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Doge : la fin du cloisonnement des données

A l’heure oĂč, aux Etats-Unis, le FBI, les services d’immigration et de police se mettent Ă  poursuivre les ressortissants Ă©trangers pour les reconduire aux frontiĂšres, sur Tech Policy Press, l’activiste Dia Kayyali rappelle que les Etats-Unis ont une longue histoire de chasse aux opposants politiques et aux Ă©trangers. Du MacCarthysme au 11 septembre, les crises politiques ont toujours renforcĂ© la surveillance des citoyens et plus encore des ressortissants d’origine Ă©trangĂšre. Le Brennan Center for Justice a publiĂ© en 2022 un rapport sur la montĂ©e de l’utilisation des rĂ©seaux sociaux dans ces activitĂ©s de surveillance et rappelle que ceux-ci sont massivement mobilisĂ©s pour la surveillance des opposants politiques, notamment depuis Occupy et depuis 2014 pour le contrĂŽle des demandes d’immigration et les contrĂŽles aux frontiĂšres, rappelle The Verge

Le premier projet de loi du second mandat de Donald Trump Ă©tait un texte concernant l’immigration clandestine, nous rappelle Le Monde. C’est un texte qui propose la dĂ©tention automatique par les forces de l’ordre fĂ©dĂ©rales de migrants en situation irrĂ©guliĂšre qui ont Ă©tĂ© accusĂ©s, condamnĂ©s ou inculpĂ©s pour certains dĂ©lits, mĂȘmes mineurs, comme le vol Ă  l’étalage. 

La lutte contre l’immigration est au cƓur de la politique du prĂ©sident amĂ©ricain, qui dĂ©nonce une “invasion” et annonce vouloir dĂ©porter 11 millions d’immigrants illĂ©gaux, au risque que le tissu social des Etats-Unis, nation d’immigrants, se dĂ©chire, rappelait The Guardian. DĂšs janvier, l’administration Trump a mis fin Ă  l’application CBP One, seule voie pour les demandeurs d’asile dĂ©sirant entrer lĂ©galement sur le territoire des Etats-Unis pour prendre rendez-vous avec l’administration douaniĂšre amĂ©ricaine et rĂ©gulariser leur situation. La suppression unilatĂ©rale de l’application a laissĂ© tous les demandeurs d’asile en attente d’un rendez-vous sans recours, rapportait Le Monde

Une opération de fusion des informations sans précédent

Cette politique est en train de s’accĂ©lĂ©rer, notamment en mobilisant toutes les donnĂ©es numĂ©riques Ă  sa disposition, rapporte Wired. Le Doge est en train de construire une base de donnĂ©es dĂ©diĂ©e aux Ă©trangers, collectant les donnĂ©es de plusieurs administrations, afin de crĂ©er un outil de surveillance d’une portĂ©e sans prĂ©cĂ©dent. L’enjeu est de recouper toutes les donnĂ©es disponibles, non seulement pour mieux caractĂ©riser les situations des Ă©trangers en situation rĂ©guliĂšre comme irrĂ©guliĂšre, mais Ă©galement les gĂ©olocaliser afin d’aider les services de police chargĂ©s des arrestations et de la dĂ©portation, d’opĂ©rer. 

Jusqu’à prĂ©sent, il existait d’innombrables bases de donnĂ©es disparates entre les diffĂ©rentes agences et au sein des agences. Si certaines pouvaient ĂȘtre partagĂ©es, Ă  des fins policiĂšres, celles-ci n’ont jamais Ă©tĂ© regroupĂ©es par dĂ©faut, parce qu’elles sont souvent utilisĂ©es Ă  des fins spĂ©cifiques. Le service de l’immigration et des douanes (ICE, Immigration and Customs Enforcement) et le dĂ©partement d’investigation de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (HSI, Homeland Security Investigations), par exemple, sont des organismes chargĂ©s de l’application de la loi et ont parfois besoin d’ordonnances du tribunal pour accĂ©der aux informations sur un individu dans le cadre d’enquĂȘtes criminelles, tandis que le service de citoyennetĂ© et d’immigration des États-Unis (USCIS, United States Citizenship and Immigration Services) des États-Unis collecte des informations sensibles dans le cadre de la dĂ©livrance rĂ©guliĂšre de visas et de cartes vertes. 

Des agents du Doge ont obtenu l’accĂšs aux systĂšmes de l’USCIS. Ces bases de donnĂ©es  contiennent des informations sur les rĂ©fugiĂ©s et les demandeurs d’asile, des donnĂ©es sur les titulaires de cartes vertes, les citoyens amĂ©ricains naturalisĂ©s et les bĂ©nĂ©ficiaires du programme d’action diffĂ©rĂ©e pour les arrivĂ©es d’enfants. Le Doge souhaite Ă©galement tĂ©lĂ©charger des informations depuis les bases de donnĂ©es de myUSCIS, le portail en ligne oĂč les immigrants peuvent dĂ©poser des demandes, communiquer avec l’USCIS, consulter l’historique de leurs demandes et rĂ©pondre aux demandes de preuves Ă  l’appui de leur dossier. AssociĂ©es aux informations d’adresse IP des personnes qui consultent leurs donnĂ©es, elles pourraient servir Ă  gĂ©olocaliser les immigrants. 

Le dĂ©partement de sĂ©curitĂ© intĂ©rieur (DHS, Department of Homeland Security) dont dĂ©pendent certaines de ces agences a toujours Ă©tĂ© trĂšs prudent en matiĂšre de partage de donnĂ©es. Ce n’est plus le cas. Le 20 mars, le prĂ©sident Trump a d’ailleurs signĂ© un dĂ©cret exigeant que toutes les agences fĂ©dĂ©rales facilitent « le partage intra- et inter-agences et la consolidation des dossiers non classifiĂ©s des agences », afin d’entĂ©riner la politique de rĂ©cupĂ©ration de donnĂ©es tout azimut du Doge. Jusqu’à prĂ©sent, il Ă©tait historiquement « extrĂȘmement difficile » d’accĂ©der aux donnĂ©es que le DHS possĂ©dait dĂ©jĂ  dans ses diffĂ©rents dĂ©partements. L’agrĂ©gation de toutes les donnĂ©es disponibles « reprĂ©senterait une rupture significative dans les normes et les politiques en matiĂšre de donnĂ©es », rappelle un expert. Les agents du Doge ont eu accĂšs Ă  d’innombrables bases, comme Ă  Save, un systĂšme de l’USCIS permettant aux administrations locales et Ă©tatiques, ainsi qu’au gouvernement fĂ©dĂ©ral, de vĂ©rifier le statut d’immigration d’une personne. Le Doge a Ă©galement eu accĂšs Ă  des donnĂ©es de la sĂ©curitĂ© sociale et des impĂŽts pour recouper toutes les informations disponibles. 

Le problĂšme, c’est que la surveillance et la protection des donnĂ©es est Ă©galement rendue plus difficile. Les coupes budgĂ©taires et les licenciements ont affectĂ© trois services clĂ©s qui constituaient des garde-fous importants contre l’utilisation abusive des donnĂ©es par les services fĂ©dĂ©raux, Ă  savoir le Bureau des droits civils et des libertĂ©s civiles (CRCL, Office for Civil Rights and Civil Liberties), le Bureau du mĂ©diateur chargĂ© de la dĂ©tention des immigrants et le Bureau du mĂ©diateur des services de citoyennetĂ© et d’immigration. Le CRCL, qui enquĂȘte sur d’éventuelles violations des droits de l’homme par le DHS et dont la crĂ©ation a Ă©tĂ© mandatĂ©e par le CongrĂšs est depuis longtemps dans le collimateur du Doge. 

Le 5 avril, le DHS a conclu un accord avec les services fiscaux (IRS) pour utiliser les donnĂ©es fiscales. Plus de sept millions de migrants travaillent et vivent aux États-Unis. L’ICE a Ă©galement rĂ©cemment versĂ© des millions de dollars Ă  l’entreprise privĂ©e Palantir pour mettre Ă  jour et modifier une base de donnĂ©es de l’ICE destinĂ©e Ă  traquer les immigrants, a rapportĂ© 404 Media. Le Washington Post a rapportĂ© Ă©galement que des reprĂ©sentants de Doge au sein d’agences gouvernementales – du DĂ©partement du Logement et du DĂ©veloppement urbain Ă  l’Administration de la SĂ©curitĂ© sociale – utilisent des donnĂ©es habituellement confidentielles pour identifier les immigrants sans papiers. Selon Wired, au DĂ©partement du Travail, le Doge a obtenu l’accĂšs Ă  des donnĂ©es sensibles sur les immigrants et les ouvriers agricoles. La fusion de toutes les donnĂ©es entre elles pour permettre un accĂšs panoptique aux informations est depuis l’origine le projet mĂȘme du ministĂšre de l’efficacitĂ© amĂ©ricain, qui espĂšre que l’IA va lui permettre de rendre le traitement omniscient

Le changement de finalitĂ©s de la collecte de donnĂ©es, moteur d’une dĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©e

L’administration des impĂŽts a donc acceptĂ© un accord de partage d’information et de donnĂ©es avec les services d’immigration, rapporte la NPR, permettant aux agents de l’immigration de demander des informations sur les immigrants faisant l’objet d’une ordonnance d’expulsion. DerriĂšre ce qui paraĂźt comme un simple accĂšs Ă  des donnĂ©es, il faut voir un changement majeur dans l’utilisation des dossiers fiscaux. Les modalitĂ©s de ce partage d’information ne sont pas claires puisque la communication du cadre de partage a Ă©tĂ© expurgĂ©e de trĂšs nombreuses informations. Pour Murad Awawdeh, responsable de la New York Immigration Coalition, ce partage risque d’instaurer un haut niveau de dĂ©fiance Ă  respecter ses obligations fiscales, alors que les immigrants paient des impĂŽts comme les autres et que les services fiscaux assuraient jusqu’à prĂ©sent aux contribuables sans papiers la confidentialitĂ© de leurs informations et la sĂ©curitĂ© de leur dĂ©claration de revenus.

La NPR revient Ă©galement sur un autre changement de finalitĂ©, particuliĂšrement problĂ©matique : celle de l’application CBP One. Cette application lancĂ©e en 2020 par l’administration Biden visait Ă  permettre aux immigrants de faire une demande d’asile avant de pĂ©nĂ©trer aux Etats-Unis. Avec l’arrivĂ©e de l’administration Trump, les immigrants qui ont candidatĂ© Ă  une demande d’asile ont reçu une notification les enjoignants Ă  quitter les Etats-Unis et les donnĂ©es de l’application ont Ă©tĂ© partagĂ©es avec les services de police pour localiser les demandeurs d’asile et les arrĂȘter pour les reconduire aux frontiĂšres. Pour le dire simplement : une application de demande d’asile est dĂ©sormais utilisĂ©e par les services de police pour identifier ces mĂȘmes demandeurs et les expulser. Les finalitĂ©s sociales sont transformĂ©es en finalitĂ©s policiĂšres. La confidentialitĂ© mĂȘme des donnĂ©es est dĂ©truite.

CBP One n’est pas la seule application dont la finalitĂ© a Ă©tĂ© modifiĂ©e. Une belle enquĂȘte du New York Times Ă©voque une application administrĂ©e par Geo Group, l’un des principaux gestionnaires privĂ©s de centres pĂ©nitentiaires et d’établissements psychiatriques aux Etats-Unis. Une application que des Ă©trangers doivent utiliser pour se localiser et s’identifier rĂ©guliĂšrement, Ă  la maniĂšre d’un bracelet Ă©lectronique. RĂ©cemment, des utilisateurs de cette application ont Ă©tĂ© convoquĂ©s Ă  un centre d’immigration pour mise Ă  jour de l’application. En fait, ils ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s. 

Geo Group a dĂ©veloppĂ© une activitĂ© lucrative d’applications et de bracelets Ă©lectroniques pour surveiller les immigrants pour le compte du gouvernement fĂ©dĂ©ral qui ont tous Ă©tĂ© mis au service des procĂ©dures d’expulsion lancĂ©es par l’administration Trump, constatent nombre d’associations d’aides aux Ă©trangers. “Alors mĂȘme que M. Trump rĂ©duit les dĂ©penses du gouvernement fĂ©dĂ©ral, ses agences ont attribuĂ© Ă  Geo Group de nouveaux contrats fĂ©dĂ©raux pour hĂ©berger des immigrants sans papiers. Le DHS envisage Ă©galement de renouveler un contrat de longue date avec l’entreprise – d’une valeur d’environ 350 millions de dollars l’an dernier – pour suivre les quelque 180 000 personnes actuellement sous surveillance”. Ce programme “d’alternative Ă  la dĂ©tention en centre de rĂ©tention Â» que Noor Zafar, avocate principale Ă  l’American Civil Liberties Union, estime relever plutĂŽt d’une “extension Ă  la dĂ©tention”, consiste en des applications et bracelets Ă©lectroniques. Les programmes de Geo Group, coĂ»teux, n’ont pas Ă©tĂ© ouverts Ă  la concurrence, rapporte le New York Times, qui explique Ă©galement que ses programmes sont en plein boom. Ces applications permettent aux employĂ©s de Geo Group de savoir en temps rĂ©el oĂč se trouvent leurs porteurs, leur permettent de dĂ©limiter des zones dont ils ne peuvent pas sortir sans dĂ©clencher des alertes. 

