160 000 jeunes Russes appelés sous les drapeaux: comment lire ce chiffre ?

La « conscription du printemps », campagne semestrielle d’appel de jeunes hommes sous les drapeaux de l’armée russe démarre en ce début d’avril, et c’est rare que je laisse passer un cycle sans faire un petit commentaire.
Le début de la campagne de conscription a fait hier l’objet de brèves dans beaucoup de médias, sans que la raison pour laquelle on en parle soit explicite… Le sous-entendu derrière est que l’armée russe se renforce, puisque le message essentiel est l’augmentation du nombre d’appelés visé: 160 000, un objectif record. Mais est-ce comme ça qu’il faut le lire?
En premier lieu, si augmentation il y a, elle est plutôt graduelle:
Campagne d’appel | Nombre d’appelés visé |
Printemps 2025 | 160 000 |
Automne 2024 | 133 000 |
Printemps 2024 | 150 000 |
Automne 2023 | 130 000 |
Printemps 2023 | 147 000 |
Plus qu’à la campagne précédente, il faut comparer les chiffres à la saison précédente: le printemps 2025 doit être comparé au printemps 2024 plutôt qu’à l’automne 2024. En effet, l’appel du printemps a traditionnellement des objectifs chiffrés supérieurs, car il touche notamment les étudiants qui viennent d’être diplômés (ou radiés) à la fin de l’année scolaire, et deviennent donc mobilisables, alors qu’ils bénéficiaient d’un sursis pendant le temps de leurs études. L’augmentation de la cible entre les printemps 2024 et 2025 est de 10 000 appelés; ce n’est pas rien, mais ce n’est pas énorme non plus. Rappelons que l’âge maximal de la conscription est, depuis le 1er janvier 2024, passé à 30 ans au lieu de 27 auparavant. L’augmentation graduelle du nombre de conscrits peut donc relever d’un rattrapage du surplus qui devrait être généré par l’ajout d’une cohorte supplémentaire? En tout cas, l’augmentation n’est pas illogique.
Au-delà de ces considérations un peu techniques, la question que les commentateurs se posent est peut-être: ces 160 000 sont-ils des combattants potentiels sur le front ukrainien?
La réponse est oui. Pas tant parce que les conscrits seront envoyés sur le front (même si dans les faits, un certain nombre le sont, et des cas de conscrits morts au combat émergent régulièrement), que parce que les conscrits sont un formidable vivier de recrutement sous contrat pour l’armée russe. Depuis le début de la guerre, et avec une intensité croissante, on constate une pression sur ces jeunes garçons pour signer un contrat – j’en parlais en octobre dernier dans cet article. La législation permet désormais à l’armée de les recruter dès le début de leur service (là où il fallait 4 mois de formation avant), et ce public est particulièrement vulnérable. Nous n’avons cependant aucune donnée chiffrée qui nous permette de dire quelle proportion de conscrits se retrouve en définitive enrôlée sous contrat.
L’Etat russe peut-il aller au-delà, et augmenter considérablement ses capacités de recrutement? La réponse ici est tout autant politique que logistique. Les nouveaux conscrits, comme les nouvelles recrues sous contrat, doivent être logés, équipés, entraînés. Le recrutement lui-même mobilise de la ressource humaine et administrative. Le passage à un système de convocations électroniques – dont on ne sait trop s’il est vraiment opérationnel et s’il va être massivement utilisé – devrait dégager un peu de personnel recruteur. Mais il faudra probablement toujours aller chercher les récalcitrants et organiser une battue aux appelés à la fin de la période de conscription, pour être sûrs de remplir les quotas fixés. Or, les autorités militaires sont aussi activement engagées dans l’organisation du recrutement de soldats sous contrat, avec une pression forte de la hiérarchie. Je ne suis pas certaine que l’administration militaire ait tout simplement les capacités matérielles et humaines à recruter beaucoup plus, en un temps plutôt court.
Quoi surveiller dans cette campagne de recrutement? Probablement cette base de données électronique des citoyens au regard de leur obligation militaire. Le nouveau système offre en théorie à l’armée des données actualisées sur les conscrits potentiels, et des outils de sanction en cas de non réponse à la convocation militaire. Donnera-t-elle à l’Etat russe des moyens de coercition vraiment plus efficaces – et réutilisables dans le cas d’une nouvelle vague de mobilisation militaire? Jusqu’à maintenant, la preuve n’en a pas été apportée, mais peut-être que cette campagne de conscription changera la donne. En tout cas, elle donnera forcément des informations utiles sur les capacités organisationnelles de l’armée russe… mais elle fournira aussi beaucoup d’éléments sur la volonté des citoyens russes à servir ou à échapper au service militaire.