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« Ukraine, la force des faibles »: le making of.

Mon petit texte « Ukraine: la force des faibles » est sorti en librairie le 13 juin. Dans les présentations que je peux en faire ici et là, j’explique l’intention qui l’anime: faire comprendre comment la société ukrainienne s’est transformée pendant les dix années de guerre, et en quoi cette transformation très particulière a donné lieu à un mode très particulier de résistance armée .

J’entends d’ores et déjà, dans les premières questions qui me sont adressées, un doute. Serait-ce encore l’un de ces textes qui idéalisent la résistance ukrainienne, héroïsent la conduite de la guerre, cherchent à entraîner le lecteur dans l’admiration? Evidemment, ce sera aux lecteurs de trancher. Le texte est imprégné d’une émotion que je n’ai pas cherché à cacher.

Cependant, pour moi, ce petit essai n’est un pas un pamphlet, mais un carnet de terrain d’une enquête qui s’étale désormais sur dix ans. Une enquête conduite à Kyiv, Zhytomyr, Dnipro, Lviv, Vynnytsia, mais aussi Tchernivtsy, Kharkiv, Mykolaiv, Kherson… Ce que raconte « Ukraine: la force des faibles », sous ce petit format qui ne permet pas une véritable démonstration de la preuve, ce sont quelques observations tirées de cette longue enquête. Je souhaiterais donner ici un aperçu de l’émergence de cette recherche et de sa cuisine interne.

J’aurais aimé emmener les lecteurs à travers ces dix ans de recherche en photos, mais je suis une photographe plutôt timide, et je demande rarement aux personnes que j’interroge l’autorisation de les photographier. Encore moins, paradoxalement, lorsque l’entretien s’est très bien passé, et qu’un véritable lien humain s’est tissé entre l’enquêteur et l’enquêté. Les images que je ramène de mes enquêtes sont prises à la va-vite, pour me permettre de garder une trace, vérifier une inscription, fixer une date, plutôt que pour les partager. Mes photos sont aussi très souvent kyiviennes, car dans cette ville qui m’est très familière, je suis d’autant plus sensible aux moindres changements du paysage urbain dans ces années de guerre.

En voici quand-même une. Nous sommes en juillet 2014, en plein centre ville de Kyiv, aux abords de la place de l’Indépendance, le Maïdan. La révolution du Maïdan s’est terminée, après des semaines d’affrontements meurtriers, quelques mois auparavant, mais les Ukrainiens mettront un certain temps à enlever les débris calcinés de la place. Ces débris sont les premiers mémoriaux aux manifestants tombés. Ils sont constellés de photos, fleurs, mots de condoléances. Je n’étais pas à Kyiv pendant les dernières semaines sanglantes de la révolution du Maïdan, et déambuler au milieu de ces débris calcinés de barricades était très émouvant pour moi. Pourtant, on n’était pas seulement à la fin d’une séquence importante pour l’histoire du pays, mais aussi et surtout au début d’une époque nouvelle. En ce juillet 2014, quelque chose de fondamental avait changé. L’annexion de la Crimée avait eu lieu. la guerre faisait déjà rage à l’est du pays, avec une Russie qui attisait l’insurrection dans le Donbass, mais intervenait aussi directement, militairement.

Quelques mois plus tard, les volontaires ramèneront et exposeront dans les villes ukrainiennes les carcasses calcinée des voitures, les blindés et les lance-roquettes russes ramenés du front de l’est. Quand je reviens en Ukraine en février 2015, j’assiste à cette exposition en plein air où se pressent les familles. Il y a pour moi à l’époque quelque chose d’un peu troublant de voir des enfants grimper dans les chars russes, et je me fais la réflexion que leurs parents ne réalisent sans doute pas qu’ils ne sont pas dans un musée de la guerre, mais dans une guerre au présent. Aujourd’hui, dans les villes ukrainiennes, on voit encore de tels trophées exposés. Mais je ne vois plus aucun enfant grimper dessus…

Je crois que l’un des objectifs était celui-là: faire prendre conscience aux Ukrainiens de la nature de cette guerre, et surtout leur faire comprendre que la Russie était en train d’agresser militairement l’Ukraine. Car dans cette année 2015, l’incertitude sur l’agresseur et sur la responsabilité sont parfois là, et certains Ukrainiens confessent leur difficulté à comprendre ce qui se déroule vraiment à l’est.

A côté des carcasses de blindés et des restes de missiles, une petite expo est montée dans des containers. « Preuves de l’agression militaire russe sur le territoire ukrainien ». Ce n’est pas par hasard que le titre est (aussi) en anglais: il s’agit entre autres d’interpeller la communauté internationale qui, à ce moment-là et pour de longues années, va faire tout son possible pour ne pas voir la Russie derrière les activistes séparatistes.

Cette guerre-là, entre 2014 et 2022, les Ukrainiens la conduisent seuls, sans soutien militaire international, et avec un soutien politique tiède de pays occidentaux encore sensibles à la vision russe de la guerre. C’est parce qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, parce que leur armée est défaillante et leur Etat fragile, que les Ukrainiens ordinaires, pour l’essentiel des civils, vont s’engager dans la conduite de la guerre.

Très rapidement en 2014, je commence à enquêter sur ces civils qui prennent les armes pour la première fois pour défendre leur pays, où qui s’organisent pour soutenir cette défense.

Les premiers que j’interroge sont mes anciens enquêtés, les vétérans de la guerre soviétique en Afghanistan, groupe avec qui j’avais fait des entretiens en 2010-2011. J’avais déjà visité, lors de ma première enquête, le petit musée de leur association kyivienne, où ils avaient exposé des objets militaires de l’époque soviétique. Quand je reviens les voir en 2015, le musée est transformé en entrepôt où, à côté des artefacts soviétiques, s’empilent les uniformes et pièces d’équipement neufs achetés par eux qui attendent d’être apportés sur le front: pantalons chauds, casques en kevlar (terme qui fait alors son entrée dans mon vocabulaire) et d’autres objets que je n’arrive pas à l’époque à identifier. J’ai pris cette photo dans une pièce trop sombre, parce que je voulais absolument garder l’image de la vieille mitrailleuse soviétique Maxim, à l’arrière de la photo, qui contrastait tellement avec les objets neufs d’une guerre nouvelle. Dix ans plus tard, j’ai vu une Maxim similaire dans la caserne d’une unité de défense locale composée de civils, dans une petite ville ukrainienne. En 2025, cette Maxim-là n’avait rien d’une pièce de musée: très efficace pour abattre les drones, m’expliquaient les combattants qui lui avaient fabriqué une nouvelle tourelle sur mesure.