Une confiance impossible !

Ces exemples amĂ©ricains de changement de finalitĂ©s sont emblĂ©matiques et profondĂ©ment problĂ©matiques. Ils ne se posent pourtant pas que de l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique. Utiliser des donnĂ©es produites dans un contexte pour d’autres enjeux et d’autres contextes est au cƓur des fonctionnements des systĂšmes numĂ©riques, comme nous l’avions vu Ă  l’époque du Covid. Les finalitĂ©s des traitements des services numĂ©riques qu’on utilise sont rarement claires, notamment parce qu’elles peuvent ĂȘtre mises Ă  jour unilatĂ©ralement et ce, sans garantie. Et le changement de finalitĂ© peut intervenir Ă  tout moment, quelque soit l’application que vous utilisez. Remplir un simple questionnaire d’évaluation peut finalement, demain, ĂȘtre utilisĂ© par le service qui le conçoit ou d’autres pour une toute autre finalitĂ©, et notamment pour rĂ©duire les droits des utilisateurs qui y ont rĂ©pondu. RĂ©pondre Ă  un questionnaire de satisfaction de votre banque ou d’un service public, qui semble anodin, peut divulguer des donnĂ©es qui seront utilisĂ©es pour d’autres enjeux. Sans renforcer la protection absolue des donnĂ©es, le risque est que ces exemples dĂ©multiplient la mĂ©fiance voire le rejet des citoyens et des administrĂ©s. A quoi va ĂȘtre utilisĂ© le questionnaire qu’on me propose ? Pourra-t-il ĂȘtre utilisĂ© contre moi ? Qu’est-ce qui me garantie qu’il ne le sera pas ? 

La confiance dans l’utilisation qui est faite des donnĂ©es par les services, est en train d’ĂȘtre profondĂ©ment remise en question par l’exemple amĂ©ricain et pourrait avoir des rĂ©percussions sur tous les services numĂ©riques, bien au-delĂ  des Etats-Unis. La spĂ©cialiste de la sĂ©curitĂ© informatique, Susan Landau, nous l’avait pourtant rappelĂ© quand elle avait Ă©tudiĂ© les dĂ©faillances des applications de suivi de contact durant la pandĂ©mie : la confidentialitĂ© est toujours critique. Elle parlait bien sĂ»r des donnĂ©es de santĂ© des gens, mais on comprend qu’assurer la confidentialitĂ© des donnĂ©es personnelles que les autoritĂ©s dĂ©tiennent sur les gens est tout aussi critique. Les dĂ©faillances de confidentialitĂ© sapent la confiance des autoritĂ©s qui sont censĂ©es pourtant ĂȘtre les premiĂšres garantes des donnĂ©es personnelles des citoyens. 

Aurait-on oublié pourquoi les données sont cloisonnées ?

« Ces systĂšmes sont cloisonnĂ©s pour une raison », rappelle Victoria Noble, avocate Ă  l’Electronic Frontier Foundation. « Lorsque vous centralisez toutes les donnĂ©es d’une agence dans un rĂ©fĂ©rentiel central accessible Ă  tous les membres de l’agence, voire Ă  d’autres agences, vous augmentez considĂ©rablement le risque que ces informations soient consultĂ©es par des personnes qui n’en ont pas besoin et qui les utilisent Ă  des fins inappropriĂ©es ou rĂ©pressives, pour les instrumentaliser, les utiliser contre des personnes qu’elles dĂ©testent, des dissidents, surveiller des immigrants ou d’autres groupes. »

« La principale inquiĂ©tude dĂ©sormais est la crĂ©ation d’une base de donnĂ©es fĂ©dĂ©rale unique contenant tout ce que le gouvernement sait sur chaque personne de ce pays », estime Cody Venzke de l’Union amĂ©ricaine pour les libertĂ©s civiles (ACLU). « Ce que nous voyons est probablement la premiĂšre Ă©tape vers la crĂ©ation d’un dossier centralisĂ© sur chaque habitant.» Wired rapporte d’ailleurs que l’ACLU a dĂ©posĂ© plainte contre l’Administration de la SĂ©curitĂ© Sociale (SSA) et le DĂ©partement des Anciens Combattants (VA) qui ont ouvert des accĂšs de donnĂ©es sensibles au Doge en violation de la loi sur la libertĂ© d’information, aprĂšs en avoir dĂ©jĂ  dĂ©posĂ© une en fĂ©vrier contre le TrĂ©sor amĂ©ricain pour les mĂȘmes raisons (alors que ce n’est pas nĂ©cessairement la seule maniĂšre de procĂ©der. ConfrontĂ© aux demandes du Doge, le rĂ©gulateur des marchĂ©s financiers amĂ©ricains, rapporte Reuters, a pour l’instant pu crĂ©er une Ă©quipe de liaison spĂ©cifique pour rĂ©pondre aux demandes d’information du Doge, afin que ses Ă©quipes n’aient pas accĂšs aux donnĂ©es de l’autoritĂ© des marchĂ©s financiers). 

En dĂ©posant plainte, l’ACLU cherche notamment Ă  obtenir des documents pour saisir exactement ce Ă  quoi a accĂšs le Doge. “Les AmĂ©ricains mĂ©ritent de savoir qui a accĂšs Ă  leurs numĂ©ros de sĂ©curitĂ© sociale, Ă  leurs informations bancaires et Ă  leurs dossiers mĂ©dicaux”, explique une avocate de l’ACLU. 

Le cloisonnement des donnĂ©es, des bases, selon leurs finalitĂ©s et les agences qui les administrent, est un moyen non seulement d’en prĂ©server l’intĂ©gritĂ©, mais Ă©galement d’en assurer la sĂ©curitĂ© et la confidentialitĂ©. Ce sont ces verrous qui sont en train de sauter dans toutes les administrations sous la pression du Doge, posant des questions de sĂ©curitĂ© inĂ©dites, comme nous nous en inquiĂ©tons avec Jean Cattan dans une lettre du Conseil national du numĂ©rique. Ce sont les mesures de protection d’une dĂ©mocratie numĂ©rique qui sont en train de voler en Ă©clat

Pour Wired, Brian Barrett estime que les donnĂ©es qu’agrĂšge le Doge ne sont pas tant un outil pour produire une hypothĂ©tique efficacitĂ©, qu’une arme au service des autoritĂ©s. La question de l’immigration n’est qu’un terrain d’application parmi d’autres. La brutalitĂ© qui s’abat sur les Ă©trangers, les plus vulnĂ©rables, les plus dĂ©munis, est bien souvent une prĂ©figuration de son extension Ă  toutes les autres populations, nous disait le philosophe Achille Mbembe dans Brutalisme

Et maintenant que les croisements de donnĂ©es sont opĂ©rationnels, que les donnĂ©es ont Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©es par les Ă©quipes du Doge, l’enjeu va ĂȘtre de les faire parler, de les mettre en pratique. 

Finalement, le dĂ©part annoncĂ© ou probable de Musk de son poste en premiĂšre ligne du Doge ne signe certainement pas la fin de cette politique, toute impopulaire qu’elle soit (enfin, Musk est bien plus impopulaire que les Ă©conomies dans les services publics qu’il propose), mais au contraire, le passage Ă  une autre phase. Le Doge a pris le contrĂŽle, et il s’agit dĂ©sormais de rendre les donnĂ©es productives. L’efficacitĂ© n’est plus de rĂ©duire les dĂ©penses publiques de 2 000 milliards de dollars, comme le promettait Musk Ă  son arrivĂ©e. Il a lui-mĂȘme reconnu qu’il ne visait plus que 150 milliards de dollars de coupe en 2025, soit 15 % de l’objectif initial, comme le soulignait Le Monde. Mais le dĂ©bat sur les coupes et l’efficacitĂ©, sont d’abord un quolifichet qu’on agite pour dĂ©tourner l’attention de ce qui se dĂ©roule vraiment, Ă  savoir la fin de la vie privĂ©e aux Etats-Unis. En fait, la politique initiĂ©e par le Doge ne s’arrĂȘtera pas avec le retrait probable de Musk. IL n’en a Ă©tĂ© que le catalyseur.

Elizabeth Lopatto pour The Verge explique elle aussi que l’ùre du Doge ne fait que commencer. MalgrĂ© ses Ă©checs patents et l’explosion des plaintes judiciaires Ă  son encontre (Bloomberg a dĂ©nombrĂ© plus de 300 actions en justice contre les dĂ©cisions prises par le prĂ©sident Trump : dans 128 affaires, ils ont suspendu les dĂ©cisions de l’administration Trump). Pour elle, Musk ne va pas moins s’immiscer dans la politique publique. Son implication risque surtout d’ĂȘtre moins publique et moins visible dans ses ingĂ©rences, afin de prĂ©server son Ă©go et surtout son portefeuille. Mais surtout, estime-t-elle, les tribunaux ne sauveront pas les AmĂ©ricains des actions du Doge, notamment parce que dans la plupart des cas, les dĂ©cisions tardent Ă  ĂȘtre prises et Ă  ĂȘtre effectives. Pourtant, si les tribunaux Ă©taient favorables Ă  « l’élimination de la fraude et des abus », comme le dit Musk – Ă  ce stade, ils devraient surtout Ɠuvrer Ă  â€œĂ©liminer le Doge” !

Ce n’est malgrĂ© tout pas la direction qui est prise, au contraire. MĂȘme si Musk s’en retire, l’administration continue Ă  renforcer le pouvoir du Doge qu’à l’éteindre. C’est ainsi qu’il faut lire le rĂ©cent hackathon aux services fiscaux ou le projet qui s’esquisse avec Palantir. L’ICE, sous la coupe du Doge, vient de demander Ă  Palantir, la sulfureuse entreprise de Thiel, de construire une plateforme dĂ©diĂ©e, explique Wired : “ImmigrationOS”, « le systĂšme d’exploitation de l’immigration Â» (sic). Un outil pour “choisir les personnes Ă  expulser”, en accordant une prioritĂ© particuliĂšre aux personnes dont le visa est dĂ©passĂ© qui doivent, selon la demande de l’administration, prendre leurs dispositions pour “s’expulser elles-mĂȘmes des Etats-Unis”. L’outil qui doit ĂȘtre livrĂ© en septembre a pour fonction de cibler et prioriser les mesures d’application, c’est-Ă -dire d’aider Ă  sĂ©lectionner les Ă©trangers en situation irrĂ©guliĂšre, les localiser pour les arrĂȘter. Il doit permettre de suivre que les Ă©trangers en situation irrĂ©guliĂšre prennent bien leur disposition pour quitter les Etats-Unis, afin de mesurer la rĂ©alitĂ© des dĂ©parts, et venir renforcer les efforts des polices locales, bras armĂ©es des mesures de dĂ©portation, comme le pointait The Markup

De ImmigrationOS au panoptique américain : le démantÚlement des mesures de protection de la vie privée

Dans un article pour Gizmodo qui donne la parole Ă  nombre d’opposants Ă  la politique de destructions des silos de donnĂ©es, plusieurs rappellent les propos du sĂ©nateur dĂ©mocrate Sam Ervin, auteur de la loi sur la protection des informations personnelles suite au scandale du Watergate, qui redoutait le caractĂšre totalitaire des informations gouvernementales sur les citoyens. Pour Victoria Noble de l’Electronic Frontier Foundation, ce contrĂŽle pourrait conduire les autoritĂ©s Ă  « exercer des reprĂ©sailles contre les critiques adressĂ©es aux reprĂ©sentants du gouvernement, Ă  affaiblir les opposants politiques ou les ennemis personnels perçus, et Ă  cibler les groupes marginalisĂ©s. Â» N’oubliez pas qu’il s’agit du mĂȘme prĂ©sident qui a qualifiĂ© d’« ennemis » les agents Ă©lectoraux, les journalistes, les juges et, en fait, toute personne en dĂ©saccord avec lui. Selon Reuters, le Doge a dĂ©jĂ  utilisĂ© l’IA pour dĂ©tecter les cas de dĂ©loyautĂ© parmi les fonctionnaires fĂ©dĂ©raux. Pour les dĂ©fenseurs des libertĂ©s et de la confidentialitĂ©, il est encore temps de renforcer les protections citoyennes. Et de rappeler que le passage de la sĂ»retĂ© Ă  la sĂ©curitĂ©, de la dĂ©fense contre l’arbitraire Ă  la dĂ©fense de l’arbitraire, vient de ce que les Ă©lus ont passĂ© bien plus d’énergie Ă  lĂ©gifĂ©rer pour la surveillance qu’à Ă©tablir des garde-fous contre celle-ci, autorisant toujours plus de dĂ©rives, comme d’autoriser la surveillance des individus sans mandats de justice.

