Vue lecture
La mémoire historique fêlée de François Legault
Claude, cet inestimable passeur
Paul au théâtre
Hubris et fin de régime
Robot relationnel
Tricoter l’été
Faut-il vraiment cotiser au RRQ jusqu’à 65 ans?
Oh Miami Miami Miami
Le mauvais pari pétrolier de Trump
Le nouveau complexe militaro-industriel
Trois histoires tristes
Une odeur de guerre civile
Chacune dit je t’aime
De Los Angeles à Kananaskis
Jusqu’où Trump peut-il aller? Loin!
Pour saluer VLB
Chronique du gars en mots dits: CAQ : définancer les « séparatistes »…
La Coalition Avenir-Québec se décrit comme un parti « nationaliste ». Traduction : sans être indépendantiste, elle est censée financer l’identité québécoise et souffler juste assez sur les braises de la fierté sans que cela menace sa sacro-sainte appartenance au Canada. Un parti fil-de-fériste qui vient une fois de plus de perdre l’équilibre.
La grande famille fédéraliste s’est toujours grassement récompensée pour son adhésion inconditionnelle au Canada. Ainsi, dans le bras de fer historique entre Québec et Ottawa, les subventions pour les commémorations de l’identité « multinationale » canadienne, bien qu’elles fluctuent au gré des budgets, ne sont jamais gelées ou réduites à néant sur une longue période.
Au Québec, c’est pourtant ce qu’on sentira le 19 mai 2025, avec le (dé)financement de la Journée nationale des patriotes. Depuis 2002 la défunte fête de Dollard des Ormeaux (la fête de la Reine dans le « rest of Canada ») constitue l’occasion rêvée pour décerner le prix du patriote de l’année, organiser des banquets, des spectacles, des réjouissances. Une rare chance, surtout, de donner un peu de substance à la devise du Québec : Je me souviens…
Imaginez ma surprise quand, début février, la Société nationale de l’Est du Québec (SNEQ) m’a annoncé que ma famélique subvention annuelle de 600 $ pour l’organisation du banquet des patriotes du Kamouraska venait d’être réduite à néant par le douteux nationalisme de la CAQ. J’égrenais ces miettes entre les chansonniers invités, le cachet du conférencier, le prix du patriote de l’année et les prix de participation du public.
Remontons un peu dans l’histoire. Dans la foulée des États généraux du Canada français tenus en 1968, un grand schisme a divisé, d’un côté, les sociétés Saint-Jean-Baptiste diocésaines qui s’occupaient de ce qui s’appelait depuis 1834 la « Saint-Jean-Baptiste », une fête teintée d’un catholicisme assumé et prosélyte et, de l’autre, les Sociétés nationales laïques, qui ont essaimé et pris le relai dans 18 régions. Un de leurs premiers gestes : rebaptiser et transformer la « Saint-Jean-Baptiste » en « fête nationale »… On misait ainsi sur une fierté plus nationale que religieuse. Pour réaliser des économies d’échelle et se doter d’un porte-voix plus fort pour négocier avec le gouvernement, elles ont vite senti le besoin de centraliser une partie de leurs opérations à Montréal. Ce besoin fit naître le Mouvement national des Québécois (MNQ), où s’affaire aujourd’hui une douzaine d’employés. Mais le Parti libéral du Québec s’est toujours méfié du MNQ, le voyant comme un « nique à séparatistes ». Il a tout fait pour le plumer – comme l’alouette de la chanson – en n’indexant jamais son budget et, plus récemment, en lui retirant le lucratif contrat d’organisation du spectacle de la fête nationale à Québec pour l’ajouter au mandat de Télé-Québec. La fête ainsi ramenée dans le giron étatique, le gouvernement peut la surveiller plus étroitement.
Le façadisme de la CAQ
Supposément nationaliste, la CAQ affiche ici une fierté bien électoraliste, un patriotisme de façade. On connaît la hargne de François Legault contre son ancien parti, qui menace désormais de le renverser aux prochaines élections. Il a cru en venir à bout en 2022, mais les députés survivant à la vague, les « trois mousquetaires », ont vaillamment résisté, et évité l’anéantissement du PQ.
