marchĂ©. Cal-Maine Foods â le plus grand producteur dâĆufs et le seul Ă publier ses donnĂ©es financiĂšres en tant que sociĂ©tĂ© cotĂ©e en bourse â a vu ses profits sâenvoler avec lâĂ©pidĂ©mie de grippe aviaire, âdĂ©passant le milliard de dollars pour la premiĂšre fois de son histoireâ. En fait, Cal-Maine a rĂ©alisĂ© des marges sans prĂ©cĂ©dent de 70 Ă 145 % sur les coĂ»ts de production agricoles. Pour Doctorow, lâoeuflation est typique dâune inflation de la cupiditĂ©, liĂ©e Ă lâĂ©tablissement de monopoles sur les marchĂ©s. Pour nombre dâentreprises, la reprise de lâinflation pourrait bien ĂȘtre une aubaine pour continuer Ă augmenter leurs tarifs.
Lâaugmentation des tarifs ne relocalisera pas la production
Wired explique pourquoi nombre de petites entreprises amĂ©ricaines ne peuvent pas produire aux Etats-Unis. Pour elles, bien souvent, il nây a pas dâalternative Ă faire produire en Chine, quels que soient le niveau des droits de douane, notamment parce que lâappareil productif amĂ©ricain nâest plus disponible. En fait, la hausse des droits de douane Ă eux seuls ne suffiront pas Ă inciter les entreprises Ă sâimplanter aux Ătats-Unis, affirme Kyle Chan, chercheur spĂ©cialisĂ© dans la politique industrielle Ă lâuniversitĂ© de Princeton. Si les coĂ»ts bas sont une raison importante qui motive lâapprovisionnement en Chine, la raison pour laquelle la production manufacturiĂšre en Chine est moins chĂšre que dans dâautres rĂ©gions nâest pas toujours liĂ©e au salaire des travailleurs ni Ă une moindre qualitĂ©. Au contraire. Lâindustrie chinoise est trĂšs qualifiĂ©e, spĂ©cialisĂ©e et intĂ©grĂ©e. « La Chine est Ă©galement un leader mondial dans la production dâoutils industriels, ce qui signifie que les usines peuvent facilement adapter leurs machines aux besoins en constante Ă©volution de leurs clients ». Non seulement la production chinoise sait sâadapter aux exigences, mais elle sait produire aussi tant en petites quâen grosses quantitĂ©s. Enfin, rapatrier la production aux Etats-Unis nĂ©cessiterait de construire des usines, voire de faire venir des spĂ©cialistes chinois pour cela, ce qui avec les politiques dâimmigration mises en place sâavĂ©rerait dĂ©sormais impossible.
Dans un Ă©ditorial saignant, le modĂ©rĂ© Financial Times nâa pas de mots assez durs contre la hausse des tarifs douaniers dĂ©cidĂ©s par Trump quâil qualifie de « pire acte dâautodestruction de lâhistoire Ă©conomique amĂ©ricaine ». Pour lâĂ©conomie amĂ©ricaine, les effets les plus immĂ©diats des mesures de Trump seront une hausse de lâinflation et un ralentissement de lâactivitĂ© Ă©conomique. MĂȘme son de cloche pour David Brooks dans le New York Times : « Trump construit des murs. Ses politiques commerciales entravent non seulement la circulation des biens, mais aussi celle des idĂ©es, des contacts, des technologies et des amitiĂ©s. Ses politiques dâimmigration ont le mĂȘme effet. Il sâen prend aux institutions et aux communautĂ©s les plus impliquĂ©es dans les Ă©changes internationaux ». Câest oublier que les grandes nations sont des carrefours, rappelle Brooks. « Elles ont Ă©tĂ© des lieux oĂč des gens du monde entier se sont rencontrĂ©s, ont Ă©changĂ© des idĂ©es et en ont inventĂ© de nouvelles ensemble ». LâentrĂ©e en vigueur des droits de douane aux Etats-Unis nâest pas le « Jour de la LibĂ©ration » de lâAmĂ©rique comme le clame Trump, mais risque bien plus dâĂȘtre le « Jour de la Stagnation » et du dĂ©clin de lâempire amĂ©ricain.
La presse amĂ©ricaine se fait lâĂ©cho des effets trĂšs immĂ©diats que les tarifs douaniers ont sur le commerce. Le New York Times par exemple explique que les droits de douane rĂ©duisent dĂ©jĂ les importations de voitures et paralysent les usines amĂ©ricaines, du fait de piĂšces indisponibles, comme aux pires temps de la pandĂ©mie. Avec les tarifs douaniers, Trump espĂšre faire revivre lâindustrie manufacturiĂšre dâaprĂšs-guerre, qui, jusque dans les annĂ©es 70, a employĂ© plus de 20 millions dâAmĂ©ricains, rappelle le New York Times. Mais les pĂŽles industriels ont largement pĂ©riclitĂ© depuis. Les Ă©conomistes eux-mĂȘmes restent profondĂ©ment sceptiques : pour eux, les droits de douane ne suffiront pas Ă rĂ©tablir lâindustrie dâantan. Ils ne suffisent pas Ă faire une politique industrielle.