Pour The Atlantic, Ian Bogost et Charlie Warzel estiment que le Doge est en train de construire le panoptique amĂ©ricain. Ils rappellent que l’administration est l’univers de l’information, composĂ©e de constellations de bases de donnĂ©es. Des impĂŽts au travail, toutes les administrations collectent et produisent des donnĂ©es sur les AmĂ©ricains, et notamment des donnĂ©es particuliĂšrement sensibles et personnelles. Jusqu’à prĂ©sent, de vieilles lois et des normes fragiles ont empĂȘchĂ© que les dĂ©pĂŽts de donnĂ©es ne soient regroupĂ©s. Mais le Doge vient de faire voler cela en Ă©clat, prĂ©parant la construction d’un Etat de surveillance centralisĂ©. En mars, le prĂ©sident Trump a publiĂ© un dĂ©cret visant Ă  Ă©liminer les silos de donnĂ©es qui maintiennent les informations sĂ©parĂ©ment. 

Dans leur article, Bogost et Warzel listent d’innombrables bases de donnĂ©es maintenues par des agences administratives : bases de donnĂ©es de revenus, bases de donnĂ©es sur les lanceurs d’alerte, bases de donnĂ©es sur la santĂ© mentale d’anciens militaires
 L’IA promet de transformer ces masses de donnĂ©es en outils “consultables, exploitables et rentables”. Mais surtout croisables, interconnectables. Les entreprises bĂ©nĂ©ficiant de prĂȘts fĂ©dĂ©raux et qui ont du mal Ă  rembourser, pourraient dĂ©sormais ĂȘtre punies au-delĂ  de ce qui est possible, par la rĂ©vocation de leurs licences, le gel des aides ou de leurs comptes bancaires. Une forme d’application universelle permettant de tout croiser et de tout inter-relier. Elles pourraient permettre de cibler la population en fonction d’attributs spĂ©cifiques. L’utilisation actuelle par le gouvernement de ces donnĂ©es pour expulser des Ă©trangers, et son refus de fournir des preuves d’actes rĂ©prĂ©hensibles reprochĂ©es Ă  certaines personnes expulsĂ©es, suggĂšre que l’administration a dĂ©jĂ  franchi la ligne rouge de l’utilisation des donnĂ©es Ă  des fins politiques

Le Doge ne se contente pas de dĂ©manteler les mesures de protection de la vie privĂ©e, il ignore qu’elles ont Ă©tĂ© rĂ©digĂ©es. Beaucoup de bases ont Ă©tĂ© conçues sans interconnectivitĂ© par conception, pour protĂ©ger la vie privĂ©e. “Dans les cas oĂč le partage d’informations ou de donnĂ©es est nĂ©cessaire, la loi sur la protection de la vie privĂ©e de 1974 exige un accord de correspondance informatique (Computer Matching Agreement, CMA), un contrat Ă©crit qui dĂ©finit les conditions de ce partage et assure la protection des informations personnelles. Un CMA est « un vĂ©ritable casse-tĂȘte », explique un fonctionnaire, et constitue l’un des moyens utilisĂ©s par le gouvernement pour dĂ©courager l’échange d’informations comme mode de fonctionnement par dĂ©faut”

La centralisation des donnĂ©es pourrait peut-ĂȘtre permettre d’amĂ©liorer l’efficacitĂ© gouvernementale, disent bien trop rapidement Bogost et Warzel, alors que rien ne prouve que ces croisements de donnĂ©es produiront autre chose qu’une discrimination toujours plus Ă©tendue car parfaitement granulaire. La protection de la vie privĂ©e vise Ă  limiter les abus de pouvoir, notamment pour protĂ©ger les citoyens de mesures de surveillance illĂ©gales du gouvernement

DerriĂšre les bases de donnĂ©es, rappellent encore les deux journalistes, les donnĂ©es ne sont pas toujours ce que l’on imagine. Toutes les donnĂ©es de ces bases ne sont pas nĂ©cessairement numĂ©risĂ©es. Les faire parler et les croiser ne sera pas si simple. Mais le Doge a eu accĂšs Ă  des informations inĂ©dites. “Ce que nous ignorons, c’est ce qu’ils ont copiĂ©, exfiltrĂ© ou emportĂ© avec eux”. 

“Doge constitue l’aboutissement logique du mouvement Big Data” : les donnĂ©es sont un actif. Les collecter et les croiser est un moyen de leur donner de la valeur. Nous sommes en train de passer d’une administration pour servir les citoyens Ă  une administration pour les exploiter, suggĂšrent certains agents publics. Ce renversement de perspective “correspond parfaitement Ă  l’éthique transactionnelle de Trump”. Ce ne sont plus les intĂ©rĂȘts des amĂ©ricains qui sont au centre de l’équation, mais ceux des intĂ©rĂȘts commerciaux des services privĂ©s, des intĂ©rĂȘts des amis et alliĂ©s de Trump et Musk.

La menace totalitaire de l’accaparement des donnĂ©es personnelles gouvernementales

C’est la mĂȘme inquiĂ©tude qu’exprime la politiste Allison Stanger dans un article pour The Conversation, qui rappelle que l’accĂšs aux donnĂ©es gouvernementales n’a rien Ă  voir avec les donnĂ©es personnelles que collectent les entreprises privĂ©es. Les rĂ©fĂ©rentiels gouvernementaux sont des enregistrements vĂ©rifiĂ©s du comportement humain rĂ©el de populations entiĂšres. « Les publications sur les rĂ©seaux sociaux et les historiques de navigation web rĂ©vĂšlent des comportements ciblĂ©s ou intentionnels, tandis que les bases de donnĂ©es gouvernementales capturent les dĂ©cisions rĂ©elles et leurs consĂ©quences. Par exemple, les dossiers Medicare rĂ©vĂšlent les choix et les rĂ©sultats en matiĂšre de soins de santĂ©. Les donnĂ©es de l’IRS et du TrĂ©sor rĂ©vĂšlent les dĂ©cisions financiĂšres et leurs impacts Ă  long terme. Les statistiques fĂ©dĂ©rales sur l’emploi et l’éducation rĂ©vĂšlent les parcours scolaires et les trajectoires professionnelles. Â» Ces donnĂ©es lĂ , capturĂ©es pour faire tourner et entraĂźner des IA sont Ă  la fois longitudinales et fiables. « Chaque versement de la SĂ©curitĂ© sociale, chaque demande de remboursement Medicare et chaque subvention fĂ©dĂ©rale constituent un point de donnĂ©es vĂ©rifiĂ© sur les comportements rĂ©els. Ces donnĂ©es n’existent nulle part ailleurs aux États-Unis avec une telle ampleur et une telle authenticitĂ©. Â» « Les bases de donnĂ©es gouvernementales suivent des populations entiĂšres au fil du temps, et pas seulement les utilisateurs actifs en ligne. Elles incluent les personnes qui n’utilisent jamais les rĂ©seaux sociaux, n’achĂštent pas en ligne ou Ă©vitent activement les services numĂ©riques. Pour une entreprise d’IA, cela impliquerait de former les systĂšmes Ă  la diversitĂ© rĂ©elle de l’expĂ©rience humaine, plutĂŽt qu’aux simples reflets numĂ©riques que les gens projettent en ligne.«  A terme, explique Stanger, ce n’est pas la mĂȘme IA Ă  laquelle nous serions confrontĂ©s. « Imaginez entraĂźner un systĂšme d’IA non seulement sur les opinions concernant les soins de santĂ©, mais aussi sur les rĂ©sultats rĂ©els des traitements de millions de patients. Imaginez la diffĂ©rence entre tirer des enseignements des discussions sur les rĂ©seaux sociaux concernant les politiques Ă©conomiques et analyser leurs impacts rĂ©els sur diffĂ©rentes communautĂ©s et groupes dĂ©mographiques sur des dĂ©cennies Â». Pour une entreprise dĂ©veloppant des IA, l’accĂšs Ă  ces donnĂ©es constituerait un avantage quasi insurmontable. « Un modĂšle d’IA, entraĂźnĂ© Ă  partir de ces donnĂ©es gouvernementales pourrait identifier les schĂ©mas thĂ©rapeutiques qui rĂ©ussissent lĂ  oĂč d’autres Ă©chouent, et ainsi dominer le secteur de la santĂ©. Un tel modĂšle pourrait comprendre comment diffĂ©rentes interventions affectent diffĂ©rentes populations au fil du temps, en tenant compte de facteurs tels que la localisation gĂ©ographique, le statut socio-Ă©conomique et les pathologies concomitantes. Â» Une entreprise d’IA qui aurait accĂšs aux donnĂ©es fiscales, pourrait « dĂ©velopper des capacitĂ©s exceptionnelles de prĂ©vision Ă©conomique et de prĂ©vision des marchĂ©s. Elle pourrait modĂ©liser les effets en cascade des changements rĂ©glementaires, prĂ©dire les vulnĂ©rabilitĂ©s Ă©conomiques avant qu’elles ne se transforment en crises et optimiser les stratĂ©gies d’investissement avec une prĂ©cision impossible Ă  atteindre avec les mĂ©thodes traditionnelles Â». Explique Stanger, en Ă©tant peut-ĂȘtre un peu trop dithyrambique sur les potentialitĂ©s de l’IA, quand rien ne prouve qu’elles puissent faire mieux que nos approches plus classiques. Pour Stanger, la menace de l’accĂšs aux donnĂ©es gouvernementales par une entreprise privĂ©e transcende les prĂ©occupations relatives Ă  la vie privĂ©e des individus. Nous deviendrons des sujets numĂ©riques plutĂŽt que des citoyens, prĂ©dit-elle. Les donnĂ©es absolues corrompt absolument, rappelle Stanger. Oubliant peut-ĂȘtre un peu rapidement que ce pouvoir totalitaire est une menace non seulement si une entreprise privĂ©e se l’accapare, mais Ă©galement si un Etat le dĂ©ploie. La menace d’un Etat totalitaire par le croisement de toutes les donnĂ©es ne rĂ©side pas seulement par l’accaparement de cette puissance au profit d’une entreprise, comme celles de Musk, mais Ă©galement au profit d’un Etat. 

Nombre de citoyens Ă©taient dĂ©jĂ  rĂ©signĂ©s face Ă  l’accumulation de donnĂ©es du secteur privĂ©, face Ă  leur exploitation sans leur consentement, concluent Bogost et Warzel. L’idĂ©e que le gouvernement cĂšde Ă  son tour ses donnĂ©es Ă  des fins privĂ©es est scandaleuse, mais est finalement prĂ©visible. La surveillance privĂ©e comme publique n’a cessĂ© de se dĂ©velopper et de se renforcer. La rupture du barrage, la levĂ©e des barriĂšres morales, limitant la possibilitĂ© Ă  recouper l’ensemble des donnĂ©es disponibles, n’était peut-ĂȘtre qu’une question de temps. Certes, le pire est dĂ©sormais devant nous, car cette rupture de barriĂšre morale en annonce d’autres. Dans la kleptocratie des donnĂ©es qui s’est ouverte, celles-ci pourront ĂȘtre utilisĂ©es contre chacun, puisqu’elles permettront dĂ©sormais de trouver une justification rĂ©troactive voire de l’inventer, puisque l’intĂ©gritĂ© des bases de donnĂ©es publiques ne saurait plus ĂȘtre garantie. Bogost et Warzel peuvent imaginer des modalitĂ©s, en fait, dĂ©sormais, les systĂšmes n’ont mĂȘme pas besoin de corrĂ©ler vos dons Ă  des associations pro-palestiniennes pour vous refuser une demande de prĂȘt ou de subvention. Il suffit de laisser croire que dĂ©sormais, le croisement de donnĂ©es le permet. 