En 2014, « mes » vétérans d’Afghanistan faisaient partie des rares groupes de personnes qui, en Ukraine, avaient une expérience quelconque d’une guerre. Bien que plutôt âgés pour combattre – la cinquantaine, voire la soixantaine – un certain nombre d’entre eux avaient choisi de partir au front. D’autres avaient décidé de les soutenir: équiper, armer, ravitailler. Et parfois, les deux à la fois: prendre les armes quelques jours ou quelques semaines; puis revenir à l’arrière et collecter de l’équipement pour le prochain voyage vers le front. J’avais fait de mon enquête sur ces vétérans reprenant les armes un article, intitulé « D’une guerre à l’autre: Les vétérans d’Afghanistan dans le conflit armé dans le Donbass ».

Mais déjà, je voyais partout en Ukraine émerger une nouvelle génération de combattants et un tissu associatif soutenant la guerre. On voyait se former en Ukraine des bataillons volontaires, se substituant aux unités insuffisantes de l’armée régulière. J’ai commencé à interroger ces combattants qui, à partir de 2015, rentraient progressivement du front. On voyait aussi également émerger des initiatives de soutien au front à l’arrière, parfois structurées en associations, parfois plus flexibles. Souvent d’ailleurs, les personnes à l’origine de ces initiatives étaient elles aussi des anciens combattants.

Financés par toutes sortes de donateurs – mais très peu l’Etat – et composés de civils qui n’avaient pas de statut de militaire des forces armées de l’Ukraine, les bataillons volontaires étaient très visibles dans l’espace public en Ukraine.

Les bataillons, comme « Donbass » dont on voit une voiture sur cette photo de février 2015, collectaient de l’argent, et des associations à l’arrière se chargeaient de faire circuler les cagnottes, d’identifier de quoi les combattants avaient besoin, de soutenir les familles. Les bataillons ont été assez vite intégrés dans l’armée régulière. En 2017, j’avais publié une étude sur ces groupes armés et leur place dans la conduite de la guerre.

En février 2015, les accords de Minsk 2, signés dans des conditions favorables à la Russie, ont marqué la fin de la première période de la guerre russo-ukrainienne, en la faisant entrer dans une seconde longue période, celle de la guerre de basse intensité qui durera sept ans de plus.

Ces sept années-là sont un angle mort pour la société française. C’est une période où les journalistes français avaient du mal à vendre à leurs rédactions un papier sur la guerre dans le Donbass qui n’intéressait pas grand-monde. « Ah bon, la guerre continue? », me demandait-on également en France quand je rentrais d’Ukraine. Pourtant, si la guerre était cantonnée à l’est du pays (et je ne suis jamais allée sur les zones de front), j’en voyais les traces sur tout le territoire de l’Ukraine. Une guerre « discrètement omniprésente », ai-je écrit dans un article, et c’est cela que me permettait l’approche sociologique et la longue fréquentation du terrain: voir la présence de la guerre là où un observateur de passage n’aurait pas remarqué la différence. Parfois, notre premier capteur, c’est ça: la sensation que dans un endroit qu’on connaît bien, dans un groupe qu’on connaît bien, quelque chose a changé.

En Ukraine, en réalité, le changement était massif, et il était porté par plusieurs groupes sociaux qui se recoupaient partiellement : ceux qui s’étaient engagés aux côtés la révolution du Maïdan; ceux qui étaient partis combattre dans le Donbass et qui revenaient à la vie civile; ceux qui avaient été forcés à fuir de chez eux ou à changer de vie du fait de la guerre. Puisque je continuais mon enquête sur les civils qui prenaient les armes, c’est surtout avec les combattants et anciens combattants que j’ai conduit mes enquêtes, mettant un pied dans un réseau de plus en plus vaste d’associations, groupements informels, entreprises, services ministériels, tous liés à la conduite de la guerre ou à la prise en charge des effets de la guerre. Après les entretiens, nous restions souvent en contact avec mes enquêtés; c’était d’autant plus facile que beaucoup d’entre eux étaient de milieux sociaux urbains et éduqués, proche du mien, et qu’à force, nous avions de plus en plus de connaissances en commun. Je suivais de loin, souvent sur les réseaux sociaux, les projets dans lesquels ils s’engageaient, liés à la réforme de l’Etat et de l’armée, à la défense et à la prise en charge des vétérans et des populations vulnérables, à l’information et à la culture comme vecteurs pour dire la guerre. J’en décris un petit nombre dans « La force des faibles », mais il y en aurait tant d’autres dont l’histoire mérite d’être racontée. Tout au long de ces années, jusqu’au Covid, nous essayions d’emmener des doctorants et post-docs, réunis en école d’été que nous organisions avec un groupe de collègues, voir l’une ou l’autre de ces associations.

Un exemple de ces associations, « Station Kharkiv« , lieu d’accueil pour les déplacés internes, créé en 2014, que nous sommes allés voir avec les étudiants lors de notre école d’été dans cette ville en 2016, deux ans après le début de la guerre. Les deux femmes que vous voyez au fond de la photo sont toujours aux manettes d’une association qui s’est élargie et professionnalisée entre 2014 et 2022. Dès les premiers jours de mars 2022, Station Kharkiv était en train de collecter des vivres et des médicaments, et de les livrer aux personnes vulnérables qui se sont trouvées plus isolées que jamais. Dans les premiers jours de l’invasion russe, l’association avait d’ailleurs perdu l’une de ses jeunes bénévoles, victime d’une attaque de missile.

D’autres groupes sont plus directement impliquées dans la conduite de la guerre. C’est par exemple le cas de « Notre bataillon », association fondée par un entrepreneur de la ville de Tcherkassy qui s’est engagé dans l’aide à l’armée lorsque l’un de ses salariés est parti au front. En 2014, la petite ONG se donne pour mission de parrainer et approvisionner « son » bataillon. Petit à petit, elle élargit son action à d’autres unités. La photo ci-dessous du stand de l’association a été prise en 2017, lors d’une journée de rencontre de vétérans et d’ONG. Quand on regarde la photo, tout ça a l’air très artisanal, et je trouve que c’est ça qui est intéressant: le soutien à l’armée part d’une toute petite échelle, puis se développe, se professionnalise, se structure.

Les bénévoles se forment aux besoins des forces armées, deviennent compétents en équipement militaire. Des liens solides se tissent entre l’armée et la société à l’arrière. Tout comme « Station Kharkiv », « Notre bataillon » se met immédiatement en action et s’ajuste aux nouveaux besoins qui émergent avec l’agression de février 2022. L’ONG continue à approvisionner le front aujourd’hui.