Pour Wired, le gouvernement Trump, en mĂȘme temps quâil augmentait les droits de douane, a surtout arrĂȘtĂ© de financer le programme qui a stimulĂ© lâindustrie amĂ©ricaine pendant des dĂ©cennies, le Manufacturing Extension Partnership (MEP), un programme et un rĂ©seau dâaide Ă lâindustrialisation pour les PME amĂ©ricaines. Dans une tribune, Brian Desse, ancien prĂ©sident du Conseil Ă©conomique des Etats-Unis durant lâadministration Biden, rappelle que lâindustrie automobile amĂ©ricaine est dĂ©sormais Ă la traĂźne dans la course Ă lâinnovation. 60% des piĂšces qui constituent les vĂ©hicules amĂ©ricains sont importĂ©es et les droits de douane vont surtout venir renchĂ©rir les prix des vĂ©hicules des constructeurs nationaux. Mais Trump ne sâest pas attaquĂ© quâaux droits de douane. Son projet de rĂ©duire les incitations fiscales pour lâinnovation et la production nationale de batteries par exemple a gelĂ© les investissements des constructeurs amĂ©ricains : au premier trimestre 2025, les entreprises ont annulĂ© plus de 6 milliards de dollars de projets de fabrication de batteries. Or, ces incitations fiscales ont permis de limiter le retard dans la production de batteries, qui est aujourdâhui le lieu de la course Ă lâinnovation pour la voiture du futur. Trump enferme les Etats-Unis dans un piĂšge luddiste, qui risque bien plus de pĂ©naliser les entreprises amĂ©ricaines que de les aider Ă dĂ©velopper leurs capacitĂ©s dâinnovation et dâinvestissements.
Le Financial Times semble assez inquiet de lâescalade des tarifs douaniers lancĂ©e par le prĂ©sident AmĂ©ricain. Les marchĂ©s Ă©galement, qui anticipent plutĂŽt un ralentissement Ă©conomique mondial voire une rĂ©cession. âLes droits de douane de Trump nâont pas accĂ©lĂ©rĂ© la croissance Ă©conomique amĂ©ricaine. Au contraire, ils lâont probablement stoppĂ©eâ, rapporte Vox. Les entrepreneurs de la Tech, qui sâĂ©taient ralliĂ©s massivement Ă Trump, sont en train de faire la grimace. Pourtant, pour lâinstant, souligne The Verge, ils restent assez silencieux sur lâaugmentation des tarifs malgrĂ© lâimpact certain sur leur activitĂ©. Il faut dire que personne ne souhaite se mettre Trump Ă dos.
Dans le New York Times, la journaliste Patricia Cohen estime que les perturbations Ă©conomiques introduites par le gouvernement Trump seront difficiles Ă inverser, notamment parce que le reste du monde, lui, va rapidement sây adapter. âLes chaĂźnes dâapprovisionnement seront rĂ©organisĂ©es, de nouveaux partenariats seront conclus, et les Ă©tudiants, chercheurs et talents technologiques Ă©trangers trouveront dâautres destinations oĂč migrer.â
Face au virage protectionniste de lâAmĂ©rique, PĂ©kin se positionne dĂ©jĂ comme le dĂ©fenseur du libre-Ă©change et le nouveau leader du systĂšme commercial mondial. Comme le montrait un reportage du New York Times, les entreprises chinoises sâadaptent dĂ©jĂ et rĂ©orientent leurs marchĂ©s et leurs budgets publicitaires, quand ils ne se mettent pas Ă sâadresser directement aux AmĂ©ricains, explique la Technology Review, pour leur proposer des modalitĂ©s de vente directe pour rĂ©duire les prix en tentant de contourner lâaugmentation des tarifs, comme les commissions des grandes plateformes chinoises de B2B, qui mettent les fabricants en relation avec les entreprises amĂ©ricaines.
Les consĂ©quences ne se font pas attendre. Les tarifs de la Fast Fashion ont augmentĂ© de 300% et les sites Shein et Temu ont clairement affichĂ© sur leurs sites lâimpact des droits de douanes de chaque produit. Sur Amazon, Trump a appelĂ© personnellement Jeff Bezos pour que celui-ci nâaffiche pas, en plus du prix des produits, les droits de douane spĂ©cifiques de chacun, afin que les consommateurs ne voient pas lâimpact des tarifs douaniers sur le prix des produits. Bezos a visiblement cĂ©dĂ© trĂšs facilement. Le grand dĂ©fenseur de la libertĂ© et du libre marchĂ©, celui qui avait promis de mettre sa fortune en rempart contre les intimidations, nâa pas Ă©tĂ© plus courageux que les autres, ironise The Verge. Amazon a prĂ©fĂ©rĂ© faire pression sur ses fournisseurs pour que leurs prix nâaugmentent pas et quâils absorbent eux-mĂȘmes lâaugmentation plutĂŽt que de rĂ©duire les commissions que prĂ©lĂšve sa plateforme.
En sâintĂ©ressant aux consĂ©quences sur une vaste gamme de produits, The Verge montre surtout que plus personne nây comprend rien⊠Et que lâincomprĂ©hension gĂ©nĂšre un fort attentisme des entreprises amĂ©ricaines qui ralentissent leurs achats comme leurs investissements. LâĂ©volution des tarifs va Ă©galement âmodifier les habitudes de consommation des AmĂ©ricains, ainsi que la production et les produits des entreprises amĂ©ricainesâ. Les droits de douane ressemblent Ă une arme automatique qui tire dans tous les sens. Mais nul ne sait qui elle va abattre en premier. Ce qui est sĂ»r, câest que la guerre commerciale, elle, a dĂ©jĂ commencĂ©. Et elle ne va bĂ©nĂ©ficier Ă personne, sauf aux plus grandes entreprises qui vont continuer dâimposer leurs conditions Ă toutes les autres.