Pluriparentalité et polygamie
En avril dernier, la Cour supérieure du Québec a tranché en faveur des familles pluriparentales: un enfant peut légalement avoir plus de deux parents. Le gouvernement du Québec a un an pour amender le Code civil afin de tenir compte de cette nouvelle réalité.
Excellente nouvelle pour les personnes concernées. Décision sans conséquence pour celles qui ne le sont pas. Mais des gens sont inquiets. Normand Lester et Guillaume Rousseau nous disent carrément que la décision du juge Andres C. Garin ouvre la porte à la polygamie. Rousseau se garde de viser une communauté en particulier, mais Lester attaque directement les musulmans. Présentement, la polygamie est un acte criminel au Canada. Mais Rousseau et Lester nous préviennent que nous sommes à un pas de sa légalisation.

« Certes, ce n’est pas pour tout de suite », écrit Rousseau, « car le Code criminel canadien interdit cette pratique. Mais il suffirait que le fédéral décide d’abolir cette interdiction pour que le Québec puisse être forcé d’en faire autant. » Effectivement, pratiquement tous les actes criminels peuvent être légalisés du jour au lendemain si le gouvernement le décide. Ce n’est pas un argument.
D’après Lester, c’est une question de temps avant que les tribunaux invalident la criminalisation de la polygamie au nom de la liberté de religion. Cette crainte est complètement sans fondement. Un jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique l’a d’ailleurs confirmé en 2011 (BCSC 1588). La criminalisation de la polygamie est peut-être une entrave à la liberté de religion, mais c’est une limitation acceptable et nécessaire dans un contexte de protection des droits des femmes et des enfants. Merci au juriste Louis-Philippe Lampron pour la référence.
Donc non, ce n’est pas demain qu’un tribunal va décriminaliser la polygamie au nom du respect des droits individuels. Le gouvernement pourrait en décider autrement, mais nous n’avons aucune raison de croire que le nouveau gouvernement Carney ait l’intention de légiférer en ce sens. Alors de quoi est-ce qu’on s’inquiète? Et surtout, quel est le rapport avec les familles pluriparentales?
Pourquoi la polygamie est-elle non seulement interdite au Canada, mais criminelle? Voici quelques raisons tirées du rapport « La polygynie et les obligations du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne« . On comprend que le rapport adresse directement les familles appartenant à des communautés où la polygynie (un homme ayant plusieurs épouses) est une pratique culturelle ou religieuse:
- La polygamie renforce le patriarcat
- La compétition entre les épouses cause du tort aux enfants et aux épouses elles-mêmes
- Risque pour la santé sexuelle (la polygynie augmente le risque de transmission des infections et maladies)
- La polygamie est souvent synonyme de dénuement économique pour les femmes et leurs enfants
- L’inégalité domestique est incompatible avec l’égalité économique et sociale, donc avec les valeurs canadiennes
Donc ce n’est pas seulement par principe que le Canada ne permet pas les unions polygames. C’est parce que dans plusieurs contextes, celles-ci ont causé un tort réel et documenté aux femmes et aux enfants.
On brouille les cartes lorsqu’on lie les demandes de reconnaissance parentales à la reconnaissance conjugale. Ce sont deux enjeux complètement différents. Plusieurs provinces canadiennes reconnaissent déjà légalement la pluriparentalité (la Colombie-Britannique depuis 2013, l’Ontario depuis 2016 et la Saskatchewan depuis 2021). Selon Valérie Costanzo, professeure en sciences juridiques à l’Université du Québec à Montréal, ces changements législatifs n’ont pas conduit à des campagnes juridiques pour décriminaliser la polygamie. Il n’y a pas de raison de croire qu’il en irait autrement au Québec.
Maintenant, je vous le demande: en quoi les enfants des familles pluriparentales sont menacés par leur structure atypique? Au contraire, c’est précisément en tenant compte des intérêts des enfants que les tribunaux canadiens ont accordé un statut légal aux unions pluriparentales. Imaginons une situation d’urgence où le « troisième parent », celui qui n’est pas inscrit sur le certificat de naissance, se retrouve à l’hôpital seul avec son enfant. Il n’a pas l’autorité légale de prendre une décision. On se retrouve dans une situation dangereuse pour l’enfant qui aurait pu être évitée avec un changement sur un papier.
Avant d’adopter des idées préconçues sur la pluriparentalité, je recommande vivement d’écouter l’entrevue de Sophie Paradis à l’émission de Patrick Lagacé le 7 mai 2025. Les inquiets réaliseront peut-être que les familles pluriparentales ne sont dignes ni de suspicion, ni de mépris. Si vous vous inquiétez pour le bien-être des enfants des unions à trois parents, dites-vous que les séparations complexes et les cellules familiales dysfonctionnelles ne sont pas liées au nombre d’adultes impliqués. Au contraire, un projet de pluriparentalité implique généralement un niveau de préparation qui échappe à un très grand nombre de familles dites traditionnelles. À ce jour, aucune des quelques familles pluriparentales reconnues dans les autres provinces canadiennes ne s’est retrouvée en cour pour débattre de la garde des enfants. Pour citer Valérie Costanzo encore une fois: « Cela peut s’expliquer notamment par une méfiance par rapport à la surveillance des tribunaux, où ces familles pourraient vivre des préjugés, mais également par des outils de communication et de gestion familiale plus sains. » Bref, l’expérience ne donne aucune raison de croire que reconnaître légalement la pluriparenté serait préjudiciable pour les enfants.
Associer les familles pluriparentales, comme le fait Normand Lester, à des familles ultraconservatrices mormones ou musulmanes, est non seulement injuste, mais dangereux. C’est faire courir le risque d’une stigmatisation sociale à des familles déjà marginales qui ne demandent qu’à offrir les meilleures conditions de vie possibles à leurs enfants. C’est d’autant plus absurde vu la présence importante de la communauté LGBTQ+ parmi les familles qui ne répondent pas au modèle traditionnel. Ce n’est généralement pas là qu’on retrouve les ultrareligieux.
« Face à cette atteinte à sa liberté de choisir et à son caractère distinct, le Québec doit résister », conclut Guillaume Rousseau. Résister à quoi? À des familles qui ne répondent pas au modèle traditionnel? Cette bataille juridique que Rousseau semble réclamer de ses voeux ne vise en gros qu’à empêcher des familles de vivre selon leur mode de vie choisi. Et dans quel but? Se féliciter collectivement d’avoir empêché Ottawa de nous obliger à respecter les droits d’une minorité? C’est une habitude dangereuse qu’on semble vouloir développer au Québec. Il serait temps d’arrêter de voir les droits individuels comme une menace à éliminer.
Les familles pluriparentales n’ont pas demandé à être prises en otage par un nouvel affrontement juridictionnel entre Québec et Ottawa. Si nos nationalistes se cherchent un sujet pour attiser la colère contre le régime fédéral, qu’ils s’en tiennent à des guerres de chiffres.