Pire encore, “les AmĂ©ricains sont tenus de fournir de nombreuses donnĂ©es sensibles au gouvernement, comme des informations sur le divorce d’une personne pour garantir le versement d’une pension alimentaire, ou des dossiers dĂ©taillĂ©s sur son handicap pour percevoir les prestations d’assurance invaliditĂ© de la SĂ©curitĂ© sociale”, rappelle Sarah Esty, ancienne conseillĂšre principale pour la technologie et la prestation de services au ministĂšre amĂ©ricain de la SantĂ© et des Services sociaux. “Ils ont agi ainsi en Ă©tant convaincus que le gouvernement protĂ©gerait ces donnĂ©es et que seules les personnes autorisĂ©es et absolument nĂ©cessaires Ă  la prestation des services y auraient accĂšs. Si ces garanties sont violĂ©es, ne serait-ce qu’une seule fois, la population perdra confiance dans le gouvernement, ce qui compromettra Ă  jamais sa capacitĂ© Ă  gĂ©rer ces services”. C’est exactement lĂ  oĂč l’AmĂ©rique est plongĂ©e. Et le risque, devant nous, est que ce qui se passe aux Etats-Unis devienne un modĂšle pour saper partout les garanties et la protection des donnĂ©es personnelles

Hubert Guillaud

Doge : la fin du cloisonnement des données

A l’heure oĂč, aux Etats-Unis, le FBI, les services d’immigration et de police se mettent Ă  poursuivre les ressortissants Ă©trangers pour les reconduire aux frontiĂšres, sur Tech Policy Press, l’activiste Dia Kayyali rappelle que les Etats-Unis ont une longue histoire de chasse aux opposants politiques et aux Ă©trangers. Du MacCarthysme au 11 septembre, les crises politiques ont toujours renforcĂ© la surveillance des citoyens et plus encore des ressortissants d’origine Ă©trangĂšre. Le Brennan Center for Justice a publiĂ© en 2022 un rapport sur la montĂ©e de l’utilisation des rĂ©seaux sociaux dans ces activitĂ©s de surveillance et rappelle que ceux-ci sont massivement mobilisĂ©s pour la surveillance des opposants politiques, notamment depuis Occupy et depuis 2014 pour le contrĂŽle des demandes d’immigration et les contrĂŽles aux frontiĂšres, rappelle The Verge

Le premier projet de loi du second mandat de Donald Trump Ă©tait un texte concernant l’immigration clandestine, nous rappelle Le Monde. C’est un texte qui propose la dĂ©tention automatique par les forces de l’ordre fĂ©dĂ©rales de migrants en situation irrĂ©guliĂšre qui ont Ă©tĂ© accusĂ©s, condamnĂ©s ou inculpĂ©s pour certains dĂ©lits, mĂȘmes mineurs, comme le vol Ă  l’étalage. 

La lutte contre l’immigration est au cƓur de la politique du prĂ©sident amĂ©ricain, qui dĂ©nonce une “invasion” et annonce vouloir dĂ©porter 11 millions d’immigrants illĂ©gaux, au risque que le tissu social des Etats-Unis, nation d’immigrants, se dĂ©chire, rappelait The Guardian. DĂšs janvier, l’administration Trump a mis fin Ă  l’application CBP One, seule voie pour les demandeurs d’asile dĂ©sirant entrer lĂ©galement sur le territoire des Etats-Unis pour prendre rendez-vous avec l’administration douaniĂšre amĂ©ricaine et rĂ©gulariser leur situation. La suppression unilatĂ©rale de l’application a laissĂ© tous les demandeurs d’asile en attente d’un rendez-vous sans recours, rapportait Le Monde

Une opération de fusion des informations sans précédent

Cette politique est en train de s’accĂ©lĂ©rer, notamment en mobilisant toutes les donnĂ©es numĂ©riques Ă  sa disposition, rapporte Wired. Le Doge est en train de construire une base de donnĂ©es dĂ©diĂ©e aux Ă©trangers, collectant les donnĂ©es de plusieurs administrations, afin de crĂ©er un outil de surveillance d’une portĂ©e sans prĂ©cĂ©dent. L’enjeu est de recouper toutes les donnĂ©es disponibles, non seulement pour mieux caractĂ©riser les situations des Ă©trangers en situation rĂ©guliĂšre comme irrĂ©guliĂšre, mais Ă©galement les gĂ©olocaliser afin d’aider les services de police chargĂ©s des arrestations et de la dĂ©portation, d’opĂ©rer. 

Jusqu’à prĂ©sent, il existait d’innombrables bases de donnĂ©es disparates entre les diffĂ©rentes agences et au sein des agences. Si certaines pouvaient ĂȘtre partagĂ©es, Ă  des fins policiĂšres, celles-ci n’ont jamais Ă©tĂ© regroupĂ©es par dĂ©faut, parce qu’elles sont souvent utilisĂ©es Ă  des fins spĂ©cifiques. Le service de l’immigration et des douanes (ICE, Immigration and Customs Enforcement) et le dĂ©partement d’investigation de la sĂ©curitĂ© intĂ©rieure (HSI, Homeland Security Investigations), par exemple, sont des organismes chargĂ©s de l’application de la loi et ont parfois besoin d’ordonnances du tribunal pour accĂ©der aux informations sur un individu dans le cadre d’enquĂȘtes criminelles, tandis que le service de citoyennetĂ© et d’immigration des États-Unis (USCIS, United States Citizenship and Immigration Services) des États-Unis collecte des informations sensibles dans le cadre de la dĂ©livrance rĂ©guliĂšre de visas et de cartes vertes. 

Des agents du Doge ont obtenu l’accĂšs aux systĂšmes de l’USCIS. Ces bases de donnĂ©es  contiennent des informations sur les rĂ©fugiĂ©s et les demandeurs d’asile, des donnĂ©es sur les titulaires de cartes vertes, les citoyens amĂ©ricains naturalisĂ©s et les bĂ©nĂ©ficiaires du programme d’action diffĂ©rĂ©e pour les arrivĂ©es d’enfants. Le Doge souhaite Ă©galement tĂ©lĂ©charger des informations depuis les bases de donnĂ©es de myUSCIS, le portail en ligne oĂč les immigrants peuvent dĂ©poser des demandes, communiquer avec l’USCIS, consulter l’historique de leurs demandes et rĂ©pondre aux demandes de preuves Ă  l’appui de leur dossier. AssociĂ©es aux informations d’adresse IP des personnes qui consultent leurs donnĂ©es, elles pourraient servir Ă  gĂ©olocaliser les immigrants. 

Le dĂ©partement de sĂ©curitĂ© intĂ©rieur (DHS, Department of Homeland Security) dont dĂ©pendent certaines de ces agences a toujours Ă©tĂ© trĂšs prudent en matiĂšre de partage de donnĂ©es. Ce n’est plus le cas. Le 20 mars, le prĂ©sident Trump a d’ailleurs signĂ© un dĂ©cret exigeant que toutes les agences fĂ©dĂ©rales facilitent « le partage intra- et inter-agences et la consolidation des dossiers non classifiĂ©s des agences », afin d’entĂ©riner la politique de rĂ©cupĂ©ration de donnĂ©es tout azimut du Doge. Jusqu’à prĂ©sent, il Ă©tait historiquement « extrĂȘmement difficile » d’accĂ©der aux donnĂ©es que le DHS possĂ©dait dĂ©jĂ  dans ses diffĂ©rents dĂ©partements. L’agrĂ©gation de toutes les donnĂ©es disponibles « reprĂ©senterait une rupture significative dans les normes et les politiques en matiĂšre de donnĂ©es », rappelle un expert. Les agents du Doge ont eu accĂšs Ă  d’innombrables bases, comme Ă  Save, un systĂšme de l’USCIS permettant aux administrations locales et Ă©tatiques, ainsi qu’au gouvernement fĂ©dĂ©ral, de vĂ©rifier le statut d’immigration d’une personne. Le Doge a Ă©galement eu accĂšs Ă  des donnĂ©es de la sĂ©curitĂ© sociale et des impĂŽts pour recouper toutes les informations disponibles. 

Le problĂšme, c’est que la surveillance et la protection des donnĂ©es est Ă©galement rendue plus difficile. Les coupes budgĂ©taires et les licenciements ont affectĂ© trois services clĂ©s qui constituaient des garde-fous importants contre l’utilisation abusive des donnĂ©es par les services fĂ©dĂ©raux, Ă  savoir le Bureau des droits civils et des libertĂ©s civiles (CRCL, Office for Civil Rights and Civil Liberties), le Bureau du mĂ©diateur chargĂ© de la dĂ©tention des immigrants et le Bureau du mĂ©diateur des services de citoyennetĂ© et d’immigration. Le CRCL, qui enquĂȘte sur d’éventuelles violations des droits de l’homme par le DHS et dont la crĂ©ation a Ă©tĂ© mandatĂ©e par le CongrĂšs est depuis longtemps dans le collimateur du Doge. 

Le 5 avril, le DHS a conclu un accord avec les services fiscaux (IRS) pour utiliser les donnĂ©es fiscales. Plus de sept millions de migrants travaillent et vivent aux États-Unis. L’ICE a Ă©galement rĂ©cemment versĂ© des millions de dollars Ă  l’entreprise privĂ©e Palantir pour mettre Ă  jour et modifier une base de donnĂ©es de l’ICE destinĂ©e Ă  traquer les immigrants, a rapportĂ© 404 Media. Le Washington Post a rapportĂ© Ă©galement que des reprĂ©sentants de Doge au sein d’agences gouvernementales – du DĂ©partement du Logement et du DĂ©veloppement urbain Ă  l’Administration de la SĂ©curitĂ© sociale – utilisent des donnĂ©es habituellement confidentielles pour identifier les immigrants sans papiers. Selon Wired, au DĂ©partement du Travail, le Doge a obtenu l’accĂšs Ă  des donnĂ©es sensibles sur les immigrants et les ouvriers agricoles. La fusion de toutes les donnĂ©es entre elles pour permettre un accĂšs panoptique aux informations est depuis l’origine le projet mĂȘme du ministĂšre de l’efficacitĂ© amĂ©ricain, qui espĂšre que l’IA va lui permettre de rendre le traitement omniscient

Le changement de finalitĂ©s de la collecte de donnĂ©es, moteur d’une dĂ©fiance gĂ©nĂ©ralisĂ©e

L’administration des impĂŽts a donc acceptĂ© un accord de partage d’information et de donnĂ©es avec les services d’immigration, rapporte la NPR, permettant aux agents de l’immigration de demander des informations sur les immigrants faisant l’objet d’une ordonnance d’expulsion. DerriĂšre ce qui paraĂźt comme un simple accĂšs Ă  des donnĂ©es, il faut voir un changement majeur dans l’utilisation des dossiers fiscaux. Les modalitĂ©s de ce partage d’information ne sont pas claires puisque la communication du cadre de partage a Ă©tĂ© expurgĂ©e de trĂšs nombreuses informations. Pour Murad Awawdeh, responsable de la New York Immigration Coalition, ce partage risque d’instaurer un haut niveau de dĂ©fiance Ă  respecter ses obligations fiscales, alors que les immigrants paient des impĂŽts comme les autres et que les services fiscaux assuraient jusqu’à prĂ©sent aux contribuables sans papiers la confidentialitĂ© de leurs informations et la sĂ©curitĂ© de leur dĂ©claration de revenus.

La NPR revient Ă©galement sur un autre changement de finalitĂ©, particuliĂšrement problĂ©matique : celle de l’application CBP One. Cette application lancĂ©e en 2020 par l’administration Biden visait Ă  permettre aux immigrants de faire une demande d’asile avant de pĂ©nĂ©trer aux Etats-Unis. Avec l’arrivĂ©e de l’administration Trump, les immigrants qui ont candidatĂ© Ă  une demande d’asile ont reçu une notification les enjoignants Ă  quitter les Etats-Unis et les donnĂ©es de l’application ont Ă©tĂ© partagĂ©es avec les services de police pour localiser les demandeurs d’asile et les arrĂȘter pour les reconduire aux frontiĂšres. Pour le dire simplement : une application de demande d’asile est dĂ©sormais utilisĂ©e par les services de police pour identifier ces mĂȘmes demandeurs et les expulser. Les finalitĂ©s sociales sont transformĂ©es en finalitĂ©s policiĂšres. La confidentialitĂ© mĂȘme des donnĂ©es est dĂ©truite.

CBP One n’est pas la seule application dont la finalitĂ© a Ă©tĂ© modifiĂ©e. Une belle enquĂȘte du New York Times Ă©voque une application administrĂ©e par Geo Group, l’un des principaux gestionnaires privĂ©s de centres pĂ©nitentiaires et d’établissements psychiatriques aux Etats-Unis. Une application que des Ă©trangers doivent utiliser pour se localiser et s’identifier rĂ©guliĂšrement, Ă  la maniĂšre d’un bracelet Ă©lectronique. RĂ©cemment, des utilisateurs de cette application ont Ă©tĂ© convoquĂ©s Ă  un centre d’immigration pour mise Ă  jour de l’application. En fait, ils ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s. 