La suspicion de dénicher quelques indépendantistes et péquistes au Mouvement national des Québécois pousse la CAQ à tout faire pour le démanteler. Mais comment procéder pour que cela passe presque inaperçu? Simple : en transigeant désormais directement avec les dix-huit sociétés nationales réparties sur le territoire, tout en se vantant d’avoir augmenté leur budget de 15 %. Sauf que par la même occasion, cette mesure se trouve à définancer le MNQ qui, affaibli, ne pourra plus assumer ses fonctions de coordination nationale envers ces sociétés affiliées, dont peu peuvent se payer le luxe d’une permanence annuelle. Pour le MNQ, c’est huit des douze employés qui seront mis à pied, et les quatre restants seront réduits à des tâches plus modestes, comme la gestion du site transactionnel de produits de pavoisement Accent bleu.
Résumons la situation en termes imagés : le gouvernement déshabille Jacques pour habiller Jean, mais avec d’autres vêtements non ajustés à sa taille ou à ses besoins.
Six millions de dollars : c’est le budget total de la fête nationale, soit presque exactement le même que celui payé pour deux parties des Kings de Los Angeles à Québec. Belle occasion ratée de doubler le financement pour célébrer notre identité ! Espérons que les Québécois cesseront d’être dupes de cette poudre aux yeux nationaleuse qui les éblouit et les aveugle depuis le 1er octobre 2018.
Chronique du gars en mots dits: Joyeux Christmas!
Après deux chroniques consécutives centrées sur notre écartèlement national entre les deux langues officielles de notre beau grand pays censément bilingue, je voulais cesser de vous enquiquiner avec cette question. C’était sans compter sur le temps des fêtes qui, chaque année, réactive la glande de mon indignation linguistique.
Avec la dématérialisation des chansons et l’accès direct que procurent les plateformes de diffusion numérique en continu, plus d’excuses pour ignorer les morceaux de Noël en français dans les commerces et les lieux publics. Il suffit d’avoir l’immense audace de taper quelques lettres dans un moteur de recherche. Essayez « Franco fête » ou « Noël Franco » sur Stingray musique, Spotify, Ohdio ou Apple Music, et le tour est joué.
Facile de même.
Dans ce contexte, comment expliquer qu’on doive souvent se farcir 100 % de chansons en anglais dans plusieurs restaurants, commerces et marchés publics? Plus étonnant encore est le fait que les employés ou les exposants ont la couenne dure, eux qui tolèrent la chose toute la journée sans se plaindre! Je me demande toujours jusqu’à quel point on peut nier sa propre culture avant que les francophones réagissent, s’indignent et passent à l’action…
Jeune adulte, à Québec avec mes amis, nous écumions les bars de chansonniers qui pullulaient dans le Vieux-Québec : le bar Chez son père, Les Yeux bleus, Les Voûtes Napoléon, Le petit Paris ou La petite Grenouille. Nous avions développé une technique redoutable pour forcer les rares chansonniers récalcitrants à obtempérer en basculant au français : nous pratiquions le renforcement positif en nous enthousiasmant et en entonnant à tue-tête les paroles de chaque chanson en français – dont nous connaissions les paroles par cœur –, mais en retombant dans une apathie et un mutisme profonds quand Shakespeare se pointait le bout d’une parole.
Ainsi, nous arrivions à créer de petits îlots de francité momentanée et éphémère dans une ville où tous les autres bars et discothèques diffusaient 100 % de musique en anglais.
* * *
En parlant de nos belles voix d’ici, vous souvenez-vous de Robert Charlebois quand il disait « Je ne veux pas chanter en créole » ? Il faisait allusion, bien sûr, à notre créole national, qui était alors le joual, ce parler populaire criblé d’anglicismes, et qui condamne à l’isolement cet idiome local.
Aujourd’hui le danger ne semble plus consister à parler créole, ce mélange de langue indigène et de français, mais bien un pidgin anglais français qu’un jour nos enfants transmettront aux leurs, et qui deviendra un créole de plus. Le mot pidgin vient de la déformation chinoise du terme anglais business, c’est tout dire. Les jeunes générations se sont tellement fait marteler l’importance de l’anglais par leurs parents, et le système d’éducation l’a tellement survalorisé en son sein même qu’on peut dire qu’ils parlent désormais un mélange de leur langue indigène, le français, et de cet anglais simplifié, le globish, qui colonise aujourd’hui la planète. Mais, nuance importante, c’est dans un pidgin même pas déformé qu’ils chantent, consomment, vivent : ils y intègrent les mots anglais tels quels, parfaitement écrits et prononcés, à l’anglaise. Un pidgin de gens instruits donc, qui le font sciemment et consciemment.