Ces initiatives sont une illustration de ce que je décris dans « La force des faibles »: quand la Russie tente d’envahir l’Ukraine en février 2022, la société ukrainienne est aussi prête qu’elle peut l’être, car elle a derrière elle huit ans de développement d’une société civile engagée dans la guerre.

« Ce que je trouve formidable dans notre société, me disait en 2024 autour d’un thé une collègue et amie ukrainienne, c’est que je sais que pour chaque problème qu’un citoyen pourra rencontrer, il y aura un groupe ou une association qui sera là pour l’aider. » Je suis d’accord avec elle, mais j’aurais pu compléter sa phrase: « … parce que l’Etat ne sera pas forcément là. » Le point de départ de « La force des faibles » est précisément dans ce paradoxe: si les Ukrainiens étaient aussi actifs, aussi innovants, aussi engagés, c’est parce qu’ils ne pensaient pas pouvoir se reposer sur leur Etat. Ni pour conduire la guerre, ni pour construire une armée performante, ni pour prendre en charge les plus fragiles. C’est de leur cheminement que je donne un aperçu dans le petit livre.

Beaucoup de collègues ont travaillé sur les mouvements associatifs qui ont émergé à partir de 2014. Je cite notamment dans le petit livre les travaux de Ioulia Shukan et d’Anastasia Fomitchova (dont on lira d’ailleurs bientôt un témoignage personnel). Pour ma part, je me suis tout particulièrement intéressée au parcours des civils, hommes et femmes, qui ont pris les armes depuis 2014. Pour moi, leur rôle a été crucial dans l’évolution des forces armées ukrainiennes et la préparation de la société à la guerre de haute intensité. J’ai consacré un article à cet « état de qui-vive » qui caractérise ces anciens combattants dans les années 2015-2022. Mais si cette action a pu se déployer, c’est parce qu’un lien entre les initiatives privées / associatives et l’Etat s’est tissé. Ce lien, je l’observais déjà en 2015-2022, par exemple via l’intégration des anciens combattants dans les institutions locales et centrales, autour de projets liés à l’armée ou aux vétérans.

C’est le cas par exemple de Ivan, jeune homme à droite de la photo, enseignant en informatique à l’université dans la ville de Dnipro, mobilisé dès le mois d’avril 2014 en tant que chef de peloton blindé. Quand il est démobilisé après une année sur le front, il est immédiatement invité par l’administration régionale a prendre la tête du Centre d’aide aux vétérans nouvellement créé. Lorsque nous nous rencontrons en 2017, cela fait deux ans à peu près qu’il occupe cette fonction. (Mes qualités de photographe sont encore une fois clairement démontrées sur l’image ci-dessous).

Dans les années suivantes et jusqu’à aujourd’hui, Ivan a pris en charge les projets de résilience et de sécurité numérique dans l’administration régionale, cette « ligne de front numérique » qui concilie son expérience militaire et sa spécialisation universitaire. Pour lui, le passage de l’armée à l’administration a été durable et facilité par sa position sociale. Pour d’autres personnes, la coopération avec l’Etat a été plus brève ou plus houleuse, mais en tout cas ce va-et-vient entre le front et l’arrière, la société civile et les institutions publiques est l’un des mécanismes au cœur de l’agilité et de l’adaptation de l’Ukraine à la guerre. J’y porte une attention particulière dans les enquêtes de terrain que je conduis aujourd’hui.

Beaucoup de mes enquêtés sont, comme Ivan, urbains, éduqués, internationalisés. J’ai très vite identifié ce biais de mon enquête: la proximité sociale avec les personnes que j’interroge. Comme je suis une sociologue consciencieuse, j’ai constamment cherché à élargir le cercle d’interviewés, pour voir des personnes avec qui nous avions moins de choses en commun. Et pourtant – je m’en rends compte maintenant – la proximité sociale a aussi été une ressource pour la recherche. Mes enquêtés n’étaient pas seulement proches de moi par leur position socioprofessionnelle; ils me ressemblaient parce que nos vies avant la guerre étaient similaires, dans les années où j’avais vécu en Ukraine. On avait peut-être eu des loisirs semblables, on avait vécu un quotidien semblable. Avec certains d’entre eux, les plus âgés, on avait eu des enfances semblables, même si la mienne était à Moscou alors que la leur se déroulait en Ukraine. Du fait de cette proximité, je ressentais d’autant mieux le choc de la guerre, la difficulté des choix qu’ils ont dû faire, les forces et les fragilités qui en ont été les conséquences. Oui, en tant qu’être humain, j’ai une admiration pour beaucoup de ces hommes et de ces femmes. Quels que soient mes efforts d’objectivation et de prise de distance, cette admiration, je n’arriverai pas à – et je n’aurai pas envie de – m’en défaire.

Cependant, « La force des faibles » n’est pas un hommage que je leur rends. C’est plutôt une tentative de démystifier la vision que l’on peut avoir de résistance d’une nation. Non pas glorifier la résistance, mais comprendre les mécanismes individuels et collectifs qui rendent une société prête à résister. Mais il y a un autre aspect de mon enquête qui est très présent dans ce texte. C’est cette question que je me pose d’entretien en entretien, d’observation en observation: et moi, qu’aurais-je fait à leur place? Que ferais-je dans un tel moment de grand bouleversement? Le jour où je finaliserai le grand manuscrit tiré de cette recherche, je m’en sortirai peut-être en mettant en œuvre des dispositifs de distanciation et de prise de conscience de la position sociale de l’enquêteur. J’évacuerai d’une manière ou d’une autre cette question troublante. Mais aujourd’hui, dans « La force des faibles », je ne souhaite pas l’évacuer, car il faut laisser son espace au trouble que suscite cette question essentielle : qui serions-nous, face à l’inconcevable?

Quelques éléments pour comprendre les émeutes antisémites dans le Caucase nord 

Ces derniers jours, des troubles antisémites ont eu lieu dans le Caucase Nord russe, notamment au Daghestan et en Kabardino-Balkarie. Un centre culturel juif en construction a été incendié dans la nuit du 29 octobre à Nalchik, capitale de la Kabardino-Balkarie. Des meetings anti-israéliens ont eu lieu au Daghestan, mais aussi en Karatchaevo-Tcherkessie. Un hôtel accueillant, selon une rumeur, des réfugiés israéliens à été pris d’assaut dans la capitale daghestanaise Makhachkala. Aucun israélien n’a d’ailleurs été trouvé sur place. Les troubles ont atteint leur point culminant le 29 octobre au soir, quand une foule de plusieurs centaines personnes a occupé l’aéroport de Makhachkala, attendant un avion de la compagnie RedWings en provenance de Tel-Aviv pour empêcher ses passagers de débarquer sur le territoire du Daghestan.