Geo Group a dĂ©veloppĂ© une activitĂ© lucrative d’applications et de bracelets Ă©lectroniques pour surveiller les immigrants pour le compte du gouvernement fĂ©dĂ©ral qui ont tous Ă©tĂ© mis au service des procĂ©dures d’expulsion lancĂ©es par l’administration Trump, constatent nombre d’associations d’aides aux Ă©trangers. “Alors mĂȘme que M. Trump rĂ©duit les dĂ©penses du gouvernement fĂ©dĂ©ral, ses agences ont attribuĂ© Ă  Geo Group de nouveaux contrats fĂ©dĂ©raux pour hĂ©berger des immigrants sans papiers. Le DHS envisage Ă©galement de renouveler un contrat de longue date avec l’entreprise – d’une valeur d’environ 350 millions de dollars l’an dernier – pour suivre les quelque 180 000 personnes actuellement sous surveillance”. Ce programme “d’alternative Ă  la dĂ©tention en centre de rĂ©tention Â» que Noor Zafar, avocate principale Ă  l’American Civil Liberties Union, estime relever plutĂŽt d’une “extension Ă  la dĂ©tention”, consiste en des applications et bracelets Ă©lectroniques. Les programmes de Geo Group, coĂ»teux, n’ont pas Ă©tĂ© ouverts Ă  la concurrence, rapporte le New York Times, qui explique Ă©galement que ses programmes sont en plein boom. Ces applications permettent aux employĂ©s de Geo Group de savoir en temps rĂ©el oĂč se trouvent leurs porteurs, leur permettent de dĂ©limiter des zones dont ils ne peuvent pas sortir sans dĂ©clencher des alertes. 

Une confiance impossible !

Ces exemples amĂ©ricains de changement de finalitĂ©s sont emblĂ©matiques et profondĂ©ment problĂ©matiques. Ils ne se posent pourtant pas que de l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique. Utiliser des donnĂ©es produites dans un contexte pour d’autres enjeux et d’autres contextes est au cƓur des fonctionnements des systĂšmes numĂ©riques, comme nous l’avions vu Ă  l’époque du Covid. Les finalitĂ©s des traitements des services numĂ©riques qu’on utilise sont rarement claires, notamment parce qu’elles peuvent ĂȘtre mises Ă  jour unilatĂ©ralement et ce, sans garantie. Et le changement de finalitĂ© peut intervenir Ă  tout moment, quelque soit l’application que vous utilisez. Remplir un simple questionnaire d’évaluation peut finalement, demain, ĂȘtre utilisĂ© par le service qui le conçoit ou d’autres pour une toute autre finalitĂ©, et notamment pour rĂ©duire les droits des utilisateurs qui y ont rĂ©pondu. RĂ©pondre Ă  un questionnaire de satisfaction de votre banque ou d’un service public, qui semble anodin, peut divulguer des donnĂ©es qui seront utilisĂ©es pour d’autres enjeux. Sans renforcer la protection absolue des donnĂ©es, le risque est que ces exemples dĂ©multiplient la mĂ©fiance voire le rejet des citoyens et des administrĂ©s. A quoi va ĂȘtre utilisĂ© le questionnaire qu’on me propose ? Pourra-t-il ĂȘtre utilisĂ© contre moi ? Qu’est-ce qui me garantie qu’il ne le sera pas ? 

La confiance dans l’utilisation qui est faite des donnĂ©es par les services, est en train d’ĂȘtre profondĂ©ment remise en question par l’exemple amĂ©ricain et pourrait avoir des rĂ©percussions sur tous les services numĂ©riques, bien au-delĂ  des Etats-Unis. La spĂ©cialiste de la sĂ©curitĂ© informatique, Susan Landau, nous l’avait pourtant rappelĂ© quand elle avait Ă©tudiĂ© les dĂ©faillances des applications de suivi de contact durant la pandĂ©mie : la confidentialitĂ© est toujours critique. Elle parlait bien sĂ»r des donnĂ©es de santĂ© des gens, mais on comprend qu’assurer la confidentialitĂ© des donnĂ©es personnelles que les autoritĂ©s dĂ©tiennent sur les gens est tout aussi critique. Les dĂ©faillances de confidentialitĂ© sapent la confiance des autoritĂ©s qui sont censĂ©es pourtant ĂȘtre les premiĂšres garantes des donnĂ©es personnelles des citoyens. 

Aurait-on oublié pourquoi les données sont cloisonnées ?

« Ces systĂšmes sont cloisonnĂ©s pour une raison », rappelle Victoria Noble, avocate Ă  l’Electronic Frontier Foundation. « Lorsque vous centralisez toutes les donnĂ©es d’une agence dans un rĂ©fĂ©rentiel central accessible Ă  tous les membres de l’agence, voire Ă  d’autres agences, vous augmentez considĂ©rablement le risque que ces informations soient consultĂ©es par des personnes qui n’en ont pas besoin et qui les utilisent Ă  des fins inappropriĂ©es ou rĂ©pressives, pour les instrumentaliser, les utiliser contre des personnes qu’elles dĂ©testent, des dissidents, surveiller des immigrants ou d’autres groupes. »

« La principale inquiĂ©tude dĂ©sormais est la crĂ©ation d’une base de donnĂ©es fĂ©dĂ©rale unique contenant tout ce que le gouvernement sait sur chaque personne de ce pays », estime Cody Venzke de l’Union amĂ©ricaine pour les libertĂ©s civiles (ACLU). « Ce que nous voyons est probablement la premiĂšre Ă©tape vers la crĂ©ation d’un dossier centralisĂ© sur chaque habitant.» Wired rapporte d’ailleurs que l’ACLU a dĂ©posĂ© plainte contre l’Administration de la SĂ©curitĂ© Sociale (SSA) et le DĂ©partement des Anciens Combattants (VA) qui ont ouvert des accĂšs de donnĂ©es sensibles au Doge en violation de la loi sur la libertĂ© d’information, aprĂšs en avoir dĂ©jĂ  dĂ©posĂ© une en fĂ©vrier contre le TrĂ©sor amĂ©ricain pour les mĂȘmes raisons (alors que ce n’est pas nĂ©cessairement la seule maniĂšre de procĂ©der. ConfrontĂ© aux demandes du Doge, le rĂ©gulateur des marchĂ©s financiers amĂ©ricains, rapporte Reuters, a pour l’instant pu crĂ©er une Ă©quipe de liaison spĂ©cifique pour rĂ©pondre aux demandes d’information du Doge, afin que ses Ă©quipes n’aient pas accĂšs aux donnĂ©es de l’autoritĂ© des marchĂ©s financiers). 

En dĂ©posant plainte, l’ACLU cherche notamment Ă  obtenir des documents pour saisir exactement ce Ă  quoi a accĂšs le Doge. “Les AmĂ©ricains mĂ©ritent de savoir qui a accĂšs Ă  leurs numĂ©ros de sĂ©curitĂ© sociale, Ă  leurs informations bancaires et Ă  leurs dossiers mĂ©dicaux”, explique une avocate de l’ACLU. 

Le cloisonnement des donnĂ©es, des bases, selon leurs finalitĂ©s et les agences qui les administrent, est un moyen non seulement d’en prĂ©server l’intĂ©gritĂ©, mais Ă©galement d’en assurer la sĂ©curitĂ© et la confidentialitĂ©. Ce sont ces verrous qui sont en train de sauter dans toutes les administrations sous la pression du Doge, posant des questions de sĂ©curitĂ© inĂ©dites, comme nous nous en inquiĂ©tons avec Jean Cattan dans une lettre du Conseil national du numĂ©rique. Ce sont les mesures de protection d’une dĂ©mocratie numĂ©rique qui sont en train de voler en Ă©clat

Pour Wired, Brian Barrett estime que les donnĂ©es qu’agrĂšge le Doge ne sont pas tant un outil pour produire une hypothĂ©tique efficacitĂ©, qu’une arme au service des autoritĂ©s. La question de l’immigration n’est qu’un terrain d’application parmi d’autres. La brutalitĂ© qui s’abat sur les Ă©trangers, les plus vulnĂ©rables, les plus dĂ©munis, est bien souvent une prĂ©figuration de son extension Ă  toutes les autres populations, nous disait le philosophe Achille Mbembe dans Brutalisme

Et maintenant que les croisements de donnĂ©es sont opĂ©rationnels, que les donnĂ©es ont Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©es par les Ă©quipes du Doge, l’enjeu va ĂȘtre de les faire parler, de les mettre en pratique. 

Finalement, le dĂ©part annoncĂ© ou probable de Musk de son poste en premiĂšre ligne du Doge ne signe certainement pas la fin de cette politique, toute impopulaire qu’elle soit (enfin, Musk est bien plus impopulaire que les Ă©conomies dans les services publics qu’il propose), mais au contraire, le passage Ă  une autre phase. Le Doge a pris le contrĂŽle, et il s’agit dĂ©sormais de rendre les donnĂ©es productives. L’efficacitĂ© n’est plus de rĂ©duire les dĂ©penses publiques de 2 000 milliards de dollars, comme le promettait Musk Ă  son arrivĂ©e. Il a lui-mĂȘme reconnu qu’il ne visait plus que 150 milliards de dollars de coupe en 2025, soit 15 % de l’objectif initial, comme le soulignait Le Monde. Mais le dĂ©bat sur les coupes et l’efficacitĂ©, sont d’abord un quolifichet qu’on agite pour dĂ©tourner l’attention de ce qui se dĂ©roule vraiment, Ă  savoir la fin de la vie privĂ©e aux Etats-Unis. En fait, la politique initiĂ©e par le Doge ne s’arrĂȘtera pas avec le retrait probable de Musk. IL n’en a Ă©tĂ© que le catalyseur.

Elizabeth Lopatto pour The Verge explique elle aussi que l’ùre du Doge ne fait que commencer. MalgrĂ© ses Ă©checs patents et l’explosion des plaintes judiciaires Ă  son encontre (Bloomberg a dĂ©nombrĂ© plus de 300 actions en justice contre les dĂ©cisions prises par le prĂ©sident Trump : dans 128 affaires, ils ont suspendu les dĂ©cisions de l’administration Trump). Pour elle, Musk ne va pas moins s’immiscer dans la politique publique. Son implication risque surtout d’ĂȘtre moins publique et moins visible dans ses ingĂ©rences, afin de prĂ©server son Ă©go et surtout son portefeuille. Mais surtout, estime-t-elle, les tribunaux ne sauveront pas les AmĂ©ricains des actions du Doge, notamment parce que dans la plupart des cas, les dĂ©cisions tardent Ă  ĂȘtre prises et Ă  ĂȘtre effectives. Pourtant, si les tribunaux Ă©taient favorables Ă  « l’élimination de la fraude et des abus », comme le dit Musk – Ă  ce stade, ils devraient surtout Ɠuvrer Ă  â€œĂ©liminer le Doge” !

Ce n’est malgrĂ© tout pas la direction qui est prise, au contraire. MĂȘme si Musk s’en retire, l’administration continue Ă  renforcer le pouvoir du Doge qu’à l’éteindre. C’est ainsi qu’il faut lire le rĂ©cent hackathon aux services fiscaux ou le projet qui s’esquisse avec Palantir. L’ICE, sous la coupe du Doge, vient de demander Ă  Palantir, la sulfureuse entreprise de Thiel, de construire une plateforme dĂ©diĂ©e, explique Wired : “ImmigrationOS”, « le systĂšme d’exploitation de l’immigration Â» (sic). Un outil pour “choisir les personnes Ă  expulser”, en accordant une prioritĂ© particuliĂšre aux personnes dont le visa est dĂ©passĂ© qui doivent, selon la demande de l’administration, prendre leurs dispositions pour “s’expulser elles-mĂȘmes des Etats-Unis”. L’outil qui doit ĂȘtre livrĂ© en septembre a pour fonction de cibler et prioriser les mesures d’application, c’est-Ă -dire d’aider Ă  sĂ©lectionner les Ă©trangers en situation irrĂ©guliĂšre, les localiser pour les arrĂȘter. Il doit permettre de suivre que les Ă©trangers en situation irrĂ©guliĂšre prennent bien leur disposition pour quitter les Etats-Unis, afin de mesurer la rĂ©alitĂ© des dĂ©parts, et venir renforcer les efforts des polices locales, bras armĂ©es des mesures de dĂ©portation, comme le pointait The Markup

De ImmigrationOS au panoptique américain : le démantÚlement des mesures de protection de la vie privée

Dans un article pour Gizmodo qui donne la parole Ă  nombre d’opposants Ă  la politique de destructions des silos de donnĂ©es, plusieurs rappellent les propos du sĂ©nateur dĂ©mocrate Sam Ervin, auteur de la loi sur la protection des informations personnelles suite au scandale du Watergate, qui redoutait le caractĂšre totalitaire des informations gouvernementales sur les citoyens. Pour Victoria Noble de l’Electronic Frontier Foundation, ce contrĂŽle pourrait conduire les autoritĂ©s Ă  « exercer des reprĂ©sailles contre les critiques adressĂ©es aux reprĂ©sentants du gouvernement, Ă  affaiblir les opposants politiques ou les ennemis personnels perçus, et Ă  cibler les groupes marginalisĂ©s. Â» N’oubliez pas qu’il s’agit du mĂȘme prĂ©sident qui a qualifiĂ© d’« ennemis » les agents Ă©lectoraux, les journalistes, les juges et, en fait, toute personne en dĂ©saccord avec lui. Selon Reuters, le Doge a dĂ©jĂ  utilisĂ© l’IA pour dĂ©tecter les cas de dĂ©loyautĂ© parmi les fonctionnaires fĂ©dĂ©raux. Pour les dĂ©fenseurs des libertĂ©s et de la confidentialitĂ©, il est encore temps de renforcer les protections citoyennes. Et de rappeler que le passage de la sĂ»retĂ© Ă  la sĂ©curitĂ©, de la dĂ©fense contre l’arbitraire Ă  la dĂ©fense de l’arbitraire, vient de ce que les Ă©lus ont passĂ© bien plus d’énergie Ă  lĂ©gifĂ©rer pour la surveillance qu’à Ă©tablir des garde-fous contre celle-ci, autorisant toujours plus de dĂ©rives, comme d’autoriser la surveillance des individus sans mandats de justice.