Des phrases inconcevables il y a à peine 10 ans émaillent leur parler, comme : « Je suis embarrassed », « Je vais skip ce step », « Ça clash dans le décor ». Une étudiante m’a souhaité joyeuses Fêtes en me textant, moi son prof de français, un « Miss you already » qui venait du cœur. Les adultes aussi sont contaminés et relaient la mode : c’est un technicien qui me promet de me « ship mon colis », une salle d’entraînement qui affiche fièrement la section des dumbbells (exit les haltères et les poids), un entraîneur sportif (un coach !) encourage ses ouailles en lançant à tout vent de cinglants « Good Job » ou « You know you can do it ! » Le francophone qui souhaite protéger sa langue devra se lever tôt et s’armer d’un bon bouclier : sa journée sera torpillée, mitraillée, criblée d’anglicismes même s’il cherche à les fuir. Ce seront ses semblables qui l’agresseront.
Les francophones sont désormais anglicisés par d’autres francophones bilinguisés. Autrefois peut-être, c’était au contact d’anglophones unilingues que le français s’érodait… Désormais ces francophones tellement bilingues basculent sans états d’âme d’une langue à l’autre. Le chanteur Jérôme 50 vient de faire paraître le Dictionnaire du chilleur, qui décrit le parler anglicisé des jeunes Montréalais. Le feuilleter, c’est mesurer la perméabilité du français envers son rival de toujours.
Bref, fréquenter des francophones ne suffit plus à se protéger de l’envahissement de l’anglais : il faudrait vivre dans une bulle de verre, isolé de ses compatriotes. Mais il existe une autre solution : que nous prenions collectivement, pour 2025, la résolution de faire renaître en chacun de nous une certaine fierté linguistique, notre devoir de vigilance. Que chacun interroge ses pratiques quotidiennes : est-ce que je fais la part belle à la culture d’ici, est-ce que je m’efforce pour trouver les termes français quand on me lance un anglicisme inutile à la figure?
On peut rêver.
Chronique du gars en mots dits: Lobotomie
Je me revois encore à l’été 2009, au moment de prendre la décision radicale de quitter Québec pour me réfugier avec ma famille dans le Bas-Saint-Laurent.
C’était une de ces soirées où le soleil déclinant rougeoyait superbement sur l’horizon. Excité, je lance à ma maisonnée : « Je pars jogger pour contempler le coucher de soleil. » Or, une heure après, à bout de souffle, je rentrais bredouille : dans ce quartier de Sainte-Foy surdensifié, près de la rue Myrand, impossible désormais de voir le soleil se coucher de nulle part. Les immeubles de plus en plus hauts avaient à jamais verrouillé les derniers points de vue des environs. En vérité, ces percées visuelles étaient toutes désormais vendues aux plus nantis, capables de se payer des logements ou des condos de plus en plus dispendieux.
Quelques jours plus tard, résignés, nous mettions notre maison en vente.
Aujourd’hui, à peine une petite quinzaine d’années plus tard, ce scénario se répète d’un bout à l’autre du Kamouraska, ma région d’adoption. De La Pocatière à Rivière-du-Loup, les dernières vues sont vendues au plus offrant; les cabourons, égrenés en chapelet le long du littoral, sont dynamités et nivelés, leur couvert végétal coupé et décapé pour y lotir des maisons sans cesse plus imposantes1, violentant des paysages qui n’avaient jamais eu jusque-là à souffrir de telles balafres.
C’est sans précédent.
La photographe et vidéaste québécoise Isabelle Hayeur a plus que quiconque éloquemment illustré et défini le phénomène contre lequel seule une véritable lobotomie saurait prémunir les plus sensibles comme moi : la solastalgia.
Ce terme emprunté au philosophe de l’environnement australien Glenn Albrecht sert à décrire la détresse causée par la disparition lente mais chronique des paramètres familiers liés à l’environnement de l’individu. Ce néologisme vient de la fusion de nostalgie et du mot anglais solace, qui renvoie au sentiment de réconfort et de soulagement. Il résume ce qui arrive quand quelqu’un voit son environnement immédiat si profondément et si rapidement transformé par les prédateurs de territoire qu’il en devient déboussolé, en perte de repères, dépassé par une brutale réalité sur laquelle il n’a absolument aucune emprise. Absolument aucune.
Ajoutez à la tristesse et au dépit de ces témoins d’une telle dépossession leur extrême lucidité à l’égard du fait que, la plupart du temps, ces destructions sont pourtant bénies par nos élus, tous paliers confondus.