Ces actes antisémites sont avant tout un écho local à la situation en Israël, façonné par le contexte spécifique du Caucase Nord et de la Russie.

Une attaque au nom de quoi ?

Le Caucase nord, composé de plusieurs républiques au sein de la Fédération de Russie, est un patchwork de groupes ethniques. Le Daghestan, peuplé selon le dernier recensement de 3 millions d’habitants, déclare plus d’une centaine de groupes ethniques, dont une trentaine ont une présence plus visible . Plus de 95% de la population est de confession musulmane. La Kabardino-Balkarie, peuplée de 900 000 personnes, est moins diverse, car composée pour moitié de Kabardes. La moitié de sa population est de confession musulmane, près de 20% sont chrétiens orthodoxes.

Sur le territoire des deux républiques, la population juive, autrefois plus présente, est peu nombreuse : moins de 1000 personnes au Daghestan, 700 personnes en Kabardino-Balkarie, selon le dernier recensement de la population. Comme partout dans les pays d’ex-URSS, un nombre important de Juifs de la région ont quitté le pays pour émigrer en Israël ou aux États-Unis au cours des années 1990.

Les attaques de ces derniers jours sont ambiguës dans leur justification.

Toutes se réfèrent explicitement aux événements en Israël. Même à Nalchik, où le feu est mis au chantier d’un centre communautaire juif local, il s’accompagne de l’inscription en russe « Mort aux Yahuds ». Le terme « Yahud » est une désignation des Juifs tirée de l’arabe qui n’est pourtant pas une langue de la région (les différents groupes ethniques du Caucase parlent des langues nakho-daghestaniennes). En langue russe, les Juifs sont désignés par d’autres termes neutres (« Evreï ») ou péjoratifs (« Jid »). La chaîne Telegram « Utro Daghestan » (65000 abonnés) que l’on accuse d’être à l’origine de l’émeute, doit d’ailleurs expliquer à ses lecteurs pourquoi ce terme doit être utilisé, plutôt que celui, habituel, de « Juif ».

A l’aéroport de Makhachkala, la cible de l’action antisémite n’est pas la communauté juive locale, mais un avion en provenance de Tel-Aviv. La chaîne « Utro Daghestan »  consacre bien l’essentiel de ses publications de ces derniers jours à Gaza et au sort du peuple palestinien. Cependant, la rhétorique de la chaîne alterne des messages expliquant que la cible des émeutes ne sont pas les Juifs, mais les Israéliens responsables de massacres de Palestiniens, et des messages plus largement antisémites qui englobent les Juifs locaux jugés complices.

Le même amalgame est visible dans l’assaut contre un hôtel supposé accueillir des Juifs en provenance d’Israël. Après l’émeute, l’hôtel affiche d’ailleurs sur son entrée l’écriteau suivant : « Entrée strictement interdite aux étrangers citoyens d’Israël (juifs) ».

Une Russie antisémite ?

L’État soviétique a bien été, au cours du XXe siècle, explicitement antisémite : les Juifs ont été l’une des cibles du pouvoir stalinien, mais les politiques antisémites se sont maintenues jusque dans les dernières années du régime. La Russie indépendante a officiellement tiré un trait sur l’antisémitisme d’État, même si cet État a pu rester pendant longtemps négationniste, occultant notamment l’histoire de la Shoah en Union soviétique. Vladimir Poutine, quant à lui, s’est attaché à souligner l’inclusion des Juifs et du judaïsme dans sa conception de la nation russe, assistant régulièrement à des fêtes religieuses et à des événements commémoratifs juifs et s’affichant fréquemment aux côtés du Grand rabbin de Russie. Officiellement, l’antisémitisme n’est donc plus de mise.

L’attitude de la population russe, quant à elle, à l’égard des Juifs est paradoxale : l’antisémitisme est très limité, mais se nourrit d’un climat général de tolérance au racisme et à la xénophobie. Les enquêtes auprès de la population, notamment celles conduites par le centre Levada, concluent d’année en année à une baisse constante de l’antisémitisme en Russie. Parmi les différents groupes ethniques mentionnés dans les questionnaires administrés par le centre Levada, les Juifs (qui sont perçus comme un groupe ethnique et non religieux en Russie) sont ceux vis-à-vis de qui la défiance est la plus faible. A l’inverse, d’autres groupes suscitent des réactions clairement xénophobes : les « Africains » (= personnes à la peau foncée), les « ethnies d’Asie centrale », les « Tsiganes », mais aussi les « Chinois » et les « Tchétchènes ». Dans un contexte généralement raciste et intolérant, les Juifs sont mis au dernier plan par rapport à d’autres groupes plus visibles. Ceci est facilité par l’assimilation totale d’une très grande majorité d’entre eux dans la population russe. Si des actes antisémites sont régulièrement recensés en Russie, ils sont moins fréquents que d’autres attaques xénophobes, ne sont pas encouragés par l’État russe… mais ne sont pas non plus vus comme une ligne rouge particulièrement inacceptable.

Pourquoi le Caucase Nord ?

Le Daghestan et la Kabardino-Balkarie ne sont pas les seules républiques musulmanes de la Fédération de Russie. L’islam est la religion de 10% de la population russe, avec une population majoritairement musulmane dans plusieurs régions du Caucase, mais aussi dans deux régions de Russie centrale (Tatarstan et Bachkortostan). Aucune attaque antisémite n’a été révélée à ce jour dans ces deux dernières régions où la population musulmane est estimée à respectivement 1,5 et 2,1 millions de personnes.