Pour The Atlantic, Ian Bogost et Charlie Warzel estiment que le Doge est en train de construire le panoptique amĂ©ricain. Ils rappellent que l’administration est l’univers de l’information, composĂ©e de constellations de bases de donnĂ©es. Des impĂŽts au travail, toutes les administrations collectent et produisent des donnĂ©es sur les AmĂ©ricains, et notamment des donnĂ©es particuliĂšrement sensibles et personnelles. Jusqu’à prĂ©sent, de vieilles lois et des normes fragiles ont empĂȘchĂ© que les dĂ©pĂŽts de donnĂ©es ne soient regroupĂ©s. Mais le Doge vient de faire voler cela en Ă©clat, prĂ©parant la construction d’un Etat de surveillance centralisĂ©. En mars, le prĂ©sident Trump a publiĂ© un dĂ©cret visant Ă  Ă©liminer les silos de donnĂ©es qui maintiennent les informations sĂ©parĂ©ment. 

Dans leur article, Bogost et Warzel listent d’innombrables bases de donnĂ©es maintenues par des agences administratives : bases de donnĂ©es de revenus, bases de donnĂ©es sur les lanceurs d’alerte, bases de donnĂ©es sur la santĂ© mentale d’anciens militaires
 L’IA promet de transformer ces masses de donnĂ©es en outils “consultables, exploitables et rentables”. Mais surtout croisables, interconnectables. Les entreprises bĂ©nĂ©ficiant de prĂȘts fĂ©dĂ©raux et qui ont du mal Ă  rembourser, pourraient dĂ©sormais ĂȘtre punies au-delĂ  de ce qui est possible, par la rĂ©vocation de leurs licences, le gel des aides ou de leurs comptes bancaires. Une forme d’application universelle permettant de tout croiser et de tout inter-relier. Elles pourraient permettre de cibler la population en fonction d’attributs spĂ©cifiques. L’utilisation actuelle par le gouvernement de ces donnĂ©es pour expulser des Ă©trangers, et son refus de fournir des preuves d’actes rĂ©prĂ©hensibles reprochĂ©es Ă  certaines personnes expulsĂ©es, suggĂšre que l’administration a dĂ©jĂ  franchi la ligne rouge de l’utilisation des donnĂ©es Ă  des fins politiques

Le Doge ne se contente pas de dĂ©manteler les mesures de protection de la vie privĂ©e, il ignore qu’elles ont Ă©tĂ© rĂ©digĂ©es. Beaucoup de bases ont Ă©tĂ© conçues sans interconnectivitĂ© par conception, pour protĂ©ger la vie privĂ©e. “Dans les cas oĂč le partage d’informations ou de donnĂ©es est nĂ©cessaire, la loi sur la protection de la vie privĂ©e de 1974 exige un accord de correspondance informatique (Computer Matching Agreement, CMA), un contrat Ă©crit qui dĂ©finit les conditions de ce partage et assure la protection des informations personnelles. Un CMA est « un vĂ©ritable casse-tĂȘte », explique un fonctionnaire, et constitue l’un des moyens utilisĂ©s par le gouvernement pour dĂ©courager l’échange d’informations comme mode de fonctionnement par dĂ©faut”

La centralisation des donnĂ©es pourrait peut-ĂȘtre permettre d’amĂ©liorer l’efficacitĂ© gouvernementale, disent bien trop rapidement Bogost et Warzel, alors que rien ne prouve que ces croisements de donnĂ©es produiront autre chose qu’une discrimination toujours plus Ă©tendue car parfaitement granulaire. La protection de la vie privĂ©e vise Ă  limiter les abus de pouvoir, notamment pour protĂ©ger les citoyens de mesures de surveillance illĂ©gales du gouvernement

DerriĂšre les bases de donnĂ©es, rappellent encore les deux journalistes, les donnĂ©es ne sont pas toujours ce que l’on imagine. Toutes les donnĂ©es de ces bases ne sont pas nĂ©cessairement numĂ©risĂ©es. Les faire parler et les croiser ne sera pas si simple. Mais le Doge a eu accĂšs Ă  des informations inĂ©dites. “Ce que nous ignorons, c’est ce qu’ils ont copiĂ©, exfiltrĂ© ou emportĂ© avec eux”. 

“Doge constitue l’aboutissement logique du mouvement Big Data” : les donnĂ©es sont un actif. Les collecter et les croiser est un moyen de leur donner de la valeur. Nous sommes en train de passer d’une administration pour servir les citoyens Ă  une administration pour les exploiter, suggĂšrent certains agents publics. Ce renversement de perspective “correspond parfaitement Ă  l’éthique transactionnelle de Trump”. Ce ne sont plus les intĂ©rĂȘts des amĂ©ricains qui sont au centre de l’équation, mais ceux des intĂ©rĂȘts commerciaux des services privĂ©s, des intĂ©rĂȘts des amis et alliĂ©s de Trump et Musk.

La menace totalitaire de l’accaparement des donnĂ©es personnelles gouvernementales

C’est la mĂȘme inquiĂ©tude qu’exprime la politiste Allison Stanger dans un article pour The Conversation, qui rappelle que l’accĂšs aux donnĂ©es gouvernementales n’a rien Ă  voir avec les donnĂ©es personnelles que collectent les entreprises privĂ©es. Les rĂ©fĂ©rentiels gouvernementaux sont des enregistrements vĂ©rifiĂ©s du comportement humain rĂ©el de populations entiĂšres. « Les publications sur les rĂ©seaux sociaux et les historiques de navigation web rĂ©vĂšlent des comportements ciblĂ©s ou intentionnels, tandis que les bases de donnĂ©es gouvernementales capturent les dĂ©cisions rĂ©elles et leurs consĂ©quences. Par exemple, les dossiers Medicare rĂ©vĂšlent les choix et les rĂ©sultats en matiĂšre de soins de santĂ©. Les donnĂ©es de l’IRS et du TrĂ©sor rĂ©vĂšlent les dĂ©cisions financiĂšres et leurs impacts Ă  long terme. Les statistiques fĂ©dĂ©rales sur l’emploi et l’éducation rĂ©vĂšlent les parcours scolaires et les trajectoires professionnelles. Â» Ces donnĂ©es lĂ , capturĂ©es pour faire tourner et entraĂźner des IA sont Ă  la fois longitudinales et fiables. « Chaque versement de la SĂ©curitĂ© sociale, chaque demande de remboursement Medicare et chaque subvention fĂ©dĂ©rale constituent un point de donnĂ©es vĂ©rifiĂ© sur les comportements rĂ©els. Ces donnĂ©es n’existent nulle part ailleurs aux États-Unis avec une telle ampleur et une telle authenticitĂ©. Â» « Les bases de donnĂ©es gouvernementales suivent des populations entiĂšres au fil du temps, et pas seulement les utilisateurs actifs en ligne. Elles incluent les personnes qui n’utilisent jamais les rĂ©seaux sociaux, n’achĂštent pas en ligne ou Ă©vitent activement les services numĂ©riques. Pour une entreprise d’IA, cela impliquerait de former les systĂšmes Ă  la diversitĂ© rĂ©elle de l’expĂ©rience humaine, plutĂŽt qu’aux simples reflets numĂ©riques que les gens projettent en ligne.«  A terme, explique Stanger, ce n’est pas la mĂȘme IA Ă  laquelle nous serions confrontĂ©s. « Imaginez entraĂźner un systĂšme d’IA non seulement sur les opinions concernant les soins de santĂ©, mais aussi sur les rĂ©sultats rĂ©els des traitements de millions de patients. Imaginez la diffĂ©rence entre tirer des enseignements des discussions sur les rĂ©seaux sociaux concernant les politiques Ă©conomiques et analyser leurs impacts rĂ©els sur diffĂ©rentes communautĂ©s et groupes dĂ©mographiques sur des dĂ©cennies Â». Pour une entreprise dĂ©veloppant des IA, l’accĂšs Ă  ces donnĂ©es constituerait un avantage quasi insurmontable. « Un modĂšle d’IA, entraĂźnĂ© Ă  partir de ces donnĂ©es gouvernementales pourrait identifier les schĂ©mas thĂ©rapeutiques qui rĂ©ussissent lĂ  oĂč d’autres Ă©chouent, et ainsi dominer le secteur de la santĂ©. Un tel modĂšle pourrait comprendre comment diffĂ©rentes interventions affectent diffĂ©rentes populations au fil du temps, en tenant compte de facteurs tels que la localisation gĂ©ographique, le statut socio-Ă©conomique et les pathologies concomitantes. Â» Une entreprise d’IA qui aurait accĂšs aux donnĂ©es fiscales, pourrait « dĂ©velopper des capacitĂ©s exceptionnelles de prĂ©vision Ă©conomique et de prĂ©vision des marchĂ©s. Elle pourrait modĂ©liser les effets en cascade des changements rĂ©glementaires, prĂ©dire les vulnĂ©rabilitĂ©s Ă©conomiques avant qu’elles ne se transforment en crises et optimiser les stratĂ©gies d’investissement avec une prĂ©cision impossible Ă  atteindre avec les mĂ©thodes traditionnelles Â». Explique Stanger, en Ă©tant peut-ĂȘtre un peu trop dithyrambique sur les potentialitĂ©s de l’IA, quand rien ne prouve qu’elles puissent faire mieux que nos approches plus classiques. Pour Stanger, la menace de l’accĂšs aux donnĂ©es gouvernementales par une entreprise privĂ©e transcende les prĂ©occupations relatives Ă  la vie privĂ©e des individus. Nous deviendrons des sujets numĂ©riques plutĂŽt que des citoyens, prĂ©dit-elle. Les donnĂ©es absolues corrompt absolument, rappelle Stanger. Oubliant peut-ĂȘtre un peu rapidement que ce pouvoir totalitaire est une menace non seulement si une entreprise privĂ©e se l’accapare, mais Ă©galement si un Etat le dĂ©ploie. La menace d’un Etat totalitaire par le croisement de toutes les donnĂ©es ne rĂ©side pas seulement par l’accaparement de cette puissance au profit d’une entreprise, comme celles de Musk, mais Ă©galement au profit d’un Etat. 

Nombre de citoyens Ă©taient dĂ©jĂ  rĂ©signĂ©s face Ă  l’accumulation de donnĂ©es du secteur privĂ©, face Ă  leur exploitation sans leur consentement, concluent Bogost et Warzel. L’idĂ©e que le gouvernement cĂšde Ă  son tour ses donnĂ©es Ă  des fins privĂ©es est scandaleuse, mais est finalement prĂ©visible. La surveillance privĂ©e comme publique n’a cessĂ© de se dĂ©velopper et de se renforcer. La rupture du barrage, la levĂ©e des barriĂšres morales, limitant la possibilitĂ© Ă  recouper l’ensemble des donnĂ©es disponibles, n’était peut-ĂȘtre qu’une question de temps. Certes, le pire est dĂ©sormais devant nous, car cette rupture de barriĂšre morale en annonce d’autres. Dans la kleptocratie des donnĂ©es qui s’est ouverte, celles-ci pourront ĂȘtre utilisĂ©es contre chacun, puisqu’elles permettront dĂ©sormais de trouver une justification rĂ©troactive voire de l’inventer, puisque l’intĂ©gritĂ© des bases de donnĂ©es publiques ne saurait plus ĂȘtre garantie. Bogost et Warzel peuvent imaginer des modalitĂ©s, en fait, dĂ©sormais, les systĂšmes n’ont mĂȘme pas besoin de corrĂ©ler vos dons Ă  des associations pro-palestiniennes pour vous refuser une demande de prĂȘt ou de subvention. Il suffit de laisser croire que dĂ©sormais, le croisement de donnĂ©es le permet. 