Hayeur a grandi dans une petite ville de la banlieue de Montréal, au cœur d’un territoire périurbain alors en développement et qui se transformait rapidement. Hypersensible, elle en éprouvait une impression de perte de repères qui accompagne souvent la vie en banlieue. D’où une pratique artistique teintée de ses sentiments troubles d’aliénation, de déracinement et de désenchantement.
Le deuil des paysages magnétiques
Ce phénomène, présent dans toutes les régions du Québec, pénètre maintenant au cœur des parties les plus reculées de notre magnifique Bas-Saint-Laurent. L’accélération de l’emprise de l’humain sur la nature est tout simplement ahurissante. On n’a même plus le temps de s’adapter à la disparition des boisés et des vues qu’on appréciait naguère encore.
L’espace manquant de plus en plus pour réaliser les rêves infinis, des néoruraux venant de villes aux horizons obstrués ou inexistants finissent par occuper des endroits pourtant souvent zonés non constructibles. Chacun se taille dans le tuf à la fois sa place au soleil et sa vue sur le fleuve. C’est la privatisation des beautés du Kamouraska. Sous nos yeux. Mais sans notre consentement éclairé.
Si vous voulez voir ce à quoi ressemblera le littoral du Kamouraska dans quelques décennies, allez vous promener à Rivière-du-Loup. Là, chaque semaine amène son lot de coupes à blanc et d’immeubles qui poussent comme des champignons, ce dont j’ai largement parlé dans ma série « Protégez les beautés du Kamouraska2 ».
On pourrait croire que tout se passe comme si on se foutait de nos paysages. Mais en réalité, c’est faux : ce « on » exclut l’immense majorité de la population du Bas-Saint-Laurent, qui les a rivés au cœur. Mais ce sont nos élites, celles des conseils municipaux des villes et des MRC, et nos élus à Québec comme à Ottawa qui préfèrent brader cet héritage pour quelques poignées de lentilles, parce qu’ils sont animés par la vision à court terme de leur réélection tous les quatre ans. La démocratie a ceci de pervers qu’elle crée de courtes vues; pas surprenant alors que couper des vues devienne son lot quotidien.
Peut-être devrions-nous nous cotiser pour leur payer des jumelles.
En attendant, pour cesser de souffrir devant les affres des pelles et des scies mécaniques, j’irai me faire lobotomiser.
1. Kevin Beaulé, « Une maison mise en vente à plus de 2,2 millions de dollars ne passe pas inaperçue à Saint-Denis-de la Bouteillerie », Ciel FM, 24 mars 2024, https://www.ciel103.com/nouvelle/6835-une-maison-mise-en-vente-a-plus-de-2-2-millions-de-dollars-ne-passe-pas-inapercue-a-saint-denis-de-la-bouteillerie
2. Jean-François Vallée, Dossier « Protéger les beautés du Kamouraska », VIIe partie : Saint-André-de-Kamouraska : tenir tête aux prédateurs de paysages, Le Mouton Noir, 2022, https://www.moutonnoir.com/2022/11/dossier-proteger-les-beautes-du-kamouraska-viie-partie-saint-andre-de-kamouraska-tenir-tete-aux-predateurs-de-paysages/
Lobotomie
Je me revois encore à l’été 2009, au moment de prendre la décision radicale de quitter Québec pour me réfugier avec ma famille dans le Bas-Saint-Laurent.
C’était une de ces soirées où le soleil déclinant rougeoyait superbement sur l’horizon. Excité, je lance à ma maisonnée : « Je pars jogger pour contempler le coucher de soleil. » Or, une heure après, à bout de souffle, je rentrais bredouille : dans ce quartier de Sainte-Foy surdensifié, près de la rue Myrand, impossible désormais de voir le soleil se coucher de nulle part. Les immeubles de plus en plus hauts avaient à jamais verrouillé les derniers points de vue des environs. En vérité, ces percées visuelles étaient toutes désormais vendues aux plus nantis, capables de se payer des logements ou des condos de plus en plus dispendieux.
Quelques jours plus tard, résignés, nous mettions notre maison en vente.
Aujourd’hui, à peine une petite quinzaine d’années plus tard, ce scénario se répète d’un bout à l’autre du Kamouraska, ma région d’adoption. De La Pocatière à Rivière-du-Loup, les dernières vues sont vendues au plus offrant; les cabourons, égrenés en chapelet le long du littoral, sont dynamités et nivelés, leur couvert végétal coupé et décapé pour y lotir des maisons sans cesse plus imposantes1, violentant des paysages qui n’avaient jamais eu jusque-là à souffrir de telles balafres.