Le contexte du développement récent de l’islam dans le Caucase nord est particulier, car étroitement lié à une histoire plus locale : celle des guerres en Tchétchénie. Alors que la première guerre en Tchétchénie de 1994-1996 a été un conflit sans coloration religieuse, opposant l’État russe au mouvement séparatiste tchétchène, la seconde, démarrée en 1999, repose sur des dynamiques différentes. L’État russe présente en effet cette guerre comme un combat contre le terrorisme islamiste. Les combattants tchétchènes, quant à eux, trouvent effectivement des alliés dans les groupes islamistes des pays arabes, et s’appuient pour certains d’entre eux sur une justification religieuse de la guerre, où l’État russe est vu comme l’ennemi d’un peuple musulman. A l’issue de la guerre, l’islam dans le Caucase prend deux formes très différentes, comme l’analysent mes collègues Anne Le Huérou et Silvia Serrano. On trouve d’un côté un islam d’État, loyal à Moscou, prôné notamment par Kadyrov en Tchétchénie. C’est ainsi que les muftis du Caucase nord, loyaux à l’État russe, ont immédiatement condamné les émeutes au Daghestan. De l’autre côté, on trouve un islam protestataire, réprimé par l’État russe, et inséré dans les réseaux islamistes internationaux. La chaîne Telegram « Utro Daghestan » précédemment mentionnée, semble relever du deuxième mouvement : elle est très critique à l’égard du pouvoir de Moscou et relaie un grand nombre de messages en provenance des pays arabes.

L’État russe, via le gouverneur du Daghestan et le porte-parole de Poutine, a lié les attaques au pouvoir ukrainien, au prétexte qu’ « Utro Daghestan », opposée à Moscou, ait été soutenue par Ilya Ponomarev, homme politique russe combattant du côté de l’Ukraine. Le même Ponomarev a cependant exprimé, dans une déclaration récente, son soutien à Israël. Cependant, au-delà des liens concrets entre différents groupes opposés à Moscou, l’affaire n’a nul besoin d’une trace ukrainienne. L’une des clefs des émeutes antisémites au Daghestan est propre au Caucase, et se trouve, me semble-t-il, dans la politique conduite par la Russie dans cette région.

Il est difficile pour l’instant de lier les événements au Caucase nord avec l’accueil fait au Hamas à Moscou. On peut faire l’hypothèse que ce positionnement de l’État russe a donné la perception d’une fenêtre d’opportunité à un certain nombre d’activistes adhérant à la logique du Hamas.

L’un des indicateurs à suivre est la suite donnée aux émeutes par l’État russe. Au moment où s’écrivent ces lignes, une cinquantaine de personnes ont été interpellées, ce qui est un nombre très faible au vu des centaines d’émeutiers visibles dans les vidéos (le média russe Baza estime leur nombre à 1500). Une politique clémente à l’égard des auteurs des émeutes pourrait être un signal permissif, et ouvrir la voie à plus d’actes antisémites et anti-israéliens.

La CAQ et la Presse contre les syndicats

Un mot sur la « Loi visant à considérer davantage les besoins de la population en cas de grève ou de lock-out » du ministre Jean Boulet, ou loi 89. Sous prétexte de protéger la population et les personnes vulnérables, le gouvernement Legault veut réduire le droit de grève. En cas de conflit de travail, le gouvernement pourra exiger que les services soient au moins partiellement maintenus et éventuellement nommer un arbitre qui déterminera à lui seul les salaires et les conditions de travail. Le gouvernement se donne donc un pouvoir arbitraire immense tout en privant les syndicats de leur principal levier de négociation.

Dans la Presse, Stéphanie Grammond fait remarquer, avec raison, que le Québec peut revendiquer à lui seul 90% des arrêts de travail au Canada en 2024. La conclusion de l’éditorialiste, qui est évidemment celle du patronat: Les syndicats abusent. S’il y a beaucoup d’arrêts de travail, c’est forcément parce que les travailleurs en demandent trop. Ce n’est pas parce que les augmentations de salaire ne suivent pas l’augmentation du coût de la vie et encore moins l’augmentation des profits.

Faut-il s’étonner de voir les conflits de travail se multiplier dans le contexte économique actuel? Quand un travailleur à temps plein doit se trouver un deuxième emploi pour payer son logement et son épicerie, on peut comprendre qu’il soit enclin à employer des mesures extrêmes pour améliorer son sort. Il a très peu à perdre.

Toutes les centrales syndicales demandent le retrait du projet de loi 89. Pendant ce temps, le Conseil du patronat du Québec, la Fédération des chambres de commerce du Québec et la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante applaudissent l’initiative et demandent au gouvernement d’aller plus loin. C’est peut-être un signe que la proposition n’est pas équilibrée?

L’immense majorité des négociations de travail se règlent sans grève et sans lock-out, principalement parce que les parties négocient de bonne foi. Un effet pervers de cette loi serait de retirer à la partie patronale tout incitatif à négocier de bonne foi. Il suffirait d’attendre que la situation devienne explosive pour renvoyer le dossier sur le bureau du ministre du Travail, à qui reviendrait alors le fardeau de couper la poire en deux. Je n’ai pas l’impression que les travailleurs sortiraient souvent gagnants de cet exercice.

Stéphanie Grammond nous explique que la loi 89 ne va pas supprimer le droit de grève, mais plutôt offrir un « mode de résolution de conflit alternatif ». En théorie, c’est très beau. Dans un monde idéal, les travailleurs pourraient faire confiance au gouvernement pour prendre une décision juste et équitable. Présentement, ce lien de confiance n’existe pas. François Legault n’a pas raté une occasion de montrer tout le mal qu’il pense des syndicats.

En 2019, Legault a pris ouvertement le parti de l’employeur dans le cadre du lock-out à l’ABI. En 2020, il a blâmé les syndicats de la fonction publique pour la crise dans les CHSLD en affirmant que les syndicats l’auraient empêché d’augmenter les salaires des préposés aux bénéficiaires. Plus récemment, il blâme volontiers les nouvelles conventions collectives signées avec le secteur publique pour son déficit historique. On pourrait ajouter la désinvolture avec laquelle il a accueilli la nouvelle de la fermeture des entrepôts d’Amazon en janvier dernier.

Peut-on en vouloir aux syndicats de craindre que sous Legault, le gouvernement jugerait toujours les revendications syndicales excessives et les positions patronales acceptables?

Le gouvernement prendrait un risque énorme en adoptant cette loi injuste. Quand on rend la résistance illégale, on ne fait pas disparaître la résistance. On fait seulement disparaître la ligne entre la résistance modérée et la résistance radicale. Personne ne veut voir ça au Québec.

Le rêve des conservateurs, partie 2

Voilà déjà longtemps que les conservateurs se plaignent des médias traditionnels. Pas seulement des médias publics comme Radio-Canada et CBC. Tous les médias traditionnels. « Petite cabale de porte-voix approuvés par le gouvernement », nous dit Pierre Poilièvre en nous parlant de la tribune de la presse au Parlement canadien. Éric Duhaime est du même avis, lui qui l’automne dernier accusait les médias traditionnels de « diaboliser Pierre Poilièvre ». À travers leur participation à des « médias alternatifs », soient des podcasteurs d’influenceurs de droite, les chefs conservateurs montrent leur mépris envers les journalistes, c’est-à-dire les gens formés à rapporter l’information en respectant un code de déontologie, ce que ne sont pas les influenceurs. Les chefs conservateurs préfèrent des gens d’emblée sympathiques à leurs idées et qui leur permettent de les transmettre sans intermédiaire.