Pire encore, “les AmĂ©ricains sont tenus de fournir de nombreuses donnĂ©es sensibles au gouvernement, comme des informations sur le divorce d’une personne pour garantir le versement d’une pension alimentaire, ou des dossiers dĂ©taillĂ©s sur son handicap pour percevoir les prestations d’assurance invaliditĂ© de la SĂ©curitĂ© sociale”, rappelle Sarah Esty, ancienne conseillĂšre principale pour la technologie et la prestation de services au ministĂšre amĂ©ricain de la SantĂ© et des Services sociaux. “Ils ont agi ainsi en Ă©tant convaincus que le gouvernement protĂ©gerait ces donnĂ©es et que seules les personnes autorisĂ©es et absolument nĂ©cessaires Ă  la prestation des services y auraient accĂšs. Si ces garanties sont violĂ©es, ne serait-ce qu’une seule fois, la population perdra confiance dans le gouvernement, ce qui compromettra Ă  jamais sa capacitĂ© Ă  gĂ©rer ces services”. C’est exactement lĂ  oĂč l’AmĂ©rique est plongĂ©e. Et le risque, devant nous, est que ce qui se passe aux Etats-Unis devienne un modĂšle pour saper partout les garanties et la protection des donnĂ©es personnelles

Hubert Guillaud

Doge : la privatisation des services publics

Il reste difficile de suivre ce qui se dĂ©roule de l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique depuis l’arrivĂ©e de Trump au pouvoir, ce dĂ©mantĂšlement de l’AmĂ©rique, comme nous l’appelions. Nous avons tentĂ© Ă©galement de faire le point de ce qu’était le Doge, de quelle efficacitĂ© il Ă©tait le nom, Ă  savoir un piratage, un remplacement dĂ©mocratique, une porte ouverte pour la corruption et l’escroquerie
 Depuis, les articles s’accumulent encore. Un son de cloche complĂ©mentaire le prĂ©sente souvent comme une privatisation inĂ©dite des services publics. Explorons cette piste. 

Une privatisation inédite : les délégataires aux commandes

Le Doge tient d’une privatisation inĂ©dite des services publics, assĂšne Brett Heinz pour The American Prospect, rappelant que si Musk a dĂ©pensĂ© 290 millions de dollars pour l’élection de Trump, ses entreprises ont reçu plus de 38 milliards de dollars d’aides gouvernementales au cours des deux derniĂšres dĂ©cennies. 

En fait, le Doge ne vise pas Ă  accroĂźtre l’efficacitĂ© gouvernementale, mais bien Ă  dĂ©manteler la fonction publique en ciblant les dĂ©penses que Musk et Trump dĂ©sapprouvent, tout en centralisant le pouvoir dĂ©cisionnel Ă  la Maison Blanche. Mais surtout, le Doge entĂ©rine une nouvelle stratĂ©gie : « l’accession de sous-traitants gouvernementaux comme Musk au rang de dĂ©cideurs politiques Â». Ce sont ceux qu’on appellerait en France les dĂ©lĂ©gataires des services publics qui prennent les commandes. 

« La seule classe parasitaire qui profite de l’inefficacitĂ© du gouvernement est constituĂ©e de sous-traitants gouvernementaux Ă  but lucratif comme Musk, qui s’enrichissent sur l’argent des contribuables en fournissant des services hors de prix pour compenser le manque de capacitĂ©s de l’État, tout en utilisant leurs milliards pour manipuler le systĂšme Ă  leur avantage. Permettre Ă  des sous-traitants comme lui de dĂ©cider de la façon dont le gouvernement dĂ©pense l’argent est Ă  la fois un affront Ă  la dĂ©mocratie et une invitation ouverte Ă  davantage de corruption Â», explique Heinz.

« La plupart des AmĂ©ricains ignorent Ă  quel point leur gouvernement a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© privatisĂ©. On estimait en 2017 que plus de 40 % des personnes travaillant pour le gouvernement ne sont pas rĂ©ellement des fonctionnaires. Ce sont des sous-traitants d’entreprises privĂ©es, embauchĂ©s pour prendre en charge une tĂąche particuliĂšre du secteur public. Dans certains secteurs gouvernementaux, comme l’armĂ©e, le recours aux sous-traitants est monnaie courante : en 2019, on comptait 1,5 sous-traitant pour chaque soldat amĂ©ricain en Irak et en Afghanistan. Â»

Pour le dire autrement, le gouvernement fĂ©dĂ©ral ne souffre pas d’un effectif plĂ©thorique, au contraire : il y a moins d’employĂ©s fĂ©dĂ©raux en 2015 qu’en 1984. Par contre, la sous-traitance privĂ©e, elle, a explosĂ©. « Entre 2013 et 2023, les dĂ©penses totales consacrĂ©es Ă  l’attribution de contrats fĂ©dĂ©raux ont augmentĂ© de prĂšs de 65 % Â»

La croyance dans l’efficacitĂ© de la sous-traitance privĂ©e n’a jamais Ă©tĂ© corroborĂ©e par des preuves solides, rappelle Heinz. Reste que, dĂ©sormais, ces contractants ne veulent pas seulement rĂ©soudre pour plus cher les problĂšmes du secteur public, ils veulent aussi pouvoir dĂ©cider, pour le gouvernement, de la nature du problĂšme. « Les entrepreneurs ne veulent pas simplement obĂ©ir aux ordres du gouvernement, mais fonctionner comme un para-État capable d’influencer les ordres que le gouvernement leur donne. À l’instar du rĂȘve de Musk de construire des voitures autonomes, l’industrie rĂȘve d’un entrepreneur auto-contractant. Et Musk lui-mĂȘme teste ce concept. Â» Brett Heinz rappelle que les rafles de donnĂ©es du Doge ont d’abord ciblĂ© des agences fĂ©dĂ©rales oĂč Musk avait des conflits d’intĂ©rĂȘts. « En le qualifiant d’ailleurs d’« employĂ© spĂ©cial du gouvernement », la Maison Blanche lui impose des normes Ă©thiques moins strictes que la plupart des fonctionnaires qu’il licencie. Â» Et Musk n’est pas le seul sous-traitant du gouvernement Ă  y Ă©tendre son pouvoir. « On entend souvent dire que le gouvernement devrait ĂȘtre gĂ©rĂ© « davantage comme une entreprise ». Le cas du Doge nous montre pourtant le contraire. Si nous voulions rĂ©ellement un gouvernement plus efficace, il faudrait rĂ©duire le nombre de sous-traitants et embaucher davantage de fonctionnaires, souvent plus rentables et toujours plus responsables et transparents. Musk fait le contraire, offrant Ă  ses entreprises et alliĂ©s davantage d’opportunitĂ©s d’intervenir et de proposer des travaux surĂ©valuĂ©s et de qualitĂ© douteuse. Â»

L’effondrement des services publics

Le Washington Post raconte l’effondrement de la SĂ©curitĂ© sociale amĂ©ricaine. L’agence fĂ©dĂ©rale, qui verse 1 500 milliards de dollars par an en prestations sociales Ă  73 millions de retraitĂ©s, Ă  leurs survivants et aux AmĂ©ricains pauvres et handicapĂ©s a vu ses effectifs fondre. Son site web est souvent en panne depuis que le Doge a pris les commandes, empĂȘchant de nombreux bĂ©nĂ©ficiaires de mettre Ă  jour leurs demandes ou d’obtenir des informations sur des aides qui ne viennent plus. 12% des 57 000 employĂ©s ont Ă©tĂ© licenciĂ©s. Des milliers d’AmĂ©ricains s’inquiĂštent auprĂšs de leurs dĂ©putĂ©s ou de l’agence des versements Ă  venir. « La sĂ©curitĂ© sociale est la principale source de revenus d’environ 40 % des AmĂ©ricains ĂągĂ©s Â». En sous-effectif et en manque de budgets de fonctionnement depuis longtemps, la purge est en train de laminer ce qu’il restait du service. Mais, face aux retraitĂ©s inquiets, les employĂ©s ont peu de rĂ©ponses Ă  apporter, et ce alors que les escroqueries en ligne se multiplient, profitant de l’aubaine que l’inquiĂ©tude gĂ©nĂšre auprĂšs d’eux. Certains bureaux estiment que les gens pourraient ĂȘtre privĂ©s de prestations pendant des mois. 

Wired rapporte que le Doge a dĂ©cidĂ© de réécrire le code du systĂšme de la SĂ©curitĂ© sociale amĂ©ricaine, afin de se dĂ©barrasser du langage Cobol avec lequel il a Ă©tĂ© Ă©crit depuis l’origine et que peu de dĂ©veloppeurs maĂźtrisent. Réécrire ce code en toute sĂ©curitĂ© prendrait des annĂ©es : le Doge souhaite que cela se fasse en quelques mois. Qu’importe si cela bloque les versements d’allocation de millions d’AmĂ©ricains. 

En 2020, pour Logic Mag, Mar Hicks avait explorĂ© les enjeux du langage Cobol depuis lequel nombre d’applications des services publics sont construites (et pas seulement aux Etats-Unis, notamment parce que ces systĂšmes sont souvent anciens, hĂ©ritages de formes de calcul prĂ©cĂ©dant l’arrivĂ©e d’internet). Mar Hicks rappelait dĂ©jĂ  que ce vieux langage de programmation avait Ă©tĂ©, durant la pandĂ©mie, un bouc-Ă©missaire idĂ©al pour expliquer la dĂ©faillance de nombre de services publics Ă  rĂ©pondre Ă  l’accroissement des demandes d’aides des administrĂ©s. Pourtant depuis 6 dĂ©cennies, les programmes Ă©crits en Cobol se sont rĂ©vĂ©lĂ©s extrĂȘmement robustes, trĂšs transparents et trĂšs accessibles. C’est sa grande accessibilitĂ© et sa grande lisibilitĂ© qui a conduit les informaticiens Ă  le dĂ©nigrer d’ailleurs, lui prĂ©fĂ©rant des langages plus complexes, valorisant leurs expertises d’informaticiens. Le problĂšme c’est que ces systĂšmes nĂ©cessitent surtout une maintenance constante. Or, c’est celle-ci qui a fait souvent dĂ©faut, notamment du fait des logiques d’austĂ©ritĂ© qui ont rĂ©duit le personnel en charge de la maintenance des programmes. “C’est ce manque d’investissement dans le personnel, dĂ» Ă  l’austĂ©ritĂ©, plutĂŽt que la fiction rĂ©pandue selon laquelle les programmeurs aux compĂ©tences obsolĂštes partaient Ă  la retraite, qui a Ă©liminĂ© les programmeurs Cobol des annĂ©es avant cette rĂ©cente crise.“ Hicks souligne que nous ne manquons pas de programmeurs Cobol. En fait, explique-t-elle : “la technologie actuelle pourrait bĂ©nĂ©ficier davantage de la rĂ©silience et de l’accessibilitĂ© que Cobol a apportĂ©es Ă  l’informatique, en particulier pour les systĂšmes Ă  fort impact”. 

“Les systĂšmes anciens ont de la valeur, et construire constamment de nouveaux systĂšmes technologiques pour des profits Ă  court terme au dĂ©triment des infrastructures existantes n’est pas un progrĂšs. En rĂ©alitĂ©, c’est l’une des voies les plus rĂ©gressives qu’une sociĂ©tĂ© puisse emprunter Â». “Le bonheur et le malheur d’une bonne infrastructure, c’est que lorsqu’elle fonctionne, elle est invisible : ce qui signifie que trop souvent, nous n’y accordons pas beaucoup d’attention. Jusqu’à ce qu’elle s’effondre”.

Doge : la privatisation des services publics

Il reste difficile de suivre ce qui se dĂ©roule de l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique depuis l’arrivĂ©e de Trump au pouvoir, ce dĂ©mantĂšlement de l’AmĂ©rique, comme nous l’appelions. Nous avons tentĂ© Ă©galement de faire le point de ce qu’était le Doge, de quelle efficacitĂ© il Ă©tait le nom, Ă  savoir un piratage, un remplacement dĂ©mocratique, une porte ouverte pour la corruption et l’escroquerie
 Depuis, les articles s’accumulent encore. Un son de cloche complĂ©mentaire le prĂ©sente souvent comme une privatisation inĂ©dite des services publics. Explorons cette piste. 

Une privatisation inédite : les délégataires aux commandes

Le Doge tient d’une privatisation inĂ©dite des services publics, assĂšne Brett Heinz pour The American Prospect, rappelant que si Musk a dĂ©pensĂ© 290 millions de dollars pour l’élection de Trump, ses entreprises ont reçu plus de 38 milliards de dollars d’aides gouvernementales au cours des deux derniĂšres dĂ©cennies. 

En fait, le Doge ne vise pas Ă  accroĂźtre l’efficacitĂ© gouvernementale, mais bien Ă  dĂ©manteler la fonction publique en ciblant les dĂ©penses que Musk et Trump dĂ©sapprouvent, tout en centralisant le pouvoir dĂ©cisionnel Ă  la Maison Blanche. Mais surtout, le Doge entĂ©rine une nouvelle stratĂ©gie : « l’accession de sous-traitants gouvernementaux comme Musk au rang de dĂ©cideurs politiques Â». Ce sont ceux qu’on appellerait en France les dĂ©lĂ©gataires des services publics qui prennent les commandes. 