C’est sans précédent.
La photographe et vidéaste québécoise Isabelle Hayeur a plus que quiconque éloquemment illustré et défini le phénomène contre lequel seule une véritable lobotomie saurait prémunir les plus sensibles comme moi : la solastalgia.
Ce terme emprunté au philosophe de l’environnement australien Glenn Albrecht sert à décrire la détresse causée par la disparition lente mais chronique des paramètres familiers liés à l’environnement de l’individu. Ce néologisme vient de la fusion de nostalgie et du mot anglais solace, qui renvoie au sentiment de réconfort et de soulagement. Il résume ce qui arrive quand quelqu’un voit son environnement immédiat si profondément et si rapidement transformé par les prédateurs de territoire qu’il en devient déboussolé, en perte de repères, dépassé par une brutale réalité sur laquelle il n’a absolument aucune emprise. Absolument aucune.
Ajoutez à la tristesse et au dépit de ces témoins d’une telle dépossession leur extrême lucidité à l’égard du fait que, la plupart du temps, ces destructions sont pourtant bénies par nos élus, tous paliers confondus.
Hayeur a grandi dans une petite ville de la banlieue de Montréal, au cœur d’un territoire périurbain alors en développement et qui se transformait rapidement. Hypersensible, elle en éprouvait une impression de perte de repères qui accompagne souvent la vie en banlieue. D’où une pratique artistique teintée de ses sentiments troubles d’aliénation, de déracinement et de désenchantement.
Le deuil des paysages magnétiques
Ce phénomène, présent dans toutes les régions du Québec, pénètre maintenant au cœur des parties les plus reculées de notre magnifique Bas-Saint-Laurent. L’accélération de l’emprise de l’humain sur la nature est tout simplement ahurissante. On n’a même plus le temps de s’adapter à la disparition des boisés et des vues qu’on appréciait naguère encore.
L’espace manquant de plus en plus pour réaliser les rêves infinis, des néoruraux venant de villes aux horizons obstrués ou inexistants finissent par occuper des endroits pourtant souvent zonés non constructibles. Chacun se taille dans le tuf à la fois sa place au soleil et sa vue sur le fleuve. C’est la privatisation des beautés du Kamouraska. Sous nos yeux. Mais sans notre consentement éclairé.
Si vous voulez voir ce à quoi ressemblera le littoral du Kamouraska dans quelques décennies, allez vous promener à Rivière-du-Loup. Là, chaque semaine amène son lot de coupes à blanc et d’immeubles qui poussent comme des champignons, ce dont j’ai largement parlé dans ma série « Protégez les beautés du Kamouraska2 ».
On pourrait croire que tout se passe comme si on se foutait de nos paysages. Mais en réalité, c’est faux : ce « on » exclut l’immense majorité de la population du Bas-Saint-Laurent, qui les a rivés au cœur. Mais ce sont nos élites, celles des conseils municipaux des villes et des MRC, et nos élus à Québec comme à Ottawa qui préfèrent brader cet héritage pour quelques poignées de lentilles, parce qu’ils sont animés par la vision à court terme de leur réélection tous les quatre ans. La démocratie a ceci de pervers qu’elle crée de courtes vues; pas surprenant alors que couper des vues devienne son lot quotidien.
Peut-être devrions-nous nous cotiser pour leur payer des jumelles.
En attendant, pour cesser de souffrir devant les affres des pelles et des scies mécaniques, j’irai me faire lobotomiser.
1. Kevin Beaulé, « Une maison mise en vente à plus de 2,2 millions de dollars ne passe pas inaperçue à Saint-Denis-de la Bouteillerie », Ciel FM, 24 mars 2024, https://www.ciel103.com/nouvelle/6835-une-maison-mise-en-vente-a-plus-de-2-2-millions-de-dollars-ne-passe-pas-inapercue-a-saint-denis-de-la-bouteillerie
2. Jean-François Vallée, Dossier « Protéger les beautés du Kamouraska », VIIe partie : Saint-André-de-Kamouraska : tenir tête aux prédateurs de paysages, Le Mouton Noir, 2022, https://www.moutonnoir.com/2022/11/dossier-proteger-les-beautes-du-kamouraska-viie-partie-saint-andre-de-kamouraska-tenir-tete-aux-predateurs-de-paysages/