L’automne dernier, Éric Duhaime disait souhaiter pouvoir transmettre les idées conservatrices « sans filtre médiatique ». « Sans filtre ». Lire ici: sans vérification des faits, sans risque de contradiction.

Encore une fois, les conservateurs voudraient revenir 100 ans en arrière. Parce que nous avons connu cette époque où l’information était une marchandise. Quand les journalistes étaient avant tout de bons auteurs et qu’il n’existait aucune norme pour les accréditer. C’était l’époque où un grand quotidien pouvait rapporter beaucoup d’argent à ses actionnaires simplement avec ses abonnements et sa publicité. On attirait les lecteurs avec des sports et des scandales, puis on en profitait pour leur vendre de la salade.

Le meilleur exemple au Québec, c’est le journal le Soleil, qui pendant longtemps a été l’organe officiel du Parti libéral. On ne faisait aucun effort pour paraître objectif. Le journal au complet était un éditorial. Et comme c’était le quotidien le plus lu de la capitale, c’était un puissant instrument de propagande. En soi, il n’avait rien d’unique. Tous les journaux québécois étaient d’allégeance libérale, conservatrice ou catholique. Quand on ne nous mentait pas carrément, les faits et les paroles étaient minutieusement triés pour tracer un portrait qui arrangeait le parti que le journal servait.

Première page du journal Le Soleil de Québec, 3 février 1923

Où se trouvait la vérité? Ça dépendait du du lecteur. Si j’étais conservateur, je me fiais au journal qui me disait que l’assemblée de M. Duplessis a été un grand succès, qu’il a été vivement applaudi et que les partisans ont dû être refusés à la porte parce que la salle avait atteint sa pleine capacité. Si j’étais libéral, je me fiais au journal qui me disait que la même assemblée avait été un échec, que la salle était à moitié vide et que les spectateurs baillaient à s’en décrocher la mâchoire. Mais ce n’était pas de l’information. Le citoyen ne devrait pas avoir à choisir entre deux mensonges celui qui lui convient. C’est pourtant là que les conservateurs veulent nous amener.

Le Soleil de Québec, 1er février 1923

Une information objective, ça ne signifie pas de donner autant d’importance au météorologue qui nous dit qu’il pleut qu’au podcasteur dans son sous-sol qui nous dit que le soleil brille. Le travail du journaliste n’est pas de rapporter les paroles des politiciens sans les commenter pour laisser les citoyens se faire leur propre opinion. Un site web pourrait faire ce travail facilement. Le mandat du journaliste, c’est de confronter les déclarations des politiciens à la réalité objective des faits. Quand un politicien dit que le mur est noir et un autre nous dit que le mur est blanc, le rôle du journaliste est d’aller vérifier la couleur du mur. Il nous dira probablement que le mur est gris.

Les avis sont subjectifs et doivent être équilibrés. Les faits, eux, sont objectifs et doivent être vérifiés.
« Pour combattre les crimes, il faut des sentences plus sévères. » Ceci est un avis. Si on veut être objectif, on va lui accorder autant d’importance qu’à l’avis disant qu’on combat mieux la criminalité en s’attaquant à la pauvreté. Surtout si les avis sont appuyés par des études vérifiables.
« La criminalité a atteint un sommet sans précédent à cause du gouvernement Trudeau. » Ce n’est pas un avis. L’évolution du taux de criminalité dans le temps est un fait vérifiable. Si un média véhicule cette déclaration sans la vérifier ou pire en sachant qu’elle est fausse, ce média désinforme. Il sape les fondements de la démocratie. Les citoyens ne sont pas libres de choisir leur gouvernement quand on ne peut pas distinguer les faits de la propagande.

Si les journalistes contrarient les politiciens, ça signifie qu’ils font bien leur travail. J’aime utiliser l’exemple de Radio-Canada parce que c’est un très bon exemple du média qui ne flatte personne. Au fil des années, j’ai vu Radio-Canada être attaquée par des gens de toutes les allégeances. « Radio-Cadenas », aiment dire péquistes et bloquistes. Un repaire de souverainistes, préfèrent dire les libéraux. La gauche woke, se plaignent les conservateurs. Les défenseurs du grand capital, rétorquent les militants solidaires et néo-démocrates.

Radio-Canada n’est pas parfait. J’en aurais beaucoup à dire sur la composition des panels. Sur le traitement du génocide à Gaza. Sur le feu croisé dont a été victime Haroun Bouazzi l’automne dernier. Mais avant de me dire que Radio-Canada manipule consciemment les faits et que les journalistes suivent un plan concerté, je me rappelle que tellement de gens qui se trouvent de l’autre côté du spectre politique ont autant, sinon davantage de reproches à lui adresser.

On peut se plaindre des sujets couverts, on peut se plaindre de la façon dont l’information est traitée, on peut se plaindre du commentariat qui prend de plus en plus de place par rapport à l’information. Mais accorder à des militants autant de crédibilité qu’à des journalistes professionnels n’est pas une solution.

À l’heure où les États-Unis sont dirigés par un menteur pathologique qui cherche consciemment à faire disparaître la notion de vérité, nous devrions travailler plus que jamais à encourager l’objectivité. Comme l’explique la journaliste Marie-Ève Martel, un bon moyen d’y arriver serait d’encourager nos médias locaux. On peut plus difficilement accuser ces derniers d’être des organes partisans.

Le jour où l’information deviendra officiellement une marchandise, il n’y aura plus d’information. Il n’y aura plus que de la propagande et du spectacle. Et c’en sera fini de nos démocraties. C’est ça, le rêve des conservateurs.

Le rêve des conservateurs, partie 1

Ces derniers jours, la Presse publiait un dossier sur l’État-providence québécois. Le constat est simple: Le modèle québécois coûte cher et on ne peut plus se le permettre en raison d’une économie défaillante. Pas une seule critique à l’égard des gouvernements des 30 dernières années qui ont coupé à répétition dans nos revenus, de l’évasion fiscale ou des milliards donnés en cadeau aux grandes entreprises. Ça, ça fait partie de l’ordre naturel des choses. Ce qui est remis en question, ce sont les services de santé, d’éducation et le filet social.