« La seule classe parasitaire qui profite de l’inefficacitĂ© du gouvernement est constituĂ©e de sous-traitants gouvernementaux Ă  but lucratif comme Musk, qui s’enrichissent sur l’argent des contribuables en fournissant des services hors de prix pour compenser le manque de capacitĂ©s de l’État, tout en utilisant leurs milliards pour manipuler le systĂšme Ă  leur avantage. Permettre Ă  des sous-traitants comme lui de dĂ©cider de la façon dont le gouvernement dĂ©pense l’argent est Ă  la fois un affront Ă  la dĂ©mocratie et une invitation ouverte Ă  davantage de corruption Â», explique Heinz.

« La plupart des AmĂ©ricains ignorent Ă  quel point leur gouvernement a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© privatisĂ©. On estimait en 2017 que plus de 40 % des personnes travaillant pour le gouvernement ne sont pas rĂ©ellement des fonctionnaires. Ce sont des sous-traitants d’entreprises privĂ©es, embauchĂ©s pour prendre en charge une tĂąche particuliĂšre du secteur public. Dans certains secteurs gouvernementaux, comme l’armĂ©e, le recours aux sous-traitants est monnaie courante : en 2019, on comptait 1,5 sous-traitant pour chaque soldat amĂ©ricain en Irak et en Afghanistan. Â»

Pour le dire autrement, le gouvernement fĂ©dĂ©ral ne souffre pas d’un effectif plĂ©thorique, au contraire : il y a moins d’employĂ©s fĂ©dĂ©raux en 2015 qu’en 1984. Par contre, la sous-traitance privĂ©e, elle, a explosĂ©. « Entre 2013 et 2023, les dĂ©penses totales consacrĂ©es Ă  l’attribution de contrats fĂ©dĂ©raux ont augmentĂ© de prĂšs de 65 % Â»

La croyance dans l’efficacitĂ© de la sous-traitance privĂ©e n’a jamais Ă©tĂ© corroborĂ©e par des preuves solides, rappelle Heinz. Reste que, dĂ©sormais, ces contractants ne veulent pas seulement rĂ©soudre pour plus cher les problĂšmes du secteur public, ils veulent aussi pouvoir dĂ©cider, pour le gouvernement, de la nature du problĂšme. « Les entrepreneurs ne veulent pas simplement obĂ©ir aux ordres du gouvernement, mais fonctionner comme un para-État capable d’influencer les ordres que le gouvernement leur donne. À l’instar du rĂȘve de Musk de construire des voitures autonomes, l’industrie rĂȘve d’un entrepreneur auto-contractant. Et Musk lui-mĂȘme teste ce concept. Â» Brett Heinz rappelle que les rafles de donnĂ©es du Doge ont d’abord ciblĂ© des agences fĂ©dĂ©rales oĂč Musk avait des conflits d’intĂ©rĂȘts. « En le qualifiant d’ailleurs d’« employĂ© spĂ©cial du gouvernement », la Maison Blanche lui impose des normes Ă©thiques moins strictes que la plupart des fonctionnaires qu’il licencie. Â» Et Musk n’est pas le seul sous-traitant du gouvernement Ă  y Ă©tendre son pouvoir. « On entend souvent dire que le gouvernement devrait ĂȘtre gĂ©rĂ© « davantage comme une entreprise ». Le cas du Doge nous montre pourtant le contraire. Si nous voulions rĂ©ellement un gouvernement plus efficace, il faudrait rĂ©duire le nombre de sous-traitants et embaucher davantage de fonctionnaires, souvent plus rentables et toujours plus responsables et transparents. Musk fait le contraire, offrant Ă  ses entreprises et alliĂ©s davantage d’opportunitĂ©s d’intervenir et de proposer des travaux surĂ©valuĂ©s et de qualitĂ© douteuse. Â»

L’effondrement des services publics

Le Washington Post raconte l’effondrement de la SĂ©curitĂ© sociale amĂ©ricaine. L’agence fĂ©dĂ©rale, qui verse 1 500 milliards de dollars par an en prestations sociales Ă  73 millions de retraitĂ©s, Ă  leurs survivants et aux AmĂ©ricains pauvres et handicapĂ©s a vu ses effectifs fondre. Son site web est souvent en panne depuis que le Doge a pris les commandes, empĂȘchant de nombreux bĂ©nĂ©ficiaires de mettre Ă  jour leurs demandes ou d’obtenir des informations sur des aides qui ne viennent plus. 12% des 57 000 employĂ©s ont Ă©tĂ© licenciĂ©s. Des milliers d’AmĂ©ricains s’inquiĂštent auprĂšs de leurs dĂ©putĂ©s ou de l’agence des versements Ă  venir. « La sĂ©curitĂ© sociale est la principale source de revenus d’environ 40 % des AmĂ©ricains ĂągĂ©s Â». En sous-effectif et en manque de budgets de fonctionnement depuis longtemps, la purge est en train de laminer ce qu’il restait du service. Mais, face aux retraitĂ©s inquiets, les employĂ©s ont peu de rĂ©ponses Ă  apporter, et ce alors que les escroqueries en ligne se multiplient, profitant de l’aubaine que l’inquiĂ©tude gĂ©nĂšre auprĂšs d’eux. Certains bureaux estiment que les gens pourraient ĂȘtre privĂ©s de prestations pendant des mois. 

Wired rapporte que le Doge a dĂ©cidĂ© de réécrire le code du systĂšme de la SĂ©curitĂ© sociale amĂ©ricaine, afin de se dĂ©barrasser du langage Cobol avec lequel il a Ă©tĂ© Ă©crit depuis l’origine et que peu de dĂ©veloppeurs maĂźtrisent. Réécrire ce code en toute sĂ©curitĂ© prendrait des annĂ©es : le Doge souhaite que cela se fasse en quelques mois. Qu’importe si cela bloque les versements d’allocation de millions d’AmĂ©ricains. 

En 2020, pour Logic Mag, Mar Hicks avait explorĂ© les enjeux du langage Cobol depuis lequel nombre d’applications des services publics sont construites (et pas seulement aux Etats-Unis, notamment parce que ces systĂšmes sont souvent anciens, hĂ©ritages de formes de calcul prĂ©cĂ©dant l’arrivĂ©e d’internet). Mar Hicks rappelait dĂ©jĂ  que ce vieux langage de programmation avait Ă©tĂ©, durant la pandĂ©mie, un bouc-Ă©missaire idĂ©al pour expliquer la dĂ©faillance de nombre de services publics Ă  rĂ©pondre Ă  l’accroissement des demandes d’aides des administrĂ©s. Pourtant depuis 6 dĂ©cennies, les programmes Ă©crits en Cobol se sont rĂ©vĂ©lĂ©s extrĂȘmement robustes, trĂšs transparents et trĂšs accessibles. C’est sa grande accessibilitĂ© et sa grande lisibilitĂ© qui a conduit les informaticiens Ă  le dĂ©nigrer d’ailleurs, lui prĂ©fĂ©rant des langages plus complexes, valorisant leurs expertises d’informaticiens. Le problĂšme c’est que ces systĂšmes nĂ©cessitent surtout une maintenance constante. Or, c’est celle-ci qui a fait souvent dĂ©faut, notamment du fait des logiques d’austĂ©ritĂ© qui ont rĂ©duit le personnel en charge de la maintenance des programmes. “C’est ce manque d’investissement dans le personnel, dĂ» Ă  l’austĂ©ritĂ©, plutĂŽt que la fiction rĂ©pandue selon laquelle les programmeurs aux compĂ©tences obsolĂštes partaient Ă  la retraite, qui a Ă©liminĂ© les programmeurs Cobol des annĂ©es avant cette rĂ©cente crise.“ Hicks souligne que nous ne manquons pas de programmeurs Cobol. En fait, explique-t-elle : “la technologie actuelle pourrait bĂ©nĂ©ficier davantage de la rĂ©silience et de l’accessibilitĂ© que Cobol a apportĂ©es Ă  l’informatique, en particulier pour les systĂšmes Ă  fort impact”. 

“Les systĂšmes anciens ont de la valeur, et construire constamment de nouveaux systĂšmes technologiques pour des profits Ă  court terme au dĂ©triment des infrastructures existantes n’est pas un progrĂšs. En rĂ©alitĂ©, c’est l’une des voies les plus rĂ©gressives qu’une sociĂ©tĂ© puisse emprunter Â». “Le bonheur et le malheur d’une bonne infrastructure, c’est que lorsqu’elle fonctionne, elle est invisible : ce qui signifie que trop souvent, nous n’y accordons pas beaucoup d’attention. Jusqu’à ce qu’elle s’effondre”.

Musk and Milei’s chainsaw bromance

Last week, Argentinian president Javier Milei was fending off flak and calls for his impeachment. He was accused of fraud for promoting a cryptocurrency that swiftly collapsed, reportedly causing $251 million in losses for 86% of investors. It is the first embarrassment in what has been an extended honeymoon period for Milei, a reformer who promises to remake government in his own libertarian image.  

But if things were getting uncomfortable for him in Buenos Aires, bounding onto the stage at the Conservative Political Action Conference in Maryland with a chainsaw, he seemed right at home. The chainsaw was a gift for Elon Musk, an unabashed admirer of Milei’s economic policies, his belief that government needs to essentially just get out of the way.  

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In Argentina, Milei frequently cites his international clout as evidence of the appeal of his libertarian ideology. He says that Trump brought Musk into his government to replicate the role of Federico Sturzenegger, Argentina’s Minister of Deregulation and State Transformation. Whether Musk is a committed libertarian in the Milei and Sturzenegger mold is unknown. And unlike them, Musk has no electoral remit to enact his reforms. Back in September 2024, though, when DOGE had not yet taken shape, Musk posted on X that the “example” Milei was “setting with Argentina will be a helpful model for the rest of the world.”

And With DOGE fully up and running, Musk described Sturzenegger’s “Chainsaw 2.0” or “deep chainsaw” plans as “awesome.” In this plan, the national government of Argentina would, for instance, not build public housing because it’s something the private sector can do. The “lesson for other countries,” Sturzenegger says, “is that we should revisit the limits of what can be done.”

Just over a year into his government, Milei cut public spending by 30%, shut down half of the country's ministries, eliminated hundreds of laws and decrees, slashed nearly 40,000 public sector jobs, and reduced public works budgets to a bare minimum—all without major civil unrest, in the face of an opposition that remains largely paralyzed.

The shock Americans feel as they try to comprehend exactly how much power DOGE has been given, is how Argentinians felt as they watched Milei’s government—largely composed of individuals with no political experience, some without even a formal appointment—dismantle the state. 

While Milei has dramatically reduced inflation to 2.2%—no small feat in a country where inflation had crossed 200%—his cuts, alongside soaring costs, have also pushed some into poverty and his once high approval ratings are falling. 

That’s why his trip to the U.S. was important. At CPAC it’s Milei’s conservatism – last month in Davos, he railed against the “promoters of the sinister agenda of wokeism” – that counts, not the facts of his governance. Milei takes pride in his high standing within the global right wing. He is a part of what Italian prime minister Giorgia Meloni, in her own CPAC speech, called a global conservative collaboration. “When Bill Clinton and Tony Blair created a global, leftist liberal network in the 90s,” she said, “they were called ‘statesmen.’ Today when Trump, Meloni, Milei and, maybe, Modi talk, they are called a ‘threat to democracy.’ This is the left’s double standard.” It is this global prominence, Milei hopes, that will continue to propel his agenda forward in Argentina and shield him from the fallout of the crypto scandal. 

As for Milei’s effect on the U.S. – both Trump and Musk appear to be looking at him as the canary in the coalmine of radical deregulation. Just how far can governments go down the path of libertarianism? How far can they go to redefine the role of government in society?  Both approaches reflect a foundational shift in governance philosophy - from institutional processes to disruption by outsiders who view existing systems as obstacles rather than safeguards.

Milei’s first year in government offers a preview of what's unfolding in America. Musk is now taking Milei's playbook further by adding technology - developing AI tools to automate the government downsizing that Milei executed manually with his 40,000 job cuts. Both men use their credentials as disruptors to justify radical changes while dismissing criticism as establishment resistance. And both have created a mutual amplification system - Milei points to Musk's support as validation while Musk points to Argentina as proof that his approach works, despite emerging evidence to the contrary in both cases. A U.S. district judge has, at least temporarily, stopped DOGE from accessing treasury data on the grounds that such data might be “improperly disclosed.” As questions mount about DOGE’s intentions, including from its own employees, Americans should watch Argentina’s libertarian experiment closely. It could serve not as a blueprint but as a warning about what happens when bureaucratic guardrails are dismantled with chainsaws, real or metaphorical.

A version of this story was published in this week’s Coda Currents newsletter. Sign up here.

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