Faut-il rappeler pourquoi nous avons mis en place ce filet social? Alerte au divulgacheur: Ça n’a rien à voir avec la charité chrétienne. Dans les années 1930, l’Occident a connu la pire crise économique de son histoire. Le chômage atteint des sommets jamais vu, plus de 25% au Canada. Les ouvriers ont dû accepter des baisses de salaire drastiques pour conserver leur emploi. Constat des mondes politique et économique: Quand les gens n’ont qu’un revenu de subsistance ou pire aucun revenu, ils ne consomment pas. Et des millions de gens qui ne consomment pas, c’est mauvais pour l’économie. Donc la solution pour garder viable un modèle économique basé sur la consommation, ce sont des programmes gouvernementaux qui permettront aux consommateurs de rester des consommateurs. Ainsi sont nés l’assurance-chômage, l’assurance santé, les allocations familiales, l’aide de dernier recours…

Aujourd’hui, les conservateurs veulent revenir en arrière. Ils rêvent de la société d’avant la Seconde Guerre mondiale, celle du laisser-faire économique, de la liberté individuelle, bref celle qui a conduit à la Grande Dépression des années 1930. À l’époque, quand votre patron vous donnait 100$, il vous donnait 100$. Mais quand il coupait votre poste, la société vous laissait vous débrouiller avec votre misère. C’était à vous de vous mettre de l’argent de côté pour les temps difficiles ou d’aller à la soupe populaire. On vous demandait aussi de payer le plein prix pour vos soins de santé ou l’éducation de vos enfants. Mais au moins vous aviez moins de taxes à payer. Et ça c’est merveilleux, n’est-ce pas?

Évidemment, l’expérience nous donne des raisons de douter. Depuis Ronald Reagan et Margaret Thatcher, nos gouvernements ont constamment coupé dans le filet social, ce qui naturellement lui fait perdre de son efficacité. Le laisser-faire économique a conduit à l’affaissement de la classe moyenne, qui doit consacrer chaque année une portion plus grande de son budget à combler les besoins essentiels. À force de désinvestir dans les services, ceux-ci ont naturellement perdu en qualité. On comprend qu’il soit facile de dire aux gens que le filet social coûte trop cher pour ce qu’il rapporte.

Les conservateurs se plaignent constamment de payer pour des services qu’ils n’utilisent pas. Pourquoi est-ce que je dois payer pour des pistes cyclables alors que je me déplace en voiture? Pourquoi est-ce que je paie des taxes scolaires alors que je n’ai pas d’enfant? Pourquoi est-ce que je paie pour des CHSLD et une assurance santé alors que je suis jeune et en pleine forme?

Les conservateurs rêvent d’une citoyenneté à la carte où ils ne paieraient que pour des services qui leur profitent personnellement. Mais comme un tel modèle ne sera jamais viable, ce dont ils rêvent réellement, c’est d’un État qui disparaîtrait pratiquement. Une privatisation générale de tout ce qui peut l’être. Les champs de compétence du gouvernement se limiteraient à ceux qui ne peuvent pas relever du privé parce qu’ils ne seraient jamais rentables: la voirie, l’armée, la police… Tout le reste serait laissé à la charge de l’individu. Les conservateurs appellent ça le gros bon sens. Moi, j’appelle ça le 19e siècle. Un modèle de société qu’on a fini par rejeter quand on s’est rendu compte qu’il nous dirigeait dans un mur.

Les conservateurs aiment accuser la gauche de croire aux licornes. « Arrêtez de vivre au pays des merveilles! » disait François Legault à Gabriel Nadeau-Dubois en 2022. C’est ironique, parce qu’en réalité ce sont les conservateurs qui vivent dans un monde fictif. À quel moment est-ce que les promesses de la droite capitaliste ont fonctionné?
« Baissons les impôts des entreprises et elles vont augmenter le salaire de leurs travailleurs! »
« Diminuons les taxes et les commerces vont baisser leurs prix! »
« Déréglementons l’économie et le marché va s’ajuster de lui-même en fonction du bien commun! »
« Déréglementons les banques et elles vont contrôler l’inflation! »
« Abolissons les syndicats et fions-nous à la bonne volonté des patrons pour gérer leur entreprise dans l’intérêt des travailleurs! »
Ça, ce sont des licornes. À aucun moment de l’histoire ces idées n’ont fonctionné. Mais c’est le rêve que continuent à nous vendre les larbins du 1%.

Retour à la réalité: Les milliardaires ne veulent pas notre bien. Les multinationales ne veulent pas notre bien. Les banques ne veulent pas notre bien. On ne devient pas très très riche en se préoccupant du bien commun. On devient très très riche en se préoccupant uniquement de ses profits. Si les états démocratiques sont devenus interventionnistes, si des entreprises ont été nationalisées, si nous avons construit un État-providence, c’est précisément parce qu’on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas se fier sur l’entreprise privée. Qu’une économie entièrement libre conduit à des krachs boursiers et à des grandes dépressions. Et aujourd’hui on aimerait nous faire croire que revenir 100 ans en arrière rendrait nos vies meilleures. Que toute la société profiterait du démantèlement du gouvernement et d’un plus grand pouvoir pour les grandes entreprises, comme si les GAFAM, les pétrolières et les banques n’étaient pas déjà démesurément puissants.

Le jour où les électeurs conservateurs réaliseraient ce que leur coûterait réellement de payer le plein prix pour tous les services dont ils ont besoin, ils constateraient à quel point ils ont perdu. Plus de déduction sur leur paie pour le système de santé, mais une facture de 50000$ en sortant de l’hôpital. Plus de taxe scolaire, mais des milliers de dollars en frais de scolarité pour chaque enfant. Plus de cotisation d’Assurance-Emploi, mais la misère noire le jour où la shoppe ferme. C’est ça, le rêve conservateur. Ça donne le goût, non?

P. S. : Aujourd’hui la Presse nous apprend qu’un cégepien sur deux est touché par l’insécurité alimentaire.

Pour en finir avec le wokisme

Dans ma présentation sur Facebook, j’ai écrit « Woke tant qu’il faudra ». C’est surtout pour faire un pied de nez à ceux qui emploient ce terme comme une insulte. Ce n’est pas pour me revendiquer d’une idéologie ou d’une façon de faire. Les gens qui emploient l’étiquette « woke » ne le font pas pour désigner une réalité. Ils l’utilisent pour stigmatiser, pour rendre les personnes qu’ils désignent infréquentables et leurs valeurs honteuses.

« Woke » est le mot épouvantail des années 2020. Dans les années 1950, les conservateurs utilisaient volontiers l’étiquette « communiste » pour placer les militants syndicaux et la gauche politique dans le même panier que Joseph Staline et Mao Zedong. Vous voulez des vacances payées et des allocations familiales? Donc vous voulez un État totalitaire où toutes les voix dissidentes sont emprisonnées ou tuées. En France et dans une moindre mesure au Québec, la droite aime bien employer le terme « islamo-gauchisme », une autre imposture intellectuelle, pour placer les gens qui défendent la liberté de religion dans le même panier que l’État islamique et les Frères musulmans. Vous voulez que des femmes portant le voile islamique aient le droit d’enseigner? Donc vous voulez d’un État totalitaire où on lapide les femmes sur la place publique.

L’étiquette woke ne renvoie pas à une horreur du même niveau que le stalinisme ou l’islamisme. On pourrait penser que c’est un inconvénient, mais c’est plutôt un avantage. Le terme « woke » ne veut tellement rien dire qu’Éric Duhaime peut l’employer pour désigner la CAQ. Et Pierre Poilièvre pour désigner le Bloc québécois. Alors que ce sont deux partis antiwokes. À force d’être employé pour désigner tout et son contraire, le wokisme est devenu un mot caméléon dont le sens varie en fonction de la personne qui l’emploie. Paul St-Pierre Plamondon a raison lorsqu’il dit que « Ce n’est pas tant la définition du wokisme qui importe » (Tout le monde en parle, 24 novembre 2024). Plus on reste vague sur le concept qu’on prétend combattre, plus on peut rejoindre un large public.

Il y a deux ensembles de définitions possibles lorsqu’on parle du wokisme: Des principes et des méthodes.

Les principes d’abord. Quelles sont les valeurs qu’on associe au wokisme? À peu près toutes les valeurs dites progressistes. Le féminisme. La diversité. L’inclusion. Et de façon plus générale, l’empathie. Le simple fait de se préoccuper des sentiments d’autrui est devenu suspect. En soi, les valeurs associées au wokisme n’ont rien de condamnable. Elles sont même plutôt universelles. Parce que peu de gens se feraient une fierté de se dire misogynes, racistes ou homophobes.

Par conséquent, la seule façon d’avilir le discours dit « woke », c’est de le pousser à l’extrême pour le rendre abusif et outrancier.
« J’aimerais que les humoristes arrêtent de faire des blagues homophobes ou transphobes. » Bon les wokes veulent abolir la liberté d’expression!
« J’aimerais qu’il y ait une meilleure représentation des personnes noires / autochtones / arabes à la télévision. » Bon les wokes veulent bannir les acteurs blancs!
« J’aimerais qu’on arrête de sexualiser la profession d’infirmière. » Bon les wokes veulent interdire le sexe hétérosexuel! (Véritable discours que tenait Mathieu Bock-Côté à l’automne 2022)

Bref, le « wokisme » sert à attribuer un agenda extrémiste caché à toute personne qui défend des valeurs dites de gauche. Derrière la sensibilisation, on croit flairer l’imposition et l’interdiction.

Les méthodes ensuite. C’est ici qu’on se perd complètement. Bien sûr qu’il y a des excès condamnables, souvent montés en épingle. Un événement où on voulait facturer un supplément aux personnes blanches. Un centre de yoga qu’on a accusé d’appropriation culturelle. Mais puisque ces dérives sont l’exception plutôt que la règle, c’est rarement de ça dont il est question quand on parle de wokisme.

La censure. L’intimidation. La victimisation. Ce sont les méthodes généralement associées au wokisme. Les livres qu’on souhaite interdire parce qu’ils contiennent des propos choquants. Des enseignants dénoncés par leurs étudiants pour avoir cité un texte jugé offensant dans un cadre pédagogique. La carte de la discrimination utilisée à toutes les sauces pour justifier un échec. C’est vrai qu’il y a des excès et c’est vrai qu’on a raison de s’y opposer.

Or, est-ce qu’on croit vraiment que tout cela est propre aux « wokes »? Ce ne sont pas les wokes qui veulent empêcher d’employer le terme « génocide » pour désigner ce qui se passe à Gaza ou qui congédient les professeurs pro-palestiniens. Ce ne sont pas les wokes qui s’acharnent depuis des années sur des artistes comme Safia Nolin ou Roxane Bruneau. Ce ne sont pas les wokes qui sont présentement en cour pour demander le droit de manifester devant les cliniques d’avortement afin d’intimider les femmes qui veulent y avoir recours. Et ce ne sont évidemment pas les wokes qui sont sur toutes les tribunes pour se plaindre que « on ne peut plus rien dire » et que notre société est raciste envers les hommes blancs.

Non seulement la droite est autant capable que la gauche de censure, d’intimidation et de victimisation, mais elle a beaucoup plus de pouvoir pour le faire. Les militants « wokes » sont dans la rue, dans les classes d’université et sur les réseaux sociaux. Les militants antiwokes sont payés par des empires médiatiques pour déverser leur fiel quotidiennement.

Quels que soient les reproches qu’on peut adresser aux « wokes », on peut les adresser aussi à la droite. Donc qu’est-ce qu’on fait? On reconnaît qu’il existe un « wokisme de droite »? Ou on admet que le terme wokisme n’a simplement aucun sens et on arrête de l’employer?

Les antiwokes utilisent l’étiquette « woke » pour deux raisons:
1) Discréditer les valeurs progressistes en les associant aux extrêmes
2) Faire croire à une menace imaginaire qui planerait sur les droits et libertés de l’homme blanc hétérosexuel cisgenre.
Je dis menace imaginaire parce que dans 95% des cas, les personnes qui dénoncent la censure et l’intimidation venant de la gauche n’ont rien à dire lorsqu’elle vient de la droite. On le voit bien avec les débuts de l’administration Trump. Ici la censure est présentée comme un retour « à la normale » ou « au gros bon sens ». En qualifiant de « woke » la censure et l’intimidation lorsque ça vient de la gauche, on laisse croire que c’est différent, que c’est pire. Par conséquent, c’est la gauche qu’il faut combattre, parce que toute la gauche est « woke » jusqu’à un certain point.

L’étiquette woke entre dans la même catégorie que communiste ou islamogauchiste. Elle discrédite d’emblée et dispense de débattre. L’antiwokisme pollue le débat public parce qu’il empêche toute discussion sur les idées. Ironiquement, c’est justement ce que les antiwokes reprochent aux wokes: empêcher la discussion. Alors si on est honnête dans notre volonté d’assainir le débat, arrêtons d’utiliser ce terme fourre-tout qui a perdu tout son sens.

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